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Photo du rédacteurEli

Les deux côtés d'un même miroir

Where the light goes…

C’est un soleil quelque peu somnolent de début de soirée qui accueille ma sortie de la friperie Lysa, où je prends plusieurs grandes bouffées d’air frais. Tous les magasins sont une épreuve pour mon odorat sensible, et celui-ci n’est pas une exception : les odeurs, qui varient entre celles des meubles antiques jusqu’aux vêtements fraîchement lavés, m’ont oppressé dès que j’ai posé un pied dans l’entrée. Je dois bien admettre que, si mes deux compagnes pour la journée ne m’avaient pas informé du contenu de la friperie, j’aurais fait demi-tour sans un regard en arrière. Heureusement, je n’ai pas à regretter mon choix car le drap que je convoitais depuis quelques jours est en sécurité dans mes bras, dorénavant mien.

Le nombre de friperies que nous avons dû visiter avant d’en trouver une à des prix raisonnables est indécent. Cela va de soi lorsqu’on voit que tout ce qui existe dans notre monde est victime de la gentrification, mais c’est assez ironique lorsque cela impacte les systèmes créés pour être accessibles à tous, même les plus démunis.

Enfin cela n’est pas le moment de se lancer dans un cours de sciences économiques et sociales. Les rayons du soleil éclairent mon chemin et viennent s’enrouler autour de moi pour m’entourer d’une agréable bulle de chaleur, des corbeaux volent au-dessus de ma tête, marchent à côté de la foule, partagent leurs doux croassements avec le monde. Je veux profiter pleinement de cette belle journée avant de devoir repartir.

« ... Manger. Tu en penses quoi Eli ? »

Une voix me ramène à la réalité et je me tourne vers une de mes camarades avec un sourire sur les lèvres, laissant un petit « désolé » m’échapper. J’ai l’habitude de me balader avec ma seule personne comme compagnie, j’en oublie de ne pas me perdre dans mes pensées.

« Peux-tu répéter la question ? »

« On se demande où se poser pour manger. As-tu une idée ? Je n’ai pas de préférence sur la localisation vu que mon appartement est juste à côté », ajoute-t-elle, accompagnée d’un vague geste de la main en direction d’une allée.

C’est donc là où je vais devoir me rendre dans quelques jours pour faire mon costume d’Halloween, c’est bon à savoir. Je jette un coup d'œil aux bâtiments nous entourant pour essayer de me souvenir d’où nous sommes, conscient que cela ne restera pas plus que quelques instants dans ma mémoire.

« Tant que ce n’est pas trop lourd, tout me va », je réponds.

Après plusieurs minutes à hésiter, nous finissons par opter pour un fast-food quelconque. Ce n’est pas faute de bien manger au quotidien, marcher tout l’après-midi est juste fatiguant et l’envie de rentrer pour se reposer se fait fortement ressentir. Le repas se déroule en silence, puis nous nous souhaitons un bon week-end avant de nous quitter.

Alors que je marche dans les rues à la recherche de mon arrêt de bus, un problème apparaît très vite : soit la ville est mal agencée, soit j’ai réussi à me perdre en moins de deux minutes. Je ne peux même pas prétendre que c’est inhabituel pour moi, mon sens de l’orientation n’a jamais fonctionné.

Après plusieurs minutes supplémentaires, j’ose enfin m’approcher d’une fille de mon âge pour lui demander des indications et, une discussion très informative plus tard, je monte enfin dans le bus en direction de ma résidence et passe le trajet le corps à moitié avachi contre l'accoudoir de mon siège.

Une fois à destination, je salue les résidents que je croise, ouvre la porte de mon appartement, pose mon sac dans l’entrée et m’effondre sans attendre dans mon lit. Je mérite bien du repos après avoir passé autant de temps à sociabiliser.


La lune est déjà levée lorsque je me réveille. Les paupières à moitié closes, je tâtonne les poches de mon pantalon jusqu’à en sortir mon téléphone pour l’allumer, ce qui m’aveugle immédiatement. Avec un grognement de douleur, je baisse la luminosité et tente à nouveau de regarder l’heure. 21 heures. Oh. Je peux me lever, manger et avancer sur mes cours et peut-être un jeu vidéo ou deux tout en écoutant ma playlist. Ou je peux essayer de me rendormir, bien que l’horaire durant lequel mes pensées sont les plus actives soit dangereusement proche.

Une demi-heure plus tard, je m’extrais de mon cocon de tissu rembourré. Quel intérêt d’essayer de vaincre mon cerveau quand il est le seul aux commandes ?

Des notifications éclairent l’écran de mon téléphone et, d’un naturel curieux, je les ouvre d’une main, sortant une casserole de l’autre. Le groupe qu’on a créé dans la résidence pour les soirées jeux en propose justement une ce soir. Pour 21h30.

Qui a besoin de manger quand on peut s’amuser ?

Sans une once d’hésitation dans mes mouvements, je range les préparatifs pour mon repas avorté, enfile les chaussures les plus proches de la porte, attrape mes clés et pars en direction de l’ascenseur, tout en écrivant un message pour prévenir de mon arrivée.

La salle commune est plongée dans l’obscurité lorsque j’arrive. Un éclair d’excitation me traverse lorsque je reconnais la forme très distincte des cartes posées sur la table centrale, et m’empresse de prendre place sur l’une des chaises installées en cercle autour de cette dernière. Une enceinte bluetooth est placée dans la cuisine à quelques mètres de nous et il me suffit de quelques instants pour ouvrir Spotify et lancer la musique de l’Exorciste comme ambiance lugubre, à la demande de la narratrice. Les cartes sont distribuées et nous prenons connaissance de nos rôles, les rayons de la lune nous apportant le minimum de lumière nécessaire pour jouer dans des conditions adéquates. Il semblerait que la lune m’offre ses faveurs pour cette partie.

Enfin, il est l’heure de jouer.

« Vous vous trouvez dans le paisible village de Thiercelieux où une terrible malédiction s’abattit, transformant plusieurs habitants en viles créatures mangeuses d’hommes. »

La voix de la narratrice résonne dans la salle, suffisamment forte pour qu’on l’entende par-dessus la musique, et je me laisse bercer par l’ambiance et les phrases que j’ai déjà entendues maintes fois auparavant. J’ai hâte, si hâte de jouer mon rôle, j’ai du mal à me retenir de vibrer sur place tant mon enthousiasme est grand.

« Cupidon a fait son choix. Je vais maintenant toucher les deux amoureux, qui vont ouvrir les yeux et se reconnaître. »

Je sens une main effleurer mon épaule et me retiens de réagir brusquement pour éviter tout mouvement suspect, me contentant de chercher mon partenaire du regard et de faire un petit signe de la main pour mieux me distinguer dans la semi-pénombre. D’expérience, la victoire du couple est une des fins les plus difficiles à obtenir et la plus satisfaisante à mes yeux. Cependant, la présence d’un loup-garou parmi les amoureux la rend plus accessible, ce qui est parfait dans le cas présent. Il est temps pour moi de me prêter au jeu.

Une fois tous les rôles appelés, la narratrice active la plus douce lumière de la cuisine pour simuler le lever du soleil, et ainsi nous permettre de mieux nous voir.

« Le village se réveille. La nuit a été sanglante, une personne est morte. Et c’était… La voyante ! »

« On vient de perdre le rôle le plus important, wouh ! » je m’exclame sous un ton sarcastique pour dissimuler ma joie à cette nouvelle.

L’élection du maire s’ensuit et je n’hésite pas à utiliser mon visage, qu’on a souvent décrit comme innocent de par mes joues qui ont un peu gardé de leur rondeur enfantine et un grand sourire un peu timide qui ne quitte presque jamais mes lèvres, et mets à profit mon expérience dans le jeu de rôles grâce à mes précédentes études théâtrales.

Je gagne le débat. La partie est d’ores et déjà presque finie.

Je joue mon rôle jusqu’à la fin ; un prédateur affamé de chair humaine prêt à trahir tout le monde pour gagner avec son amoureux, élu par ses compères et un groupe d’innocents. Un à un, les joueurs tombent, la nuit sous des crocs voraces, la journée une corde nouée autour du cou. Mon compagnon canidé et moi sacrifions le loup blanc sans exprimer le moindre remords, dorénavant libérés de la menace d’être nous-même dévorés dans la nuit.

La dernière journée est exaltante, un jeu de poker où je dois bien jouer mes cartes et dissimuler toute émotion qui trahirait mes réelles intentions. Heureusement, j’ai anticipé cette possibilité en gardant un pion à sacrifier, et manipule soigneusement mes mots pour mettre mon dernier compagnon nocturne dans le champ de mire du dernier innocent à convaincre.

Il ne reste plus qu’une personne à éliminer.

« Le couple a gagné ! »

Le rire que je me tuais à réprimer depuis le début du tour se libère enfin, et je viens taper dans la main de mon partenaire de crime. La joie explose en moi comme un feu d’artifice coloré, et me vide en même temps de l’énergie que j’avais réussi à regrouper pour gagner cette partie.

Je reste tout de même pour jouer quelques parties supplémentaires et repars avec le groupe une fois l’heure jugée trop tardive pour continuer. Cela me convient parfaitement, mon estomac vide et ma barre d’énergie sociale à plat me donnent envie de retourner me coucher.


… Darkness follows.

Je réajuste d'une main l'écharpe autour de ma nuque, bloquant de l'autre les rayons du soleil qui s'entêtent à vouloir m'aveugler. L'air s'est refroidi à une vitesse ahurissante depuis la dernière fois que je suis venu ici ; octobre semble être le mois le plus sensible aux changements apportés par l'automne. Tandis que le ciel brille de mille feux, noyant les bâtiments autour de moi de sa chaleureuse lumière, l'air s'alourdit et ralentit le moindre de mes mouvements, me forçant à accélérer pour garder la cadence.

Le panneau que je cherchais entre soudain dans mon champ de vision telle la lumière d'un phare qui signale sa présence aux capitaines de navires dans la pénombre de la nuit. Ou, dans mon cas, qui m’indique que je suis enfin à l'intersection menant sur la rue où se trouve la friperie Lysa, encadrée par deux bâtiments dont l’imposante taille ne diminue en rien son attrait.

Rassuré d’avoir retrouvé mon chemin, je laisse le stress accumulé sur mes épaules se dissiper et mon nouveau contentement s’installer sur les traits de mon visage. Malgré mon GPS mobile quelque peu confus concernant ses choix de chemin, je n’aurais sans doute pas pu retrouver ce lieu sans l’utiliser. Plus je regarde autour de moi, plus je remarque que l’architecture des bâtiments et des rues est différente de celle de mes souvenirs. Il y a aussi beaucoup moins de monde comparé à la dernière fois, une chute d’activité probablement liée à la semaine de vacances universitaires sans laquelle je n’aurais pu m’y rendre en début d’après-midi un jeudi. L’espace est rendu infiniment plus grand. Vide. J’ai beau ne pas être à l’aise dans les foules, voir ces longues rues désertes de presque tout signe de vie est perturbant, à l’image d’un espace liminal.

Un frisson me secoue à cette pensée. Je prends un instant pour maudire mon imaginaire sensoriel qui m’affecte contre ma volonté, et essaye d’ignorer la sensation d’être en danger et observé de tout côté. L’ombre des bâtiments qui surplombent mon être de taille modeste semble soudainement plus sinistre, cachant des horreurs parmi ses ténèbres. Le flou dans les coins de mon regard, réalistiquement généré par ma piètre vision périphérique, se mélange à l’ambiance inquiétante, d’étranges yeux s’y dissimulant lorsque j’essaye de les apercevoir.

Je décide de ne pas tenter le diable pour cette fois, et tourne les talons en direction de l’arrêt de bus le plus proche. Je reviendrai à une heure plus animée et lorsque je ne souffrirai pas d’un manque notable de sommeil.


Les yeux me suivent. Plus j’essaye d’ignorer cette sensation, plus je les sens autour de moi, sur les barres du bus, le long du trottoir, recouvrant le carrelage sous mes pieds.

Le dégoût me submerge et je m’effondre à genoux au sol, une main appuyée contre ma bouche, luttant contre l’acide qui lacère ma gorge. J’essaye de prendre de grandes bouffées d’air, en vain. Une pression monstrueuse m’oppresse. Je lutte jusqu’à agripper le bord de la porte, mes doigts s’enfoncent dans une surface visqueuse que je me force à ne pas nommer, et me tire vers le haut jusqu’à être debout sur mes jambes tremblantes. Je laisse le sac tomber de mon épaule sur le seuil de mon appartement. Mon regard se perd vers l’intérieur. Tout ici semble si sombre, si hostile à ma présence.

Je trébuche en arrière et m’effondre à moitié contre le mur en face de ma porte. Je ne peux pas rester ici. Peut-être qu’être en présence d’autrui pourrait m’aider ? J’ai besoin que ce mal cesse.

Je me force à approcher de nouveau ce qui était mon nid pour fermer la porte, et laisse les clés s’agiter dans ma main à chaque pas vers l’ascenseur. Mes muscles semblent avoir perdu toute leur force, le simple fait de marcher est une torture.


Cela prend un temps interminable, mais l’espoir renaît en moi lorsque j’entre dans la salle commune. Je vois les rayons du soleil éclairer l’intérieur de la pièce ainsi que la végétation à l’extérieur, chassant les ténèbres qui se réfugient dans l’ombre des meubles. Je prends soin de forcer mon pas à s’accélérer pour ne pas alerter les quelques personnes déjà présentes, et prends place sur une chaise isolée des autres pour m’avachir sur la table lui faisant face. Les paupières à moitié closes, j’observe la vue, simple, mais qui me paraît d’une pureté inespérée.

Le feuillage des arbres aux alentours a déjà commencé à changer de teinte, s’habillant d’orange et de rouge telle une célébrité à un gala. L’herbe a repris ses droits sur les espaces où la terre a été labourée il y a un mois de cela, couvrant un terrain triste d’une belle couche d’un vert vibrant, accompagnée de l’occasionnelle fleur qui s'épanouit sous un ciel clair et clément.

Je peux aussi voir les autres résidents, enfermés, non, se reposant dans le même espace clos que moi. Un groupe essaye de travailler mais cela part vite en discussion moins scolaire, et elles ont l’air heureuses, se souriant et riant doucement pour ne pas déranger le silence relatif instauré en ce lieu. Une personne solitaire est sur son ordinateur, un casque sur les oreilles, visiblement plongée dans le visionnement d’une vidéo, ou bien dans la lecture d’une histoire avec une musique d’ambiance berçant ses pensées.


Je ne sais pas combien de temps je reste ici, immobile. Suffisamment pour que la lune remplace l’étoile naine jaune et que l’obscurité reprenne son droit sur la salle dorénavant déserte.

Tout ce que je peux sentir sont les yeux qui se multiplient, qui s’ouvrent le long de mes jambes, de mon dos, de mes bras.

Puis une douleur inouïe, d’une nature étrangère, naît sous mes omoplates, et ma bouche s’ouvre dans un cri silencieux avant que je m’effondre. L’inconscience m’attire dans ses bras, m’arrache à cette douleur, et je m’éteins dans la douceur de son embrassade.

Un être qui n’est plus humain, hôte d’une entité qui voit tout. Juge absolu.

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