Mon enquête était au point mort. Le type en était à sa cinquième victime. Nous n’avions aucune piste à ce sujet, depuis déjà plusieurs mois le tueur nous narguait. Des corps sans tête vidés totalement de leur sang retrouvés dans des containers poubelles. C’était à n’y rien comprendre. Comme si un vampire sévissait de nouveau dans la ville.
Pour couronner le tout ce matin ma femme m’avait quitté. J’avais trouvé sa lettre ce matin sur la table, ma journée fut atroce car comme si ça ne suffisait pas nous avions trouvé une nouvelle victime ; aussi me voilà maintenant à broyer doublement du noir. Le vague et du bleu à l’âme.
Assis dans un bar, je regardais mon verre, il m’attirait par le fond. Dans le blanc de l’œil. J’y voyais ton nom. Les néons rose du bar clignotaient lentement dans la nuit, une nuit glauque comme on en voit qu’une fois dans sa vie. Chienne de vie, pourquoi donc m'as-tu quitté ? Angela, Angela ! Pourquoi moi ? J’avais beau crier ton nom, me désespérer sur mon sort ; tu ne reviendrais pas… Silencieusement la mort s’approchait de moi. Je sentis son souffle froid posé sur moi.
Une entraîneuse vint alors s’asseoir près de moi. Le bar était quasiment vide, nous n’étions que trois clients, tous au bout du rouleau. La nuit éteindrait sa lumière bientôt…
Elle avait un joli décolleté, mes yeux vitreux le fixaient. De bas en haut. De l’hypnose déloyale voilà comment ça s’appelait. Elle me susurra son nom dans le creux de l’oreille tandis que je nous commandais deux verres : deux Bloody Mary.
Mary qu’elle s’appelait elle aussi. Coïncidence ou pas, ce prénom-là me fit froid dans le dos. Je frissonnais. Et si cette Mary n’était pas la fille la plus jolie que j’ai jamais vue de ma triste vie ? Sexy, elle l’était. À n’en pas douter. J’en mettais à la fois ma main à couper et au feu. Tellement tout brûlait en moi. Dans sa robe rouge moulante à souhait. Je tournais de l’œil et en tout cas je n’y voyais pas d’inconvénient, ni non plus d’un mauvais œil. Bien au contraire !
Mauvais œil que j’avais sûrement. Posé sur moi comme une malédiction, comme lorsqu’un homme sent qu’il a définitivement touché le fond. Néanmoins c’était une belle nuit pour mourir, et Mary apporterait à n’en pas douter un peu de distraction et de réconfort pour me faire oublier l’ange qui m’avait fait faux bond.
Nos regards se croisèrent, elle m’adressa alors la parole. Ses mots crus me plurent, d’autant plus que sa voix était suave et sa langue délicieusement râpeuse. J’étais du reste pendu à sa langue. Comme un enfant timide s’accroche aux jupons de sa mère.
L’horloge indiqua bientôt minuit et j’en fus quitte pour payer une autre tournée. Deux Bloody Mary pour ne pas changer. Me voilà alors refait. Le champagne était hors de prix ici et je ne l’ignorais pas.
Les bars à bouchons étaient célèbres pour nous apporter un peu de compagnie féminine et nous délester la bourse. Finalement au bout du compte il fallait choisir : la bourse ou la vie. Moi comme un couillon j’avais choisi les deux. Le beurre et l’argent du beurre ainsi que le cul bien balancé de la crémière.
Les banalités une fois échangées, j’eus l’infime honneur de plonger ma langue dans le fond de sa gorge pour y mêler nos salives à la manière sensuelle de deux gastéropodes. La sensation du reste me plaisait. Bien qu’elle me déconnecta un peu plus de ma réalité. Tandis que quelque part dans mon cerveau deux fils dénudés se touchaient.
Depuis combien de temps étais-je donc assis dans ce bar minable à m’apitoyer sur mon sort ? Que diable, il fallait prendre le taureau par les cornes ! Aller de l’avant ! Ce n’était pas une énième déception amoureuse qui allait m’ébranler ainsi. Cocu pour cocu, un cul était un cul, et le sien n’était pas pour me déplaire bien au contraire. Je n’étais pas fait du même bois que les autres, et la jolie Mary pour bien me le faire comprendre me colla une de ses jambes tout contre moi.
Ce qui fit monter d’autant plus la température. Mon Dieu que je sois damné ! Elle avait une sacrée paire de jambes ! Interminables et délicieusement charnelles. Sous ses bas en résille noirs, une peau laiteuse et bien en chair affleurait. J’aurais voulu être une petite souris et me glisser discrètement un peu plus haut, pour voir si sa petite culotte était en adéquation avec le reste.
Elle était bien plus qu’une promesse. Je m’en rendis compte assez vite. Quelques minutes plus tard, nous étions chez elle, ou bien était-ce à l’hôtel ; moi au-dessus d’elle ou bien moi en-dessous.
Du reste mon esprit était troublé, tout sens dessus dessous. Les murs tremblaient. Ma respiration haletait. Mon corps devenait moite comme mes idées. Je fermai mes yeux de plaisir, me mordant les lèvres pour étouffer un cri animal. Pour ne pas trahir à quel point je prenais mon pied. Ça aurait été lui donner trop de satisfaction. Je n’ignorais pas du reste qu’elle en avait vu défiler des comme moi, plusieurs fois dans sa vie, et que très vite aussi, elle avait fini par s’en lasser.
Nous faisions partie des murs en quelque sorte, une sorte de bonus, ou comme un simple élément du décor. Elle prenait d’ailleurs un malin plaisir à me le faire remarquer. En me griffant jusqu’au sang et en enfonçant profondément ses ongles de tigresse dans mon dos.
J’eus beau protester, ça décuplait pourtant ma jouissance, et la sienne aussi visiblement. Elle étouffa mon cri en collant sa bouche contre la mienne et en faisant pénétrer ma langue dans ma cavité buccale désarmée. Elle embrassait délicieusement bien. Tout était en harmonie chez elle, il est vrai. Le papier peint fleuri, sa robe rouge sur le dossier de la chaise, ses talons hauts renversés sur la moquette rose du sol, et ses moulures blanches au plafond. À n’en pas douter j’étais au Paradis sinon au septième ciel, dans son antichambre même !
Mais cette harmonie relative tourna bientôt au cauchemar. J’avais laissé mon insigne et mon calibre au bar. Ou plutôt les avais-je oubliés ainsi que ma veste sur le rebord de ma chaise. Ou bien était-ce elle qui l’avait fait exprès. Qui sait. Je n’appréhendais pas ce qui allait arriver par la suite, les effets du champagne sur mon cerveau m’avaient en réalité fait perdre pied. Ainsi que les pédales. Pour de bon.
Elle me retourna alors avec force empressement et s’assit sur moi à califourchon. En temps normal je ne détestais pas qu’une femme entreprenante prenne les devants. Surtout quand elle était aussi bien foutue. Sauf que là j’allais le regretter amèrement.
Elle commença alors la Mary à me dire des mots crus sans queue ni tête et se positionna sur moi en tête à queue. Nous allions elle et moi à contresens dans un cul-de-sac apparemment. Plaisir à sens unique et sens interdit pris, je ne pouvais lui passer les menottes car elles étaient elles aussi restées au bar avec tout mon attirail.
Je lui fis pourtant la morale. Elle qui visiblement n’en avait pas. Elle me fit prendre mon pied, dans sa bouche et me colla le sien dans la mienne. De nouveau je ne pouvais proférer aucun mot. Car mes parents m’avaient appris à ne pas parler la bouche pleine. Paix à leurs âmes…
Pas loin de grimper au rideau, elle m’arracha alors un cri de douleur en faisant soudain volte-face au-dessus de moi. Elle avait les choses bien en main et je ne boudais pas mon plaisir. Les femmes qui dans ma vie avaient été aussi expertes au lit ne couraient pas les rues. Ou alors si elles le faisaient, quelqu’un avait fini par leur mettre le grappin dessus…
Elle me colla un doigt mouillé dans la bouche et me prit mon index pour le lécher suavement. En me regardant avec ses yeux suppliants. Il fallait que cela cesse, je sentais l’excitation monter en moi, mais possédé par elle et totalement dominé je ne pouvais desserrer son étreinte ainsi que l’emprise qu’elle avait sur moi. Bien au contraire, les yeux fermés je me laissais faire. En laissant mon corps tremblant entièrement à sa merci.
Je sentis sa bouche se coller contre moi et remonter tout doucement en suivant le chemin des dames jusqu’à mon visage et mes yeux bandés, de bas en haut. Entre-temps elle m’avait, avec quelques cordes et foulards, trouvés au fond d’un placard, entravé au lit.
Son souffle chaud me susurrait lentement des mots qu’on ne dit pas innocemment dans ces cas-là. J’étais tout à elle, et elle s’en donnait à cœur joie ! En me faisant bien comprendre, qu’elle au contraire, ne l’était pas ; innocente…
Je me sentis alors vaciller, partir complètement ; comme si mon âme se détachait de mon corps. Puisqu’en moi tout brûlait, d’amour et de douleur. Vive, tenace. Tout en moi hurlait ! Un liquide chaud et épais se mit à s’écouler de ma bouche, à flots continus. Et rien ne semblait pouvoir stopper l’hémorragie.
J’étais cuit. Au cœur de ce brasier, mon corps et mon être tout entier s’embrasaient. Je ne pouvais crier. La furie m’avait arraché sans ménagement la langue et la tenait prisonnière entre ses dents. J’avais les yeux pourtant bandés, mais par un étrange détachement corporel, je voyais clairement la scène se passer par au-dessus. Comme si mon corps était entré en lévitation…
Elle riait et souriait. Moi je ne pouvais crier car on m’avait arraché la langue. Mes cordes vocales vibraient en moi profondément mais aucun son ne sortait, juste quelques notes de déglutitions.
Je me mis alors à rire comme un fou mais silencieusement. Car au fond je savais que mon enquête prenait fin ici. J’avais trouvé mon meurtrier qui s’avérait finalement être une meurtrière. Mes yeux pleuraient de regrets. Mais seulement des larmes de sang s’en écoulaient. C’était à en mourir de rire il est vrai, mais d’un rire jaune, bien amer et bien gras.
Bientôt les draps blancs tout autour de moi se teignirent de rouge. Mon champ de vision se rétrécissait tandis que ma focalisation externe, pour ne pas dire la caméra, s’en allait un peu plus haut vers le plafond.
La dernière chose que je vis de moi c’était de me voir rire, sauf que ce n’était plus vraiment un rire mais une sorte de déglutition pitoyable et confuse au bord de l’agonie. Bientôt mon corps arrêta ses soubresauts et les spasmes qui l’agitaient s’espacèrent.
La nuit avait vécu et Bloody Mary recracha avec dégoût ce morceau de moi dans un verre de glace pilée. Sorti tout droit du frigo. Avec une paille et une olive verte, la vodka incolore commença cependant à se teindre de rouge. À travers la lumière tamisée, le cocktail fut du plus bel effet. Elle se dirigea alors vers la fenêtre et l’entrouvrit. Pour apprécier un peu plus la chaleur de la nuit.
Moi derrière elle, les bras en croix attachés au lit, je gisais avec autour de la tête une couronne invisible d’épines rouges. Tandis que mon âme apeurée jusqu’à la Lune et au ciel recouvert d’étoiles s’effilochait…
FIN
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