I
Chaque année à la mi-août, le club organise un stage de présaison dans un complexe sportif près de la côte. Les quatre équipes séniors y sont conviées, filles et garçons. Toute la semaine on dort sur place, on prend les repas ensemble et on organise des soirées détente qu’on maudit le lendemain durant le footing matinal. À huit heures tapantes on démarre, lancés sur des pistes ensablées à travers la forêt de pins. On pousse jusqu’à la plage où les coaches nous épuisent de montées de dune, puis retour à la salle pour la session de renforcement musculaire. On pompe, on tippe, on gaine, on décrasse la machine avant la reprise des hostilités. La matinée s’achève par des séances de tirs, et tout l’après-midi on se consacre au jeu. C’est le seul moment de la saison où l’on peut se confronter aux mecs. Je trouve ça dommage. J’ai toujours aimé leur rentrer dedans, leur faire savoir que je ne suis pas en sucre. Ceux qui font les feignants, qui défendent à un mètre ou lèvent à peine les bras sous prétexte que je suis une femme, je les sanctionne. Je ne suis ni grande ni épaisse, mais j’ai de la dynamite dans les jambes et depuis toute petite je suis une vraie gâchette. Quand ils en ont pris deux-trois sur la tête, que leur coach et leurs équipiers leur ont demandé de se bouger, alors ils te prennent au sérieux et on peut enfin se mettre à jouer. Le plus plaisant c’est de les effacer d’un dribble dans le dos ou d’un bon cross dans le timing. Si en prime ils trébuchent c’est double peine. Ça déclenche un tollé et le pauvre gars ne sait plus où se mettre. C’est le moyen le plus sûr de gagner leur respect. Les filles ne se permettent pas souvent ce genre de moves. Je n’ai jamais compris pourquoi. Les garçons au contraire ont tendance à en abuser. J’aime les prendre à leur propre jeu. Gamine je passais des heures devant le miroir, à répéter des dribbles flashy façon Kyrie ou Iverson. Je ne compte plus le nombre de chevilles adverses que j’ai laissées sur le parquet.
Cette année l’équipe masculine a fait un solide recrutement. Il y a surtout ce type, Benoît, un ailier d’un quatre-vingt-quinze qui a fait du banc en pro-B. Mes parents ont assisté aux séances d’essai et tout l’été ils m’ont rebattu les oreilles à son sujet. Il les a complètement bluffés, aussi j’étais curieuse de voir ce qu’il donnerait durant le stage. C’est vrai qu’il est impressionnant : vif et athlétique, adroit, une lecture du jeu impeccable et une conduite de balle très sûre. Il est aussi confortable à la mène qu’au poste-bas. En défense aussi il assure. J’ai tenté plusieurs fois de le crosser mais pas moyen de passer au travers. J’ai quand même apprécié qu’il ne me prenne pas pour un susucre.
Le stage touche à sa fin. Tout le monde s’est fait beau pour la soirée de clôture. L’odeur de viande grillée couvre celle de la résine de pin. Une playlist mainstream déroule en arrière-fond et les bouteilles descendent à un rythme festif. L’ambiance est détendue. La musique et les éclats de voix rompent le silence de la forêt. Certains se dandinent déjà, plus ou moins grisés par l’alcool.
La prépa’ s’est bien déroulée. Je nous sens d’attaque pour le championnat. Après toute une semaine à transpirer et bosser les systèmes d’équipe, galvanisés par les speechs de motivation des coaches, j’ai la sensation que nous faisons corps. J’aime ce sentiment d’appartenance, être au service d’un collectif qui progresse dans une direction commune. Il n’y a qu’au basket que j’ai trouvé ça. Depuis toujours c’est ma soupape. Le club c’est ma maison, une extension du foyer parental. Ce qui me plaît aussi, en dehors de l’esprit d’équipe et du dépassement de soi, c’est que l’aire de jeu soit nettement délimitée, que l’objectif soit clair et les règles à l’avenant. Pendant quarante minutes il n’y a plus de questions à se poser. Il suffit de marquer plus de paniers que ceux d’en face. Et marquer des paniers ça je sais faire, alors sur le terrain je me sens à ma place. En dehors on me prend pour une jolie poupée. Sur le parquet je brille. J’existe à la manière dont j’ai choisi de m’inventer.
Les filles jacassent. Elles disent que de toute la semaine Benoît ne m’a pas lâché du regard. Là c’est plus des appels de phares, c’est un projo du stade de France. Il n’y a que moi pour ne pas m’en être aperçue. Ce n’est pas le cas. J’avais relevé. Mais beaucoup d’hommes aiment me regarder et j’ai appris à ne pas les encourager. Ça permet de limiter les emmerdes. C’est qu’à certains il en faut peu, pour s’arroger un consentement et nous inscrire dans leurs fantasmes. De toute façon sur le terrain je ne caresse que la balle orange.
Il vient quand même tenter sa chance. C’est vrai qu’il n’est pas mal en chemisette. Un beau sourire, le regard fier. Un peu trop. Il n’est pas sans charisme mais il a tendance à s’écouter parler. Il me complimente sur mon jeu pour mieux rebondir sur le sien. Je le trouve marrant malgré tout, sympa. Les filles se sont retirées pour nous laisser seuls. Je les surprends à fureter et à ricaner un peu plus loin. Ça me fait sourire. Benoît me tanne et finalement j’accepte de danser avec lui. Ce n’est pas désagréable. Il s’avère qu’il n’est pas mauvais danseur. Quand il devient trop entreprenant je m’éclipse, retrouve les filles qui cancanent et me chambrent. Mais merde Claire qu’est-ce que t’as à perdre ? Si t’y vas pas moi je tente ma chance. Après toi ma chérie. Moi j’ai la tête ailleurs. De l’air. Benoît continue de bloquer sur moi mais je ne veux plus m’occuper de lui. La nuit est douce je bois je danse. Ce soir je ne veux penser à rien.
Benoît s’est très vite intégré. Il faut dire qu’il a cartonné d’entrée et que les victoires n’ont pas tardé à suivre. Cela a de quoi ravir mes parents, qui en plus d’être des bénévoles actifs sont sans doute les plus fervents supporters du club. Ils n’arrêtent pas de l’encenser. Ça en devient pénible, les repas du dimanche à énumérer ses mérites. Mais je suis obligée d’admettre qu’il en impose. Comme on est très soudé avec la première des garçons, dès que le calendrier le permet on vient se supporter mutuellement. J’ai souvent l’occasion d’assister aux matchs de Benoît, et lui aux miens. Je le surprends à me suivre du regard, assis sur le bord du terrain avec des gars de son équipe. Quand après les rencontres on poursuit la soirée au foyer de l’asso’, ou dans un pub du centre-ville qu’on considère comme notre fief, Benoît multiplie les approches. Il blague, fait le coq, me flatte à propos de ma prestation ou de ma tenue du soir. Il insiste toujours pour remplir mon verre, me paie des shoots au pub et me bassine pour que je danse avec lui, ce que je lui accorde de temps à autre. S’il a trop bu il se met à me faire des câlins, et moi microscopique je disparais entre ses bras tentaculaires. Si je suis de bonne humeur je le laisse faire, mais si je lui signifie qu’il m’étouffe Benoît s’écarte au premier commandement. Il trouve un bon mot pour garder la face, puis se contente de m’épier de loin en loin pour le restant de la soirée. Quand je le prends en flagrant délit il ne se démonte pas. Il soutient mon regard et m’affiche un grand sourire satisfait.
Il ne m’intéresse pas. C’est vrai qu’il est beau-gosse, drôle et moins bête qu’il en a l’air, mais je le trouve trop égocentré, arrogant comme un type à qui tout réussit. Il plaît et il le sait, ce pourquoi je ne le laisserai pas me plaire. Les filles ne comprennent pas. Elles disent que je fais ma princesse. C’est juste que j’ai d’autres choses à penser. Je viens de doubler ma troisième année de véto. Si je me plante une seconde fois mes parents me couperont les vivres. Et sans eux impossible d’assumer le loyer. Entre les piles de fascicules à ingurgiter pour la fac, les quatre entraînements par semaine et le match du week-end à l’autre bout du pays, je ne vois pas comment je trouverais le temps de prendre un boulot à côté. Et pas question de retourner vivre avec eux. Mes parents je les aime, tant que j’ai un point de repli pour les fois où ils me rendent barges.
La vérité c’est que je n’ai jamais eu de chance avec les mecs. Le dernier m’a trompé salement, le précédent était fade et ronflant comme un programme présidentiel. Puis il y a eu ce gros taré, que j’ai suivi à son camion un soir de festival. J’étais foncedée, MD et toute la pharmacie... Sur le coup il m’a inspiré confiance. Heureusement qu’il y avait des tentes autour, que mes cris ont rameuté de bonnes âmes. Pas si bonnes d’ailleurs. L’un des sauveurs en a profité pour m’offrir une place dans son sac de couchage.
Malgré tout nous nous rapprochons. Si parfois il m’agace, Benoît sait aussi se rendre attachant. Il continue de me faire du rentre dedans mais c’est plutôt devenu un jeu entre nous. Notre mode de communication. Au fond j’aime bien qu’il me regarde, tant qu’on en reste là. On adore se chambrer. On se donne des surnoms débiles qu’on scande devant la salle pour afficher celui de nous deux qui joue ce soir-là. Après les matchs on a pris l’habitude de débriefer nos performances ensemble. J’essaie de tenir compte de ses conseils, j’argumente si je ne suis pas d’accord mais la plupart du temps ses remarques sont sensées. Lui je ne suis pas sûre qu’il m’écoute, mais je ne pourrais pas affirmer l’inverse. Il m’a demandé mon numéro et je n’y ai pas vu d’inconvénients. Après tout c’est un pote. Il m’envoie pleins de bêtises par texto. Je réponds par GIF ou émoticons.
L’équipe masculine a fini première du championnat. On a fêté la montée comme il faut et tout le monde s’est dispersé pour les vacances. Je suis restée dans les parages. Pas de sous pour voyager, ni le courage de polluer mon été à trimer dans la friture d’un McDo. Benoît travaille. Lui aussi est resté en ville. Il m’a écrit pour me proposer une virée à la plage. Je n’ai rien de mieux à faire alors j’ai accepté. Il est passé me prendre, et ce n’est qu’en sortant de chez moi que j’ai réalisé qu’il était venu seul. J’ai tellement l’habitude qu’on sorte en groupe que je ne me suis pas posée la question, persuadée qu’il rappliquerait avec deux ou trois membres de son équipe. Il a dû lire la gêne sur mon visage car tout de suite il m’a lâché une vanne pour détendre l’atmosphère. Ça marche : je me décide à grimper et nous prenons la route.
Au final nous avons passé un bon moment. Trois jours plus tard j’accepte que nous remettions ça. Après la plage on se dégotte un restaurant en bord de mer. On boit du blanc en mangeant des bulots. Je me sens de plus en plus à l’aise. Ce n’est pas prise de tête. C’est tout ce dont j’ai besoin. J’ai validé mon année de fac, ric-rac mais c’est passé. Il faudra recommencer en septembre mais pour l’instant je veux relâcher la pression. La semaine suivante c’est moi qui prends l’initiative de téléphoner à Benoît. Il passe me prendre après le boulot et on lézarde jusqu’au coucher du soleil. Quand nous ne sommes que tous les deux il parade moins, se confie davantage. J’en viens à lui trouver du charme. Sur le sable je me surprends à le mater à mon tour, discrète pour ne pas qu’il en fasse un foin. Je zyeute quand il roupille sur sa serviette, lorgne quand il sort de l’eau, les cheveux ruisselants, les pecs’ et les abdos scintillants d’eau de mer. Le soir je repense aux piailleries de mes coéquipières et je ne vois plus très bien ce que j’aurais à perdre à me laisser tenter. Je sens que ma libido se réveille et je trouve ça rassurant.
Peu avant la reprise je me dis que c’est ce soir ou jamais. Nous arrivons en bas de chez moi mais au lieu de l’inviter à monter je panique et je me débine. En rentrant dans l’appart’ je suis furieuse. La main crispée sur le portable je tourne dans le salon sans trouver de prétexte pour lui écrire. Je vais, je viens, puis en passant devant la fenêtre je me stoppe net. Une voiture qui semble être la sienne est garée sur le trottoir d’en face. De là je ne vois pas si quelqu’un l’occupe. Trop heureuse d’avoir un motif, j’envoie T’as oublié ta caisse. Quelques secondes après il sort du véhicule, mime quelque chose, fait le clown, puis il m’écrit Je suis tombé en panne d’essence. T’as qu’à siphonner une voiture dans les rues parallèles, je réplique, à quoi il rétorque qu’à cause de la taxe carbone on ne trouve plus que des modèles électriques.
Je le laisse faire lorsqu’il traverse la rue. J’ouvre quand l’interphone retentit. Après avoir joué à Bataille-pas tu dors dans le salon, je l’entraîne dans ma chambre. Au réveil je me sens bien. Il faut croire que les mecs m’avaient manqué. On s’est dit que c’était juste pour cette fois, qu’on n’en parlerait pas. Mais durant le stage on a craqué. Deux fois on a fait le mur pour aller se câliner dans les dunes. Bien sûr à la fin de la semaine c’était grillé. Tout le monde était « hyper content » pour nous. « Vous deux », disaient déjà certains. Comme ça jase beaucoup dans le club, mes parents n’ont pas tardé à l’apprendre. Ils sont aux anges. Moi qui croyais qu’on avait juste couché ensemble pour se faire du bien, qu’on aimait manger des crustacés face aux vagues et parler NBA, je suis la dernière à avoir compris que je suis désormais la copine de Benoît.
Au fond ça ne change pas grand-chose, à part que maintenant on s’embrasse devant les autres, qu’on rentre à deux à la sortie du pub et que certains dimanches Benoît est invité à déjeuner chez mes parents. Ils sont fous de lui. Et lui sait entretenir la bonne entente. Tout le monde, c’est-à-dire tout le club, semble y trouver son compte. Alors pourquoi pas moi ?, je me dis devant le fait accompli. Je n’ai pas vraiment de sentiments pour lui, mais je n’exclus pas qu’ils puissent se développer. Je veux me laisser une chance de tomber amoureuse.
Les mois passent. La fougue des débuts est retombée et je sens que ça ne vient toujours pas. Aujourd’hui j’entrevois ma relation sous un autre angle. Depuis que je suis avec Benoît, qui en moins de deux ans est devenu la coqueluche du club, j’éprouve comme une espèce de déclassement. « Dépossession » est le mot juste. On me porte de moins en moins d’attention, non que ça me soit indispensable, mais je n’ai pas pu m’empêcher de le noter. Lorsqu’on s’adresse à moi, il est toujours plus ou moins question de nous. Quand je ne me trouve qu’avec les filles, ce qui est de plus en plus rare vu que Benoît passe me récupérer après chaque entraînement, on me demande sans cesse Alors ton mec il devient quoi ?, C’est quoi vos plans pour les vacances ?, ou bien Quand est-ce que vous emménagez ensemble ? Idem quand je téléphone à mes parents. Comme si aux yeux de tous je n’étais plus tout à fait Claire, la meneuse titulaire de l’équipe féminine N1, mais la petite amie du meilleur joueur du club.
La question de l’emménagement s’est d’ailleurs posée il y a peu, soulevée par Benoît qui souhaite que je m’installe chez lui. Comme son salaire de développeur informatique lui assure de bons revenus, il met un point d’honneur à ce que je ne paie pas de loyer. Ainsi je ne dépendrais plus de mes parents, argumente-t-il, ce qui me libèrerait l’esprit pour les études. Il offre même de convertir son cagibi en salle de révision. Bien sûr je lui ai dit que c’est hors de question. Avec les formes, mais ferme. Lui me répond que rien ne presse. Parfois il me relance mais je n’en démords pas. Dépendre de mes parents est incommode, mais l’idée de me retrouver coincée chez lui me fait l’effet d’un sac plastique sur le visage. Après plusieurs mois de relation on est loin du type décontract’ et relativement attentif qui m’emmenait dîner sur le front de mer. Benoît est irritable, de mauvaise foi, et je ne supporte plus ses travers nombrilistes. Avant ça m’amusait, il suffisait que je l’envoie bouler. Mais à présent je le subis des soirées entières, du restau jusqu’au lit à jouer le rôle de spectatrice. Il se fout totalement de mon avis, ou de ma vie en général. Les seules marques d’attention qu’il me témoigne sont d’ordre sexuel, mais là encore je sens qu’il s’agit davantage de lui. Au lit, comme au basket, il lui tient à cœur de soigner son jeu. Pour la photo.
L’autre jour, je suis passée chez mes parents et je l’ai trouvé en train de prendre le café avec eux. Ils m’ont expliqué que ça arrivait souvent, qu’il passait dire bonjour à la débauche. J’ai haussé les épaules, mais au fond je trouve ça dérangeant. Et un peu oppressant. À part chez moi, les soirs où je m’isole pour potasser, il n’y a plus nulle part où je puisse me reposer de sa présence. Il se pointe même à la sortie des cours. Il a photographié mon emploi du temps sans m’en avertir, selon lui pour m’éviter de prendre le bus. Je me suis souvenue de ce qu’il m’avait avoué, les dessous de la « panne d’essence ». Le fait que ce n’était pas la première fois qu’il stationnait en bas de chez moi, qu’il poirotait parfois durant une heure après m’avoir raccompagnée, espérant que je redescende ou qu’il m’aperçoive par la fenêtre. Sur le coup ça m’a étonnée, mais à la réflexion j’ai trouvé ça mignon. Maintenant je ne suis plus sûre. Je réalise que ce type m’est devenu antipathique, qu’il a sans doute un grain et qu’il faut que je m’en débarrasse avant de ne plus pouvoir m’en dépêtrer.
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