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L’assourdissant sifflement de la bouilloire tire Læria de sa rêverie. À travers la vitre de la porte, elle observe Anthea jouer avec sa fille. Les bras croisés, appuyée contre une armoire, elle se ronge les sangs et les ongles. Derrière elle, sa grand-mère fait entrechoquer les tasses de thé.
– Comment va-t-elle ? demande la vieille dame, inquiète.
– Elle va.
Ce qui est déjà un bien grand mot. D’ailleurs, comment pourrait-elle le savoir ? Ce n’est pas elle qui a fini sur la route. Au beau milieu de ce fleuve de monstres, qui auraient tous pu la tuer… Non ; elle se trompe : les automobilistes n’y étaient pour rien. L’assassin, ce sadique, ce détraqué, mais c’est lui putain ! Pourquoi il a pas postulé comme détraqueur chez Warner Bros, aussi ? Même pas besoin d’effet spéciaux pour bouffer l’âme d’Harry ! Et il aurait pas coûté un rond au producteur, le fumier…
Un soupir d’exaspération s’échappe. Elle aurait bien cogné cette pauvre armoire, si sa grand-mère n’y tenait pas tant…
– Et si tu allais dans la bibliothèque ? Comme quand tu étais petite… propose-t-elle.
Læria hoche la tête, pas tout à fait calmée. Pourquoi pas ? Elle sort de la cuisine pour traverser la pièce où la mère et l’enfant s’amusent. Lorsque son regard croise celui, fatigué, d’Anthea, elle lui sourit. Une mèche brune tombe sur ses yeux quand elle le lui rend ; le cœur de Læria se fissure au souvenir de feu ses cheveux blonds. Mais sa tristesse disparaît aussitôt qu’elle passe le pas de la porte…
La bibliothèque est restée conforme à l’idée qu’elle chérissait d’elle : une pièce remplie de bouquins, de bonheur et de convivialité. Les étagères sont toujours placées contre les murs, encadrant son cher coin de paradis. Sofa et fauteuils rouges n’ont pas bougé du centre, soigneusement entretenus. Elle s’approche des étagères et fait courir ses doigts le long des livres...
La poussière vole par centaines de grains, mais elle n’y prête pas attention. Intriguée par un dos de livre rouge et orné de lettres dorées, elle incline la tête : M-I-R-A-C-L-E-S. Ah ça, elle en aurait bien besoin… De l’index, elle tire le livre en arrière et le sort de sa maison. Elle l’ouvre. Le bouquin lui tombe presque des mains alors qu’elle rit du titre : « Encyclopédie des miracles » ! Elle en a la larme à l’œil tandis qu’elle feuillette quelques pages. Le livre regorge de mythes et légendes diverses, mais l’une d’entre elles attire particulièrement son attention.
Le Lac des Âmes Sœurs… Un lac magique et souterrain qui aurait le pouvoir d’exaucer un vœu à ceux qui cèderaient la preuve qui l’unissent à leur âme sœur. Il faudrait déjà la trouver... La grotte du lac se trouverait au cœur d’une forêt, dont les arbres seraient touchés par un phénomène physiologique dans un rayon d’un kilomètre : leurs feuilles ne seraient jamais tombées depuis leur naissance.
POUF.
Læria ferme brusquement le ramassis de bêtises qu’elle vient de lire. Vraiment, elle se demande comment les auteurs dénichent de telles idées… Le lac souterrain qui exauce les vœux, encore, ne la surprend pas. On fait bien ça avec les fontaines et les pièces de monnaie… Mais les arbres qui ne perdent pas leurs feuilles, vraiment... ? Elle se marre !
Puis elle repense à la photo préférée de sa grand-mère, où sa petite-fille et son mari rient sous un arbre pourvu de toutes ses feuilles. Et si cette forêt… ? Non. Ce n’est pas possible. Elle refuse d’y croire. Pourtant, c’est bien avec le livre rouge et or qu’elle sort de la bibliothèque.
*
Anthea promène son regard sur les merveilles qui se trouvent autour d’elle. À ses pieds, le sol est jonché de feuilles jaunes, rouges, orange. Des couleurs chaudes qui la refroidissent et la pétrifient de peur. Anthea relève la tête, retient une respiration, cherche son point de repère.
Ses yeux finissent par tomber sur Læria qui, la main posée sur un tronc d’arbre, semble examiner quelque chose. Sa crainte soulagée, Anthea libère son souffle tandis que le rire d’Emma parvient à ses oreilles. Elle sourit : sa fille est en train de poursuivre un pauvre écureuil qui n’a rien demandé, si ce n’est manger sa noisette tranquille. Les yeux d’Anthea quittent sa fille et grimpent le long des troncs d’arbres, les escaladent jusqu’aux branches nues et s’envolent au-delà des cimes. Tranquillement, ils baignent dans un océan céleste, peint d’un bleu uni que seuls de petits nuages parsèment. C’est un magnifique spectacle qui s’offre à elle ; d’ailleurs il lui rappelle que, sans ces deux êtres, elle ne serait certainement plus que poussière.
Au loin, Læria l’appelle pour lui montrer quelque chose. Anthea s’approche lentement d’elle et de l’arbre : incrustée dans l’écorche, il y a une inscription des initiales de Læria et de celles de ses grands-parents. Anthea sourit en reconnaissant l’arbre de la photo, mais quelque chose la chiffonne.
– Pourquoi nous as-tu réellement emmenées ici, Læria ?
Son amie marque un temps d’arrêt, avant que son visage ne s’assombrisse.
– Je veux que ton ex sorte de ta vie. J’en ai marre qu’il se croie permis de débarquer et de ruiner ta vie en se foutant du mal qu’il te fait !
– Et tu crois vraiment que cette forêt va y changer quelque chose ?
– Non. Mais le Lac des Âmes Sœurs, oui.
– Quoi ? Ne me dis pas que tu crois sérieusement à cette bêtise !
Læria lève les yeux au ciel et appelle Emma. L’enfant rejoint les deux femmes en sautillant, tandis que Læria les guide plus loin dans la forêt.
– Regarde les arbres autour de toi, Anthea.
En s’exécutant, elle remarque qu’ils ne sont en effet pas comme les autres. Ils sont grands et forment un cercle étrangement vide. Et, à leur cime, des milliers de feuilles tiennent fièrement sur les branches.
– La… La magie n’existe pas ! bégaie Anthea pour la contredire.
– Mais maman, la magie ça existe que parce qu’on y croit !
Læria ébouriffe les cheveux roux de la fillette en la félicitant, puis tend ses mains à Anthea. Celle-ci les attrape, mais doute encore. Lorsque Læria ferme les yeux, elle hausse un sourcil.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– J’y crois.
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