*
Le noir. C’est la seule chose que Læria peut voir quand elle se réveille. Elle a beau pivoter la tête ou tourner sur elle-même, l’obscurité bloque tout autour d’elle. Tout… sauf une source de lumière, provenant de ce qui lui semble être le fond de la grotte.
Naturellement attirée par cette illumination, Læria s’approche d’elle. C’est le lac souterrain... Elle peine à croire à cette découverte, mais elle n’a jamais rien connu de si beau : l’eau scintille de mille feux et semble l’appeler. Elle est hypnotisée par ce lieu magique, ce foyer de la dernière chance, cette solution inespérée. Que ce lac lui demande ce qu’il veut ; elle est prête à payer n’importe quel prix !
Soudain, des fourmis la piquent au poignet. Sans cesse en mouvement, elles remontent par milliers sur son bras, lui chatouillent l’épaule et le cou. Puis toute mobilité disparaît de ses capteurs corporels, mais Læria est persuadée qu’elles ne l’ont pas quittée.
Une voix la tire violemment de son état de transe : celle d’Anthea. De toutes parts elle la secoue, la traverse de ses ondes trop fortes qui lui font perdre l’équilibre. La chute est longue, mais bien vite elle goûte à la dureté et la froideur du sol. Elle a la sensation que sa tête tourne, mais comment le savoir ? Fichue cécité… Ne repérant plus la lumière du lac, Læria en déduit qu’elle est tombée dos à lui. Avec l’aide d’Anthea, la jeune femme se relève et étreint son amie.
– Enfin, le Lac des Âmes sœurs...
Anthea ne libère qu’un souffle, aux premiers abords. Mais Læria la connaît par cœur et sait déjà la question que s’apprête à lui poser son amie. Et maintenant ?
– J’ai un souhait à réaliser, mais le lac a besoin d’une preuve pour me l’exaucer.
La jeune femme tend les mains vers son cou, à contrecœur, pour détacher le collier qui s’y trouve. C’est un bijou qu’Anthea lui a offert pour son vingt-et-unième anniversaire. Son cœur se brise à l’idée de le céder à jamais… Au fil des années, il est devenu son porte-bonheur : monté sur une chaîne en or, le collier est en fait une petite bulle de verre qui renferme plusieurs myosotis. En plus de sa valeur sentimentale, Læria lui accorde une importance symbolique, puisque ces fleurs sont l’allégorie d’une fidélité et d’un amour éternels. Læria se dit que c’est l’objet qui représente le mieux sa relation avec Anthea, alors elle l’enlève de son cou. En voulant le faire glisser dans sa main, elle fait tinter le bijou contre l’un des boutons de sa veste… mais Anthea reconnaît immédiatement ce son particulier.
– Tu enlèves ton collier... ? demande-t-elle, la voix tremblante de douleur.
– Oui, c’est le seul témoin de ma relation à mon âme sœur...
– Comment peux-tu faire ça ?
– Écoute Anthea, j’étais folle quand j’ai appris que tu as fait ta crise d’angoisse sur la route par sa faute ! Je ne veux plus ressentir cette peur de te perdre, plus jamais ! Je ne le supporterai pas... Bon sang, mais tu ne comprends toujours pas ? C’est pour toi que je fais tout ça ! Si j’y crois, c’est uniquement parce que je te veux à mes côtés, pour le reste de ma vie... Si je te perds, tout s’écroule ! Tout ! Alors il est hors de question que je laisse cette épée de Damoclès menacer plus longtemps la femme que j’aime !
Læria se baisse vers l’eau pour y plonger son désormais regretté collier. Le choc face à cette déclaration laisse Anthea muette, mais la jeune femme s’en fiche. Royalement. Parce que le lac a avalé son collier... et que rien ne se passe.
Rien ne se passe.
Rien ne se passe.
Rien ne se passe ???
Læria abat son poing. Les os de ses phalanges craquent. Sa peau s’ouvre. Son sang coule. Ses larmes aussi.
– Putain, c’est pas possible !
Elle était sûre d’elle pourtant. C’était le collier. Ça devait être le collier. Pourquoi ça n’a pas marché ? Qu’a-t-elle fait de travers ?
À quelques mètres d’elle, Anthea n’ose ni la toucher ni lui parler. Et puis, même si elle savait quoi dire, de toute façon elle serait incapable de prononcer le moindre mot.
« La femme que j’aime. »
« La femme que j’aime. »
« La femme que j’aime. »
Une phrase. Si simple, si belle. Touchante, au point qu’elle a failli tomber à la renverse en l’entendant. Læria l’a laissée sortir sans effort, cette phrase. Son cœur l’avait vue naître puis grandir
et grandir et grandir, sans jamais que sa tête ne veuille la libérer. Alors, tapie dans le plus profond recoin, elle avait attendu. Des années. Elle s’était armée de patience et de courage pour résister à toutes ces vagues de déni. Pourtant il y en avait, et tous les jours ! Elle avait tenu bon. Jusqu’à ce que la tête de Læria baisse sa garde... et ça n’a pas été difficile, avec cette ahurissante histoire de lac... Et maintenant que tu es libre, qu’est-ce que je fais, moi ?
Souviens-toi.
Alors Læria se rappelle. Elle fouille dans sa mémoire, rassemble chacun de ses meilleurs souvenirs avec Anthea. Ils affluent par milliers ; ils se bousculent presque devant elle pour être le chanceux qu’elle choisira. Elle se sent rassurée, là, au milieu d’eux. Sa peur a disparu. Elle prend sa décision et entre dans l’un d’eux. Des étoiles renaissent dans ses yeux quand elle voit Anthea défiler, dans sa magnifique robe bleu nuit. C’est vrai... Heureusement qu’elle l’avait écoutée, ce soir-là ! Sinon –
Læria s’éjecte instantanément du souvenir tandis que la peur refait surface. Elle sait ce qu’elle a à faire. D’un geste mal assuré, tremblant comme une feuille, elle tâtonne, palpe sa veste. Elle finit par atteindre sa poche intérieure. Le bout de ses doigts frôle le métal froid qu’elle contient.
Ça ranime Anthea d’un coup. Elle s’approche de Læria et, à la façon dont son amie renouvèle sa respiration, elle sait qu’elle sent sa proximité. Elle se trouve face au lac, le bras gauche levé. Elle se répète qu’elle n’a pas le choix. Sa main vacille. La lame l’imite. Et puis elle commence à mordre son oreille ; et Anthea fond sur elle. De toutes ses forces.
Emportées par leur propre poids, les deux femmes tombent dans le lac ; le couteau plonge quelques flots plus loin et Læria émerge. Anthea fend l’eau à son tour puis la fixe. Je te l’interdis, commencent ses yeux. Son cœur n’a pas besoin de poursuivre : leur baiser suffit.
*
Le lendemain, un article sort sur une prise d’otage qui a mal tourné. Les deux femmes discutent des deux victimes : un otage et le responsable, « l’homme aux cheveux roux ». L’ex d’Anthea. Emma demande alors si, même au paradis, on peut être méchant.
– Non chérie. Là-bas, c’est fini, répondent-elles, main dans la main.
Opmerkingen