L’angoisse. Telle était l’émotion qu’éprouvait majoritairement Dimitri ces derniers temps. Et pour cela, il avait une excellente raison : Tatiana avait disparu.
Au début, le jeune homme n’avait pas voulu y croire : chaque fois qu’il s’était rendu à la maison de sa bien-aimée et qu’il l’avait sans cesse trouvée vide, il s’était toujours dit que Tatiana était absente parce qu’elle était allée faire une course au village ou qu’elle était allé ramasser des fleurs dans les bois. Mais au bout de sa troisième visite, l’être des Ténèbres avait dû admettre l’impensable : son amante n’était plus là.
« Serait-elle partie… sans moi ? » avait d’abord songé Dimitri avec douleur, ne pouvant pas croire que celle qu’il aimait aurait pu l’abandonner ainsi.
Heureusement pour lui, il s’était vite ressaisi : non, cela ne ressemblait pas à Tatiana de disparaître comme ça, sans au moins prévenir quelqu’un de son absence. Il lui était forcément arrivé quelque chose… mais quoi ?
Sa question finit par trouver un début de réponse, une semaine plus tard, à travers les rumeurs du village de sa bien-aimée. Dimitri avait pris l’habitude de s’y promener chaque fois qu’il se rendait à la demeure de Tatiana, son manteau cachant son identité puisque les êtres des Ténèbres n’étaient pas exactement les bienvenus parmi les Anciens. De cette façon, il pouvait facilement écouter les gens parler, surtout ceux qui abordaient le sujet du départ soudain de la fille sans pouvoir.
De ce fait, par un bel après-midi ensoleillé, Dimitri apprit au détour d’une conversation que plusieurs personnes avaient repéré une ombre noire, rôdant près du village, le soir de la disparition de Tatiana. Depuis, c’était comme si la jeune fille s’était envolée, évaporée de la surface de la Terre. Comme si elle n’avait jamais existé.
Le jeune homme ne mit pas longtemps à deviner qui pouvait se cacher derrière cette ombre mystérieuse : après tout, la seule personne qui aurait pu vouloir attenter au jour de Tatiana… était le comte Vasya, son propre père ! Lui seul aurait pu se faufiler ainsi au village de la jeune fille et s’en prendre à elle d’une aussi cruelle manière.
La rage ne tarda pas à s’emparer de Dimitri, une rage furieuse. Sans plus attendre, il se dépêcha de retourner sur sa terre, lieu de nuit éternelle. Là-bas, il ne tarda pas à demander à être reçu par son père, ce que ce dernier finit par lui accorder : et ce fut un Dimitri particulièrement enragé qui fit irruption dans les appartements du comte Vasya, songeant au fond de lui qu’il ne partirait pas tant qu’il n’aurait obtenu de réponses à ses questions.
- Fils, l’accueilit le comte d’une voix calme mais froide. On m’a rapporté que tu souhaitais me voir de toute urgence ? - En effet, père ! répliqua Dimitri dans un emportement qui contrastait avec l’impassibilité du comte. Et je crois même que vous savez déjà pourquoi je suis là !
L’être des Ténèbres demeura silencieux, son visage n’exprimant aucune émotion particulière. Cette attitude ne fit que renforcer la colère déjà profonde de Dimitri et s’approchant de son père, il se mit à crier :
- Je suis ici pour Tatiana ! Je sais que vous êtes responsable de sa disparition ! Qu’avez-vous fait d’elle ? Je veux la voir sur-le-champ !
CLAC !
La gifle du comte Vasya fut si forte que Dimitri faillit tomber à terre. Cependant, il ne fit que trébucher avant de se tenir la joue, sous le choc de la douleur mais aussi du geste : jusque-là, son père n’avait encore jamais porté la main sur lui. C’était toujours les serviteurs de ce dernier qui étaient chargé de le punir corporellement quand il se comportait mal… et c’était bien la première fois que le comte Vasya osait frapper son seul héritier.
- Tais-toi donc, Dimitri…, gronda l’être des Ténèbres d’une voix sourde et chargée de colère. Tu as été manipulé par cette maudite humaine depuis que vous vous êtes rencontrés ! Tu as fait honte à mon nom et à la Tribu des Ténèbres toute entière !
Le jeune homme ne parvenait pas à croire ce qu’il entendait. Oh bien sûr, il savait que son père n’appréciait guère les humains et qu’il n’avait jamais vu sa relation avec Tatiana d’un bon œil, vu comment il s’était attaqué à elle la première fois… Mais jamais Dimitri n’aurait imaginé que son père verrait cette relation comme une véritable déchéance pour tous les êtres des Ténèbres ! C’était complètement ridicule ! Lui et Tatiana s’aimaient, tout simplement, et il était connu que l’amour était un adversaire auquel on ne pouvait faire face longtemps.
- Cela m’est égal ! répondit donc courageusement le jeune homme, au risque de recevoir une nouvelle correction de la part de son paternel. Tatiana est tout pour moi ! Rien d’autre n’a d’importance ! - Dans ce cas, répliqua le comte Vasya d’une voix plus calme mais aussi teintée de déception, je dois te dire que ton amie n’est plus de ce monde.
Au son de ces paroles, Dimitri eut l’horrible impression de sentir son sang se glacer dans ses veines, bien qu’il refusa d’abord de croire au pire :
- Que… Que voulez-vous dire ?! bredouilla-t-il d’une voix tremblante. - C’est le prix que doivent payer ceux qui rejettent leur destin mon fils, répondit le comte en ouvrant sa main gauche et laissant tomber au sol une poignée de pétales de rose séchés ainsi qu’un ruban fuchsia ô combien familier à Dimitri.
Le jeune homme faillit s’évanouir face au ruban que Tatiana aimait tant porter dans ses cheveux. Son père avait donc mis ses menaces à exécution contre la femme qu’il aimait et il l’avait… Il l’avait…
- Elle est… non… Je ne peux pas y croire ! C’est impossible ! clama-t-il en tombant à genoux, les premières larmes commençant à couler en cascades sur ses joues, les yeux fixés sur le ruban de son amante. - Un jour, tu réaliseras, mon fils, déclara le comte Vasya, prêt à quitter la pièce. Nous ne pouvons vivre avec les humains… Et tu ne feras pas exception à la règle.
Ce fut sur ces mots que l’homme quitta ses appartements, abandonnant son fils à la plus atroce des douleurs possibles : celle du chagrin d’amour… et le plus abominable dans cette histoire, c’était que son propre père fut responsable de la perte de sa compagne tant aimée.
Soudain, ce fut affreux : Dimitri se mit à hurler, d’une telle force que ses cris résonnèrent partout dans la demeure et terrifièrent les serviteurs. Nul n’osa aller l’importuner, chacun comprenant que le fils de leur maître était en proie à de grandes souffrances… La seule chose qu’ils espéraient était que leur jeune seigneur puisse être capable de surmonter sa douleur et de continuer à vivre comme auparavant.
Cependant, personne ne se douta qu’en intervenant de façon indésirable dans la vie privée de son fils et le privant de la seule chose qui comptait réellement à ses yeux, le comte Vasya venait d’enclencher la procédure de toute une tragédie à venir.
Oui… Une tragédie qui affecterait non seulement la vie du seigneur Dimitri, mais aussi celle de la Tribu des Ténèbres toute entière.
Un an plus tard…
Bien des mois s’étaient écoulés depuis le drame ayant touché le couple de Dimitri et Tatiana. Le jeune seigneur avait depuis lors sombré dans un intense désespoir qui lui avait fait perdre l’envie de vivre.
Dans un premier temps, l’être des Ténèbres n’avait pas voulu abandonner l’espoir que Tatiana puisse être encore en vie, quelque part. Après tout, le comte Vasya n’avait pas clairement indiqué à son fils qu’il avait tué la jeune fille, juste qu’elle n’était plus de ce monde. Dimitri avait donc parcouru bien des royaumes, loin de sa terre natale, pour essayer de retrouver celle qu’il aimait.
Mais tous ses efforts n’avaient servi à rien : où qu’il soit allé, par monts et par vaux, le jeune homme n’avait pas retrouvé Tatiana. Finalement, il fut obligé de se résoudre à l’abandon et à la défaite, tous deux au goût amer. Cette décision ne fit que nourrir un peu plus son chagrin de la perte de sa compagne, chagrin qui se transforma en amertume puis en haine. Oui, la haine de la joie et du bonheur : pourquoi le monde pouvait-il continuer à être heureux alors que lui ne l’était plus ?
À partir de là, de sombres sentiments commencèrent à dévorer le cœur de l’être des Ténèbres, à tel point que Dimitri finit par prendre une décision radicale : se venger ! Non seulement contre son père, responsable de la disparition de Tatiana, mais aussi contre la Tribu des Ténèbres, intolérante aux humains, à défaut de vivre ensemble sur les mêmes terres.
Oui, Dimitri allait se venger contre son peuple tout entier… et pour cela, il savait comment il allait faire.
Dans la Tribu des Ténèbres, il existait un livre nommé l’Opus Ténébrus qui renfermait de terrifiants secrets ainsi que des pouvoirs d’une puissance inimaginable. Nul ne savait qui avait écrit cet ouvrage, mais une chose était bien connue de tous : celles et ceux qui avaient un jour ouvert ce livre n’avaient ensuite jamais trouvé le bonheur. C’était pour cette raison qu’il avait été scellé avant de tomber dans l’oubli collectif. Mais Dimitri, pour son malheur, n’avait jamais oublié cette sinistre histoire.
Finalement, un an jour pour jour après la disparition de Tatiana, son amant se décida définitivement à commettre l’impensable : alors que la lune brillait de mille éclats dans le ciel nocturne, Dimitri descendit dans la crypte contenant tous les livres interdits - considérés comme trop dangereux à être manié pour un être des Ténèbres normal - et se mit à la recherche de l’Opus Ténébrus.
Au bout de quelques minutes, il trouva enfin ce qu’il cherchait : l’ouvrage reposait sur un socle en pierre noir, la couverture brillant d’une lueur sombre et maléfique. Lentement, le jeune homme approcha ses mains du livre avant de le saisir avec précaution. Il haleta légèrement en sentant le choc des pouvoirs diaboliques émerger des pages et parcourir son corps ; pourtant, sa détermination demeura intacte et il garda l’ouvrage serré entre ses doigts.
Cependant, alors qu’il était sur le point d’ouvrir l’Opus, il entendit une voix familière et inquiète l’interrompre :
- Dimitri, arrête ! Même nos ancêtres n’ont su maîtriser le pouvoir de ce livre ! Si jamais tu l’ouvres, qui sait ce qui arrivera ?
Le jeune être des Ténèbres se tourna lentement vers son père qui avait visiblement découvert ses mauvaises intentions. De son côté, le comte Vasya fut un peu plus angoissé en constatant que l’ouvrage était déjà en train d’agir sur son fils : les yeux bleus de Dimitri, d’habitude d’un azur très pur, étaient à présent d’un rouge luisant de dureté.
- Ça m’est égal, père ! cracha-t-il avec venin. Vous ne le comprenez donc pas ? Le monde n’est rien sans elle ! Ma VIE n’est rien sans elle !
Puis, sans que le comte n’eut le temps de l’arrêter, Dimitri ouvrit grand le livre :
- Parle Opus Ténébrus ! ordonna-t-il d’une voix tonnante comme un orage. Dévoile-moi ta sombre légende ! J’attends tes ordres !
Soudain, ce fut un véritable chaos qui s’abattit dans la pièce : une lumière aveuglante jaillit de l’ouvrage et sembla dévorer Dimitri tout entier. Aveuglé, le comte Vasya fut obligé de se protéger le visage pour préserver sa vue et lorsque la lueur disparut, il rouvrit les yeux avant d’haleter d’horreur :
- Dimitri… Qu’as-tu fait ! s’écria-t-il en voyant l’aura ténébreuse entourer le corps de son enfant, son regard désormais rouge sang. Mon fils… - Silence ! répliqua le jeune homme, visiblement enivré de puissance maléfique. L’Opus a parlé : je vais effacer ce monde… JUSQU'À LA DERNIÈRE PIERRE !
La plus grande peur du comte Vasya devint réalité lorsqu’il entendit les terribles paroles de son fils : l’Opus Ténébrus avait facilement eu raison de lui, du jeune homme innocent qu’il était autrefois… Comment cela pouvait-il être possible ?
Soudain, Dimitri claqua des doigts et aussitôt, une tige couverte de trois crocus violets apparut dans sa main tandis que des liens de magie noire vinrent s’enrouler autour des poignets du comte Vespasien, l’empêchant de se défendre, et autour de son cou. L’être des Ténèbres haleta sous la pression tandis que son fils serrait le poing autour des fleurs, étranglant lentement son père à mort.
- Vous n’auriez jamais dû vous en prendre à Tatiana…, grogna Dimitri en ignorant les halètements étouffés de sa future victime. Plus rien n’a d’importance pour moi depuis qu’elle est partie ! Tout cela à cause de vous ! - Di… Dimitri ! Ne fait pas ça ! Dimitri, je t’en supplie ! cria le comte alors qu’il ne parvenait presque plus à respirer. - Dimitri n’est plus ! Je suis le comte Demetrio désormais, et nul ne peut plus s’opposer à ma volonté ! répliqua la jeune homme avant de partir dans un ricanement empreint de folie.
Serrant le poing à s’en enfoncer les ongles dans la peau jusqu’au sang, Dimitri - à présent devenu le comte Demetrio sous l’influence de l’Opus Ténébrus - finit d’achever son père qui émit un dernier râle avant de mourir. Une fois son corps libéré des liens magiques qui le retenaient, il s’effondra au sol, inerte, une vilaine marque sombre imprimée sur son cou.
Le tout nouveau comte en avait fini avec son père. Mais à présent, c’était à la Tribu des Ténèbres entière à laquelle il fallait s’attaquer. Il allait à nouveau se servir des pouvoirs de l’Opus Ténébrus pour mener sa sinistre besogne à bien…
Quelques instants plus tard, de véritables flèches de magie noire s’abattirent partout sur les terres des êtres des Ténèbres, aboutissant en de terrifiantes explosions. La stupeur du peuple laissa très vite place à la panique et la fuite, dans des tentatives de survie désespérées. Mais personne ne fut épargné : hommes et femmes, enfants et vieillards, tous furent attaqués de plein fouet par les nouveaux pouvoirs du comte Demetrio.
Environ une heure plus tard, la Tribu des Ténèbres n’était plus : ils avaient tous été exterminés jusqu’au dernier. Son unique survivant était aussi le responsable de leur fin, le comte Demetrio, anciennement connu sous le nom du seigneur Dimitri.
Sa demeure étant désormais en ruine, comme le reste du village, le jeune homme finit par quitter sa terre natale, déterminé à s’offrir une demeure digne de lui. Oui, il se construirait un palais à l’image de sa nouvelle identité, à la fois sombre, froid et puissant. Il se retirerait là-bas avec ses crimes enfouis dans sa conscience et la douleur constante de la perte de son grand amour.
Au fond, le comte Demetrio pensait qu’il n’était pas né pour le bonheur, mais bien le malheur. Puisqu’il en était ainsi, il ne voyait pas pourquoi il ne mettrait pas sa plus grande menace à exécution, comme il l’avait annoncé à son père : celle de détruire son monde…
Quatre ans plus tard…
Cinq ans. Cinq ans maintenant que Tatiana avait disparu, ayant conduit le comte Demetrio à faire appel aux pouvoirs de l’Opus Ténébrus pour exercer sa vengeance contre son père, son peuple et bientôt, sur le monde entier. Cela avait pris du temps mais le comte était désormais près de son dernier but : créer l’Étoile du Chaos, un artefact magique qui lui servirait à anéantir toute forme de vie sur Terre.
Or, depuis tout ce temps, l’être des Ténèbres ignorait une vérité absolument choquante concernant Tatiana : en réalité, celle-ci était toujours en vie.
Le soir où le comte Vasya l’avait attaquée, la jeune fille aurait facilement pu mourir, dormant au moment où le père de Dimitri s’était lâchement faufilé dans sa maison. Mais quelque chose - son instinct de survie, sans doute - lui avait permis de rester en vie, malgré ses nombreuses blessures.
Face à la résistance de Tatiana, le comte avait rapidement changé de tactique : au lieu de la tuer avec sa magie, risquant d’attirer sur lui l’attention des villageois proches, il lui avait jeté une malédiction. Pas n’importe laquelle : l’être des Ténèbres avait maudit l’amante de Dimitri en la condamnant à errer entre les dimensions jusqu’à sa mort, sans espoir de retour chez elle.
En quelques secondes, Tatiana avait sombré dans le noir, perdant toute maîtrise de son corps. C’était comme si elle était morte… mais avec un esprit bien vivant. Un cauchemar permanent, sans cesse en éveil.
Durant tout ce temps qu’elle avait passé, consciente, Tatiana avait prié intérieurement de toutes ses forces, prié pour sa sécurité mais aussi pour Dimitri, espérant qu’il finirait par découvrir où elle avait disparu.
Et puis, sans qu’elle ne comprenne comment cela était arrivé, Tatiana était brusquement réapparue dans son village natal, au cœur d’une grande lumière blanche. Les Anciens l’avaient retrouvé avec stupeur, et dans un état si grave qu’ils avaient dû faire appel à toute leur puissance magique pour la sauver in extremis. Pendant une année entière, la jeune fille était restée en convalescence chez elle, soignée par les habitants de son village qui se révélèrent d’une grande solidarité envers elle.
Néanmoins, la malédiction du comte Vasya n’avait pas eu que des conséquences physiques sur Tatiana, mais aussi psychologiques : les Anciens ont rapidement découvert qu’elle était devenue totalement amnésique lors de son retour surprise au village. La seule chose dont elle se rappelait était son nom ; le reste semblait avoir été effacé de sa mémoire.
Avec du temps et de la patience, les Anciens avaient aidé Tatiana à retrouver ses souvenirs de sa vie d’antan. Cependant, ignorant tout de son histoire d’amour avec Dimitri, ils ne purent aider la jeune fille à se rappeler de son grand amour et la promesse qu’ils s’étaient échangés, il y a bien longtemps.
De plus, les Anciens ont vite découvert une autre raison pour qu’ils fassent particulièrement attention à Tatiana : contrairement à ce qu’on avait toujours pensé, la jeune fille possédait en fait des dons magiques comme tous les autres gens de son village. Et pas n’importe quels dons : elle était capable de manipuler l’Opus Luminus, un livre empli de secrets et de pouvoir, comme l’Opus Ténébrus. Mais contrairement à lui, l’Opus Luminus avait été écrit dans le but de contrecarrer la fin du monde et seul un être au cœur pur, dénué de toute mauvaise intention, pouvait le manipuler.
Pendant les quatre années qui suivirent sa guérison, Tatiana s’entraîna jour après jour avec ses nouveaux pouvoirs conférés par le livre. Sa tenue vestimentaire avait également changé pour s’accorder davantage avec sa magie : elle avait troqué sa robe rose et son ruban fushia pour une robe blanche et un ruban multicolore évoquant la forme d’un papillon, symbolisant la pureté de son cœur.
Tatiana n’avait également pas tardé à apprendre qu’un certain comte Demetrio s’était emparé de l’Opus Ténébrus et l’avait utilisé pour anéantir la Tribu des Ténèbres. Comme il était évident qu’il allait continuer sur sa lancée en détruisant le monde, la jeune fille s’était mise en devoir de contrecarrer ses projets tout en ignorant - et quelle ironie ! - que c’était en fait son ancien grand amour qu’elle combattait, désormais.
Tatiana et le comte Demetrio avaient ainsi tendance à s’affronter dans des duels que la jeune humaine remportait toujours, bien qu’elle en ressortait toujours plus ou moins blessée. À cause de son amnésie, elle n’avait, bien entendu, pas reconnu Dimitri à travers le comte. Ce dernier, de façon assez étonnante, n’avait pas non plus reconnu Tatiana - qu’il surnommait railleusement la « sauveuse de lumière » - alors qu’elle était restée la même personne qu’autrefois. Cela pouvait s’expliquer par l’emprise sournoise qu’avait l’Opus Ténébrus sur lui, brouillant à présent sa vision des choses.
Puis il advint qu’au cours d’un de leur dernier duel, Tatiana fut violemment jetée au sol par le comte Demetrio, sa tête venant se cogner contre une grosse pierre. Heureusement pour elle, elle se remit rapidement de sa blessure… et pourtant, ce fut à partir de ce moment-là que d’étranges choses commencèrent à lui arriver.
Des rêves déconcertants se mirent à tourmenter ses nuits. Ils étaient toujours trop flous pour qu’elle puisse distinguer des personnes, mais elle n’eut aucune difficulté à reconnaître sa propre voix lorsqu’elle parlait. En ce qui concernait ce mystérieux Dimitri, Tatiana eut vite fait de comprendre qu’elle était tombée amoureuse de lui et réciproquement. Pourtant, une chose la dérangeait : s’ils s’aimaient autant, pourquoi n’avait-il pas été à ses côtés lorsqu’elle était devenue amnésique ?
La réponse se trouvait dans les rêves suivants qu’elle fit : elle se rappela de son dernier rendez-vous avec Dimitri, sous les étoiles, avec l’espoir de vivre leur amour loin de leurs peuples ; puis elle entendit la conversation entre lui et son père, le comte Vespasien, le jour où ce dernier avait admis à son fils d’être responsable de la disparition de Tatiana. Enfin, une nuit, la jeune fille rêva de ce jour fatal où Dimitri s’était servi de l’Opus Ténébrus pour tuer son père, anéantir sa tribu… et devenir le comte Demetrio.
Horrifiée, Tatiana se réveilla en hurlant de terreur, le corps en sueur. Enfin les pièces du puzzle s’assemblaient : si Dimitri avait disparu de sa vie, c’était parce qu’il avait sombré dans les ténèbres… par désespoir ! Le comte Demetrio n’avait donc pas toujours été mauvais : c’était seulement la perte de celle qu’il aimait qui l’avait conduit à changer du tout au tout.
Le souffle court, sa mémoire à présent débloquée de tous ses souvenirs perdus, Tatiana n’arrivait pas à croire à la constatation à laquelle elle devait à présent faire face : son unique amour émanait en fait de son unique haine ! Depuis tout ce temps, c’était en fait son ancien amant qu’elle affrontait !
« Il est grand temps de mettre un terme à tout ceci. » songea-t-elle avec une détermination soudaine. « Je dois sauver Dimitri de l’influence de l’Opus Ténébrus et pour cela, l’Opus Luminus pourra me venir en aide… »
Le lendemain, les Anciens furent surpris en découvrant que Tatiana avait disparu, ainsi que l’Opus Luminus. Ils supposèrent rapidement qu’elle était partie affronter le comte Demetrio, comme à son habitude. Or, ils ignoraient que cette fois-ci, la jeune fille ne reviendrait pas parmi eux…
Environ une heure plus tard, Tatiana arriva au château du comte Demetrio, l’Opus Luminus serré contre sa poitrine. Bien que cet endroit la terrifiait en raison de son obscurité absolue, elle demeura calme et mit ses peurs de côté, déterminée à sauver Dimitri des ténèbres qui le dévoraient depuis trop longtemps.
Traversant les couloirs de la demeure du comte, Tatiana repoussa ses ennemis avec la barrière de lumière, une arme redoutablement efficace. Elle ne tarda pas à se retrouver face à son adversaire de toujours et celui-ci fut contrarié de voir que l’humaine avait réussi à pénétrer son château si facilement.
Le combat dura un certain temps puis soudain, Tatiana ouvrit grand son livre de magie et récita une incantation :
- Opus Luminus, chasse le mal et les ténèbres qui nous entourent ! Dimitri, il est temps que tu reviennes à la raison !
Le sort frappa le comte Demetrio de plein fouet et en l’espace de quelques secondes, tous les souvenirs heureux qu’il avait partagé auprès de Tatiana ressurgirent de sa mémoire et il comprit enfin qu’il s’agissait de la femme avec qui il était en train de se battre !
- AAAAAAAH ! hurla-t-il de douleur avant de disparaître lentement.
Son amante savait qu’il n’était pas mort : elle l’avait seulement affaibli pour qu’il puisse redevenir l’homme qu’elle avait connu auparavant. En effet, il réapparut au sol, non loin d’elle, son monocle brisé et ses vêtements froissés. Plus important encore : ses yeux avaient perdu leur sinistre couleur rouge et retrouvé leur bleu azur d’antan.
- Dimitri… ! l’appela-t-elle à voix basse tout en se précipitant vers lui. Au fond, elle espérait que son sort n’ait pas infligé trop de dommages à son bien-aimé. - Tatiana…, eut la force de murmurer ce dernier, n’arrivant pas à croire au miracle qui était en train de lui arriver : celle qu’il aimait était vivante, lui faisant face, ses grands yeux verts brillant d’amour et d’angoisse mêlés.
Cependant, lorsqu’il vit qu’elle commençait à se servir des pouvoirs de l’Opus Luminus pour le soigner, il la repoussa doucement, sachant qu’il était temps pour lui de payer pour les crimes qu’il avait commis :
- Non Tatiana, il est trop tard… Tu as gagné ce duel… Alors achève-moi…
La jeune fille ne put se retenir d’haleter d’horreur en entendant la demande de l’homme qu’elle aimait. Pourquoi lui ordonnait-il une chose pareille ?!
- Dimitri ! Pourquoi devrais-je faire ça ? Pourquoi ? Nous venons enfin de nous retrouver ! - Je le sais Tatiana…, grimaça le jeune homme avec douleur. Mais j’ai commis l’impardonnable… Je… Je l’ai créée… - Créé ? Qu’as-tu créé ? Attends… Ne me dis pas qu’il s’agit de… - Si, mon amour : j’ai créé l’Étoile du Chaos.
Tatiana demeura sans voix face à cette abominable nouvelle : maintenant que l’artefact avait pris vie, il allait tout détruire sur son passage !
- Dimitri ! Est-ce qu’il n’existe aucun moyen pour détruire l’Étoile ? s’exclama la jeune fille d’une voix suppliante, ne voulant pas voir son monde disparaître. - Il n’y en a qu’un seul…, répondit l’être des Ténèbres dans un soupir. Le détenteur de l’Opus Ténébrus doit ordonner au livre d’annuler ce qui a été fait. Mais il devra payer ce souhait de sa propre vie…
Comprenant ce que cela impliquait pour Dimitri, Tatiana ravala un sanglot, ne voulant pas voir mourir celui qu’elle venait à peine de retrouver. Mais une idée lui vint alors à l’esprit :
- Attends mon amour ! Je viens de penser à quelque chose… Les Anciens m’ont raconté que celui ou celle qui détenait l’Opus Luminus, avait le droit de faire un vœu et un seul. Si tu ordonnes à l’Opus Ténébrus de détruire l’Étoile du Chaos, alors je pourrai demander à l’Opus Luminus de nous unir à jamais, même à travers la mort, l’espace et le temps. - Tatiana… Tu crois vraiment que c’est possible ? Nous pourrions à la fois sauver notre monde et vivre enfin ensemble, comme nous l’avions autrefois espéré ? - Je le pense, Dimitri. De toute façon, nous n’avons plus le choix, il faut le faire : pour le bien de notre univers… mais aussi de notre amour.
Convaincu, le jeune homme hocha la tête, sachant que la situation devenait extrêmement urgente. Se faisant face à face, les amants tendirent chacun leur livre devant eux, ouverts, les faisant presque se frôler.
- Que ce qui a été fait par l’Opus Ténébrus soit défait sur-le-champ ! récita Dimitri d’une voix forte et claire.
Aussitôt, l’Étoile du Chaos apparut au-dessus du couple et commença à trembler et luir d’une violente lumière noire, tout comme l’ouvrage dans les mains de l’ancien comte Demetrio. Tatiana ne perdit pas de temps pour réciter sa propre incantation :
- Que l’Opus Luminus exauce le souhait des amants perdus en leur permettant de vivre ensemble éternellement !
Immédiatement, une intense lumière blanche illumina l’ouvrage de Tatiana, s’opposant à la lueur sombre de l’Opus Ténébrus. Les deux livres s'élevèrent au-dessus des deux jeunes gens, alignés avec l’Étoile du Chaos, et tous se mirent à trembler avec une violence redoublée. Comprenant que l’inévitable était proche, Dimitri et Tatiana se rapprochèrent pour se blottir dans les bras de l’un et l’autre avant de fermer les yeux.
Et puis, ce fut la déflagration : l’Opus Luminus et l’Opus Ténébrus s’unirent à l’Étoile du Chaos et tout explosa en une gigantesque lumière blanche mêlée de noir, envahissant la pièce ainsi que les maîtres des livres qui disparurent dans cet éclatant embrassement…
Les ouvrages avaient respecté la demande de Dimitri et Tatiana : l’Étoile du Chaos n’était plus, sauvant ainsi le monde de la destruction. Cependant, l’explosion de l’artefact n’avait pas tué les amants, comme le leur avait accordé l’Opus Luminus. Non, ils étaient toujours en vie, enlacés, perdus dans un tourbillon de fleurs de myrte blanches et de chatoiement lumineux…
Certes, Dimitri et Tatiana ignoraient ce qui allait advenir d’eux, mais ils étaient persuadés d’une chose : désormais, quoi qu’il leur arriverait, ils y feraient face, ensemble.
- Tatiana… Te rappelles-tu la promesse que nous nous sommes faites ce jour-là ? demanda doucement Dimitri à l’oreille de sa bien-aimée. - Oui, je me souviens…, lui répondit la jeune fille, se replongeant momentanément dans le passé. S’il existe un endroit où nous serons heureux ensemble, alors nous le trouverons.
Soudain, le tourbillon autour d’eux se calma et à la place, ils virent un grand escalier en cristal qui semblait monter droit vers le ciel. Se pourrait-il que leur monde idéal puisse se trouver en haut des marches ?
En tout cas, Dimitri en fut persuadé. Se tournant vers les escaliers, il tendit ensuite la main vers celle qu’il aimait, son regard débordant d’un amour sans nom :
- Tatiana… Le temps est venu pour nous d’honorer cette promesse. Me suivras-tu ? - Dimitri… Bien sûr…, murmura-t-elle en prenant sa main dans la sienne. Où que tu ailles, je serai toujours avec toi…
Sur ce fait, les amants autrefois perdus montèrent les marches et disparurent bientôt dans une brume de nuages vaporeux. Nul ne les a jamais revus.
En ce qui concernait l’Opus Luminus et l’Opus Ténébrus, les Anciens les avaient retrouvés dans l’ancien château du comte Demetrio, vraisemblablement abandonnés. Tandis que l’ouvrage maléfique avait de nouveau été scellé - et cette fois-ci définitivement pour qu’il ne tombe plus jamais entre de mauvaises mains - les Anciens avaient fait appel au pouvoir du livre lumineux pour découvrir ce qui était arrivé à Tatiana et au comte Demetrio. L’Opus leur avait alors dévoilé la tragique histoire d’amour unissant les deux jeunes gens et le sacrifice qu’ils avaient accompli pour sauver leur monde.
Aujourd’hui encore, tout le monde au village de Tatiana connaît la légende des amants maudits, dont l’amour avait été suffisamment fort pour vaincre l’Étoile du Chaos et ainsi empêcher leur monde de disparaître. Beaucoup étaient aussi persuadés que le couple était encore vivants, quelque part, ayant enfin trouvé leur lieu de vie tant espéré.
Et quelque part, au sommet de leur propre paradis, Dimitri et Tatiana vivaient heureux, enfin réunis à jamais.
Fin.
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