“Lire en levant la tête” Écrire une page (au maximum) à partir (ou contre) ce syntagme : « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? » Cette formule est tirée de Roland Barthes, « Écrire la lecture », in Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, (1984), Paris, Seuil, coll. « Points Essais », n° 258, 2015, p. 33. (consigne de Jean-Michel Devésa)
Perdue. Où suis-je ? Perdue. Il fallait s’y attendre, l’orientation m’est étrangère et c’est la première fois que je viens en forêt depuis fort longtemps, seule de surcroît. Mon panier à la main, je tourne sur moi-même dans l’espoir de reconnaître un arbre remarquable ou une souche identifiable. Même le petit chaperon rouge a plus de talent pour aller chez mère-grand. Moi, je n’arrive pas à rentrer chez mes parents. Mes parents… c’est pour eux que je suis ici. « Ma chérie, peux-tu aller ramasser des châtaignes pour le dîner de ce soir ? » Bien sûr maman, cependant pardonne-moi si je ne reviens qu’avec des tiques voire pas du tout. L’osier au poignet et la bonne volonté à cœur, me voilà partie. Un surplus de bonne volonté m’aura perdue. À la lisière des bois de l’après-midi, aucun marron ne m’apparaissait à l’horizon. Je dus m’aventurer au milieu des grands arbres qui perdaient peu à peu leurs feuilles en feu. C’est alors que j’avançais prudemment que j’entendis ce son salvateur ; non pas celui de la branche brisée qui me fit plus d’une fois sursauter mais celui plus doux de la chair écrasée. Une châtaigne rencontrait ma semelle, enfin ! Ses sœurs étaient toutes éparpillées autour de moi. Elles n’attendaient que ma main pour les ramasser. Je ne m’aventurai toutefois pas à m’approcher de leurs comparses pas encore écloses aux bogues aussi piquantes que la pointe d’un rouet. Accroupie sur l’humus, des petites trompettes jusque là invisibles m’apparurent. Une, deux, trois puis des dizaines et des dizaines de chanterelles. C’est en suivant leur chemin, telle une enfant gourmande, que je me suis perdue. Peut-être qu’en avançant encore un peu plus je trouverai une maison en pain d’épice. Heureusement que je n’ai plus l’âge d’être dévorée par une sorcière car la nature a repris ses droits sur mes traces que je ne peux plus suivre en sens inverse. J’ai tellement peur de prendre la mauvaise direction que je préfère rester sur place. N’est-ce pas ce qu’on entend toujours ? « Ne bouge pas et quelqu’un te trouvera. » Mais comment peut-on me trouver si personne ne me cherche ? Je m’adosse à ce qui doit être un chêne si j’en juge aux glands qui parsèment le sol. Le lichen me démange la nuque et va sûrement laisser des traces sur ma veste. Tant pis, ce n’est qu’un désagrément parmi d’autres. Au loin, les nuages s’amoncellent et s’obscurcissent. Le soleil, lui, a décidé de partir se coucher. Moi qui rêvais d’une nuit à la belle étoile… Mais, attends… si le soleil se couche, c’est que l’Ouest est par là ! Et le lichen… ce ne doit pas être une légende qu’il pousse toujours sur la face nord des troncs d’arbres. Donc, je suis toujours à l’Ouest et je ne dois pas perdre le Nord tout en ayant une vague connaissance de l’Est pour trouver la route qui, elle, est au Sud. La marche peut reprendre. Je n’ai pas le temps de douter que, déjà, je suis sortie du bois. À mon soupir de soulagement répond en écho dans le ciel le cacardement d’oies du Canada. Elles font partie des migrateurs comme les hirondelles, mes oiseaux préférés. Ces dernières me rappellent mon père qui les pointait du doigt lorsque j’étais petite : « Regarde, le printemps arrive en même temps que Poucette et son amie l’hirondelle. Profite avant qu’elles ne repartent vers les pays chauds à l’automne. » La cheminée de mon salon est ce qui se rapproche le plus des vagues de chaleur de ces contrées lointaines. La formation en V des oies semble me flécher la direction à suivre. Je les remercie en mon for intérieur. Le ciel me répond en un éclair qui illumine les nuages. Un, deux, trois… le tonnerre gronde. D’après mes savants calculs, la foudre est tombée à un kilomètre d’ici. La pluie, quant à elle, me donne un avant-goût du bain brûlant qui m’attend et un arrière-goût amer de la douche froide qui me surprend. Courage, il ne me reste plus qu’à descendre la route sur quelques centaines de mètres. Je reconnais au loin les lumières du village et presse le pas jusque chez moi. Au seuil de la porte, je me retourne vers la forêt ne sachant si je dois la haïr ou l’adorer pour m’avoir fait découvrir ses charmes. Je préfère m’en remettre au ciel. Je lève les yeux et vois pour la première fois l’étoile du Berger me faire un clin d’œil et la Grande Ourse se refléter sur ma peau.
Comments