"Carnation". Écrire au maximum une page A4 “inspirée” par La Grande Odalisque d’Ingres. (consigne de Jean-Michel Devésa)
Il était une fois une maison dans un lieu reculé où les nuages ne cessaient de s’amonceler. Dans cette maison vivait seule une jeune femme qui passait sa vie à répéter les mêmes gestes. Malgré la pluie qui tombait presque inlassablement, elle devait partir chercher de l’eau à la rivière tous les matins pour alimenter son foyer.
Un jour, elle vit un poisson échoué sur la rive boueuse, là où ses seaux de bois étaient posés. Elle se demanda comment cette créature aquatique avait pu atterrir dans un endroit où il n’était pas censé être et qui le mettait à l’agonie. Elle attarda son regard assez longtemps sur le petit poisson pour le voir cligner de l’œil. Il était encore vivant. Délicatement, elle le prit dans ses deux mains et le rendit à la rivière. Le poisson sembla se réveiller d’un sommeil de cent ans et d’une pirouette, il plongea. La jeune femme eut juste le temps de voir ses écailles argentées s’effacer sous l’eau dans un éclair. Elle sourit puis reprit sa tâche initiale. Elle venait de reposer à terre ses seaux désormais remplis qu’un léger mouvement se forma à la crête de l’eau. La tête du poisson argenté apparut à la surface. Il se dirigea vers la rive et déposa aux pieds de la jeune femme une perle aussi laiteuse que sa peau. Elle la fit rouler sur sa paume et découvrit le chatoiement de la nacre. De retour dans la maison, elle fit de la perle une broche qu’elle glissa dans sa brune chevelure pour en retenir ses cascades.
Le mois suivant, la pluie se déchaîna en tempête et l’orage éclata dans toute la vallée. Alors qu’elle revenait de la rivière, la jeune femme vit des flammes s’élever d’un mûrier blanc que la foudre avait frappé de son ire et que la pluie incessante ne suffisait pas à éteindre. Elle lança l’eau de ses seaux sur les feuilles et les branches pour les préserver de la destruction. Comme l’incendie persistait encore, elle prit de la terre à pleines poignées dans l’intention d’étouffer le feu. Après des heures de travail acharné, elle ne sentait plus son corps mais l’arbre respirait encore. A son retour dans la maison, la jeune femme dormit le reste de l’après-midi et la nuit jusqu’au lendemain. C’est là qu’elle découvrit sur le pas de sa porte une grande quantité de cocons que les vers à soie qui vivaient dans le mûrier lui offrirent pour la remercier de les avoir sauvés. Grâce à ce présent, la jeune femme confectionna un tissu ocre aux mêmes échos que les reflets du soleil d’autrefois qui jouait dans ses cheveux. Elle cousit ce tissu en une large tunique qu’elle enfila pour couvrir son corps nu.
La semaine suivante, pendant qu’elle balayait la poussière dans la lumière déclinante du soir, elle entendit le chant blessé d’un oiseau qui traversa sa fenêtre, son aile droite brisée. Émue par son infortune, elle le recueillit dans sa maison, le nourrit de graines de sésame, de tournesol et de sucre et lui fabriqua une attelle pour l’aider à se rétablir. Le temps qu’il puisse de nouveau s’envoler, la jeune femme et l’oiseau s’apprivoisèrent l’un l’autre par le chant et les soins. Doucement, il sifflait des airs tristes ou joyeux qui résonnaient entre les quatre murs de la maison. A ces sons, elle se surprit à esquisser un pas de valse. Mais vint le jour auquel l’attelle devint plus un empêchement qu’une aide. Libéré de sa blessure, l’oiseau battit des ailes, monta jusque sous le toit, redescendit se percher sur l’épaule de sa compagne puis s’envola par la fenêtre par laquelle il était arrivé des semaines plus tôt. La jeune femme resta là, seule comme avant, sans mélodie pour accompagner le bruit de la pluie. Les gouttes s’infiltrèrent à l’intérieur et sortirent de ses yeux en grosses larmes qui coulèrent le long de ses joues et s’écrasèrent sur le plancher.
Le lendemain, elle ne remarqua ni la danse du poisson gris dans la rivière, ni le bruissement des vers à soie dans le mûrier blanc. Pourtant, après le coucher du soleil, allongée dans son lit, elle entendit les trois coups frappés à sa porte. Un jeune homme, un inconnu, se tenait là, un bouquet de plumes vert-azuré des mêmes nuances que celles de l’oiseau à la main. Ils passèrent la nuit à parler d’eux et des terres que le jeune homme avait parcouru dans le ciel. Grâce à ses longs vols, il avait pu établir des cartes du monde entier. Au terme de leur conversation, la jeune femme et l’oiseau réincarné décidèrent de s’en aller, loin de la maison isolée. Les nuages s’organisèrent en secret pour célébrer leur départ. Il laissèrent filtrer des brins de soleil dans la bruine du matin. Pour la première fois depuis une éternité, toutes les couleurs s’alignèrent pour dessiner un arc dans le ciel qui allait du violet qui pulsait dans les veines de la jeune femme au rouge carmin qui rosissait ses joues. La jeune femme et le jeune homme, main dans la main, prirent ce chemin pavé de couleurs en direction d’un nouvel horizon.
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