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Photo du rédacteurKama Datsiottié

Au nom du père


Je dois beaucoup de choses à mon père. En premier lieu ce que je suis devenu aujourd’hui, à savoir un psychanalyste parisien renommé. En sus, ou plutôt devrais-je dire, en dépit de mon instabilité chronique, ou à moins que ce ne soit grâce à elle. Et pourtant, je reviens de loin. Voici mon histoire :


Il faudra tuer le père...


Combien de fois ai-je lu dans des livres cette petite phrase qui a tout sauf rien d’anodine. Ou entendue dans la bouche de mes patients. Parfois il m’arrive de dresser une pathologie à l’égard des auteurs que je lis. Déformation professionnelle sans doute. Toujours est-il que je le fais bien malgré moi… Je voudrais pouvoir déconnecter moi aussi des fois.

Tuer le père : ça peut paraître quelque peu abrupt et violent au prime abord que cette maxime, pourtant elle est on ne peut plus vraie. D’ailleurs, à force de l’entendre dans les chansons de Saez (1), j’en ai presque perdu le nom de l’auteur véritable (2). Toujours est-il que les chiens ne font pas des chats.

C’est ce qu’on apprend en fac de psycho et on nous en rebat les oreilles à longueur de journée : le rapport conflictuel père/fils. C’est notre sacro-sainte doctrine et n’y voyez rien de religieux ou de superstitieux là-dedans. Ce complexe œdipien qui date de l’Antiquité a été mis en avant par Freud. C’est notre père spirituel à tous. Il avait de fait vu juste en prenant le texte originel de Sophocle Œdipe Roi comme un texte fondateur de la psychanalyse. Tout découle de là. De notre amour frustré puisqu’interdit pour notre mère, et de l’éloignement froid et proportionnel de notre père, son manque d’amour, pour ne pas dire sa violence même.

La vie nous fait nous dresser l’un contre l’autre comme des rivaux. En vérité la relation père/fils est une impossible cohabitation. En grandissant, cela est d’autant plus flagrant.

Passé l’âge de douze ans (et les premiers émois solitaires masturbatoires), le père se voit soudainement mis en danger et donc a fortiori menacé, par la propre chair de sa chair, au fur et à mesure que pousse sur le menton de son tendre rejeton une étrange menace duveteuse.

Passé ce moment-là, tout devient conflictuel, pénible et douloureux. Surtout pour le plus jeune d’entre eux, à savoir le fils qui constitue pourtant et paradoxalement à ce moment précis, son Moi adulte.

Pour ma part, cela a pris la forme sournoise d’un harcèlement moral lancinant. Bien entendu, je n’en avais pas encore foncièrement conscience. Je me disais que c’était dans l’ordre des choses sans doute et donc une situation tout à fait normale que ce rapport houleux et conflictuel père/fils. Je n’osais pas en parler autour de moi. J’avais éminemment tort...

Remarquez bien l’attelage que j’opère dans ma démonstration ici, je ne dissocie jamais les deux, car pour faire un fils il faut un père et inversement pour faire un père il faut un fils. De même, une fille ne rencontrera jamais ce genre de heurts avec son père, il y a une sorte de neutralité tacite et d’inversion spontanée qui s’opère alors avec la mère.

Quoique, en règle générale, les mères s’entendent plutôt bien avec leurs filles (sauf exceptions contraires à la règle). La notion de conflit parent/enfant est donc par voie de faits exclusivement masculine. Et c’est bien là tout le nœud du problème. La psychanalyse aidant à tirer le bout de la pelote pour remonter à l’origine même du trauma qui s’inscrit également dans une sorte de fatalité. Un peu comme la belle Hélène tisse sur son fil chaque jour le même ouvrage, en le défaisant à loisir une fois la nuit venue.

Après, en grandissant, j’ai fait ma propre introspection, ma propre analyse là-dessus. L’âge aidant on devient foncièrement plus sage et donc clairvoyant.

La clairvoyance est d’ailleurs un thème majeur dans l’œuvre de Sophocle, Cocteau (3) ou encore Voltaire, qui ont repris à leur compte ce mythe œdipien. C’est l’oracle que l’on consulte. C’est le devin Tirésias qui est pourtant aveugle. Ce sont les yeux crevés par Œdipe lui-même, fou de douleur, une fois qu’il y voit paradoxalement plus clair. Lorsqu’il se rend compte du destin cruel tendu par les dieux comme une toile d’araignée qu’il n’a pas su éviter, puisque entre leurs mains, il n’est qu’un simple jouet.

Cette notion de fatalité, du reste, m’a accompagné toutes ces années, et je l’ai portée comme un fardeau, comme Jésus portant sa croix ou bien encore comme Sisyphe poussant inlassablement son rocher en haut d’une montagne ou bien Prométhée, attaché à un rocher dont le foie est dévoré chaque jour par un aigle cruel. Encore et encore. Encore et toujours.

Ceci dit, ces mythes fondateurs sont comme ceux d’Œdipe, ils sont là pour nous expliquer quelque chose de fondamental, il s’agit ni plus ni moins de la mémoire universelle de l’humanité, de notre mémoire collective ; et on doit en tirer nos propres enseignements. Elle agit de façon didactique et élévatrice sur nous-même.

Elle est pas belle la vie ? Voilà ce que mon paternel me rabâchait à longueur de journée. Lorsque je mettais les pieds sous la table et partageais avec lui le repas familial, en compagnie de ma mère, de mon frère cadet et de ma petite sœur.

J’étais par la force des choses le premier de la fratrie, en d’autres termes, c’est moi qui payais les pots cassés. Ceci explique sans doute cela, et tous les soins particuliers que mon père m’apportait. Du reste, mes parents ne se gênaient pas pour me dire que je n’étais qu’un vulgaire brouillon (mais le pensaient-ils vraiment ? Ou plutôt, se rendaient-ils compte du mal qu’ils me faisaient en lançant ce genre de remarque sur le ton de la plaisanterie, qui n’avait pourtant rien de drôle).

Elle est pas belle la vie, elle est pas belle la vie ! quand plus tard étudiant en fac d’histoire, faute d’ambition et/ou de motivation, ma mère me passait un sac de provisions pour la semaine de cours sur Nantes en Cité U à Launay-Violette. De quoi me couper définitivement l’appétit.

Dis-moi ce que tu veux qu’elle me disait. Je ne manque de rien que je répondais inlassablement. Donne-moi ce que tu veux, je ne vous réclame rien… Si tu veux me donner, donne, sinon, pas grave. Pour couper court à toute discussion afin d’échapper aux sarcasmes et aux remarques désobligeantes et rabaissantes de mon père au moment même où je sortais de la cuisine avec le sac plein de nourriture.

Cette foutue motivation que mon père avait pris lui-même le soin de m’enlever à coups de punitions injustes et d’absurdité. Ainsi que le goût du rire et toute envie de sourire… Néanmoins je ne mouftais pas, je faisais profil bas… Je prenais sur moi et c’est sans doute ce qui m’a à la fois paradoxalement fragilisé et endurci.

Bon sang, combien de fois ai-je pleuré le soir venu, protégé par l’apparente et protectrice obscurité, en haut de mon lit superposé, et songé à fuguer. Tout laisser derrière moi. Ne laisser aucune trace. Ne pas revenir en arrière.

Combien de fois alors, en repensant à ma mère, à mon frère et à ma sœur, j’ai aussi pleuré, et n’ai pas eu d’autres alternatives que de rester. Encore aujourd’hui j’écris quelques poèmes et textes pour épancher mes peines. Les cicatrices sont toujours béantes et je fais en sorte de les laisser ouvertes. Volontairement. Pour pouvoir puiser en elle ma propre inspiration. Voici deux poèmes que j’ai écrits durant ces dernières années et qui parlent pour eux-mêmes :


Tuer le père


Il faudra tuer le père

Un jour où l’autre

pour briser nos chaînes

qui nous entravent l’esprit

comme une maladie congénitale

ou une dégénérescence totale

qui finira par nous clouer

tétraplégique

sur un fauteuil

les tares

les souvenirs

les remords

les pleurs

nos peurs

il faudra balayer tout ça

devant sa porte

et midi !

et minuit !

sans oublier son parapluie

pelleter la neige qui nous submerge

et efface toutes traces de nos pas

dans le blizzard hurlant

les chaussures crissant

et s’enfonçant profondément

pourtant

dans cette chair molle

du passé

lourde de sens

immaculée

attendre angoissé

dehors et frigorifié

le retour de la mère

sur son cyclomoteur

guetter chaque instant

l’oreille aux aguets

dans un espace

de semi-liberté

regarder la nuit venue

les étoiles dans le ciel

défiler comme dans un vieux film

en noir et blanc

et croiser ses yeux à lui

une fois la porte ouverte

le regard sévère

la main lourde

toujours

la petite veine sur les tempes

et sa grosse voix qui ordonne

pleine de colère

pour un oui

ou pour un non

pour un bonjour oublié

ou plein d’insolence

un regard jeté de travers

les genoux au sol

les mains sur la tête

comme un enfant crucifié

à des lois sévères et imbéciles

injuste enfance

avilissante éducation

la main dans le dos

pour se brosser les dents

ne pas s’appuyer sur l’évier

ne pas recevoir d’appels

resté enfermé dans sa chambre bien docile

comme un chien aboie dans sa niche

et se mord la queue

le front baissé

le regard effrayé

courant sur le sol

pour fuir son regard à lui

le martinet

les coups

les frustrations

les humiliations

ne pas parler à table

faire pénitence

écouter les hurlements du silence

entrecouper l’instant

ses menaces

de le retrouver un jour pendu

dans le garage

garder en tête cette image

tout comme le harcèlement moral

de profiter de la vie

au détriment

d’autrui

d’être un parasite

un moins que rien

un pédé

et toujours la même ritournelle

en guise de chanson :

« elle est pas belle la vie ? »

l’entendre pleurer le soir entre les draps

comme un homme brisé

le manque de repère

les brise-lames

lâchés à bride abattue

dans les quarantièmes rugissants

comme un cheval sauvage

rendu fou

ou bien

piqué par une mouche

et galopant sur la plage

à la rencontre des vagues

passer un cap

celui de l’adolescence

oui un jour

il faudra tuer le père

pour devenir un homme

ou bien quelqu’un

reproduire les mêmes schémas négatifs

boire tout son soûl

jusqu’à en devenir fou

et oublier

d’où l’on vient

et où l’on va

ne pas aller travailler

rester couché

du soir au matin

sans repère

sans volonté

sans unité

particules de nous-même

éclatées

détruites

annihilées

mais on n’oublie pas

on n’oublie rien

les cicatrices sont

béantes

boire un coup à sa santé

enfin

lever un toast jusqu’au ciel !

En prenant la lune pour témoin

aujourd’hui mon père a 62 ans

il est toujours en vie

je n’ai pas eu le courage

et j’ai préféré la fuite

comme un lâche

mon paternel vous voyez

avait raison

je ne le vois plus depuis un an

et c’est tant mieux

je ne me réveille plus en sueur

la nuit

submergé par l’angoisse

les cauchemars

qui nous assaillent

l’esprit tourmenté

sans une seconde de répit

le corps moite

le cœur lourd

je ne l’appelle pas

à quoi ça sert tout ça ?

Tous ces bons sentiments ?

Jouer à faire semblant

de toute façon

nous n’avons jamais rien eu

à nous dire

au fond nous sommes comme deux étrangers

que l’amour d’une mère

a séparés...


Cendre et poussière


Blessé dans la chair

De ma chair

Je suis un homme tombé

Au combat

Le visage défiguré

Des cicatrices

Plein les bras

À fleur de peau

Ou à couteaux tirés

Le sourire dessiné

À la craie

Sur le fil du rasoir

Le nœud pap’

En guise de corde

Ou bien suis-je

Une bouteille de gaz

Prête à exploser

Comprenez bien

Que je suis mal dans ma peau

Je suis un écorché

Les nerfs à vif

À me battre contre moi-même

Dans un combat perdu d’avance

Devant ma vie

Ma mère se désespère

C’est que je dois sans doute

Être par trop

Désespéré

Mélancolique

Et une cause perdue

Je suis bon à enfermer

Comme Antonin Artaud

À me passer la camisole de force

Pour me soigner à grands renforts

D’électrochocs

J’ai des pulsions parfois

Des envies de meurtre

De tuer le père

Solder mes comptes avec

Mon géniteur

Ou bien

Sans doute

Me tuer moi-même

Me mettre hors-la-vie

Pour plus souffrir

Dans la chair de ma chair

Dans mes entrailles béantes

Mes yeux sont asséchés de larmes

Le mascara coule

Sous les paupières

Et les cicatrices à mes bras

S’ouvrent terrifiantes

Pour m’attirer au fond d’un gouffre

Je me perds

Dans l’alcool

À toucher le fond

Parmi mes semblables

Les paumés

Dans les bas-fonds

Les marginaux assoiffés

Défilent dans ma maison

Ainsi que les filles de joie

Mais aucun corps chaud

Ne me réchauffera

Aucune chaleur humaine

Aucun amour

Aucun je t’aime

Je dois sans doute avoir une araignée noire

Au plafond

À tisser sa toile

Dans laquelle je m’empêtre

À chaque jour que Dieu fait

Et que mon soûl défait

Jusqu’au lendemain

Avec d’horribles visions

Des migraines atroces

Et sans nom

La tristesse est pour moi une consolation

Ça veut dire entre autres que je suis vivant

Mais pourtant

Je n’arrive plus à trouver la paix

Je n’arrive plus à fermer les yeux

Sans faire de cauchemars

L’insomnie me gagne

Et la déchéance gagne sur moi

C’est un cercle vicieux

Un serpent de feu

Qui se mord la queue

De même

Ma mâchoire veut mordre

Dans la viande tendre

De cette main

Que tu me tends

Tu veux me venir en aide

Me sauver

Me relever de la rue

Mais pour quoi faire ?

Je suis mon propre prédateur

Mon principal ennemi

Et je vise l’autodestruction

À petit feu

À doses de lendemains

À la gueule de bois

Qui déchantent

À me tordre de douleur

Par terre

Devant la cuvette des chiottes

À dormir dans mon propre vomi

Et à nettoyer chaque jour

Les traces de mon inaptitude

De mon inconséquence

Et sans doute même

De ma Folie

Mais c’est ainsi

Je ne peux pas lutter contre ça

Je dois m’efforcer de ressembler

À ce reflet qui me fait face

Devant la glace

Et que tu vois en moi

Un fantôme de solitude

Ou bien encore

Un clown triste

Qui me fait la grimace

Et qui hurle profondément

En trouant le silence obscur de la Nuit

Comme le cri de Munch

Putain ! Bas les masques !

Je ne suis pas une bonne personne

Je suis un être fragile

Égoïste

Abject et froid

Pars pendant qu’il en est encore temps !

Ou sinon je ne réponds plus de rien

Tu pourrais même alourdir

La liste des dommages collatéraux

Puisque je veux entraîner dans ma chute

Un maximum d’innocents

Pour me rendre le rire encore plus cruel

La Folie plus acceptable

On retrouverait ton cadavre

Un beau jour

Au fond d’un jardin

Dans un fossé

Au fond d’un ravin

Ou bien dans une cave

Enterré

Et à moitié nu

Au fond je suis un chien fou

La mâchoire carrée

Et les crocs en avant

Prêt à mordre

À croquer dans cette chienne de vie

À déchiqueter cet enfant que tu me tends

Et dont tu prétends que je suis le père

Mais je n’ai ni père ni mère

Je les ai moi-même étranglés de mes propres mains

Afin de me tuer moi-même

Tuer le mal à la racine

Ne pas laisser la Pieuvre géante planter

Ses tentacules sombres en moi

Non décidément

Rien

Ne me sauvera

Je suis irrécupérable

Je peux crever la bouche ouverte

Me noyer dans la mélancolie

Ou bien dans l’alcool

Plus personne ne s’en souciera

J’ai fait le vide autour de moi

À jouer au Caïd

Que je ne suis pas

Mais au fond j’ai faim

J’ai soif de vivre

J’ai peur

Peur du noir

Peur de la Mort

Peur de ce qu’il y a après

Et de découvrir qu’en fait

Après

Il n’y a plus rien

Plus rien d’autre

Que la lumière qui s’éteint

Et que tout s’efface à rebours

Le petit fil de ma vie merdique

Sans ambition

Sans joie aucune

Sans amour et sans regret

Jusqu’à remonter à Mes souvenirs d’enfant

Avant le drame familial

Quand tout allait bien

Je peux donc aller la conscience tranquille

Mes pulsions me dévorent de l’intérieur

J’imagine déjà les flammes

Jaillir de moi

Déchirer la Nuit

Comme dans un feu de joie

Et vous danserez tous bien en rond

Tout autour de moi

Je retournerai alors à la matière

Le cœur et l’esprit enfin apaisés

Cendre et poussière…


Je me plais à cultiver ces failles, car je me destine à une carrière à la Céline, à la Winkler ou bien encore à la Cyrulnik. Cumuler les deux activités : d’un côté mon métier de psychanalyste (que je dois en grande partie à mon père, à force de souffrance et d’observation) et de l’autre, celui de mes aspirations littéraires récentes, notamment en matière de poésie (et qui résulte aussi des traumas de mon enfance). L’écriture pour moi est une forme exutoire et une sorte de guérison. Je transforme le négatif de la pellicule de ma vie en quelque chose de positif, de façon résiliente. A savoir un recueil de poèmes, pour mieux enterrer mes vieux démons du passé. Toutefois je ne ferme pas la porte à double tour pour autant, je la laisse entrouverte. Afin de ne pas oublier. Et d’y puiser à loisir, l’angoisse, la peur, la folie ou bien encore la mélancolie. Toutes ces souffrances sont pour moi génie ! Ce sont les humeurs des Anciens à l’Antiquité. La bile noire et amère de la mélancolie qui pousse à la poésie et à la création poétique. Je est un autre se plaisait à dire Rimbaud (4), et moi aussi j’ai fait en sorte de me dérégler totalement et d’opérer ainsi ma transformation.

Au fond, c’est grâce à mon enfance et à mon adolescence conflictuelles que je suis devenu l’homme que je suis aujourd’hui. En un mot, cela m’a construit. Bien que pourtant mon parcours de vie soit chaotique.

Comme disait Bukowski (5) lui-même, des fois je me sens minable car son sang coule dans mes veines (en parlant de son père qu’il haïssait tant lui aussi). A bien des égards je pense exactement la même chose, mais aussi à une certaine reconnaissance, car j’ai pleinement conscience qu’il m’a façonné (à son image sans doute et bien involontairement). Je suis brun et dégarni comme lui, les mêmes yeux verts et clairs mais hélas myopes, les jambes arquées, la pilosité prononcée, la même barbe aux reflets roux, blancs et gris. Sa connerie est imbriquée dans mes gènes. Je suis les mêmes chemins de traverse et détestables que lui, l’alcool, la violence intérieure, et parfois même la Folie ! Seulement lui n’était qu’ouvrier, et moi je suis psychanalyste donc j’arrive quelque peu à me soigner, de plus l’écriture est pour moi cathartique. C’est en quelque sorte l’exutoire que mon père n’a jamais eu. Non, lui n’a eu que les mauvais travers de l’alcool et il a mal tourné comme le vin, qu’il avait le plus souvent mauvais.

J’étais son éternel ennemi qu’il devait par-dessus tout neutraliser. De peur sans doute que je lui vole sa femme, et donc accessoirement ma mère, ou bien encore que je lui plante un couteau dans le dos. Il en avait l’intuition (sans doute soufflée par l’oracle de Delphes). Comme si cela était gravé à l’intérieur des gènes père/fils. Le complexe d’Œdipe ni plus ni moins, qu’ont analysé les plus grands psychanalystes avant moi, en s’appuyant sur les travaux de Sigmund Freud.

De fait, enfant et adolescent, il ne s’en prenait jamais à mon jeune frère, encore moins à ma sœur (puisqu’elle était fille et non homme), bien au contraire, il lui passait tout, le moindre caprice, la moindre insulte même. Il lui mangeait littéralement dans la main. Elle avait du reste sa chambre pour elle toute seule. Tandis que nous, nous partagions notre petite chambre à deux. Elle était sa petite préférée en quelque sorte. Et même encore maintenant. Nous, ses fils, un simple regard de travers et ça devenait l’enfer. Elle se permettait tant de choses que jamais nous n’aurions osé nous permettre. Il ne s’est du reste pas caché récemment en nous disant qu’il s’en foutait de nos enfants (les miens et ceux de mon frère), et que pour lui ne comptaient que les enfants de ma sœur ! Pardi ! Des filles. Cela ne m’aurait pas étonné. Je me suis d’ailleurs souvent posé la question si mon père n’avait pas quelques penchants incestueux pour les petites filles…

Enfin bref. Je me suis détaché de mon tourmenteur et de mon bourreau depuis quelques années maintenant. Je m’en porte d’autant mieux. Plus aucuns cauchemars et nuits blanches à mon actif. Depuis deux ans que je ne le vois plus, littéralement je revis.

Je n’ai pas épousé ma mère, encore heureux, et j’ai été ravi qu’elle rencontre un autre homme et divorce de mon père, même si au début je voyais leur séparation d’un bien mauvais œil, sans doute du fait de l’endoctrinement que j’avais reçu durant tout ce temps. Lorsque je me brosse les dents encore aujourd’hui, je garde toujours cette fâcheuse habitude résiduelle de mon enfance de mettre ma main libre dans le dos afin de ne pas m’appuyer sur le rebord de l’évier (car cela aurait pu le casser, imaginez !). Je me suis mis en couple néanmoins avec une Bretonne, qui rappelle à bien des égards les origines de ma tendre mère. Brune comme elle par ailleurs.

Ma belle-sœur quant à elle est petite et brune et tout le portrait craché de ma mère, à croire que mon frère lui aussi souffrait du même syndrome. D’ailleurs, quand je suis parti (un peu forcé, car à 18 ans il fallait quitter le nid !), mon frère se réjouissait de récupérer la chambre pour lui tout seul. Je l’avais alors mis en garde, que le prochain souffre-douleur sur la liste, ce serait lui. Le prochain rival affectif de notre paternel. Il ne me croyait pas mais il a vite déchanté… Lui aussi a très vite pris son envol peu de temps après. Face à l’enfer qu’il vivait. C’est la vie que voulez-vous, ou bien l’énigme du Sphinx. A contrario d’une mère poule un peu trop aimante, envahissante, et je dirai même presque étouffante, le père n’en devient que plus jaloux, haineux et odieux avec sa progéniture, car se sentant délaissé par sa propre femme, il reporte toute son amertume sur l’objet de cet amour maternel.

Bref, vous m’aurez compris, Freud avait raison (6). Nous sommes tous des Œdipes en puissance. J’en suis en quelque sorte la preuve vivante ! Bien que pourtant je ne sois ni parricide ni incestueux, et que contrairement à Œdipe lui-même, j’ai eu pleine conscience de ce tourment au moment même où je le vivais, de par mon sens de l’observation et ma clairvoyance… Ce n’était pourtant pas faute d’en avoir été averti (par l’oracle ou bien encore la prophétie) !

La voix dans le début de la Machine infernale de Cocteau : « Il tuera son père. Il épousera sa mère. » / Ou encore dans la scène IV de l’acte V d’Œdipe de Voltaire : « Le voilà donc rempli cet oracle exécrable dont ma crainte a pressé l’effet inévitable ! Et je me vois enfin, par un mélange affreux, Inceste et parricide, et pourtant vertueux. »

Mais en réalité il faut prendre cette invitation (voire nécessité) à tuer le père dans le sens imagé. Selon Freud en vérité, pour devenir un homme, il faut tuer le père de façon symbolique. S’émanciper de sa tutelle et de la menace invisible qu’il représente pour notre propre épanouissement personnel. En somme, le père est à la fois un modèle paternel et un obstacle existentiel. C’est là toute l’ambiguïté de la relation père/fils, et il y aurait encore tellement de choses à dire que ces dix pages n’y suffiraient pas.

Je vous laisse donc là toutes à mes réflexions, en espérant également avoir suscité les vôtres. Si par malheur (ou sans doute bonheur), vous vous sentiez l’envie de parler à quelqu’un d’éminemment compétent, n’hésitez pas à prendre rendez-vous à mon cabinet médical sis rue Vaugirard. Ma secrétaire se fera une joie de vous accueillir. Je consulte exclusivement les mardis et jeudis de douze à huit. En sus, si vous venez avec un exemplaire de ce livre-ci, je me ferais une joie de vous le dédicacer et d’appliquer une réduction de vingt pour cents sur votre consultation.

Avec mes amitiés les plus déontologiquement intéressées…


Dr Kama Datsiottié


Crédits : Oedipus and Antigone d’Antoni Brodowski (1828) - Musée nationale de Cracovie (Pologne), huile sur toile, 293 cm x 191 cm


(1) Jours étranges (1999) et Jeunesse lève-toi (2008), chansons de Damien Saez

(2) Sic Sigmund Freud, mais aussi un livre d’Amélie Nothomb, Tuer le père, Albin Michel, 2011

(3) La Machine infernale (1932) de Jean Cocteau / Œdipe de Voltaire (1718) / Œdipe roi de Sophocle (- 425)

(4) Lettre au Voyant (15 mai 1871, lettre envoyée à Paul Demeny)

(5) Born into this ( 2004, film documentaire de John Dullaghan)

(6) L'Interprétation des rêves, paru en 1900



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