Écrire (au plus) une page (A4) en commençant par la formule empruntée à André Breton : "il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme" (dans "Nadja"). (consigne de Jean-Michel Devésa)
Il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme, alors qu’ils sont tous morts depuis longtemps. Une seule de ses phrases a suffi pour l’oublier, ce jour où il a dit que j’étais mort et que lui vivait. Pourtant j’ai tout traversé, des océans aux continents, des asiles aux foyers. J’ai entendu les cloches répondre aux cloches du passé, les pères prendre la main de leurs fils dans les rêves qu’ils ont oubliés. Où es-tu maintenant ? Dans quels mondes de plastique et de métal t’enterres-tu ?
La première fois que je t’ai vu, j’étais resté sans voix devant les ailes ouvertes de tes yeux. Je croyais rencontrer un père qui n’avait pas de fils, j’ai trouvé un fils qui n’avait pas de père. Dans le silence qui a suivi ton premier sourire, je t’ai regardé et tu m’as vu ; je savais tout du monde, je ne connaissais rien de celui qui me fixait là… J’ai suspendu mes voyages à tes lèvres balbutiantes, je suis resté entendre tes gazouillis dont je recueillais les histoires. Le monde autour n’avait plus d’autre limite pour moi que la porte de ta chambre. Tu étais mon miracle, le vivant trouvé parmi les morts.
Au début je n’y prêtais pas garde, j’ignorais les dangers que soulevait ma présence. Je réalise après des années ce qui s’est passé en toi, je reconnais les marques de la vie fuyant tes yeux qui s’habituaient au soleil et aux « moi, je ». Je ne le sais qu’aujourd’hui… tu mourrais. Dans ton grand âge, je t’ai entendu la prononcer, cette phrase terrible, devant ta famille : je serais mort, et toi vivant. J’ai quitté ma place autour de la table pour me fondre avec les murs ; depuis, j’attends là. Au début, j’ai espéré que tu reviennes sur ta parole. J’observe à présent, je t’observe toi et tes morts, chaque jour qui passe. Vous n’avancez que pour répondre au désir ou à la peur, vous n’ouvrez la bouche que pour vous faire exister. Vous courez sans cesse pour rattraper le temps que vous perdez à contourner l’Essence qui vous entoure, de peur de vous transformer à son contact : votre seul espoir d’avenir est de conserver votre mort intacte. Ainsi, c’est pour te préserver qu’à ta mort tu m’as quitté. Je te pardonne, tout comme je sens que je dois te laisser à présent… L’être pour lequel je me suis arrêté autrefois n’est plus.
Parti à la découverte du monde, je contemple des morts et des vivants, des maisons d’un bleu forêt enluminées à la chair des légendes, des arbres pour un jour et des phalènes millénaires, des toits en soleil et des rues pavées de couleurs. Le voyage a pris un instant de mon existence, mais toi il t’aurait fallu te renouveler cent fois pour le mener. Un jour comme les autres, pourtant, voici que je t’entends m’appeler. Mon cœur se serre à ton souvenir. Aussitôt, pour toi, je traverse l’espace par le temps et te trouve blanc sur un lit blanc. Il fait nuit. Les yeux mi-clos, tu me fais signe d’approcher, alors je place ma main avec précaution sous la tienne afin de ne rien mélanger… pourtant cette main, c’est toi qui la serre avant de me parler : « Mon ami… toi qui as toujours été là, dans l’ombre, en silence… » Je le laisse reprendre son souffle. « Je voudrais te dire que j’avais tort, le jour de mes sept ans, d’annoncer que de nous deux, le mort c’était toi. Regarde-nous, aujourd’hui… » Sa toux se teinte de rire. « Je crois bien que je pars en voyage vers l’inconnu… si tu m’as pardonné depuis toutes ces années, veux-tu bien m’accompagner ? » Les barrages que j’avais placés, contre lui, tout ce temps dans les murs, se sont libérés comme le flot de mes larmes d’argent se mélangeant à son buste. En ce jour, pour la dernière fois, j’ai fermé ses yeux et l’ai guidé dans le dernier de ses rêves, comme un père parti vers l’avenir tenant la main de son fils. Au fond, qui peut dire qu’il est vivant ?
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