Une silhouette, recroquevillée sur elle-même est assise sur le sol de la pièce. Sombre et humide, seul le bruit des gouttes tombant une à une est perceptible. Si l’on s’approche de ce corps, peu couvert, on devine une présence, amaigrie, presque invisible. Ce peu de tissu laisse entrevoir des côtes saillantes. Cette jeune femme, autrefois reconnue pour sa dite maléfique beauté, revêt une apparence squelettique proche de la mort. Enchaînée, ses poignets sont liés entres eux, fermement fixés. Des blessures recouvertes de sang séché les sillonnent. Ses mains sont jointes, on pourrait croire qu’elle prie, appelant l’aide de celui qui l’a conduite dans cette geôle, cette ancienne cave devenue prison. Elle n’a aucune notion du temps, elle sait juste que ça fait longtemps. Longtemps que son corps dépérit, disparaissant tout simplement. Les yeux bandés, elle ne peut voir ce lieu, le dernier endroit qu’elle foule. Elle entend encore cette goutte de pluie. Les frissons sur ses bras trahissent l’humidité de la pièce. Elle ressent le froid, s’infiltrant entre les coutures de son vêtement et de sa peau. Clervie tente de percevoir ce qu’il l’entoure.
Le temps n’est pas son allié, bien plus d’une semaine qu’elle est ici. Des pas et des voix inconnues rythment ses journées. Elle les entend passer au-dessus de sa tête, ces sons s’infiltrent au travers d’une grille d’aération. Elle s’amuse à reconnaître ou à inventer une identité à ces voix, qui s’infiltrent dans ses oreilles. Le temps défile sans qu’elle ne puisse le saisir, et ça sans conscience ni heures. Les minutes disparaissent pour accueillir des secondes infiniment longues, sans pause ni fin. Une infinitude semble avoir pris possession de sa vie. Son esprit est comme inactif, encore hanté par les blessures qui recouvrent l’amas de peau qu’elle est devenue. Torturé, il divague encore dans le lieu de ses peines, où nombreux ont assisté à son malheur. Là où son silence ne lui a pas coûté la vie mais son existence.
Ce jour-là son humanité s’est envolée. Désorientée par la douleur, son esprit s’est définitivement perdu. Disparaissant sous ce flot de violence, Clervie s’est éteinte. De nombreux bleus, écorchures et griffures la strient, tentant vainement de cicatriser. Le visage recouvert de crasse, les yeux fermés, des chemins de larmes dévalent sur ses joues. Elles ne brillent plus, éteintes elles aussi. C’est avec un effort démesuré, presque inhumain qu’elle tente de se relever. Annihilée, ses sourcils se froncent mobilisant ses dernières forces. Sa bouche s’ouvre difficilement, elle sort sa langue et la glisse faiblement sur ses lèvres espérant les réhydrater. Il ne devrait pourtant plus tarder. Un verre d’eau par jour, c’est tout ce qu’elle a le droit. La mort n’est pas une option, pour l’instant. Le feu, l’attend, elle l’entend, l’appeler et lui murmurer son funeste destin. Pourtant, dans un fin mouvement, ses lèvres s’étirent en un sourire. Faible, il rayonne. Des larmes viennent se glisser sur cet élan de bonheur, de courage et de force. C’est un souvenir, ce souvenir de lui qui suscite ce sourire. Ses lèvres remontent, reprennent vies, à en dévoiler ses dents. Quelque chose d’authentique, d’humain, d’amoureux.
Elle se remémore cet homme, aux yeux marron si expressifs. Elle se revoit dans ses bras. Assise sur une chaise de sa cuisine, autour de la table, en plein travail, le nez dans les bouquins et les doigts plein d’encre, elle se souvient de ses lèvres déposant un baiser sur son épaule. Fermant les yeux, elle le revoit venir sceller son menton sur cette même épaule, regardant ses derniers écrits et dessins. Il lui embrassait finalement la joue pour aller préparer un breuvage à partager dans la cuisine. Les yeux de la jeune femme observaient ce bel homme se mouvoir. La chemise débraillée, faisant apparaître des bretelles soutenant son pantalon, il ne cessait de se retourner en lui souriant. Abandonnant son activité, elle se rapprochait de lui, le prenant dans ses bras, humant l’odeur de l’homme qu’elle aime. La senteur la plus agréable que son nez ait pu connaître. Un mélange de transpiration et de pages de parchemin, l’odeur naturelle de cette peau légèrement halée transperce le cœur de cette jeune femme. C’est exactement ce moment, l’emballement de son cœur, qui a fait naître ce sourire. Un amour fou. C’est ce qu’il était pour elle. Elle ne le reverra sans doute jamais, c’est peut être mieux ainsi. En mer, il ne pourra pas voir l’amour flamber dans le vert de ses yeux ni elle disparaître définitivement.
Elle aime à penser que la vie lui a offert la joie de le connaître, de connaître ce sentiment, tout en étant libre. Libre d’exister, de vivre seule, d’être et d’aimer. Elle se souvient aussi du jour, où son chat éventré s’est retrouvé devant sa porte d’entrée. Ce moment fut si perturbant, que le seul souvenir qu’elle en garde est la tendresse de cet homme. Il l’avait prise dans ses bras, la berçant en essayant de faire disparaître la tristesse de cette découverte. Sa condition de femme seule avait commencé à ennuyer son quotidien, bien avant qu’elle ne soit dénoncée. SORCIÈRE. C’est le mot qui était inscrit sur sa porte. Aloïs, c’était son prénom. Inquiet du destin de sa chère et tendre, il avait été jusqu’à lui demander de l’épouser. Elle aurait pu échapper à ce funeste destin en acceptant la demande de son amant, mais elle voulait continuer à faire honneur à sa mère. C’est donc pour ça qu’on l’accusait de sorcellerie. Parce qu’elle était une femme seule et savante ? Apparemment. Seulement il aura fallu qu’elle perde un de ses patients pour se retrouver, presque nue, sans rien, dans une cellule.
Très cultivée, la jeune femme montrait un intérêt tout particulier et très jeune pour la nature et ses plantes. Elle les observait, les cueillait, les disséquait et les dessinait. Elle savait les manier et en faire de la magie, non pas en ayant vendu son âme au diable mais en apprenant à soigner autrui avec les pouvoirs de la nature. Elle adorait sa mère. Aucun homme à l’horizon, son père était mort bien avant sa naissance. Elle ne l’avait donc jamais connu, seules les histoires que sa mère lui racontait permettaient à la jeune femme d’imaginer ce père inconnu et absent. Elle ne lui en voulait pas et ne lui en avait jamais voulu, elle le remerciait même, tristement, de lui avoir permis de grandir avec la possibilité et l’espoir de vivre en étant indépendante. Jusqu’à sa disparition, c’était avec sa mère qu’elle avait appris son métier et qu’elle avait soigné ses premiers patients. Elle avait vu le bonheur sur le visage des proches de ceux qu’elle avait sauvés. Après le décès de sa plus fidèle alliée, Clervie continuait d’entretenir la maison et de prendre soin du jardin de sa mère. Les années passaient et la jeune femme continuait d’exercer et de faire ce qu’il lui avait été appris. Elle réussissait par ailleurs à survivre en vendant lors des marchés ses plantes et concoctions. Des soins pour la peau, pour les cheveux et enfin, ceux pour alléger toute souffrance du corps.
Elle se souvient de cette jeune fille, tout juste âgée de dix-sept ans, qui paniquée ne savait quoi faire. Elle cherchait à faire disparaître un mal en elle. Clervie voulait l’aider mais ne le pouvait sans plus d’informations. C’est ce jour que la guérisseuse a compris. La chance que représentait son mode de vie. La liberté de vivre en femme libre et sans obligations. Qu’en était-il de cette jeune fille, contrainte de s’adresser à une inconnue pour l’aider ? Elle ne pouvait définitivement pas en parler, elle serait mise à la porte, reniée de sa propre famille. Cette demoiselle n’avait pas choisi de porter en elle cet enfant. Elle avait découvert les joies du plaisir charnel au côté d’un jeune homme de son âge. Ces comportements étaient loin d’être tolérés. Les deux jeunes gens s’aimaient en secret, tous deux ne souhaitent pas voir leur vie détruite par cette nouvelle. C’est donc dans la plus grande discrétion que Clervie avait donné le nécessaire à la jeune fille. Anna, c’était son prénom. Elle espérait sincèrement qu’elle aille bien, elle aimait beaucoup cette gamine qu’elle croisait de temps à autre.
Ce tourbillon de souvenirs assaille Clervie, prisonnière d’eux et du bonheur qu’ils lui procurent. Elle aimait tellement sa vie, son quotidien, son travail. Vivant en marge de la société, elle n’avait pas beaucoup d’amis. Ses clients du marché et ses anciens patients la saluaient parfois. Elle répondait en un sourire la main levée. Elle aimait revoir les gens qu’elle avait pu aider. Un autre souvenir bien précis anime sa mémoire. Elle avait décidé d’aller boire un verre dans la taverne du village, chose peu commune quand on est une femme. Un foulard sur la tête, les lèvres colorées en rouge, elle s’était assise face au comptoir et avait commandé un verre d’alcool au serveur. Celui-ci avait été obligé de lui demander une seconde fois, étonné du choix de la femme assise devant lui. Son arrivée dans l’établissement avait provoqué un grand silence, bondé, rempli d’hommes en train de la regarder délaissant verres et cartes sur les tables. Elle le savait, sa présence dérangeait, elle n’en avait rien à faire. Assise, se délectant de son breuvage, elle y avait rencontré Aloïs. Il s’était assis à côté d’elle, lui demandant ce qu’une aussi jolie femme pouvait faire ici, seule. Ils avaient alors beaucoup discuté et rit tous les deux. Il l’avait raccompagnée jusqu’à chez elle, lui embrassant la joue avant de lui souhaiter une bonne nuit, le sourire aux lèvres. Elle ne se lasse jamais de rejouer cette scène dans son esprit.
Pourtant aujourd’hui elle est hantée par le regard de cette femme, quand de détresse, elle l’avait giflée lui reprochant la mort de son enfant. Forcément, comment réagir lorsque l’être le plus précieux d’une vie s’est éteint à jamais ? Elle ne peut que la comprendre, elle avait pourtant fait de son mieux mais elle n’avait pas pu l’aider. Tout ce mélange dans sa tête quand, elle se souvient du départ d’Aloïs. Il devait repartir en mer, travailler pour un temps indéfini, ce dont il était coutumier. C’était pourtant la dernière fois qu’elle le verrait et qu’elle lui faisait ses adieux, lui chuchotant à l’oreille qu’elle l’aimait et que c’était avec plaisir que finalement elle acceptait sa demande datant de quelques semaines maintenant. Elle voulait devenir sa femme, non pas pour sa sécurité mais pour le plaisir de parcourir la ville au bras de cet homme. De pouvoir vivre cette histoire d’amour sans avoir à se cacher.
Assaillie par la culpabilité, elle revoit ce corps livide, sans vie, qu’il lui avait été impossible de sauver. Elle avait tout essayé, sans jamais parvenir au moindre résultat. Clervie se rappelle de ce jour, cette heure de la matinée où l’on avait frappé à sa porte. En l’ouvrant, elle ne se doutait pas que ce serait la dernière fois. Sa théière, remplie d’eau était en train de chauffer, elle se préparait un thé. Deux hommes l’attendaient. Après avoir confirmé son identité, elle avait été plaquée contre le mur extérieur de sa maison. Le bruit attirant les voisins, d’autres portes s’ouvraient et des chuchotements se sont élevés, créant un brouhaha. Perdue, la jeune femme était tirée par ces individus en direction de sa future geôle. Le plus dur à supporter pour elle ne fut pas la douleur provoquée par la corde scellant ses poignets mais bien par le regard des autres villageois. L’inactivité de tous, leur silence. Certains commentaient la scène, évoquant la justice de celle-ci, que c’était mérité, elle l’avait cherché de toute manière. Le regard voilé par la colère et la tristesse de cette mère de famille en deuil. C’est d’ailleurs la dernière chose qu’elle verra, une fois ses yeux recouverts d’un sac en toile de jute. C’était donc elle qu’il l’avait dénoncée, la désignant comme responsable de la mort de son jeune fils. Elle se souvient très bien de ces visages.
Ancrés dans sa mémoire elle ne peut les faire disparaître. Ces villageois qu’elle avait aidés parfois. Elle en avait même reconnus certains. Le désespoir avait assailli la jeune femme et elle le savait, c’était la fin. Clervie se remémore, l’étau de malaise et de détresse qui s’est insinué entre ses épaules, les recourbant, fatalement. Désemparée, elle se mure dans le silence acceptant son sort. Jusqu’à cette après-midi, son arrivée au tribunal, la violence, les cris. Elle sent encore les mains de ces hommes, ces individus qui n’avaient aucun droit de la toucher de la sorte. Des caresses violentes, sans amour ni respect. Il lui avait volé une intimité qu’elle n’avait accordée qu’à un seul homme, la salissant. Ses cheveux avaient été rasés, seules quelques parties de son crâne étaient encore recouvertes de petits carrés de cheveux un peu plus longs. Dépossédée de tous ses poils, les détenteurs de la justice tentaient de trouver sur le corps de la jeune femme la marque du diable, déposée sur les sorcières lors de la conclusion de leur pacte. Elle avait été passée au crible comme elle avait pu le faire avec les plantes qu’elle analysait dans un passé désormais lointain. Clervie n’avait pas pleuré un instant, pourtant son corps entier était parcouru de soubresauts de répugnance. Cette jeune femme n’avait aucunement conscience ni connaissance que cette absence de sanglots confirmerait sa culpabilité. En effet et paradoxalement lors d’un procès pour sorcellerie, les larmes sont synonymes d’aveu et leur absence évoque un endurcissement dû au malin.
Clervie est tourmentée par ce moment d’intimité qui lui avait été volé, si soudainement. Elle n’était donc pas qu’une sorcière, mais aussi un objet, celui des hommes. Clervie le savait, le tribunal l’avait déjà condamnée avant même son arrivée ou son arrestation. Elle était destinée à ne pas s’en sortir. COUPABLE. Elle se souvient de ce mot qui résonne fortement et sans appel, elle le savait, c’en était fini pour elle. Elle avait tenté de regarder le juge dans les yeux, lui faire comprendre son innocence. Plaider sa cause n’était pas une option, à aucun moment elle n’avait pu se défendre. Forcée, elle avait dû avouer un crime, son crime. Pas celui d’avoir tué un jeune garçon ni d’avoir usé de la magie noire mais bien d’être femme. Effectivement, elle s’est rendu compte de sa condition, assise et dénudée sur cette chaise, face au juge et l’assemblée d’yeux accusateurs rassemblés dans le tribunal. La justice n’existe pas, pas pour elle. Il ne s’agit pas seulement d’éradiquer le mal et la sorcellerie. Son orthodoxie lui aura coûté la vie, elle aurait sûrement dû s’en préoccuper plus tôt. Elle se souvient de tous ces dimanches où elle n’avait pas eu envie d’aller à l’église, trop occupée par son travail d’herbologie. Elle doit donc servir d’exemple, son exécution sera publique. C’est ce que le juge vient d’annoncer à la salle, la mort par le feu, c’est ce qu’ils lui réservaient.
Retour dans cette cave où cet élan d’espoir et de joie vient de s’effacer, tous ces souvenirs lui ont été enlevés. Ils lui ont tout pris, bien plus qu’un bout d’elle. Toute son existence est accusée. La sorcière, la femme, la guérisseuse. Une femme seule et qui pense, à quoi bon, quel intérêt, aucun. Un grincement alerte la jeune femme, elle va enfin avoir son verre d’eau. Elle entend les pas de son geôlier, la porte s’ouvre. Clervie est aux aguets, comme à chaque fois. L’homme prend la parole : Lève-toi. C’est la première fois qu’elle entend ce son, une voix rocailleuse. Elle obéit à l’ordre de son bourreau, soutenant son corps difficilement, déséquilibrée par le flageolement de ses jambes engourdies. Une fois debout, elle sent une main défaire le nœud de son bandeau. Éblouie, elle ouvre enfin les yeux. Elle le voit, cet homme qui vient chaque jour. Il n’est pas bien beau, ni laid. Aucune émotion ne fait danser ses yeux. Elle le sait, c’est maintenant. Alors, ça y est, c’est le moment ? C’est ce qu’elle demande à l’étranger. Sa voix est éraillée par la soif, elle tousse. La vibration de ses cordes vocales lui chatouille la gorge. Il lui tend le verre d’eau qu’elle saisit pour boire une gorgée.
L’homme la regarde, il voit l’état de cette jeune femme. Il songe à la beauté disparue de la prisonnière. Elle était magnifique. Il se souvient d’elle. Il la voyait souvent à la taverne. Elle ne semblait pas avoir comme motivation de noyer son chagrin dans l’alcool comme lui, le faisait chaque jour. Depuis quelque temps, il ne supportait plus le rôle qui lui avait été donné. Son métier, gardien de sorcières. Il avait vu tellement de femmes défiler dans ces cachots, certaines auraient pu être sa mère ou sa grand-mère. Néanmoins lors de l’arrivée de Clervie, il s’était étonné de sa jeunesse, de ses traits fins et merveilleux. Il avait hésité à plusieurs reprises, tentant vainement de trouver un peu de courage pour aller aborder cette jeune femme accoudée au comptoir, sirotant allégrement son verre. Il avait deviné l’amour de Clervie pour ce breuvage, s’étant fait la réflexion que c’était un choix étonnant pour une femme. Néanmoins, il n’avait jamais eu le courage, s’étant par la suite aperçu des échanges de la demoiselle avec un autre. Un marin, semblait-il avoir compris. Il se demandait où il était, s’il savait qu’aujourd’hui la jeune femme disparaîtrait.
C’était maintenant une habitude pour l’homme, s’occuper de ces femmes pendant des semaines. Leur amener chaque jour un verre d’eau, accompagné seulement et que de temps en temps d’un bout de pain, jusqu’à les conduire au bûcher, les ligotant fermement à un piquet tout en laissant à un autre homme le luxe d’allumer ce feu meurtrier. Il ne restait jamais sur place pour voir le spectacle. Il l’avait fait la première fois, c’était tout bonnement insoutenable. L’odeur de chair brûlée, les hurlements aigus qui s’imprégnaient jusque sous sa peau, faisant naître une chair de poule incontrôlée. Il se souvient du visage de cette première femme, brûlée sur la place principale du village. Elle avait soutenu son regard jusqu’à défaillir de douleur. Elle l’avait appelé à l’aide et il n’avait rien fait. L’alcool brouillait quelques instants l’atrocité de ces images qui ne cessaient de revenir le hanter. C’était devenu le remède idéal à ses maux mais il n’avait pourtant pas le choix.
C’est avec ces nombreux souvenirs qu’il prend en mains le bras gauche de Clervie pour la mener vers le bûcher. Elle ne peut s’empêcher de détailler le visage de cet inconnu qui la mène à l’extérieur de sa cellule. Ils parcourent ensemble les couloirs de cette cave. Elle aperçoit alors quelques femmes qui, comme elle, allaient très certainement périr par le feu. Elle ne peut retenir un hoquet d’effroi quand elle reconnaît l’un des corps, recroquevillé sur le sol d’une cellule. Clervie se fige un instant. L’homme se retourne alors curieux de cet arrêt soudain. Il suit le regard de la jeune femme pour observer une autre prisonnière, le ventre rond à la peau tendue. Anna… souffle alors Clervie, dans un sanglot. Elle se rend alors compte que pour cela aussi elle avait échoué, elle n’avait finalement pas réussi à l’aider. L’homme ne peut s’empêcher de sentir sa poitrine se serrer face au spectacle qui se joue devant lui. Les deux femmes se connaissent. Il aimerait la rassurer en lui disant qu’ils attendent la naissance du fœtus avant de la mener au bûcher ou bien de lui faire passer l’une des nombreuses épreuves du jugement de Dieu. Pourtant il ne dit rien, sachant pertinemment le sort qui est réservé au deux êtres enfermés dans cette autre cellule. D’un petit geste, doux mais sec, il fait comprendre à Clervie de continuer à le suivre. Un bourdonnement vient prendre d’assaut les oreilles de la jeune femme, encore déboussolée par sa découverte. Elle ne veut ni ne peut accepter de voire une enfant enfermée dans une cage alors qu’elle va donner la vie. Allait-elle être exécutée enceinte ? L’enfant allait-il s’en sortir et être accueilli par une autre famille, qui regarderait la mère disparaître par le feu ? Clervie ne peut concevoir une telle chose, elle se dit que de toute façon elle ne serait pas là pour le voir.
Cette pensée bien que macabre la rassure quelque peu. Voilà un avantage à sa disparition. Avant de sortir du bâtiment, le geôlier arrête la jeune femme et se positionne face à elle. Il entreprend alors de recouvrir le visage de la sorcière d’un des sacs de jute prévus à cet effet. Il ne put s’empêcher de soutenir le regard voilé par le chagrin de Clervie. Le sac occultant sa vue, elle ne peut apercevoir ce qu’il se passe mais cependant elle entend. Dans ses oreilles, siffle le brouhaha fait par les personnes réunies au point central du village. Elle entend les cris, les insultes, les accusations. Elle le sait, elle va mourir. Arrivés à destination, il la fait monter sur l’estrade en bois, scellant son corps fermement au poteau. Il fait glisser la corde sur ses jambes, son ventre et ses épaules. Clervie recouvre la vue lorsque l’homme retire le sac.
La jeune femme sent la corde s’enrouler autour de son cou, l’attachant avec force au poteau. Collée à ce bout de bois, Clervie ne peut qu’observer ce qu’il se passe en face d’elle. Elle reconnaît la presque totalité du village regroupée en ce jour de fête. Elle ne peut empêcher l’effroi imprégnant ses pores lorsque qu’elle se rend compte du regard triomphant des villageois. Ils semblent heureux de ce qu’ils voient, hurlant avec force et d’une joie morbide. AU FEU, SORCIÈRE. Ces trois mots flottent au-dessus d’elle. Les berçant dans les dernières heures de son existence. Le regard de Clervie balaye la foule, jusqu’à qu’il se fige et que de stupéfaction sa bouche se forme en un rond. Muette, ses yeux se remplissant de larmes quand elle le reconnaît, debout parmi la foule. Il la fixe de ses yeux marron. Aloïs est là, comme un ange venu la sauver. Elle voit dans son regard danser une flamme de vengeance, elle le connaît assez pour savoir ce qu’il va essayer de faire. Il va y perdre la vie et elle ne peut se résoudre à être responsable d’une nouvelle disparition. Elle intercepte son regard, qui semble analyser la scène pour trouver une solution. Clervie le fixe avec amour et reconnaissance. Elle ne peut qu’aimer un peu plus cet homme qui semble prêt à tout pour elle, jusqu’à sacrifier sa propre vie.
Alors dans un échange, elle lui demande de ne rien faire, le supplie de la laisser s’en aller. Il secoue négativement la tête, le visage ruisselant de larmes. Elle l’implore, formant les mots avec ses lèvres. Il abdique, impuissant face au regard de Clervie. Elle le remercie alors, ses yeux témoignent de son affection. Elle détaille alors le visage fatigué et abîmé par le labeur d’Aloïs. Il la fixe et elle lui sourit tellement qu’elle en a mal à la mâchoire. Elle s’arrête un moment, sur le grain de beauté qu’il a sur la joue. Elle observe les lèvres charnues de l’homme qu’elle aime, le plus beau qu’elle a vu sur cette terre. C’est sûrement l’amour qui influence son jugement mais elle n’en a rien à faire, elle ne peut s’empêcher de le contempler. Lui et sa tenue de travail, sa chemise blanche en lin, elle imagine les bretelles cachés en dessous. Elle se rappelle alors de toutes les fois, où la pulpe de ses doigts avait parcouru les vêtements pour les lui ôter. Tous les deux s’abandonnant à une étreinte charnelle. Elle l’aime plus que sa propre vie. Elle souffre de savoir qu’il va assister à cela tout en étant heureuse de pouvoir le voir une dernière fois. Dans un ultime souffle, son regard toujours ancré dans celui d’Aloïs, Clervie prononce ses dernières paroles, un je t’aime, étouffé par le bruit de la foule. Aloïs comprend, ses yeux se serrent de douleur et de tristesse. Elle ferme alors les yeux et dans un dernier sourire elle s’abandonne à la douleur des flammes sur sa peau. C’est dans un dernier cri que cette invisible de l’histoire s’éteint.
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