Écrire une microfiction à partir de la chanson Le Soleil a rendez-vous avec la Lune (version live) de Charles Trenet. (consigne de Mme Milena Mikhaïlova)
Soirée étudiante arrosée, les verres se vident et se remplissent telle une corne d’abondance, mélange de bières, de vodka et de rosé, les rires fusent et les voix se font plus fortes au fur et à mesure que la nuit s’avance. Les jeunes éméchés mettent quelques vinyles à tour de rôle sur le mange-disque vintage de leur hôte, n’attendant même pas la fin des chansons pour passer à une autre et semblent en désaccord sur l’artiste à écouter. Le bouton de volume du son se tourne jusqu’à la butée.
Quatre mecs, six filles, tous de la même promo. On parle de tout et de rien, de poésie, de politique, d’ivresse et de la pleine lune qui est particulièrement ronde et brillante comme un 33 tours. On prend aussi un malin plaisir à dénigrer les profs les plus imbuvables comme la tête de turc de l’école dans la cours de récré, afin de souder le groupe face à un ennemi commun.
La nuit est douce, la saison est avancée comme l’heure. Les esprits s’échauffent. Des mots fusent, un désaccord une fois encore. Cette fois-ci sur la môme Piaf. Un des mecs a entrepris de passer le disque de cette dernière qu’il qualifie de reine de la Soul. Ses camarades de classe l’ont dégagé manu militari en faisant riper le diamant contre la surface du microsillon. Ce qui fit un bruit vraiment désagréable.
On décide alors de passer sans transition à Brassens et à sa chanson quand on est con on est con, façon old school puisque l’heure s’y prête bien. Histoire aussi de calmer les choses. Deux, trois rides de coke achèvent de réconcilier les belligérants. Ce soir encore ça va être nuit blanche ! Les cendriers se remplissent de mégots consumés mais aussi de roulées qui donnent le sourire. Les rires se font nerveux pour rejeter dans son pieu la fatigue.
La joyeuse troupe vaguement littéraire est debout sur la terrasse, un verre dans une main, une clope dans l’autre. La fenêtre du salon est entrouverte pour laisser passer la chanson de Charles Trénet désormais qui parle vaguement d’un rendez-vous manqué entre deux astres que tout oppose. L’humeur est enjouée tout comme la musique. Un chien non loin n’arrête pas d’aboyer.
Soudain un cri déchire la nuit : y a quelqu’un ? Personne n’y prête attention et on continue le fil de sa conversation où tout le monde parle mais personne ne s’écoute. Puis un deuxième cri troublant, comme un long râle. Le chien aboie de plus belle. Mais que fait son maître ?
Ta gueule ! qu’un mec lance hilare en beuglant. Les autres pouffent de rire. On se demande même si ces cris ne sont pas le fruit d’une hallucination collective. Seulement les cris reprennent de plus bel ainsi que les aboiements, comme un appel à l’aide. On s’inquiète. Une soirée pas loin sûrement qu’une fille suppute. Ou peut-être les voisins qui se plaignent qu’on fait trop de bruit, qui peuvent pas dormir et qui menacent d’appeler les flics. Pour en être certaine une étudiante décide de couper le son de la platine. Tous tendent l’oreille. Un silence inquiétant. Puis une voix chevrotante à nouveau : s’il-vous-plaît !
Merde cette fois c’est clair, quelqu’un a besoin d’aide et les appelle. On regarde en contrebas dans le jardin, on allume les lampes torches des portables. Un clebs remue la queue et aboie dans leur direction. Soudain un pied avec au bout sa pantoufle. Le voisin du bas ! Fait chier, trois mecs descendent pour voir ce qu’il en est. Les autres restent en haut et commencent à débarrasser. Fin de soirée qui s’annonce.
La vache, il en tient une bonne ! Sur place les trois étudiants ont la vision pitoyable d’un homme ivre mort et à moitié nu. Allongée dans l’herbe humide. Il marmonne quelque chose dans sa barbe blanche négligée. Un pauvre alcoolique, tous les jours c’est la même affirme l’étudiant qui habite ici. Son chien aboie toujours à la même heure chaque midi. Du pinard dégueulasse, en plus. Dans des bouteilles en plastique… Je, Je J’ai pas bu proteste le voisin. Je sais pas ce qui m’arrive.
Mais oui, mais oui, et la marmotte emballe le chocolat… Soudain tous trois partent d’un fou rire nerveux et communicatif. L’alcoolo est allongé et essaye de se relever de lui-même, on aurait dit une tortue maladroite renversée sur le dos. La scène est comique. Ils entreprennent alors de le relever, mais peine perdue le voisin pèse cent quarante kilos tout mouillé et fait l’effet véritable d’un poids mort.
Putain c’est quoi ça ? De la terre ? Ha non fait chier de la merde de chien ! J’en ai partout ! Bordel ! Il faut croire que les trois sont en terrain miné. L’homme en est recouvert. Ils décident donc de le laisser se démerder tout seul. Puis un des mecs a une brillante idée. Et si on le défroquait ? Histoire de lui donner une bonne leçon Les deux autres sont pétés de rire, ou tout simplement pétés. Cela ressemble à une méchante blague de beuverie.
Sur ce ils le défroquent. Regarde on voit sa lune ! qu’ils s’esclaffent. La même qu’il y a au-dessus de nos têtes ! Attends bouge pas je vais lui foutre ma caduche dans le cul ! l’homme au sol proteste mais rien n’y fait, ils écrasent alors leurs clopes sur ses fesses et un peu partout sur ses jambes, piquent ses fringues, son bas de pyjama et sa robe de chambre ainsi que ses deux pantoufles qu’ils balancent au loin dans le jardin d’un autre voisin. Le type tente de se défendre tant bien que mal et essaye de leur filer quelques coups de pieds au passage, ce qui a le don de les énerver. Ils le rouent alors de coups avec acharnement. Dans un déchaînement de violence gratuite.
Les autres restés en retrait plus haut sur la terrasse lancent même des encouragements pour galvaniser leurs camarades de classe. Le chien bondit tout autour des trois jeunes comme un beau diable sorti de sa boîte en essayant de défendre son pauvre maître. Un coup de pied bien placé le réduit au silence. Puis une lourde pierre achève de le faire taire. Fais dodo que le jeune bourreau hilare lâche. Non ! Non ! Mon chien ! Que le vieil homme sanglote. Estime-toi heureux qu’un autre ajoute, ça aurait pu être toi ! Puis les jeunes remontent à leur soirée comme si de rien n’était et mettent deux ou trois autres galettes sur le mange-disque en jouant au cap’s après avoir ouvert un autre pack de bières.
Le vieil homme gémit et pleure en silence pour ne pas attirer l’attention sur lui. Il rampe tant bien que mal vers sa maison, dans un effort surhumain, en laissant derrière lui une large traînée de sang et de bave mêlée à des excréments. Comme un escargot dont on aurait pris un malin plaisir à écraser la coquille. Puis après quelques mètres il perd connaissance. Les rires au loin. La musique s’arrête pour de bon. Les jeunes se disent au-revoir en promettant de remettre ça la semaine suivante.
Le lendemain, violente gueule de bois. Plus aucun souvenir. Aucune idée de l’heure qu’il est. On tambourine violemment à la porte. Police, ouvrez ! Le jeune obtempère et ne comprend pas quand deux flics lourdement armés le plaquent au sol sans ménagement. Ils l’emmènent ensuite au poste en caleçon, à moitié hébété, et aveuglé par la lumière du soleil déjà haut dans le ciel.
Crédits : Le Sabbat des sorcières de Francisco Goya, 1798, huile sur toile, 40 cm x 30 cm,
Musée Lázaro Galdiano, Madrid (Espagne)
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