"Lire en levant la tête" Écrire une page (au maximum) à partir (ou contre) ce syntagme : « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? » Cette formule est tirée de Roland Barthes, « Écrire la lecture », in Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, (1984), Paris, Seuil, coll. « Points Essais », n° 258, 2015, p. 33. (consigne de Jean-Michel Devésa)
J’avais dix-huit ans lorsque j’ai réellement découvert ce que la littérature signifiait pour moi. Je lisais avant. Depuis quelques années. Depuis mes seize ans je dirais. Pendant mon enfance c’était une rareté que je prenne un bouquin en main tout seul et que j’y prenne du plaisir à le lire. En primaire encore, mes parents ont même essayé de me forcer à aimer la lecture. J’ai dû lire tous les jours au moins deux pages, sinon je ne sais pas quoi : tête féroce, paroles menaçantes, je n’en sais rien, mais une certaine autorité m’a rendu bien contraint d’obéir. Et qu’est-ce qu’on m’a donné ? Bien sûr de la littérature de jeunesse : Verne. Qu’est-ce que je m’en tapais du Capitaine Nemo et de ses aventures, ainsi que des deux ans de vacances de quelques gars d’à peu près le même âge que moi sur une île inhabitée. Je dois reconnaître pourtant que je m’en souviens de ces deux livres et de leurs histoires après tant d’années aussi. Mais après un temps ils ont laissé tomber. On ne pouvait rien m’imposer. Plus on essayait, plus je résistais, plus je rebellais et plus je faisais exactement le contraire. C’est devenu un phénomène tellement général que mon éducation échouait à tout niveau : en famille et à l’école. J’étais têtu pour mes parents, je l’étais aussi pour mes professeurs. Et lorsqu’ils se complaignaient, mes parents consentaient. Mais à cet âge qui lirait, étudierait, travaillerait ?! J’avais envie de jouer… aux Legos encore, ensuite sur l’ordi, je vivais mon enfance aux années deux mille, c’était vraiment au centre de l’intérêt de ma génération et finalement, ayant atteint l’âge de la puberté : God Damn ! Les filles et que les filles et rien que les filles et je m’adonnais aux filles et quelques-unes s'adonnaient à moi et j’étais plein et satisfait et ça me suffisait. Puis, à un moment, ma mère m’a glissé sous les mains un livre – qu’elle n’avait d’ailleurs jamais lu – et qui a changé ma vie. C’était Sur la Route de Jack Kerouac, ou Jean Lebris de Kerouac, pour évoquer ses origines bretonnes. Je l’ai lu, je me suis reconnu et j’ai appris à aimer la littérature. Parce que j’y ai trouvé ce que je n’avais jamais eu la chance de trouver dans ma vie avant. Mon alter ego. L’alter ego d’un homme qui est né soixante-cinq ans avant moi, sur un autre continent, qui a écrit dans une autre langue par rapport à la mienne, mais qui n’était même pas la sienne, parce qu’il ne parlait pas l’anglais jusqu’à ces sept ans, étant le descendant de colons canadiens. L’œuvre qu’il a accomplie est un récit de vie et à cette vie j’ai l’impression d’avoir participé, comme si j’avais vécu ce qu’il avait vécu. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai dévoré la grande majorité de ses écrits. Mais qu’il s’agisse de ses romans, de ses nouvelles ou de ses haïkus, jamais un auteur n’a pu mouvoir mon imaginaire à tel point que lui. En le lisant, ses pensées, devenues mes pensées m’ont si souvent tellement emportées que je passais trois fois autant de temps à rêver qu’à le lire véritablement.
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