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Photo du rédacteurFedia Berrima

Des femmes de l’ombre

Dernière mise à jour : 29 mars 2022


Le réveil sonne à quatre heures du matin. Elle extirpe son bras de la couverture chaude et l’éteint avec ennui. Puis, elle glisse ses gros pieds dans la vieille pantoufle grise et met sa robe de chambre rose qui, avec le temps, se dégrade en blanc sale. La masse corporelle avance dans l’obscurité vers la salle de bain, en bâillant à grande bouche. Elle souhaite continuer son rêve qui s’envole de ses pauvres cils pendant qu’elle brosse ses dents et qu’elle écoute l’écoulement doux de l’eau chaude. Le lait bout sur la plaque, elle attend patiemment qu’il se refroidit pour rajouter du café. Elle aime le préparer ainsi et le boire à petites gorgées dans le calme absolu de la ville endormie. C’est le seul moment de la journée où tout lui semble s’effacer et où son esprit se calme. Le café est un rituel sacré, elle lui consacre des minutes d’adoration en le dégustant aisément. Le travail peut attendre qu’elle finisse sa tasse. Et si elle arrive en retard ? Ce n’est pas la fin du monde. Il faut respecter les rites des gens vieux. Ensuite, elle se dirige vers sa garde robe pour mettre son unique uniforme de travail et le couvrir par son long manteau noir car elle doit le protéger et se protéger de la pluie qui menace. Elle ne connaît pas les inquiétudes des gens riches qui posent la même question absurde devant leur penderie : « Qu'ai-je à porter aujourd’hui ? ». Ce n’est pas parce qu’elle ne se soucie point de ce que les autres vont penser d’elle mais parce qu’elle n’a pas le choix.

Il est cinq heures moins le quart, elle va vers la chambre de son petit fils qui dort tranquillement dans son lit. La femme sourit en voyant son visage angélique, insère des bonbons au fond de son oreiller et sort discrètement sans faire de bruit. Dans la rue, elle trottine vers l’arrêt de bus. Le chauffeur ferme les portes et démarre. La femme se trouve incapable de courir avec ses quatre vingt six kilos qui pèsent sur ses pieds et elle hurle. Sa voix terrible déstabilise le chauffeur qui faisait un frein sec au milieu de la route ce qui agaçait les passagers. Elle monte et dit bonjour. Le chauffeur répond le sourire au visage malgré lui, car il ne peut pas montrer son indignation devant cette femme âgée tandis que les passagers, exaspérés, la regardent du coin de l’œil. La femme s’assoit sur une chaise au milieu, elle fait semblant de ne rien comprendre et regarde dans la vitre en cachant un rire de victoire. En fin de compte, elle n’arrivera pas au boulot, en retard, aujourd’hui !

Il est six heures du matin, le coq chante ‘’kokou-’okkou ‘’, il a trouvé un ver par terre ! Bchira laisse ses enfants endormis dans leur chambre et se dirige vers sa cuisine de cinq mètres carrés. Elle rassemble son matériel de travail : cinq kilos de farine, trois kilos et demi de semoule, un litre d'huile d’olive, deux sachets de levure, un demi-sachet de sel et un peu de sucre. Elle verse le tout dans un grand bol en bois et commence à les malaxer avec ses puissantes mains veineuses, longtemps accoutumées à ce travail. Elle ajoute de l’eau chaude pour empâter le mélange. Ensuite, elle coupe la pâte en des petites portions et les aligne dans un grand plateau huileux. Finalement, elle les couvrir d’un sac plastique au-dessus afin qu’elles se ballonnent et qu’elles soient prêtes pour la cuisson. Bchira lave ses mains soigneusement et essaie d’enlever les tâches de la pâte géante qui collent sur ses doigts boudinés. Elle reste dans la cuisine pour contempler ses jolies boules qui brillent sous la lumière jaune de la lampe accrochée au plafond. Elle doit attendre une demi-heure avant de commencer la cuisson du pain. Pendant ce temps, elle se rappelle le petit-déjeuner. Un œuf et quelques cuillères de « Bsissa » saisissent sa faim. Cette femme à la taille maigre et au visage osseux semble être accoutumée à la faim. D’ailleurs, ils ont été intimement liés depuis qu’elle était dans le ventre de sa mère jusqu’à ce qu’elle grandissait et se mariait avec ‘’Jalloul ‘’, son époux enfuit il y a quatre jours de la maison. Elle ne sait pas où il est et ne le cherche point.

Trente minutes se sont écoulées, Bchira se dirige vers sa « Tabouna » ; un four qu’elle cache souvent avec des feuilles des chênes pour le protéger des bourrasques et de la neige du mois de Janvier. Pour allumer le feu au fond de la « Tabouna », Bchira écrase des branches d’arbres et les jette dedans puis, elle rajoute des papiers, des feuilles et des cartons et elle les brouille ensemble jusqu’à ce que le frottement de tous ces objets crée une montagne de feu. Une fois la « Tabouna » est chauffée, Bchira apporte un plat sur lequel il y a dix-huit boules. Elle trempe sa main dans de l’eau, prend une boule et elle l'aplatit sur la paume de sa main délicatement. Ensuite, elle l’envole dans l’air tel un chef italien et la colle à la rapidité d’un éclair, sur la paroi de la « Tabouna ». Elle répète les mêmes mouvements avec le reste des boules. A peine la cuisson prend-elle dix minutes pour que l’odeur du pain soit partout exaltée. Elle traverse les chênes-lièges de la ville de Tabarka, berce les marmottes et les hérissons durant leur long sommeil et chatouille les tarins qui volent dans le ciel et qui cherchent à détecter la source de cette aura familière qui émane de la terre. Dès que Bchira finit la cuisson des pains, elle couvre toute la quantité par un grand foulard afin qu’ils restent chauds et qu’ils ne perdent pas leur goût. L’odeur maternelle éveille son fils Ibrahim de son doux rêve. Il court vers sa mère pour qu’elle lui donne sa première tranche de pain délicieux. Aujourd’hui c’est son rôle, il doit traverser la forêt et atteindre la route pour vendre le pain et il a l’air content de pouvoir aider sa mère pendant les vacances. Dès que la cheffe finit l’arrangement du pain dans le panier, Bchira le donne à son fils et l’ordonne de ne pas aller jouer dans la forêt et laisser le panier seul. Elle le regarde droit dans les yeux et lui dit fermement : ” Tu te rappelles ce que je t’avais raconté la dernière fois ? Il y a un loup dans la forêt, si tu ne te dépêches pas, il va t’apercevoir et il mangera nos pains et nous demeurons sans dîner ce soir ! Va gagner de l’argent, tu es maintenant un homme fort et courageux !” L’enfant s’achemine vers sa direction et lorsqu’il se dérobe complètement derrière les arbres, son deuxième fils Kamel sort de la chambre, un grand sac sur le dos et les chaussures nouées. Kamel regarde sa mère et dit : « Pardonne-moi, Ya, il est temps que je m’en aille !». La mère demeure coincée dans le coin de la cuisine. Elle détourne son visage et une chaude larme roule sur sa face ridée.

La femme de ménage arrive au boulot à l’heure. Serpillière et seau à la main. Aujourd’hui, sa mission est pénible : elle doit nettoyer les escaliers. Oh, Comme elle les déteste ! A chaque fois qu’on lui ordonne cette tâche, elle insulte l’agence de nettoyage, cette sale entreprise et son responsable hideux. Elle fait courber son dos et trempe la serpillière dans de l’eau de javel. En apercevant les tâches du café et des jus collées sur les marches, elle plie ses genoux rhumatismaux et les frottent instamment. Plus elle avance, plus la poussière augmente et se rassemble dans les coins des marches telle des boules azurées, mornes et tristes. Mégots de cigarettes, des miettes de gâteau jetées indifféremment par terre et quelques bouteilles d’eau vides enroulées, et plein d’ordures qui font des escaliers un dépotoir discret de cette respectable entreprise où travaillent des officiers qualifiés et de la haute société ! La femme, impatiente, s’exclame enragée : Voyons ! Il ne manque que la merde ici ! ». Après trois heures et demie, elle comptait cinquante-six marches du premier jusqu’au cinquième étage. Elle dit dans son for intérieur : « J’attends jusqu’à ce que l’ascenseur tombe en panne. Ainsi, les employés seront obligés d’utiliser les escaliers. Ils seront frappés par leur propreté et ils m’en feront des compliments devant mon patron. Il appréciera mon travail et m’appellera dans son bureau pour me proposer une augmentation ! ». Puis, elle s’est rappelée qu’elle doit aller nettoyer le bureau de Mr. Fiquet, l’officier qui a été élevé dernièrement au poste de comptable. Elle décide d’utiliser l’ascenseur, il est hors de question qu’elle remonte au troisième étage par les escaliers car elle ressent déjà des courbatures au niveau du dos et des pieds. Elle prend des chiffons et se dirige vers l’ascenseur. Trois employés, deux femmes et un homme, ont monté l’ascenseur et ont appuyé sur le bouton ‘’1’’. Elle rentre ensuite dedans et tape le numéro ‘’3’’. Les deux femmes la regardent avec hostilité et mépris. Elle leur dit « bonjour » avec un sourire au visage. Personne ne lui répond tandis que l’homme lui a dit : « Toi ! Qui t’a permis de monter avec nous ? La prochaine fois, prend soin de ne plus utiliser cet ascenseur ou du moins, utilise-le seule. Il ne faut pas salir l’ascenseur avec l’odeur de Javel ! Que va penser de nous les fournisseurs quand ils sentiront une pareille odeur collée sur nos habits ? »

L’ascenseur s’arrête au premier étage, les femmes courent pour s’en sortir sans même lui souhaiter une bonne journée. Cependant, l’homme lui témoigne plus de courtoisie et la regarde pour dire, un sourire sournois au visage, « Adieu ! ». La porte se ferme automatiquement. La femme y reste immobile, le visage blafard. Elle ne savait pas quoi répondre ni quoi faire. Lui est-il permis de laisser les escaliers et de se mêler avec ses gens ? Pourquoi est-elle aussi idiote ? Qui est-ce qui, elle, pour s’autoriser un tel comportement ? Ne comprend-t-elle pas encore qu’elle n’est qu’une simple femme de ménage ? Que son rôle est de vivre invisible ? C’est faire ta tâche et ne te montrer jamais devant les autres. Ça les déstabilise, idiote ! Ta présence leur rappelle la saleté tandis que ton absence les soulage. Ton âge leur communique mort et finitude, ta décrépitude leur dresse les courbatures de la vieillesse !

Le temps semble être arrêté, et le troisième étage n’arrive jamais…. Lorsque la porte s’ouvre, il y a deux employés qui attendent déjà. Elle, dont le visage ne trahit aucune expression, dit à voix vibrée : « P-Par..don ». Elle sort et se dirige machinalement vers le bureau du comptable, calme et blême.

Il est dix-sept heures. Ibrahim rentre à la maison en sursautant de joie. Le panier est vide, il a donc atteint son premier chiffre d’affaires ! Tous les passagers ont acheté le pain au prix indiqué. Certains lui ont rajouté deux ou trois dinars pour l’encourager. Quand il a gagné la porte de la maison, il a commencé à crier : « Mama ! Je suis de retour… ». Extasié, il tombe à genoux et parle en haletant : « Ya, Tu sais combien j’ai gagné aujourd’hui ? » Il ouvre grandement les yeux et ajoute : « Cent cinquante dinars ! Je suis meilleur que mon frère aîné, Kamel, car la dernière fois, il n’a rapporté que vingt dinars. Dorénavant, il devra me considérer un homme fort et responsable !». Il lève sa tête très haut et son nez cherche une odeur qu’il ne saisit pas puis il reprend : « Mais pourquoi les lumières sont éteintes ? Je n’arrive pas non plus à sentir l’odeur du dîner. Mama, qu’est-ce qui se passe ? ». Bchira soupire profondément puis, elle répond : « Ecoute Ibrahim, dorénavant, tu es l’homme de la maison. Ton frère Kamel ne l’est plus. Il est parti et ne rentrera jamais. Ton père, vaut mieux l’oublier aussi comme il nous a oubliés. ». Des dizaines de questions s’agitent dans la tête de l’enfant mais il n’ose pas les poser car sa mère se lève et le laisse seul. Elle entre dans la cuisine et s’assoit tranquillement. Quelques larmes chaudes s’échappent d’elle et se laissent sécher sur ses joues. Elle ne sait plus quoi faire car en étant seule, dans cette maison, au milieu de la forêt, elle doit lutter pour survivre avec son fils Ibrahim.

À dix-sept heures trente, la femme de ménage rentre à la maison épuisée et essoufflée. La maison se trouve dans un état chaotique ; les jouets sont éparpillés par ici et par là, les murs sont tachés d’une couche épaisse de farine, les chaises sont renversées et la nappe de la table est jetée par terre. Au fond de la pièce, son petit garçon se trouve piégé entre le mur et la mousse d’un canapé renversé. Il s’est faufilé dedans pour tirer un jouet toutefois, il y est resté coincé alors il crie : « Maman, sors-moi d’ici ! ». La femme, immobile, le regarde sans proférer un mot.

« Maman, fais-moi sortir d’ici ! ». Point de réaction. « Hé maman ! Sors-moi d’ici ! ».

La femme s’approche du canapé s’agenouille en face de son enfant et elle dit : « Pourquoi fais-tu cela chaque jour ? »

« Qu’ai-je fait ? »

« Pourquoi la maison est-elle bouleversée ? Pourquoi rien n’est-il à sa place ordinaire ? »

« Je ne sais pas »

« Tu ne sais pas pourquoi la maison est aussi chaotique qu’une écurie ? »

« Non »

« Qui a jeté les chaises contre le mur ? Qui a versé la nourriture sur le sol ? Et qui a laissé des traces de l’huile sur les rideaux ? » La femme avait les joues enflammées de colère. Elle arrache l’enfant du canapé et l’étrangle par les épaules et crie : « Mais pourquoi je ne peux pas rentrer à la maison et trouver mon espace propre ? Ici, c’est chez-moi ! Je n’en suis plus une femme de ménage, tu comprends ? »

L’enfant lui répond stupéfié : « J’ai voulu jouer un peu. Maman, sors-moi du canapé. » La femme, furieuse, le regarde dans les yeux et elle lui dit fermement : « Dis-moi, ‘Mathilde’, sors-moi d’ici. »

« Maman... »

« Non ! », la femme l’interdit brutalement : « Dis, ‘MATHILDE’. MA-THIL-DE ! Prononce-le correctement et je te sauve »

« Maman… J’ai faim, t’as apporté des bonbons pour moi? »

Elle pleurait et sentait sa tête divaguer. Puis elle dit d’une voix mélancolique : « S’il te plaît, prononce mon prénom convenablement ! Je suis Mathilde ! Trois syllabes, c’est facile à prononcer et agréable à entendre.

L’enfant s’exclame impatient : « Maman, j’ai faim, je veux manger ! »

La femme se tait puis elle enfonce sa main dans son sac et en tire des bonbons. L’enfant sourit et la remercie. Elle lui sourit aussi, amèrement, puis elle se dirige machinalement vers la cuisine pour la nettoyer et préparer à manger.

Très tôt le matin, Bchira traverse les forêts verdoyantes de Tabarka avec une hache au dos. Ne se souciant guère du froid glacial ni de la dureté du bois, elle le coupe avec tout ce qu’elle possède comme force physique. C’est comme si elle déchargeait sa rage intérieure à travers ses mouvements répétitifs. Quand elle décide de rentrer chez elle, elle laisse le soleil inonder son corps et scintiller son chemin. Elle trottine dans le quartier et les gouttes de sueur tombent de son front ridé à cause de la lourdeur du sac géant qui pèse sur son dos. Plus elle avance, plus elle ressent une masse corporelle qui l’accompagne. Les yeux de Kamel la regardent tendrement et il lui dit «Donne-moi le sac pour que je t’aide ». Elle hoche sa tête et au moment où elle accroche le sac sur son dos, ce dernier tombe et le fantôme s’évapore et rejoint le ciel. Bchira ramasse le bois dispersé par terre et continue son chemin. Elle écoute ses voisines chuchoter de loin et dire «La pauvre Bchira! Deux hommes se sont enfuis de la maison et l’ont laissée seule. Ibrahim ne tardera pas non plus à la quitter quand il grandira. » Elle se noyait de larmes et poursuit son chemin seule et triste.

Mathilde, qui vit loin de Bchira, côtoie également un dilemme qui déchire son âme. C’est une femme qui aime son métier et qui cherche par lequel à s’affirmer. On peut dire qu’être une femme de ménage était son métier de rêve. OUI, elle aimait devenir une femme de ménage et travaillait dure pour se perfectionner dans son métier. Quand elle finissait le nettoyage, elle avait l’habitude de rester un bon moment pour contempler et adorer la propreté de l’espace. Quelquefois, elle se sent fière et supérieure par rapport aux autres car elle considérait que sans elle, les officiers ne peuvent pas se concentrer dans leurs bureaux désordonnés ni les grands entrepreneurs ne peuvent inventer des idées ingénieuses et cohérentes dans un milieu impropre. C’est à elle la gloire de la progression des civilisations et la modernité des Etats. Cependant, les regards des autres l’humilient, leurs remarques dévalorisantes la rabaissent et surtout, leur mépris à l’égard de sa personne et de son travail monumental la révolte. Un jour lui vient une idée ; elle voulait s’arrêter au milieu de la route afin de paralyser la circulation et de crier « Je suis Mathilde ! J’existe malgré tout et malgré vous ! Je suis une femme de ménage et je suis fière de mon métier qui vous dégoute, ô sales inhumains ! » Mais elle abandonne cette idée car elle savait que si elle l’exhausserait, personne ne l’écouterait. Elle avale son amertume et se contente de continuer sa vie terne est dans l’ombre de cette société ingrate.





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