"La Musique des phrases". Écrire (au maximum une page A4) après avoir écouté "Casta Diva" chanté par Callas, l'objectif n'est pas d'illustrer cette "pièce" musicale mais de travailler la musique de votre écriture. (consigne de Jean-Michel Devésa)
Soir d’opéra. Soir de gala. Le smoking noir taillé en queue de pie et le chapeau haut-de-forme se métamorphosent subitement et tout à fait complètement comme un immense corbeau. Sans que je ne puisse rien y faire. Contre mon gré je suis alors le mouvement. Le sol s’ouvre et se dérobe sous mon poids. Je perds tout à fait pied et je tombe alors dans le vide. Bien incapable de voler, les ailes recroquevillées sur moi-même dans une chute qui semble étrangement sans fin. Icare aux ailes brisées et dénué de toute humanité. Soleil ardent, peau brûlée et rêves en feu ! Trou noir… Plus loin encore des croassements sur des branches d’arbres chétifs et dénudés. Puis, comme sortie du plus profond d’un tombeau, la voix pénétrante de la Callas enfermée dans une calebasse m’accompagne et me guide vers la lumière obscure d’un Soleil noir. Lyrique et immatérielle, mais pourtant en cet instant précis, ô combien réelle. Cette petite voix d’oiseau perdu comme enfermée dans une cage et qui voudrait s’élever plus haut encore. Petite cage étroite à barreaux sciés juchée comme nous tous à fond de cale et des chaînes pesantes par lesquelles nous sommes entravés pieds et poings liés. J’ai les mains calleuses et des cales aux pieds. Mais hélas je ne suis pas seul dans cet Enfer puisque je me retrouve parmi une centaine d’autres infortunés, prisonniers dans le ventre de la bête humaine. Hommes, femmes, enfants, à la peau sombre comme la Nuit. Je ne peux subitement plus respirer, car j’ai entraperçu mon reflet dans un miroir brisé sous l’effet d’un rayon de Lune. J’ai littéralement le souffle coupé ! Car pauvre Diable ! Moi aussi j’ai la peau aussi noire qu’eux ! On entend du pont monter les mélopées d’Afrique. Des tam-tams résonner par-dessus les croassements sourds. Des prières qui n’en sont pas vraiment. Des odeurs exotiques qui me rappellent mon pays, mais dont je sais pertinemment que je ne reverrai plus jamais la couleur. Pourtant je suis un apatride, un boat-people lâché en pleine mer sans bouée. Par la folie des grandeurs et l’appât de l’argent. Parti de Nantes notre pauvre équipage nous malmène, on nous a échangés contre quelques fusils et de la poudre à canon. Comme du bétail. Misérable chose parmi les plus misérables. Nos yeux rongés par l‘inquiétude s’interrogent en cherchant dans le blanc de l’œil des uns et des autres la moindre réponse ou ne serait-ce qu’un semblant d’explication. Les plus sages d’entre nous n’osent pas nous communiquer leur propre peur. Ils savent déjà où leur destin les mène et acceptent leur triste sort avec résignation. C’est la vie qui nous embarque sur un bateau, galère de misère ou Orphée naviguant sur les eaux sombres du Styx, cherchant sa dulcinée, mais regrettant amèrement d’y avoir plongé les yeux. Ce sont les chemises rouges du Destin, celui de Garibaldi ; l’expédition des Mille ! La montée du fascisme, les chemises noires, les chemises brunes, les bottes martelant le sol avec fracas et les saluts que l’on fait à tour de bras. La grande roue du Destin continue sa course folle dans le ciel et dans la rétine. Les larmes coulent aux joues, mais tout tourbillonne autour de nous. Les vertiges et la nausée nous assaillent. Sous nos pieds défilent des millions de paysages. Film en noir et blanc. La soute de notre ventre de métal s’ouvre avec fracas, et nous larguons des bombes incendiaires, des bombes à fragmentations pour nourrir de chair les cimetières. Puis plus loin encore devant nous, comme dans un flash saisissant à perte de vue, une explosion énorme et luminescente, nous aveuglant complètement. La carlingue se met à vibrer, l’altimètre ne sait plus où il en est. Nous non plus du reste, puisque nous sommes à la fois fascinés et terrorisés. Dessous, ce sont les bombes au napalm que l’on largue sur des peuples serviles entrés en rébellion. Nos dirigeants sont bien planqués à l’arrière derrière des lignes. Ils se cachent aussi derrière de beaux discours, à nous faire dresser les uns contre les autres, en attisant la haine du Monde. Ça me défrise tout à fait complètement. Moi qui suis resté dans la pénombre de ma cale. À ramer avec mes autres compagnons d’infortune. Et toujours cette voix qui s’élève en plein ciel. À la fois fantomatique et puissante. Ce sont les petites lumières qui s’éteignent au loin sur les falots. Les petites voix de ces millions de vies que l’histoire écrasante et en marche a fauchées. Perdu dans l’ombre et l’obscurité, je croise des centaines d’yeux. Aussi terrorisés que les miens. Le Progrès, la beauté des aurores. La nature, la vie, la mort ; tout se mélange dans ma tête. Mon cœur se soulève et se congestionne, compressé par tous ces corps chauds et brûlants comme la Mort. Je ferme les yeux et plus loin encore je vois des trains. Des cohortes de fourmis s’affairer, des hauts fourneaux ou bien des hautes cheminées. Des crânes rasés. Des uniformes tout à fait laids. Des dents en or que l’on arrache, des vies que l’on anéantit et qui revivent soudainement dans les livres de Primo Levi. Le dégoût, la nausée de Sartre, la pourriture, la putréfaction nous font soulever l’estomac. L’odeur de pisse enfin, de vomi, de défécation. Et cette musique aérienne qui s’élève encore et toujours au-dessus de cette mêlée humaine. L’appel d’un ange, ou plutôt d’une Muse qui revêtirait les habits d’une créature mythologique marine, nous amadouant par son doux chant de sirène. Les marins blancs se bouchent les oreilles, l’écume tourbillonne tout autour de notre coquille de noix. Et nous voilà déversés dans l’envers du décor, corps sombre parmi les corps sombres, à nous en aller nourrir les poissons. Les lourdes chaînes nous reliant au bois ferme de notre condition humaine. Mais je ne pleure pas puisqu’il n’y aura pas d’Amérique pour moi. Je ne vivrai donc pas mon rêve américain, ou plutôt mon cauchemar devrais-je l’appeler. Réveille-toi, réveille-toi ! Autour de moi quelqu’un s’agite, tout devient à la fois flou et tragique. Mais laissez-le respirer bon sang ! Du mouvement, des ombres. Comme si finalement j’avais été touché par la grâce ! Ou par un miracle auquel je ne croyais plus. Mes pupilles s’ouvrent avec douleur. Les points noirs s’évaporent lentement et ma vision tout comme mon visage retrouve de ses couleurs. Sacré nom ! Tu nous as fait peur, tu t’es évanoui en plein spectacle François que l’on me dit, d’une voix sortie d’Outre-Tombe, si chère à Chateaubriand. Je le regarde, je tremble encore inconsciemment. Il me prend dans ses bras comme pour me rassurer un peu. Et moi je ne peux balbutier qu’à demi-mots. J’ai fait un horrible cauchemar René...
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