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Photo du rédacteurIsabelle Péré-Fam

Femelles

Dernière mise à jour : 29 mars 2022


Moi c’est Lady Di, seulement Di, pour les intimes. Ouais, je sais, ça claque comme nom. Avant, je n’en avais pas. Je crois qu’on m’avait attribué un numéro. Du moins, c’est ce qui était écrit sur ma cage. Ce sont Aja et Medeina qui me l’ont donné, les deux humains qui m’ont sortie de l’élevage intensif où j’étais pour m’emmener au refuge Cotcot, là où ils travaillent. Ils l’appellent « le paradis sur Terre des animaux ». Ça donne envie, pas vrai ? Pour une poule réformée de trois ans comme moi, l’endroit me semble idéal.

Je débarque donc dans ce lieu féérique qui me change TO-TA-LE-MENT de l’endroit où j’étais avant. Imaginez-vous des prés tout verts, avec une herbe grasse et abondante (je n’en avais jamais vu auparavant mais que c’est beau !), des arbres tous plus majestueux les uns que les autres, des animaux qui vivent (presque) en liberté (parce que bon, il y a bien des clôtures mais on m’a assuré que c’était pour notre propre sécurité). Et puis les pensionnaires ont l’air heureux !

Aja et Medeina m’ont d’abord présenté Charles, un cochon de quinze ans qui claudique un peu. Là où il se trouvait, les humains donnaient des coups dans les pattes des cochons pour qu’ils s’écartent plus vite de leur passage. Je reconnais bien là le désir de rapidité et de productivité à l’humaine. J’ai aussi fait la connaissance de Marguerite, une velle de trois mois que sa maman, Eugénie, a mise au monde au refuge à son arrivée. Toutes deux sont très timides. Il faut dire que les multiples séparations entre Eugénie et ses bébés l’ont quelque peu refroidie. Tout comme le récit de ces désunions a profondément marqué Marguerite. Et puis j’ai rencontré Manu, un mouton élégant et beau parleur, qui n’a de cesse de raconter combien il était le plus fort et le plus respecté de tous dans le bâtiment où il se trouvait – mais, en même temps, il est toujours plus facile de se vanter devant des personnes qui ne peuvent confirmer ou infirmer une histoire donnée.

Et là, révélation. S’avance devant moi une apparition, que dis-je une apparition ?, une divinité parmi les divinités animales de ce monde. Une truie, magnifique. Stéphanie. Telle un modèle se pavanant sur son podium, une Antigone fière et inébranlable, la Cléopâtre au groin proéminent, elle caresse de ses pieds pointés l’herbe fraîche sur laquelle la rosée perle encore. Soudain, elle chute. N’allez pas croire que ce détail altère la description méliorative mais surtout véridique que nous en avons faite. Non, elle a, même dans sa façon de tomber, une grâce évidente, parfaite, qui se passe de mots. Et sa voix. Sa voix mélodieuse et chaude, ponctuée de petits grognements folâtres. Comme j’aime cette voix. Comme j’aime cette truie. Je viens à peine de la rencontrer mais je sais déjà que c’est le début d’une grande amitié.

*

* *

Après avoir échangé quelques mots de présentation, j’ose enfin, poussée par ma curiosité naturelle, lui demander ce qui l’a conduite ici. Elle me livre un témoignage qui me hérisse les plumes :

- Pour ce qui est de ma naissance, j’ai vraiment peu de souvenirs. Je me rappelle juste du froid (je suis née en plein hiver) et de ce sol tout dur, en béton. Des mamelles de maman, aussi, et du bon goût de son lait.

J’ai davantage de souvenirs de quand j’étais adulte là-bas. Je me souviens bien des inséminations – c’était assez… étrange comme pratique. Puis on nous mettait dans un enclos collectif par groupe d’une dizaine ou d’une quinzaine de truies, en fonction de notre poids. Ça non plus c’était pas très plaisant. Mais ce qui était encore moins plaisant c’est quand, une semaine avant la mise bas, on nous plaçait dans des cages individuelles. Comme elles faisaient tout juste notre taille, il nous était impossible de nous retourner : nous ne pouvions que nous mettre debout, assises ou allongées. Le béton nous abîmait la peau et provoquait des blessures, et le confinement mettait à mal nos articulations. Je m’ennuyais comme jamais je me suis ennuyée. D’ailleurs, j’avais pris pour habitude de mordiller les barreaux de ma cage, histoire de faire passer le temps. Heureusement qu’il y avait la nourriture pour nous distraire un peu !

Quand j’ai eu ma première portée (quinze petits porcelets), j’ai compris ce que ça voulait dire « être maman ». Je voulais les protéger, tu vois, mais bon, plus facile à dire qu’à faire dans de telles circonstances. Certains de mes petits se coinçaient les pattes dans les fentes du caillebottis et mourraient là, faute de pouvoir se libérer. Quand un humain a saisi deux ou trois de mes petits, les plus chétifs, je n’ai pas vraiment compris ce qu’il se passait, jusqu’à ce que je le voie les « assommer » en leur frappant la tête contre une barrière métallique, juste sous mes yeux. Il a ensuite reporté ces incidents sur la fiche fixée devant ma cage. J’étais… détruite. Que veux-tu, Di, il faut croire que les humains (sauf Aja et Medeina, bien sûr), ne nous voient que comme de la chair à saucisse. Ils ont l’air d’oublier que nous sommes capables d’affection. Au bout d’une semaine, on m’a enlevé tous mes porcelets. Ç’a duré quelques heures avant qu’on me les redonne. On les avait castrés, leur avait coupé la queue et limé les dents – sans anesthésie, bien évidemment. Tout cela pour éviter qu’ils m’abîment les mamelles et que mes bébés mâles ne deviennent cannibales une fois enfermés dans l’enclos d’engraissement. Ils ont également reçu les premières vaccinations, et sont restés avec moi pendant trois semaines. Puis je ne les ai jamais revus. Et rebelotte pendant deux ans, avec deux portées par an.

Je pense tous les jours à mes petits qui doivent être tous morts depuis, dans les ventres bien repus des humains, ou plus certainement dans leurs fosses septiques.

La première fois que j’ai vu la lumière du jour, c’est quand Aja et Medeina sont venus me chercher. Ils étaient entourés d’une auréole dorée, j’ai cru que c’étaient des dieu et déesse. Je n’oublierai jamais ce moment.

Un témoignage pareil ne peut vous laisser indifférente. Je vois au fond de ses yeux noirs sa profonde tristesse et sa grande force face à cette vie de souffrances injustifiables. Mais je vois aussi toute sa beauté et son amour pour les autres qui irradient. J’essuie délicatement, du bout de mes plumes, une larme qui glisse le long de sa joue. Je lui promets que désormais nous sommes ensemble et que nous ne nous quitterons plus.

C’est le moment qu’ont choisi Aja et Medeina pour arriver vers nous, en poussant une brouette remplie de victuailles. De quoi nous redonner le sourire, au moins pour un temps. Au menu ce midi, des pommes, carottes et betteraves ainsi que du quinoa et de la luzerne pour Stéphanie ; un mélange de maïs, orge et blé, des fraises et du concombre pour moi. C’est la première fois de ma vie que je vois des fruits et des légumes ; comme c’est beau toutes ces couleurs, et que c’est bon ! Je sens la chair tendre et sucrée de la fraise se rompre dans mon bec, l’eau du concombre dégouliner le long de mon barbillon et de mon cou, les graines glisser dans mon œsophage. C’est délicieux. C’est merveilleux. Et dire que je mangeais de la poudre à longueur de journée là où j’étais avant ! Je jette un coup d’œil à Stéphanie, qui dévore goulûment son repas. Elle s’est habituée à cette nourriture de qualité. Normal, elle est là depuis deux ans maintenant.

Après avoir fait le tour des pensionnaires, Aja et Medeina reviennent vers Stéphanie et moi et s’assoient auprès de nous. Si vous voulez mon avis, ce sont de très beaux spécimens humains. Aja a de grands yeux bruns et d’irrégulières fentes parsèment son visage, ce que vous nommez « rides ». Un nom bien laid pour des traits si poétiques. Je trouve ça beau la vieillesse, je n’avais jamais vu une personne âgée avant ; ne dit-on pas chez les humains qu’elle est aussi signe de sagesse ? Medeina est pétillante et grosse ; elle porte au poignet droit deux bracelets qui tintent quand elle remue son bras. Son sourire large et imparfait, ses fossettes aux deux joues lui donnent un air d’une sympathie inégalable.

Aja tend vers moi ses mains d’ébène et les glisse sous mes ailes pour masser délicatement mes flancs. Stéphanie s’est laissée tomber sur le côté afin que Medeina lui gratte le ventre. Je grave ce moment dans ma mémoire. C’est si agréable. Je ferme les yeux à demi, ne vois plus qu’une vague tache rose à la place de mon amie, le vert de l’herbe qui m’entoure et je me laisse porter par ce plaisir serein, un plaisir tout nouveau pour moi et incomparable. Je voudrais que ça dure toujours.

Aja et Medeina finissent par nous quitter mais, je ne saurais l’expliquer, ce moment passé avec eux a laissé en moi une profonde sensation de bien-être. Je me sens une nouvelle poule, plus forte, plus fière. Je suis enfin respectée et aimée comme je le mérite. Ça fait du bien, vraiment. Stéphanie me sort de mes pensées :

- Tu vois, la vie est belle ici, n’est-ce pas ? C’est comme ça tous les jours. J’imagine que toi non plus tu n’as pas dû avoir une vie facile avant d’arriver ici…

- Effectivement. C’était un peu dans la même veine que pour toi, Steph : pas terrible. Les humains ont cru bon de nous enfermer par dix dans des cages où nous n’avions que très peu de place et nous ne pouvions, bien évidemment, ni étendre nos ailes, ni faire fonctionner nos muscles à cause de cette promiscuité. Nos cages s’empilaient sur plusieurs mètres de hauteur et s’étendaient dans ce hangar sur plusieurs centaines de mètres. Moi non plus, je n’avais jamais vu le soleil avant de sortir de cet endroit plus qu’insalubre – de grands pans de poussière pendaient du plafond, le sol était jonché de souris mortes et nos œufs, qui tombaient devant nos cages grâce au sol incliné, étaient recouverts de poux. L’éclairage artificiel était constamment allumé, de sorte que nous croyions qu’il faisait jour tout le temps afin que nous mangions en plus grande quantité et que nous produisions davantage d’œufs. Même le sol de nos cages était grillagé, ce qui, soit dit en passant, nous abîmait beaucoup le dessous des pattes. Nous ne pouvions pas gratter le sol, comme je le fais ici, ni chercher notre nourriture. Tout était fait et pensé pour accroître notre rentabilité.

Je suis restée là-bas un an et j’y ai pondu plus de trois cents œufs – j’avais tout le temps de les compter et de les voir rouler un par un le long du grillage en pensant que, si un Monsieur coq avait été là, j’aurais été mère d’une grande famille. Parfois, la course des œufs était freinée par des cadavres de poules qui traînaient ici et là sur le sol. Ne va pas croire que ces carcasses étaient retirées des cages. Non, les humains ne perdaient pas de temps à cela. Elles restaient là, plusieurs jours, plusieurs semaines et se décomposaient sous nos yeux, jusqu’à atteindre le stade de poules momifiées rendues grisâtres par les effets du temps.

Nos becs étaient assurément coupés sans anesthésie quand nous n’étions encore que des poussins afin d’éviter le cannibalisme et que nous ne nous blessions par piquage. Même s’ils étaient amputés, nous trouvions tout de même le moyen de nous arracher des plumes et de causer des plaies béantes. Comme tu peux le voir, je suis mise à nue devant toi, Steph, au sens propre comme au figuré.

- Di, je te promets que les horreurs que tu as vécues, tu ne les revivras plus jamais. Et certainement pas ici. Comme tu me l’as dit : nous sommes ensemble désormais et rien ne pourra nous séparer. Je suis si heureuse de t’avoir rencontrée et je crois au destin qui t’a mise sur ma route et moi sur la tienne afin que nous partagions nos histoires de vie. Voudrais-tu que nous écrivions une chanson pour célébrer cette rencontre ? Depuis que je suis ici, je me plais à inventer des mélodies et des paroles et je serais heureuse de créer quelque chose avec toi.

Je suis évidemment très enthousiaste à cette idée et Stéphanie et moi commençons à réfléchir à une chanson…

Hey, hey, moi c’est Lady Di

Hey, hey, moi c’est Stéphanie

Hey, hey, nous sommes deux amies

Au refuge Cotcot c’est trop la folie

C’est l’histoire d’une poule qui rencontre une truie

Et toutes deux se lient de sympathie

Elles se racontent leurs histoires respectives

Les élevages intensifs, on les met aux archives

Naître truie c’est vraiment pas aisé

Tu passes tes journées à allaiter

Tes petits meurent sous ton propre ventre

Et puis après, c’est toi qu’on éventre

Hey, hey

Être poule c’est pas cool non plus

Tu ponds jusqu’à c’que tu n’en puisses plus

T’es enfermée dans une petite cage

Puis tu finis en steak à un certain âge

Vous savez quoi ? Les végans sont malins :

Manger de la viande, c’est pas bénin

Au goût peut-être mais pas pour la planète

Ni pour les animaux à qui on coupe la tête

Hey, hey, c’est toujours Lady Di

Hey, hey, c’est toujours Stéphanie

Hey, hey, les deux meilleures amies

Le refuge Cotcot c’est pour la vie !

*

* *

- Tu imagines, Steph, si tous les humains devenaient végans ? Ça me paraît tellement impossible… Mais ce serait le paradis pour nous ! Finis l’enfermement, l’exploitation, la désanimalisation constante! Toutes les poules de la Terre pourraient connaître les joies de se balader en liberté, de voir le soleil et ses belles couleurs quand il se couche, l’herbe verte ; elles gratteraient le sol, chercheraient leur nourriture à longueur de temps !

- Et toutes les truies du monde pourraient se rouler dans la boue quand bon leur semble, rester avec leurs petits et les cajoler, ne plus être prises pour des utérus sur pattes et du bacon !

- Le rêve, n’est-ce pas ?

- Oui, le rêve…

Nous marquons un silence, imprégnées des images qui nous viennent en tête.

- Steph, tu crois que ça arrivera un jour ?

- Je ne sais pas… Aja et Medeina disent que de plus en plus d’humains s’intéressent à nous et à la façon dont nous sommes traités mais que la plupart d’entre eux ne prennent pas conscience que ce sont des corps qu’ils consomment alors qu’eux-mêmes seraient incapables de nous assassiner.

- Je pense qu’il faudrait que les humains nous rencontrent, viennent nous voir au refuge pour se rendre compte que nous sommes bien plus que de la nourriture et qu’ils ne peuvent plus nous maltraiter comme ils le font.

Stéphanie marque un temps avant de me répondre.

- Il faudrait que les animaux d’élevage se rebellent.

- Comment veux-tu faire ça ? Toi comme moi étions enfermées, il nous était impossible de faire quoi que ce soit d’autre que manger et enfanter !

- Oui. Mais quand même, il faudrait qu’ils le fassent. Je ne sais pas, ça existe bien les histoires d’animaux qui réussissent à s’enfuir d’élevages… S’ils agissaient collectivement, ils pourraient peut-être parvenir à quelque chose. C’est ce qui nous manque dans les élevages : la force collective. On est là, on subit, on se plaint, on s’énerve, on se violente entre nous…Tout le monde rêve de s’enfuir mais personne ne pense à sauver les autres ! Nous, les animaux d’élevage, nous sommes intelligents, malgré ce que doivent penser beaucoup d’humains. Nous aurions pu le faire, Di. Nous aurions pu essayer de sauver nos sœurs. J’aurais pu essayer de sauver mes bébés.

- Oui, nous aurions pu essayer.


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