"Écrire (au plus) une page (A4) en commençant par la formule empruntée à André Breton : "il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme" (dans "Nadja")." (consigne de Jean-Michel Devésa)
Il me fait jouer de mon vivant le rôle d'un fantôme.
Il fait pourtant les mêmes gestes, les mêmes rituels, la chorégraphie n'a pas changé.
Le soir, il dépose son sac dans l'entrée, accroche son blouson sur la patère et rejoint la cuisine, sans m'embrasser. Il ouvre le frigo, se décapsule une bière, la boit d'un trait, sans me regarder. Il sort son téléphone, glisse de site en site, d'appli en appli, il rattrape sa journée. Le couteau qui frappe, le couteau qui hache, le frémissement de l'huile et le repas pris, sans me parler. Soirée télé, lui dans le fauteuil, moi dans le canapé ; parfois il rit. Il est debout dans le jardin, la tête dans les étoiles, la cigarette à la main, les volutes de fumée s'élèvent dans la nuit. Il enlève ses vêtements, le t-shirt qu'il tire par l'encolure et jette à ses pieds, le pantalon qu'il fait glisser le long de ses cuisses, le caleçon, les chaussettes toujours en dernier, il est nu. Il est nu et il se glisse dans le lit, sans me toucher. Il est loin et il est froid, je ne dors pas. Dans le noir se composent et s'étirent des labyrinthes de pensées, des bonshommes disloqués et consumés et ma silhouette au sol, éparpillée.
Ce matin, blottie dans l'encadrement de la porte, la tête appuyée sur le pan de bois, je l'observe. Toujours les mêmes gestes, toujours les mêmes rituels, chorégraphie inchangée. La machine qui glougloute, le placard qu'il ouvre et qui grince, la tasse qu'il saisit, la tasse qu'il remplit, l'odeur qui se répand. Il s'adosse au plan de travail et porte le café à ses lèvres. Il ne me dit pas « bonjour ma chérie ». Il ne me dit pas « que tu es jolie ! ». Il ne me demande pas si j'ai bien dormi. Alors je me rue sur lui, et je crie, et je hurle, mais regarde-moi, regarde-moi putain ! Mais il ne me voit pas, son regard passe à travers moi. Il quitte la pièce sans bruit.
Il décroche son blouson de la patère, l'enfile et remonte la fermeture éclair. Il croise son regard dans le miroir de l'entrée, vérifie son allure, ajuste ses vêtements, lui et son épaule gauche plus haute, cet air un peu penché. Je m'approche doucement, j'avance à pas feutrés. Je me place à sa hauteur, nos corps de nouveau rassemblés. Je lève les yeux vers la glace, je n'y trouve que mon reflet, yeux noyés de sang et de larmes, visage blême et joues creusées.
Il saisit son sac qu'il met en bandoulière, fait quelques pas, pivote vers moi. Il me regarde, il me regarde une dernière fois. Un sourire, un petit signe de la main, la porte qui s'ouvre et se referme.
Yorumlar