Rien n’est dû au hasard. Cette histoire s’est passée il y a bien longtemps à Paris, lors de la canicule printanière de l’année 2028 qui a réduit la population des EHPAD de moitié et par effet domino embouteilla les crématoriums, les cimetières parisiens et autres fosses communes, ce qui donna du travail aux services funéraires pour les dix années à venir. Pour ne pas vous cacher les pompes funèbres et les croque-morts s’en frottèrent les mains. Les températures atteignirent des pics record sans précédent. Réchauffement climatique oblige, le baromètre ne descendit pas en-dessous de 40°C ce printemps-là. En attendant on congelait ou on cryogénisait (pour les plus fortunés d’entre nous) à tout va, les défunts étaient entreposés dans des vestibules pour ceux qui n’avaient pas encore pris leur billet pour la file d’attente mortuaire. Ce n’était pourtant que le cadet de nos soucis car quelque chose de bien plus inquiétant se tramait en coulisse. Je vais vous relater les événements en remontant pour vous les aiguilles de la grande horloge. Nous voilà à l’aube évanescente de cette année tournant. Paris est en proie à de graves tourments, c’est la guerre civile. Pour couronner le tout, la France n’a pas passé la phase de groupes à la coupe du Monde de football (elle qui pourtant l’a été à trois reprises en 1998, 2018 et 2022). Les réformes budgétaires sont huées partout, elles ne passent pas, la pilule est dure à avaler. Enlevez les jeux au peuple et soyez-en sûr, il ouvrira les yeux et il se révoltera. C’est peu ou prou ce qui s’est passé à ce moment-là. Faites avec moi je vous en prie ce bond dans le temps… Comme la pauvre Pénélope avant moi renouez les fils du Destin nuit après nuit jusqu’au lendemain.
C’est l’émeute, nous étions moutons nous voilà devenus loups, d’un seul coup, sans transition ! Ça court soudain de partout, ça part dans tous les sens, comme si quelque géant avait posé le pied sur une immense fourmilière. Ou mis le doigt dans la prise à nous les faire sortir définitivement du cul. L’accent est mis sur quelque chose, la main de Marianne pointe volontairement du doigt quelqu’un, et ce quelqu’un est forcément coupable. Comme le mauvais élève de la classe ou bien le vilain petit canard dont on ne veut plus. Vite ! Un bonnet d’âne ! Un échafaud et que les têtes décapitées roulent sur le billot ! La guillotine, les royales têtes coupées, c’était le bon vieux temps tout ça, où est-il désormais ? Qu’en reste-t-il au juste ? Du reste partout dans le monde, les nations étrangères nous raillent. Nous voilà subitement devenus la risée de l’humanité toute entière qui se rit de notre pitoyable inhumanité, de notre médiocrité. L’accumulation des grèves en guise de spécificité française nous a fait perdre de notre crédit. Nous qui cependant, il n’y a pas si longtemps encore, étions le berceau des Lumières et portions cette flamme bien haut très fièrement. Répandant nos idées à toute l’Europe embrasée. Mais ça c’était avant… Bien avant qu’un papillon n’agite ses ailes et détraque tout irrémédiablement et nous entraîne comme Icare dans sa chute. On est en droit de se poser la question : est-ce un mal pour un bien ?
Les Français pourtant sont enfin sortis de leur longue hibernation. C’est la fin de l’hiver. Gueule de bois, démarche et bouche pâteuses. Les barricades se dressent de partout, le drapeau rouge et noir flotte de nouveau, et les camarades entrent en rébellion tout comme moi qui suit docilement le mouvement. C’est l’effet de masse bien connu par Hitler et Goebbels. Telle la Liberté guidant le peuple sur le tableau de d’Eugène Delacroix, nous ne voulons plus de toutes ces corvées et de toutes ces taxes totalitaires. Le citoyen français n’est pas un mouton que l’on tond et corvéable à souhait. Car sans notre laine il ne restera de nous plus que des os. La faim et la misère font monter la gronde, en un mot c’est une nouvelle Fronde, contre cet insolent qui se tient fièrement aux manettes du pays et de manière effrontée prétend ne pas entendre nos revendications. Ce n’est pas seulement un pavé dans la mare que l’on jette, loin de nous cette idée. Le peuple en a marre, marre de ne pas être entendu, de ne pas être écouté ; c’est la triste réalité. Il a l’impression d’être un éternel incompris… Mais la foule harangue, la foule harangue, elle hurle son état exsangue ! Tout augmente sauf les salaires, on veut plus de pouvoir d’achat, plus de retraite et moins de taxes et d’impôts ! Ce n’est pas une vulgaire poissonnière qui vend son poisson sur l’étal du marché ou une vulgaire putain qui écarte bien docilement les cuisses et que l’on trousse à son aise entre midi et deux. Subitement c’est un mouvement de foule, encore plus dangereux que la houle.
Il était temps que le pays des droits de l’homme et des libertés tire la sonnette d’alarme. La cloche du navire ivre résonne, les récifs et la Bastille sont à portée de fusil ; tout le monde est sur le pont, prêts à écoper ou bien à en payer les pots cassés. Marchandise, cargaison et trésor public, tout est ruiné. Puisque le bateau avec à la barre son despote Lion est en train de couler, définitivement sombrer. En creusant un peu plus la dette mondiale et notre tombe, et en s’en mettant au passage plein dans les poches ainsi qu’aux îles Caïmans. Tragique comédie, notre destin est sans appel. Il ne fallait pas voter pour lui et il est trop tard désormais pour se rebeller contre ce tyran. Mon pauvre pays, tes bonnets rouges, tes gilets jaunes, tes cagoules noires ! La matraque est de sortie, les vitrines se brisent nous entraînant un peu plus dans le malheur.
C’est le grand cirque, le zoo sans aucun humains ni animaux. C’est la grande ménagerie, ou même, pire que ça, un nouvel arche de Noé qui se prépare la mort dans l’âme au naufrage prochain. Nous voilà alors désespérés. Les rats quittent le navire une fois qu’il est en train de couler. Ils s’agitent, ils montrent leurs dents farouchement, font entendre leurs voix et sortent des égouts de la ville. La chaleur étouffante est sans pareille. Le soleil nous tape sur la tête et sur le système tandis que nous simples citoyens c’est sur le système tout entier qu’on a envie de taper. Le bitume sur les routes a fondu. Les voitures et les camions partout dans le pays sont immobilisés. Les roues sont enfoncées de moitié dans la glu du macadam. Les clims ne marchent plus, faute d’électricité que les éoliennes, les panneaux solaires ou même les centrales nucléaires ne peuvent plus fournir. Les coupures d’électricité sont monnaie courante, elles ont lieu quatre à cinq fois par jour, et durent plusieurs heures, plongeant tout un pays dans la nuit et un peu plus dans le chaos…
Ça n’est pas sans rappeler le massacre de la Saint Barthélémy le 24 août 1572, la Révolution française le 14 juillet 1789, la Terreur, les soubresauts de l’histoire de 1848 durant le Printemps des Peuples qui se répand à travers toute l’Europe et la Commune de Paris entre 1870 et 1871, la nuit des longs couteaux de 1934 ou même encore mai 68 ; les voitures brûlent, les klaxons sonnent l’hallali près des Tuileries tandis que tonnent leurs canons à eau et résonnent leurs bottes sur les pavés et les trottoirs délavés. Les escadrons nous chargent, les paintballs, les balles traçantes, les gaz lacrymogènes, les tasers et les fumigènes. Nous, nous n’avons que nos poings à leur offrir, nos barres en fer, nos battes de base-ball et des cocktails Molotov bon marché dévalisés à l’épicerie du coin. C’est la dure loi de la rue. On joue à qui perd gagne, c’est d’autant plus facile quand on n’a plus rien à perdre… Les keffiehs, les cagoules et les foulards protègent nos yeux et nos poumons. Tout part en fumée, les meutes de loups sont sorties des sombres forêts et ont gagné les villes, tandis qu’à chaque intervention au journal télé (contrôlé par l’État policier) le Lion perd de son crédit, protégé par tous ses gorilles et une armada de poulets remplumés. Mais nous on n’en a rien à foutre ! On leur vole dans les plumes et plutôt deux fois qu’une. Sous les pavés la plage, morts aux flics ! Morts aux cons ! C’est le diktat de la matraque.
Tout est noir de monde, c’est la cohue et sans aucun doute la collusion. La foule scande ton nom. Démission ! Démission ! Nous étions agriculteurs serviles et gentils travailleurs à l’instinct grégaire et soudain nous voilà devenus comme fous, abeilles féroces vociférant et tapant du pied dans la ruche. Prêtes à piquer le premier venu. Fourmis travailleuses refusant de courber une fois de plus l’échine, pour le profit d’une ou quelques personnes. Nous voulons couper la tête de la reine mère. Du sang, de la justice dans toute cette injustice, une nouvelle Révolution ! Qui se rapprocherait un peu plus de l’évolution, dans la suite logique des choses. Mais surtout ce que nous voulons, c’est un changement profond d’opinion. Il y a comme je vous ai dit un air de déjà vu. C’est un semblant de vérité dans tout ce chaos. Et que surtout on la prenne en compte notre foutue opinion. Nous errons sans antennes, désorientés. Paris brûle, Paris surtout délivrée ; c’est un incendie qui se propage à toutes les villes de province comme une immense traînée de poudre. On chante de nouveau la Marseillaise un peu partout, dans les campagnes, ce sont des cris de liesse comme un nouveau Débarquement, une nouvelle Libération ! Le drapeau rouge et noir flotte à côté du drapeau bleu blanc rouge. Je me rappelle ce soir-là, nous avions beaucoup bu toi et moi. Nous avions refait le monde. Avec des si tout est possible… Nous avions l’ivresse des choses follement impossibles et difficilement réalisables, mais tout du moins nous y croyons. C’était alors le seul espoir auquel nous nous accrochions. La lutte finale, la cinquième et la sixième Internationale. Les camarades du Parti. La fête de l’Huma… Tous ces souvenirs dansent comme des ombres devant moi. Les feux de Saint-Jean se sont éteints. Te souviens-tu mon ami, l’époque insouciante où nous criions au loup ? Les meutes de chiens galeux que nous sommes, les émeutes, les bataillons de la mort. Puis soudain un voile noir. Le grand vide...
À mon réveil c’est la migraine, j’ai du sang plein les mains, sur le visage et une bien vilaine entaille sur le crâne. Mes habits sont déchirés. Mes poches sont vides. Me voilà sans papiers, sans pays et sans idées, comme apatride. Les sirènes bleues s’en vont au loin. Elles s’estompent peu à peu. Je fais alors l’état des lieux et constate avec amertume que tout à coup c’est l’hiver, mon sang se glace d’effroi, me voilà de nouveau plongé en pleine forêt sans les miens, sans ma meute et sans ma louve contre qui me lover. Désespéré je hurle alors au loup sous la lune pour battre le rappel à défaut de tambour et pour la prendre à témoin. Mais cette dernière fait la sourde oreille et ferme les yeux, elle est comme la justice, froide et implacable. De plus, je suis définitivement perdu ici, personne ne m’entend, je tremble de froid, je me recroqueville sur moi-même et dors en chien de fusil. La nuit peut bien venir me chercher, je la laisserai me caresser dans le sens du poil ou bien sans doute à rebrousse-poil… La meute de loups s’est éparpillée juste après l’émeute et après avoir tout pillé. Les produits de consommation, les consoles de jeux, les Iphones dernier cri, les télés, les boutiques des rêves, nos idées, en un mot notre humanité. Je me sens sali, trahi, abandonné par mes semblables. Blessé dans ma chair, mon Dieu pourquoi toute cette folie ? Nous sommes tous frères humains mais certains frères ont plus de privilèges que d’autres il semblerait...
Le Lion vainqueur m’a poussé à l’exil. Comme Victor Hugo avant moi. Me voilà seul désormais, loup solitaire et condamné à le rester. Je répète sans cesse cette phrase comme une sorte d’incantation pour moi-même et comme pour me donner du baume au coeur : Homo homini lupus est ! Homo homini lupus est ! Homo homini lupus est ! Il est vrai que l’homme est un loup pour l’homme. Mais hélas il est fait pour vivre en société, il est donc condamné lui aussi à se faire du mal indéfiniment, ce qui est fort regrettable… Toutefois hors du groupe les chances de survie sont amoindries, voire quasi nulles. Le rusé Lion le sait, tout comme moi je le sais. J’ai grillé mes dernières cartouches ici, allumé mes dernières allumettes, il y a de quoi se faire un sang d’encre. La nuit pose ses mains gantées et lourdes sur moi. Avé Maria ! La flamme vacille, me voilà dans la rue définitivement perdu comme la petite fille aux allumettes avant moi. Je ferme les yeux, je prie même s’il n’y a plus rien à prier ici, plus rien à espérer. Ça va faire couler beaucoup d’encre, ou bien sans doute ça ne fera même pas trois lignes dans le canard enchaîné (ou non) du lendemain.
Mon sang se fige et me pétrifie comme une antique statue grecque (pays premier et inventeur de la République) qui aurait été le fruit de ma rencontre avec Méduse. Je ressens le manque de toi. Je dérive sur un radeau (sans doute celui de la Méduse de Géricault), je navigue dans des eaux profondes usées et des mers obscures. La flamme s’éteint. Tout doucement... Je vois Charron et le Styx non loin. Dans mon rêve mortellement gelé j’entends descendre des plaines alentour et se rassembler tout autour des meutes nouvelles de loups. Les louveteaux d’hier qui sont devenus de fiers et braves loups aux dents longues pour remplacer ceux qui sont morts au combat en héros. Ils marchent flanc contre flanc et guidés par la faim répondent de nouveau à l’appel de la forêt. C’est ce que le jour doit à la nuit. Comme le Yin et le yang à jamais en harmonie et réversible de n’importe quel point de vue. La part de Mal ou de Bien enfermée profondément en nous. Non définitivement, dans cette vie terrestre rien n’est hasard. Puisqu’un jour crois moi, la mort viendra ; et elle aura tes yeux...
Crédits : photographie d'Eugène Disdéri (1819–1889) prise en mai 1871, Corps des combattants de la Commune de Paris disposés dans des cercueils. Ces hommes ont été fusillés par l'armée Versaillaise au mois de mai 1871. Musée Carnavalet, Histoire de Paris.
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