"Carnation". Écrire au maximum une page A4 “inspirée” par La Grande Odalisque d’Ingres. (consigne de Jean-Michel Devésa)
Je déteste les musées. Je m’y fais chier je capte rien. C’est ce que je me dis, quand je croise ces gens absorbés devant des toiles qui me laissent froid. Au mieux je pense ouais c’est bien fait, on dirait presque un fond d’écran. Mais en vrai, dessiner comme une imprimante, ok surement un talent au berceau ça aide, mais en forçant un peu tout le monde le fait. Moi par exemple, je suis un fan absolu de Glenn Gould. Un soir j’écoutais la partita six, et sur l’écran Gould fredonnait en cajolant les touches, arc-bouté et tendu à l’extrême, comme si le piano risquait d’exploser à la première fausse note. Ça me fascinait, et je sais pas pourquoi d’un coup j’ai eu envie de faire son portrait. Moi j’avais jamais dessiné, rien que des bites des nique les schmitts sur les murettes du chemin de l’école. J’ai fait une capture d’écran sur Youtube, j’y ai passé dix nuits, cramé deux gommes un HB et demi, mais à la fin y’a pas à chier c’était Glenn Gould. Je l’ai punaisé au-dessus de la télé. Pendant les pubs je coupe le son et je m’attarde sur lui, jusqu’à l’entendre me pianoter qu’il y a quelque chose au-dessus de ça. Et puis hier soir, cette fille est rentrée avec moi et en voyant le portrait de Glenn Gould elle m’a demandé si j’étais artiste. Moi j’ai senti que ça jouerait en ma faveur, alors je lui ai avoué que j’avais fait les Beaux-Arts. Et ce matin, pendant qu’on était au café devant C8, j’ai coupé le son et elle m’a expliqué tu sais moi l’art ça m’intéresse, mais les musées ça me fait peur, j’y connais rien je me sentirais conne. Ça m’a touché, et sans y avoir jamais foutu un pied je me suis entendu lui proposer cet aprem’ je t’emmène au Louvre. Elle avait l’air contente elle a répondu carrément, ça m’a chauffé sous l’estomac je crois qu’elle me plait cette Justine. J’étais aux anges elle en est un, on a dévoré un kebab au vol et piqué sur la pyramide. Et ça fait une demi-heure que je noie le poisson pour lui cacher mon inculture.
On passe devant les toiles en laissant trainer le regard. Justine s’arrête devant l’une d’elles où d’autres gens sont attroupés. C’est une femme nue qui se retourne sur nous, photo-réaliste ouais d’accord, mais quoi ? Tu le connais ce peintre, Ingres, elle me demande. Je réponds oui il peignait surtout des violons. Quelqu’un ricane. Qu’est-ce qu’elle nous dit tu crois, poursuit-elle. J’esquive en lui renvoyant sa question. Elle me dit qu’elle est fatiguée, et résignée, explique Justine. C’est une prostituée. Elle se retourne sur le client qui vient d’entrer. Son cent-millième. Je regarde de plus près et c’est vrai que la femme s’adresse à moi. Comme Gould qui me raconte qu’une partition de Bach c’est du funambulisme. Moi elle m’inquiète, je dis comme ça sans y penser. C’est ce fond noir. C’est là qu’elle regardait, avant qu’on entre. C’est là qu’elle emmène ses clients. Justine n’est pas de cet avis, elle voit dans ce néant l’avenir sans issue de la femme allongée. On dirait qu’elle veut se couvrir, continue-t-elle, mais elle tire à peine le rideau, elle sait au fond que ça sert à rien. Elle s’avance pour lire le titre de l’œuvre, puis me demande ce qu’est une odalisque. Comme une colonne de pierre à angles droits, j’affirme. C’est pas un obélisque ça, genre comme à la Concorde ? Je vérifie sur mon smartphone et je constate qu’elle a raison. C’est pas écrit clairement mais une odalisque c’est bien un genre de prostituée, je dis, mais des Mille et une Nuits. Le turban qu’elle porte sur la tête valide les révélations de Wikipédia. Ça nous paraît moins évident pour les parures, le rideau ou la literie, qui choqueraient pas à la cour d’un roi de France. Mais nous remarquons la pipe à opium à droite, et ça au Moyen-Orient ils en fument. C’est drôle que t’aies pensé un obélisque, réalise-t-elle en souriant sans cesser de fixer le tableau. Je ne comprends pas mais j’aime tant son sourire que le mien s’étire d’une oreille à l’autre. C’est quoi cette balayette, j’interroge, en plumes de paon avec des yeux qui matent. Justine pense plutôt à un éventail. Tout se recoupe au Moyen-Orient il fait chaud. T’as vu sur le rideau aussi y’a des yeux qui regardent, elle ajoute. Des fleurs voyeuses, je renchéris. Elle considère le groupe que nous formons avec les autres visiteurs, agglutinés autour de La Grande Odalisque, et elle conclut c’est nous : c’est nous qui matons la femme nue.
On a continué de déambuler des heures, à échanger comme ça à propos de tableaux qu’on comprenait pas bien, tout en sentant que certains évoquaient un au-dessus, quelque chose qui rejoignait Glenn Gould, ou Bach, via celui qui le sert. Le temps filait à toute allure, si vite qu’il m’a lâché en route et que j’en ai perdu la notion. Des heures en suspension avec Justine, dont le portrait s’épaississait à mesure que nous commentions les toiles, comme si parler peinture c’était toujours un peu parler de soi. Quand elle a dû partir pour retrouver un groupe d’amis, j’ai chuté et réintégré le temps. Elle m’a donné son numéro, mais si j’avais pas demandé je crois qu’elle serait partie sans se retourner. Depuis je suis dans un état étrange, cotonneux et flottant. J’ai rejeté toutes les propositions de sortie, je suis resté chez moi et je sirote du blanc sous le portrait de Gould, BFM en mode mute, les variations les partitas en boucle, essayant de cerner l’au-dessus dans la nuit noire de l’Odalisque. C’est vers onze heures que j’ai craqué, je lui ai écrit tu fais quoi plus tard ? Et maintenant j’arrive plus à écouter Glenn Gould, je scotche le téléphone suspendu à la vibration qui ne vient pas, comme un supplicié de la goutte d’eau attend la perle qui ne tombe jamais. Un peu brumeux je pars pisser. En plein milieu ma poche se manifeste. J’y plonge la main avec avidité, j’attrape le téléphone et le carrelage clapote. J’essaie de redresser, je m’emmêle les pinceaux l’objet m’échappe. Il rebondit deux fois dans le bol, puis coule. J’étais sur le point de chialer, quand l’interphone a retenti.
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