Écrire (au plus) une page (A4) en commençant par la formule empruntée à André Breton : "il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme" (dans "Nadja"). (consigne de Jean-Michel Devésa)
Il me fait jouer, de mon vivant, le rôle d’un fantôme. Quand la nuit est à la moitié de son espérance de vie et que mes rêves les plus fous devraient m’envahir, je ne peux pas fermer l’œil ; parce qu’il est là, tout près de moi. Le tonnerre irrégulier de ses ronflements, à l’image de son tempérament de jour, me parvient dans une cacophonie grinçante. Avec la plus grande des délicatesses, je décide de faire d’une pierre deux coups en quittant la froideur de mon lit et de ma chambre. C’est donc le corps grelottant que j’entre dans la salle de bain, en quête non pas de la chaleur, vu que cette baraque en est complètement dépourvue, mais d’eau.
Ma soif s’atténue à pas comptés ; mais je ne suis pas dupe. Elle ne parviendra pas à combler les milliers de condiments qu’il s’efforce de rajouter à ma nourriture... et elle sera encore moins en mesure de compenser les portions ridicules qu’il me donne en guise de repas. J’ai beau essayer de me rappeler, je ne parviens même plus à estimer depuis combien de temps dure ma famine ou ma solitude ; en tout cas, suffisamment pour que ma peau montre un manque de vitamine D.
Si j’ai tout le temps libre pour penser à ce que je veux, les idées ne subsistent plus en moi : elles ne font que me traverser. D’ailleurs, quand je parle de mon « temps libre », il n’y a que mon temps qui est libre. Mon apparence, mes sentiments, mes paroles, mes comportements... Tout est enfermé dans un bijou, pourtant très discret, que je porte autour du cou. C’est fou à quel point un si petit objet peut faire rentrer une personnalité dans le moule de ses idéaux... Croyez-moi, il a beau me forcer à devenir le fantôme de ses rêves, il ne peut empêcher un corps tangible de convulser sous la décharge électrique de son joujou. Je crois même que ça lui fait plaisir, bien que sa pratique soit paradoxale avec ce qu’il veut faire de moi.
Il y a des jours où il s’amuse tant à détruire ma santé physique et mentale que je me sens partir, je me dédouble. J’assiste, impuissante, à cette tragédie que seuls lui et moi pouvons connaître. À défaut de créer des liens, nous sommes liés par un rapport de force qui semble ne jamais s’achever ; et je regrette, alors, d’avoir pris toutes mes relations pour acquises. Je maudis mes accès de colère, mes crises de larmes inutiles, mes reproches injustifiés. Si j’avais été capable de voir ma chance, je serais armée pour supporter toute cette violence. Je me plongerais dans mes bons souvenirs pour tenir, reprendre des forces. Mais je n’ai rien ; rien que mes erreurs et mes remords qui l’aident un peu plus à me briser...
Soudain, un courant d’air provoque des frissons dans mon corps. Étonnée de sentir un phénomène météorologique dans cette maison fermée à double tour, je me retourne vers le couloir. Je peine à croire ce que mes yeux me montrent. Cela relève du miracle : une fenêtre ouverte ! Voyant là un moyen de mettre enfin un terme à mon cauchemar, je n’hésite pas une seule seconde : je m'élance dans le couloir. Mais les ronflements insupportables de la bête se sont tus ... Tous mes sens en alerte, j’accélère le pas vers la porte de ma liberté, en priant pour ma vie. Une porte s’ouvre derrière moi. Je suis à deux mètres de la fenêtre. Il se lance à ma poursuite. Dans un dernier effort, je bondis sur le rebord de la fenêtre. Il est à deux doigts de m’attraper ! Tant pis, je tente le tout pour le tout et je saute une nouvelle fois, mais dans le vide... Mon collier se brisera tout en bas, avec ma nuque.
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