“Lire en levant la tête” Écrire une page (au maximum) à partir (ou contre) ce syntagme : « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? » Cette formule est tirée de Roland Barthes, « Écrire la lecture », in Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, (1984), Paris, Seuil, coll. « Points Essais », n° 258, 2015, p. 33. (consigne de Jean-Michel Devésa)
En ma qualité d’enseignant en histoire des textes sacrés, je me trouvais dans une position singulière, qui me poussait plus souvent que d’ordinaire à entamer des travaux de recherches pointilleux. Ainsi, j’entrai en contact avec un étranger qui selon ses dires possédait un genre de Bible pour le moins étonnante, qui sans nullement ressembler au livre des livres, possédait quelques traits en commun avec cet ouvrage. J’apprenais qu’une population mystique proche de New York vénérait cet ouvrage et l’estimait grandement, lui attribuant des propriétés miraculeuses. Cela me plut immédiatement.
Mon contact, du nom de Victor Grant, m’avait promis la restitution dudit livre dans les plus brefs délais. Je ne le connaissais qu’au travers de quelques lettres que nous nous étions envoyés, et n’accordais que peu de croyance en cet ouvrage, qui s’il était effectivement réel, aurait dû me revenir en mémoire, au lieu que je ne le connaissais pas. J’en fut intrigué, et donc d’autant plus motivé à le posséder.
L’échange se fit rapidement, de nuit, devant le parvis de l’église la plus proche de chez moi, qui se trouvait tout de même à plus d’une demi-heure de marche. Monsieur Grant avait insisté pour que cela ne se fasse pas en plein jour, aussi craignais-je une escroquerie de sa part. J’étais sorti avec mon revolver, sans doute pouvait-il me servir. Fort heureusement, l’homme que je rencontrai, s’il avait l’air préoccupé, ne paraissait pas dangereux. Sa tête partait tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt en arrière, comme si un démon l’avait suivi, et qu’il craignait lui-même un coup dans le dos. Assurément, il ne paraissait pas sûr de lui, mais je ne reculai pas, déterminé à obtenir le mystérieux ouvrage.
En me voyant, sa mine d’abord se décomposa, sans doute crut-il avoir affaire avec quelqu’un d’autre. Mais finalement, le voilà qui se trouvait soulagé de reconnaître mes traits. C’est en le voyant que je reconnaissais un ancien étudiant d’une vieille promotion, son nom m’avait dit quelque chose. Sans plus de cérémonie, il se présenta, me donna le livre alors que je lui versai une coquette somme en échange, et le voilà reparti, manifestement soulagé. Il sautillait de joie, comme s’il évitait quelques malheurs.
Le titre indiquait Cnolda D’Ekambruru. Je ne connaissais pas la langue de ce livre, mais commençais malgré tout à le feuilleter le soir-même. La première nuit ne me fit rien, je la passai à lire les lignes manuscrites de l’ouvrage. Une phrase revenait souvent, « Ctuliss na Dandre Ctuliss », sans que je ne sache ce que cela voulait dire. Je tachai de lui trouver un sens, et consultai des collègues en linguistique pour percer les mystères du livre. Aucun ne put me répondre, la langue était parfaitement méconnue.
Bientôt, tout mon esprit fut englouti par ces pages jaunes, tant la lecture me prenait. Trois jours de suite, je me retrouvai à lire les yeux en l’air, tant ces lignes dévoraient mon esprit, comme si l’incompréhensible attendait de moi que je le saisisse. Bien sûr, cela n’arriva pas, mais les phrases revenaient dans mon esprit, de manière cyclique. « Ctuliss na Dandre Ctuliss ». Mes yeux ne quittaient plus le plafond à mesure que je lisais, absorbé par les mots, je réfléchissais, de sorte que je ne regardais plus les pages, et même lorsque je ne les lisais pas, les mots s’imprimaient au plafond que je fixais.
J’entrai alors dans un état d’ébullition furieux, qui m’empêchait de dormir. La nuit, des monstres tentaculaires venaient me voir pour ôter le sommeil de mon esprit, c’était pire encore de jour, je les voyais en toute ombre qui s’offrait à moi. Il me fallait me débarrasser du livre, ou j’allais perdre définitivement la raison. Je comprenais à présent pourquoi mon ancien élève voulait tant le quitter. Je saisissais également une autre information : il ne m’avait pas indiqué sa provenance. Tout ce qu’il contenait, parfaitement incompréhensible, appartenait à un autre âge, à un autre monde que je ne saisissais pas, et que jamais je ne pourrai saisir.
Un soir, je préparai un feu de cheminé, et y jetai l’ouvrage. Il brûla bien, mais aussitôt, des volutes de fumée noirâtres emplirent la pièce. J’ouvrai les fenêtres en catastrophe, puis me mis au lit une fois le danger écarté. Les monstres ne vinrent pas me déranger cette nuit-là.
Mais le lendemain, je retrouvai le livre sur mon étagère : il n’avait pas voulu disparaître de ma vie. Dépité, je le conservai, quoique les monstres ne vinrent plus. Mon élève m’avait eu, et à présent, je recherche activement un héritier pour cette œuvre du diable.
Comments