"La Musique des phrases". Écrire (au maximum une page A4) après avoir écouté "Casta Diva" chanté par Callas, l'objectif n'est pas d'illustrer cette "pièce" musicale mais de travailler la musique de votre écriture. (consigne de Jean-Michel Devésa)
Le tramway était surpeuplé, et les deux types collés à moi fouillaient de leurs yeux à crever le plongeant de mon décolleté. Je les aurais baffés, mais impossible de les prendre sur le fait. Ils lorgnaient en coup de vent, c’est pas moi c’est l’Histoire de l’œil, comme deux potos qui flânent dans une galerie marchande, léchant les vitrines pour le fun.
J’en pouvais plus je suis descendue deux arrêts plus tôt. J’ai traversé la place bordée de terrasses engorgées et c’est en coupant à travers l’une d’elle que j’ai hoqueté, un court sursaut interloquée, quand je l’ai aperçu à quelques chaises de là, blablatant cul et chemise, attablé avec trois que je ne connaissais pas. J’ai disparu dans la ruelle avant qu’il ne m’ait remarquée, un peu chancelante, désarçonnée par ce hasard. Plus loin, arpentant les rues envahies d’étudiants ivres, de flics, d’agents de sécurité et de FAMAS bottés-kakis encadrant poucettes et mendiants, j’ai abattu les murs où le deuil avait enclos son souvenir. D’un texto adressé à Pierre, je me suis bricolée une demi-heure de contretemps. J’ai gagné un banc sur le parvis de l’église, m’y suis assise les jambes coupées, et là, pleine du passé de son image, je l’ai laissé me conter les plus beaux instants de ma vie. Ce n’était pas pour me faire mal, ça le temps m’a appris à ne plus m’y vautrer, mais je voulais sonder mon âme, m’habitait-il ou l’avais-je délogé ?
Je l’avais rencontré à la soirée du pote d’une pote, qui connaissait untel. Il sonnait plus juste que les autres, était plus beau que la plupart et c’est par le regard qu’il sapait la fidélité que je croyais devoir à mon mec de l’époque, un gars gentil Martin je crois, marrant tout ça il étudiait le management. En moins d’une heure il a éclipsé le manager, et le soir même je l’ai suivi jusqu’à sa chambre. Lui moi, un duvet le matelas, son lit, il halète je gémis, on jouit l’oubli en pleine conscience dans l’innocence de la vingtaine.
Dès cette nuit-là je me suis donnée sans limites, j’ai été prise par celui qui s’offrait à moi. Tu te souviens nous les voyages, les évasions sans moyens de locomotion ? Moi si rétive, empoisonnée par le grappin des hommes voraces, tu m’as révélé la tendresse du monde, où la solitude n’est qu’un mot. À l’ombre des flèches gothiques, que le soleil plongeant étire sur le dallage baigné de lueurs rouges, il me projette tout notre film, montant nos souvenirs au hasard.
Ça a duré dix ans ça s’est effrité sans paraître. Le ping-pong insidieux des griefs et des vexations, à toi, à moi, le ressentiment qui boursoufle, défigurant le visage de l’amour. Moi je t’aimais toujours autant tu me haïssais bave aux lèvres. Tu pouvais plus me voir et moi sans ton regard je manquais de lumière, briquet noyé grattoir spongieux, allumettes à la mer. J’ignore pourquoi j’ai compris cette fois-là plutôt qu’une autre, la cent-huitième après cent-sept où tu me hurlais nous c’est mort. Je me revois, décampant sous la douche pour écourter une millionième gueulerie, pas cinq minutes et tu déboules, tu claques la porte de la cabine et moi, ruisselante moitié savonneuse, je blêmis au son de ta voix. Tu ne me l’as pas hurlé différemment, la même rage les traits affolés, beuglant, t’arrachant les cheveux devant le Sphinx à court d’énigmes. Jusqu’ici je n’y avais pas cru, car te prendre au sérieux c’était te permettre d’y croire. Mais quand j’ai lu l’arrêt dans ta pupille, les trois coups de maillet qui me broyaient le cœur, je me suis humiliée et je t’ai imploré prends ces perles de pluie, elles viennent du Sahara ne me renvoie pas au désert.
Tu t’es enfui. Et moi j’ai traversé les dunes arides en grelottant dans la touffeur, macchabé diurne, ectoplasme de nuit. La famille les amis, leurs bras, les conseils leur suffocante empathie. Y’avait que toi, la perte, ta mort la mienne, dans ce monde hideux où naître est le commencement de la fin. Tout ça c’est loin, juste là, à dix minutes à pied d’ici. Qu’est-ce que t’es venu foutre en ville, dans mon îlot artificiel où un Pierre vaut bien un Martin ? Douze appels en absence, textos inquiets ma chérie où es-tu ? Pauvre Martin, je veux dire Pierre, tout ça à cause de deux gros dégueulasses.
Depuis combien de temps suis-je clouée sur ce banc ? Il fait nuit noire. Le jaune sans âme des réverbères a succédé aux rougeurs violacées du crépuscule. Et pour la première fois de ma vie contingente, je m’autorise à croire en Dieu. La Grand-Place compte trois embouchures que je surveille à tour de rôle. Je ne bougerai pas. Je prie le néant sans rime ni raison de lui faire prendre le chemin de l’Église.
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