“Lire en levant la tête” Écrire une page (au maximum) à partir (ou contre) ce syntagme : « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? » Cette formule est tirée de Roland Barthes, « Écrire la lecture », in Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, (1984), Paris, Seuil, coll. « Points Essais », n° 258, 2015, p. 33. (consigne de Jean-Michel Devésa)
Il n’existe nul autre livre plus obscur que celui que l’on pioche dans nos bibliothèques.
À chaque ouvrage consulté, c’est une âme de plus enterrée, condamnée à vivre dans les limbes fantasmatiques de ces mots qu’on ne peut pas attraper. Ils nous effleurent, flottent sur la rivière de nos pensées. Nous nous faisons Charon sur des eaux parfois déchaînées.
Ils nous captivent, nous emprisonnent, les mots, nous font parfois lever la tête vers les Cieux pour vouer le culte à un Dieu qu’on ne saurait identifier… auteur diabolique ou simple objet de papier ?
Les mots. Les mots restent, nous construisent, nous font rêver ou nous détruisent. Ils disposent d’un pouvoir dont quelquefois nous ne saisissons pas la portée et l’importance de les manier. Ils nous marquent, saisissent notre esprit par leur beauté et leur sonorité. Ils sont les affreuses sirènes qui nous attirent vers les récifs dangereux d’une imagination qu’on ne saurait pas contrôler, ivresse de la langue dont on voudrait tout savoir et pouvoir dompter. L’apprendre sous toutes ses formes, pouvoir la réutiliser, la manipuler.
Le pouvoir de l’objet livre n’est pas à sous-estimer. Ses lignes sont les incantations qui torturent notre imagination ; purgatoire incessant où chaque âme livresque est amenée sans le vouloir à revivre une image ou un souvenir égaré. Cohérence mimétique avec notre réalité ou notre passé, concrétisation imageante suscitée par la réquisition des sens, la vue, l’ouïe, le goût jusqu’au toucher. Activité fantasmatique qui nous éprend d’une démence qui ne s’assouvira qu’une fois le récit terminé… jusqu’au prochain qui nous rendra à nouveau esclave des démons possesseurs littérature et écriture.
Divines entités qui ne reprennent vie qu’à chaque nouveau bouquin commencé mais qui persistent alors même que le livre repose sur une table, un fauteuil ou dans un sac refermé. L’histoire est là, elle ne cesse de continuer à vous hanter. Les mots submergent mais nous poussent à les dévorer.
La lecture est un cercle vicieux dans lequel il ne vaudrait mieux pas se lancer. Lire, c’est laisser tous ces mondes nous emprisonner. C’est en quelque sorte vendre son âme au diable sans avoir la certitude de pouvoir un jour marchander pour la récupérer.
C’est trop tard.
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