Lauréate du Petit Prix Littéraire FABLI 🏅
Consigne : Écrivez un texte de la forme de votre choix sur la citation suivante :
« Nous traversons le présent les yeux bandés. » - Milan Kundera
– Je suis tombé dans la piscine.
– Il n’y a pas de piscine, papa.
Il y a un homme en face de moi. Une quarantaine d’années, l’âge de mon fils. Je ne le connais pas, alors pourquoi est-il là, avec moi ? Pourquoi me parle-t-il ? Me contredit-il ? Je me souviens de l’eau, je ne me souviens que de cela.
– Qui êtes-vous déjà ?
– C’est moi, papa. Ton fils, Philippe.
Il est gentil de venir me voir. Je vis seul depuis qu’elle est partie. Je me souviens d’elle. Sa photo est accrochée sur le mur, au-dessus de l’aquarium. Je dois nourrir les poissons tous les matins. Ils tournent, tournent dans leur bocal. J’espère qu’ils n’ont pas mal à la tête. Ils n’ont pas faim, je les nourris tous les matins.
– Ah Philippe. C’est gentil de venir me voir. Ta mère sera contente.
– Papa, maman n’est plus là. Elle est morte il y a deux ans, tu te souviens ?
– Je suis tombé dans la piscine.
Les autres enfants crient et courent tout autour de moi qui avance à tâtons, les bras tendus et le visage tordu par le foulard noué à l’arrière de mon crâne et j’essaye désespérément de toucher quelqu’un, de reconnaître quelqu’un pour laisser mon tour à un autre. C’est le jeu. Les parents se réunissent autour d’un café et de chocolats pendant qu’ils envoient leurs rejetons jouer dans le jardin. L’aîné m’a désigné comme le premier aveuglé, depuis, les par là et les par ici m’encerclent. J’avance par là. Une voix, attention c’est dangereux. Ils l’occultent, alors j’avance encore et je trébuche dans le grand bain de la vie. Les éclats de rire se déploient de leur gorge à mes tympans. Je suis tombé dans la piscine.
Je ne me souviens pas pour quelle occasion nous sommes tous attablés devant nos assiettes. Quel jour sommes-nous ? Ma femme n’est pas là, je ne la vois pas. Mais les deux fillettes en face ont son menton et les yeux de l’homme qui me ressert une part de tarte possèdent la même nuance de bleu ciel que ses iris. Ils doivent être de sa famille ; de ma famille. Un bourdonnement dans mon cerveau m’empêche de me concentrer. Je me pince l’arrête du nez. Les discussions et les rires sont trop forts, trop flous. Je plane, le décor devient duveteux comme si je flottais dans un nuage mais ce n’est pas doux.
– Ça va, papa ?
L’homme aux yeux bleus pose sa main sur mon épaule mais je ne la sens pas. Je perds le contact avec mon corps.
– Papa ? Papa ? Réponds, papa.
Il me parle, je dois répondre. J’en suis incapable. Les conversations se sont tues.
– Chérie, appelle le Samu, vite. Maintenant ! Papa, reste avec nous. Les secours arrivent. Reste avec moi, papa.
Il a les même yeux qu’elle.
C’est la première fois que je vais m’envoler. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, dans mes tempes, partout sur ma peau pendant que le sang flue et reflue dans mes artères avec de plus en plus d’intensité en signe de vie et de panique. J’étale dans mon esprit des arguments scientifiques comme des feuilles griffonnées éparpillées sur un parquet. Et comme je préfère fermer les yeux sur la réalité, j’enfile un bandeau en espérant qu’il m’aidera à m’endormir. Mais il me faut aussitôt me lever car ma voisine souhaite rejoindre son siège. Elle rayonne à l’idée de pouvoir poser son front contre le hublot. Son cœur décolle en même temps que le moteur pendant que le mien bat des ailes. Je crois qu’elle est dans ce vol pour que le bleu de ses yeux se dissolve dans celui du ciel. J’agrippe les accoudoirs dans l’espoir qu’ils me retiennent au sol. Ses doigts se posent sur les miens. Nous nous envolons, main dans la main jusqu’à atteindre notre destination finale.
Une main s’accroche à mes doigts. Elle est rugueuse comme les miennes quand je travaillais le bois.
– Papa…
Je peux partir.
– Papa, je t’aime.
Je vois une lumière comme si je me trouvais au fond de l’eau et que je regardais à la surface. Elle me tire vers le haut. Je vois un soleil.
Aveuglant.
Crédit photo : David Lorieux
Comentarios