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Photo du rédacteurMorgane Sarmiento

Qui, du chêne ou...

Dernière mise à jour : 29 mars 2022

Écrire une page (au maximum) à partir (ou contre) ce syntagme : « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? » Cette formule est tirée de Roland Barthes, « Écrire la lecture », in Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, (1984), Paris, Seuil, coll. « Points Essais », n° 258, 2015, p. 33. (consigne de Jean-Michel Devésa)


Qui, du chêne ou de l’enfant… ?



Un jour, un grand humain m’a demandé : « tu crois que ce monde restera comme ça pour longtemps ? » Je ne lui ai rien répondu. Avec des troncs d’arbre, on fait des feuilles ; avec du noir on fait des mots dessus. Ça devient des briques verticales le long des murs. J’ai construit ma maison avec quatre murs de mots. Je crois pas que ce monde restera comme ça ; je crois qu’il changera, mais pas comme on change pour devenir meilleur. Je crois qu’il changera comme on remplace les vieilles briques d’une maison, avec de nouvelles briques. Il y a des vieux mots.


J’avais dix ans quand pour la première fois j’ai rencontré l’arbre qui a donné sa chair aux briques. Enfin, sa famille plus que lui. Lui était haut jusqu’au plafond du dehors, avec des feuilles comme des paquets de bulles regroupées en paquets de bulles. Il me dit : « Bonjour » et me laissa là, devant son tronc, la porte fermée, sans explication. Je crois que j’étais trop jeune pour découvrir de quel bois sont faits les mots. Alors j’ai attendu.


Lorsque je suis retourné auprès de l’arbre, j’avais cinq ans, et le monde était tellement plus grand que ce que je pouvais imaginer quand j’en avais dix. La porte de l’arbre était ouverte, je l’ai poussée pour rentrer au creux de son être. À mon étonnement, son écorce était verte comme celle d’un arbre qui n’a que cent ans. Partout ses parois étaient des murs, et sur ces murs des mots sans encre défilaient. Je ne sais pas pourquoi les mots défilaient, ni comment étaient choisis les mots. Était-ce une seule brique ? En était-ce plusieurs ? Assistais-je à la mort de vieilles briques et à la genèse des nouvelles ? Que de questions compliquées qu’un enfant de dix ans ne se serait pas posées… Quoi qu’il en soit, l’arbre, qui étirait partout sa chair blonde, était parcouru de frissons de mots ronds comme le blé au soleil. L’escalier grimpait comme du lierre dans cette bibliothèque vivante, et mes pas, vibrants de questions, résonnaient jusqu’au sommet. Une seconde porte en marquait le commencement, dont je poussais le bois en chantant. À l’intérieur, la lumière parvenait en un unique rayon sur la table où étaient posées des feuilles de papier blanc. Les mots avaient quitté les parois pour irriguer ce bureau doré, central, dont la taille, comme une étoile, changeait suivant si on le regardait.


Du haut de l’arbre des voix descendaient comme les feuilles dorées à l’automne. Je pris place au bureau, saisis le crayon, et laissais ces feuilles d’or être remplacées par ces feuilles blanches peintes de mots. Et le temps dura tout un soleil, avec ces mots et ces mots qui descendaient le long de l’arbre et coulaient couvrir la terre. Les mots devinrent dorés comme un champ de blé, les feuilles devinrent rondes comme des bulles tissées dans les airs, et le chêne tirait ses branches haut, plus haut que le ciel. Je me rappelle avoir demandé : « Tu crois que ce monde restera comme ça pour longtemps ? » mais on ne m’a pas répondu.


« Papy ? c’est ça la fin de l’histoire ? » Je ramasse mes feuilles éparpillées sur mes genoux, devant sa petite bouille ronde sur fond de tapis coloré. Mes mains tremblent encore, incertaines en posant le feuillet, et je lui réponds en câlinant ses mains minuscules : « J’ai à peine l’âge de ce chêne, tu sais ? Je ne peux pas vous faire une histoire plus longue que celle-ci, je ne suis pas encore assez grand… » Il se lève et fait glisser mes lunettes en bas de mon nez. Il grimace, pour moi c’en est trop, je laisse échapper mon rire. Ah, qu’ils peuvent être sérieux parfois ! Il sourit, se rassied, rassemble la tour de cubes qu’il avait balayée plus tôt, et tandis que je lui parle, je le vois me regarder à travers ces deux petits hublots ronds : « À moi maintenant d’écouter ton histoire : pourquoi m’as-tu demandé si ce monde resterait comme ça pour longtemps ? »



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