À l’heure où chacun doit se réinventer derrière son écran d’ordinateur, l’émission littéraire 21 cm attrape au vol Alain Damasio, auteur de science-fiction pro slow techno… l’occasion de réfléchir au monde de demain et à ce que ça veut dire, d’être Vivants.
21 cm, soit la taille moyenne d’un roman qui paraît, est le nom de l’émission littéraire de Canal + animée par Augustin Trapenard (connu pour Boomerang sur France Inter). Son format, une heure par auteur, en fait le sésame pour découvrir vraiment les écrivains (tous des pointures). Pour cette fois, le tournage alterne entre les plaines du Vercors à affronter le vent, et le décor ultramoderne d’une ville de 2040. Alain Damasio, auteur de science-fiction politique et intrinsèquement vivante, évoque ses livres et ses idéaux… autour de la lecture poignante d’un de ses textes, dansé à fleur de furtivité. Avec poésie et frisson, l’occasion de redécouvrir ses œuvres, qui nous ont tant fait voyager.
La Horde du Contrevent
« Messeigneurs de la Frime, bonsoir ! Puisque nous nous connaissons, pour beaucoup, laissez-moi écourter la chamarre et assourdir les violons ! Sur ce gradin en face de vous, rasés de frais, la mèche en vrille et la chemise en vrac, est placée tout à trac — en guenille pour les meilleurs, pour les autres en haillons — la poussière du désert, ou pour mieux dire : sa coagulation… Ils sont l’orage marcheur ! Ils sont la foudre lente ! Ils sont de l’horizon les vingt-trois éclats de verre, les copeaux bleus et les tessons — j’annonce et vous présente, hirondelles et damoiseaux, nobles géologues et porte-drapeaux, la légende de cette terre : la Horde du Contrevent ! »
Imaginez un monde balayé par les vents. Des vents si berçants, si violents, si doux, si puissants, des vents toujours, dont personne ne sait comment ils naissent. Imaginez maintenant que du bout de ce monde, génération après génération, des êtres aussi humains que nous sont envoyés à pied, contrer tous ces vents pour retrouver cette origine. La Horde c’est cela, marcher par tempête et par tornades, pour aller plus loin que personne n’est jamais allé, en Extrême-Amont. Ils sont vingt-trois, hommes et femmes, à ne faire qu’un, la Horde. Vingt-trois à remonter les fureurs du vent, comme les trente-trois hordes qui les ont précédés, et dont ils seront les derniers. Pour survivre, chacun a son rôle, ouvrir la voie, protéger, porter, étudier, soigner, chasser, nourrir, conter… mais après tout, que répondre au traceur : « À quoi bon raconter ? Vous autres, les abricots, vous n’y comprendrez jamais rien. Vous vous branlez sur nos vies dans vos burons, avec l’éolienne qui ronronne au-dessus de vos têtes chevelues, et vous nous enviez. Oubliez-moi. Oubliez-nous. »
Roman puissant, mystique, drôle et terrible, c’est un concentré d’émotions qui heurte notre carcasse d’abrités des bourrasques. Devant lui, on se découvre faire partie de « toute cette putain de terre, tous les planqués qui [leur] obstruent la bande de Contre avec [nos] villages parce que ça souffle plus supportable dedans que sur les bords glacés, [qui attendaient] en priant depuis l’origine. ». Un livre qui donne envie de se lever face aux vents, de faire partie de cette horde, dont on entend les vingt-trois voix. Le roman ne peut être plus que polyphonique pour Damasio, et la lecture en fait une évidence. Prouesse d’écriture, La Horde du Contrevent ce sont vingt-trois caractères, idiolectes, rythmes, pensées, croyances et rêves. Réunis en une seule horde, un seul livre, une seule quête : remonter le vent.
Avec La Horde du Contrevent, Alain Damasio révèle sa maîtrise du langage, des mots qui sonnent, qui froissent, qui se frottent. Jongleur des sonorités, sa prose est rythmée et dessinée. Oui, dessinée : poète des points, des lignes, des lettres et de leur forme ; typoète, en clair. À trop lire Damasio, on devient sauvage : quel sens à ce que je dis ? devient quel son à ce que je dis ? La pensée effrite les mots, la conscience s’érode, donnant par moment le vertige fugace de disparaître dans le flux des sons. Dans l’inconstance d’un vent. On ne ressort jamais indemne de ce livre et de ces tempêtes : « Furvent, ceux qui vont mûrir te saluent. »
Ce livre est devenu une référence dans l’univers de la science-fiction, et à raison. Pour les amoureux de l’écriture, ce livre ouvre les horizons… où apprendre sinon à lire le vent, à faire aimer vingt-trois personnages, à se jouer du sens par les sons… ? Pour tous les rêveurs du Monde, venez ressentir ce mystère, trembler de sa résonance, et sentir vos larmes couler sans savoir pourquoi. Ouvrez le livre à sa 703e page et avancez vers celle où tout a commencé.
Alors oui, c’est de la science-fiction, comme le fait remarquer Damasio dans l’émission 21 cm, ça demande du courage : ça veut dire débarquer dans un monde avec son petit sac à dos de présupposés, et le vider pour apprendre comment ça fonctionne ici. Et La Horde ne fait pas de cadeau au lecteur : il nous lâche directement au cœur d’un vent terrible, le « furvent » ; il nous pousse au milieu de tous ces noms de lieux, de vents, d’équipement intrinsèques au monde… mais pas besoin de tout comprendre, quand on peut tout vivre. Plus qu’une lecture, plus qu’un voyage, La Horde est une expérience transmise par des mots… et quels mots ! Du bloc-souffle de rafales qui décalquent la tête, des briques de son qui font sens en dedans. Et le courage de ces vingt-trois corps résistant aux tempêtes, si vivants qu’ils en deviennent une famille, vissés dedans. Viscérale.
Les Furtifs
Dernier né de l’auteur, Les Furtifs lance un grand cri vers la Vie. On y découvre l’histoire d’un père qui refuse la disparition de sa fille. Malgré l’âge et la solitude de son combat, il va tout faire pour intégrer une branche cachée de l’armée. Ce qu’il veut ? Chasser avec eux une légende urbaine : les furtifs. Dans la société de 2040, monde de la publicité et des lobbys, lorsque ni les villes ni les bancs ne sont publics, chaque geste laisse sa « Trace ». Rien n’échappe au big data, rien sauf une légende : des indétectables. Des êtres hybrides. Pas des hackeurs, pas des logiciels… hybridés avec ce qui est à l’opposé de la technologie : le vivant. Ils sont furtifs. Cette légende, c’est la seule chose à laquelle ce père quadragénaire peut se raccrocher : car c’est comme eux que sa petite Tishka a disparu des radars…
Autour de cette histoire s’entremêlent les pièges d’un monde ultra-contrôlé où chacun est à l’abri de son techno-cocon, dans une bulle fermée de confort et d’information. Seulement une poignée est prête à se rebeller, demandant la déconnexion, l’autonomie politique, combattant pour l’écologie comme pour le retour du hasard et du contact humain… le réel est à reprendre au virtuel. Damasio, politique et philosophe, redore la science-fiction lanceuse d’alarmes. Avec Les furtifs il dérange, il remue l’édifice de ce que chacun accepte de devenir, il nous interroge : tu veux être quoi ? humain-techno, ou humain-vivant ?! Car si Les furtifs portent un seul message, c’est le désir d’être vivant. Vraiment vivant. Pour cela, il faut se libérer des croyances limitantes, des moules (ceux qui font ressembler à des tartes), de notre techno-cocon et accepter le changement, l’inconnu, la rencontre avec l’autre quel qu’il soit. Réapprendre à comprendre la différence, et à vouloir communiquer.
Sur le fond, c’est un roman polyphonique écrit avec brio : la lecture est fluide, elle interroge sur la/es vérité/s, et les sentiments des personnages affleurent le papier. Sur la forme, l’auteur s’interroge sur l’écriture : des lignes sur du papier. Une fois le constat posé, une nouvelle écriture est possible : des phrases sans mots, une refonte des temps du récit qui laisse place au présent, et à un intrigant conditionnel. Par dessus, le travail typoétique est simplement époustouflant et offre au texte une dimension nouvelle… encore une fois, Alain Damasio ouvre une voie, et nous apprend à pleurer devant une page sans aucun mot. Que dire de ce roman qui se transcende ? de sa quête de sens et de sons ? et surtout de son amour des mots, de tous les mots bizarres, oubliés, biscornus, tronqués, du verlan, du néologisme en veux-tu, des langues étrangères, ou juste des mots dans leur sens le plus simple : une suite de lettres ? Les Furtifs est une perle pour l’auteur qui cherche de nouveaux courants, comme pour le citoyen qui veut s’éclairer en regardant demain.
Prenez note :
L’émission 21 cm en ligne sur canal +
La Horde du Contrevent, publié à La Volte puis en Folio SF, est en cours d’adaptation en bd
Les Furtifs, publié à La Volte, vient de sortir en Folio SF (seule l’édition La Volte contient l’accès vers l’album numérique en collaboration avec Yves Péchin)
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