Vous savez, j’ai grandi ainsi. Ma mère, professeur de français, m’a toujours collé un livre dans les mains. Si je devais retenir une phrase de mes lectures, ça serait sûrement celle-ci : « Il est si doux de vivre ! On ne meurt qu’une fois et c’est pour si longtemps... ». Aujourd’hui, j’ai trente ans. La vie, la mort sont passées sur ma route depuis le temps où ma mère me disait avec son si beau sourire : « Tu t’es fait mal ? Lis Molière, ça ira mieux après ». Aujourd’hui, maman n’est plus là et moi je suis au tribunal. Cela fait dix ans maintenant. Dix ans que je vis complètement sonnée par ce que j’ai vu. Je ne vis plus, je survis.
— Accusé ! Levez-vous, dit le président de la Cour.
Je lève la tête vers cet homme. Cet homme froid, dur, strict. La vie ne l’a pas épargné. Il se lève, la tête haute, comme si la partie était jouée d’avance. Il est convaincu d’une machination dans laquelle on m’aurait emportée malgré moi. Il ne daigne pas me regarder. Je fouille dans mon sac à la recherche de mon pansement. J’effleure la couverture, trop proche du jury pour me permettre de lire. J’ai envie de pleurer. Pleurer pour ce que j’ai vécu, pleurer pour cet homme que j’ai dû dénoncer. Pour ma mère. C’est l’épreuve la plus dure. Je vois les lèvres du président bouger sans que je n’entende le moindre son en sortir. Il fait froid. Je frissonne. Un policier s’avance vers moi pour m’indiquer le chemin à suivre. Je monte à la barre.
— Jurez-vous de dire la vérité, rien que la vérité ?
Je hoche la tête. Ce n’est pas suffisant. Je dis oui, d’une voix incertaine. Mon pansement, je ne l’ai plus avec moi. Je vais devoir affronter ça seule. Sans Molière. Je relève la tête dans une longue expiration. Je dois avoir l’air fière. Pour maman. Je vais devoir me replonger dans ce cauchemar. Pour elle.
C’était en juin 86. Je venais d’avoir mon bac. Je rentrais chez moi où ma mère m’attendait. Elle se leva et m’indiqua qu’elle avait appris pour mes résultats. Son frère l’avait appelée pour lui dire que j’étais major de promo. Elle était si fière de moi. Le soir même, mon père avait décidé d’ouvrir une bouteille de champagne pour l’occasion. Ma mère m’avait fait mon plat préféré. Le repas se passait bien. Il n’y avait pas de cris, de larmes, juste des rires et des sourires. Puis, à un moment, le point de bascule. Ma mère me demanda dans quelle université j’allais postuler. Elle me dit à quel point la capitale est belle et tout est à la portée d’un parisien. Ce fut la phrase de trop. Mon père plongea dans une colère noire. C’était le moment où je devais fuir. « Il est hors de question que tu me sépares de ma fille sale traînée ! ». Il se leva et se dirigea vers ma mère. Moi, j’étais comme pétrifiée, incapable de bouger.
Un couteau est à sa portée. Je parviens à fuir dans la rue, courant frénétiquement jusqu’à ce que mes poumons me brûlent. Une maison, je frappais à la porte. Un voisin m’ouvrit et me vit le visage couvert de larmes. « Au secours », disais-je faiblement. Il comprit que quelque chose de grave se jouait chez moi. Il appela la police mais quand ils arrivèrent, mon père n’était plus là, juste le corps sans vie de ma mère. Ils ne me virent pas rentrer et je vis le cadavre de ma mère. Je sens encore l’odeur du repas. Il fait froid. De toute façon, j’ai toujours froid. Le corps sans vie de ma mère était couvert de coups de couteau. « Dix coups ont été portés à l’abdo... », entendis-je avant de sentir des regards sur moi. Je tombai à genoux en pleurant. Un policier s’avança vers moi et me demanda où je pouvais dormir. Je ne sus quoi lui répondre. Et puis, plus rien, plus de bruit, plus de sensation, juste la vision d’un faible faisceau de lumière. Je ne pus bouger.
Les larmes me montent. Ne pas pleurer, surtout ne pas pleurer. Je regarde la Cour sans savoir si je dois leur dire que j'ai fini mon exposé. Si cet événement m'a traumatisée, je crois en fin de compte qu’il va m’endurcir. Seulement, je dois encore le dépasser. Un combat d’envergure, certes, mais ô combien important.
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