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L'espace vide

Toit noir, façade blanc crème un peu jaune, cuivre vert. C’est étrange de me dire que la première fois que j’ai abordé ce bâtiment, c’était dans l’autre sens : depuis l’intérieur vers l’extérieur.

La gare Limoges Bénédictins siège sur ses voies. Elle a l’air stoïque, tranquillement posée là, assurée comme un seigneur sur son trône. L’horloge sur la gauche arbore une coupole d’un joli vert cyan. Les chiffres romains défient la règle en vigueur : le quatre est écrit avec quatre barres au lieu d’une seule et d’un V. Il paraît que c’est un choix esthétique.

Les vitraux de la façade sont presque aussi noirs que le toit, on ne voit pas au travers. Les murs affichent des bas-reliefs très clairs, comparés aux deux grandes statues encadrant les portes d’accès, qui sont grises de crasse. Je ne comprends pas d’où vient leur différence.

Quatre voies de dépose-minute précèdent l’entrée, coupées au milieu par le passage piéton. Les véhicules défilent lentement, avec un ordre et une discipline calme, forment en s’arrêtant une haie de voitures le long du chemin des marcheurs.

Le hall est d’un bloc. Je viens de Paris, j’ai l’habitude d’Austerlitz. Voir un espace si grand, si haut, si ouvert, si libre n’est pas coutume. La gare a l’air immense alors qu’elle ne l’est pas tant que cela. La coupole qui coiffe le hall semble plus vaste depuis le ventre du bâtiment que depuis l’extérieur, comme si passer le seuil changeait les dimensions. La Touraine, Le Limousin, La Gascogne et La Bretagne dans toute leur nudité, debout sous la voûte, ignorent les voyageurs en contrebas. Peut-être qu’elles sont trop grandes pour nous.

Avec la lumière qui entre, les vitraux sont bien clairs de ce côté-ci. Je me demande s’ils ne suffisent pas à eux seuls à expliquer l’impression d’ouverture qui règne.

À l’écart sur la droite, un espace d’attente tout de bois et le service client derrière des murs de verre. Entre les deux se tire un couloir, presque caché, vers la gare routière.

Au centre se dresse un aquarium pour les voyageurs, une espèce de bocal à poissons nomades.

Une sorte de poutre en fer qui porte les écrans d’affichage coupe symboliquement le hall en deux. De l’autre côté, un autre espace d’attente agrémenté de plantes en pots fait symétrie avec l’aquarium. Là, on est plus proche des trains. Et tout au fond, contre le mur, des escaliers encadrés de garde-fous verts descendent vers les tréfonds de la gare. Les départs et arrivées de trains sont comme tenus au secret, loin des yeux. Il faut descendre dans les bas-fonds venteux et froids, sous couvert de la gare elle-même, pour partir. Les quais sont toujours dans l’ombre, on se croirait presque comme des clandestins.

Moi, je n’arrive pas aujourd’hui, mais je pars. J’ai l’impression bizarre de cacher à la ville que je m’en vais. Une espèce de fuite en secret. Qu’elle ne se rendra compte de mon départ que lorsqu’il sera trop tard. Pourtant, cette impression n’a pas lieu d’être. C’est les vacances de Toussaint, je vais rejoindre de la famille à Biscarosse. Je serai de retour dans une semaine quoi qu’il arrive. Après tout, j’habite ici. Mais j’ai le sentiment de devoir justifier mon départ, d’en avoir une bonne raison. Que ce n’en serait pas vraiment une si je n’allais pas voir les miens.

Le train est un peu vide. Il faut dire que ma destination est une petite gare où personne ne va.

Le voyage passe en un clin d’œil, surtout parce que je m’endors dans la première demi-heure et me réveille dans la dernière. Mon père m’attend sur le quai. Trois mois que je ne l’ai pas vu, et sa conduite n’a pas changé : il manie toujours le volant comme un chauffard.

Il doit être dix-neuf heures quand la voiture se gare sur le parking de la résidence. Peut-être. Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. En vacances, je regarde très peu l’heure. Je vis à mon rythme, celui du reste du monde m’importe peu.

En tout cas, la luminosité a pris cette teinte pâle un peu jaune, signe avant-coureur du jour qui finit sa course.

Je monte mes affaires dans l’appartement où tout le monde est là depuis la veille déjà. Tournée générale des bonjours à la famille et interminable repas de retrouvailles. Les deux frangines se sont coupé les cheveux, et les jumeaux ont décidé d’arrêter de jouer les sosies l’un de l’autre. Maman va se remettre au sport, papa envisage de devenir végétarien.

Nous sortons pour le dessert. La rue marchande à dix minutes compte le vendeur de glace auquel nous sommes fidèles depuis la dernière fois que nous sommes venus.

Du glacier, je connais les parfums presque par cœur parce que j’y vais tous les jours à chaque fois que nous allons en vacances ici, alors je n’hésite pas vraiment. Les filles se décident vite, papa renonce à la sienne, les jumeaux choisissent la même glace, et se ravisent pour en avoir une différente tous les deux.

Et nous allons sur la plage.

De nombreuses familles se trouvent déjà là, dont plusieurs ont eu la même idée que nous – ou nous la même qu’eux, peu importe.

Le soleil plonge doucement vers la ligne d’horizon à gauche, tache le ciel d’orange et de jaune. L’océan fait un bruit creux et doux, avec de petites vagues, comme si lui-même se reposait des fracas de la marée haute. L’eau a pris une couleur glauque.

Je décide de marcher. Le wharf de la Salie se dresse en noir à l’autre bout de la plage. Sa silhouette m’intrigue toujours. Aujourd’hui, j’irai le voir.

J’ai marché ainsi longtemps. Les remous salés venaient buter contre mes chevilles. J’ai fini ma glace. Le soleil a achevé sa course pour finir de disparaître. Il ne restait dans son sillage que des traces de couleurs ternies. Je me suis éloigné de l’agitation, maintenant, il n’y a plus que moi et quelques épars autres inconnus.

Je suis la ligne de la plage. À vol d’oiseau, le wharf est à dix kilomètres de ma position, soit très loin. Mais c’est une destination amusante, parce qu’on jurerait que le tuyau est à trois kilomètres de nous, pas plus. Et que plus on s’approche, plus on a l’impression que le wharf recule.

Une chape de nuages couvre le ciel maintenant. La lumière jaune-rouge du coucher de soleil me suit. Me suit jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne autour de moi. Me suit jusqu’à ce que je trouve le temps long. Depuis combien de temps ce soleil se couche-t-il pour que sa lumière soit encore là ? Je regarde l’heure. 22h24. Le soleil a disparu depuis longtemps. D’où vient cette luminosité ?

La marée monte, l’océan fait un fracas de tous les diables. Son vacarme anesthésie le reste, les autres bruits sont écrasés. Le sable est froid, les contours du décor sont flous. Je ne différencie la plage du ciel et le ciel de l’eau que par nuances de gris. Pour la plage et l’eau, il y a l’écume.

La ligne d’horizon n’est qu’un dégradé indistinct. Chaque forme prend des allures de silhouette hostile. Les distances sont distordues, biaisées, tout a l’air plus loin. Les lumières de la ville sont abolies par l’épaisseur des kilomètres qui la séparent de moi, ou juste par la dune qui me la cache.

Tout a l’air désert, abandonné. À l’état de vestiges. Il y a deux cannes à pêche plantées dans le sable juste devant la ligne de fracture des vagues, sans fil et sans pêcheur. Des ruines de vies humaines. La plage est pleine d’autres aberrations. Des empreintes noires comme des flaques de pétrole, un poisson mort, entier, tordu à plusieurs mètres de l’eau, une patte de crabe sans crabe de l’autre côté, moi perdu ici.

Le wharf est invisible mais pulse une lumière rouge là-bas, cyclique. C’est l’unique couleur au monde.

La solitude m’enserre. Une solitude si épaisse, si palpable, si immense qu’elle serait capable de m’avaler. Je suis seul. Absolument seul. Si seul que j’ai le désagréable sentiment que plus rien ne me maintient réel, que ce qui me fait encore exister est quelque chose de ridiculement mince. Que je pourrais m’évaporer, comme ça. Juste disparaître. Et que personne n’en saurait rien.

Tout pourrait arriver, je ne suis qu’une silhouette sur la plage, inconnu, insignifiant entre les éléments qui s’agitent. Trois géants d’eau, d’air et de sable grondent. S’ils venaient à s’énerver, un geste malencontreux de leur part suffirait à me balayer.

Une envie de courir, de fuir, me presse au creux de l’estomac. Mais je suis pris en tenaille entre toutes les menaces. Il n’y a aucune échappatoire. Tout transpire une espèce de danger poisseux, probablement à cause du wharf et de sa lumière rouge qui clignote, comme on hurle à quelqu’un de s’arrêter, de faire demi-tour, de partir pour sa vie.

Le vent souffle et s’insinue entre les fibres des vêtements, jusqu’à la peau, colle à l’os. C’est une météo d’avant-tempête.

Et pourtant je continue, toujours plus loin. J’ignore pourquoi. Tous les éléments et mon instinct veulent me faire quitter la plage, mais je ne les entends pas. Je marche et marche encore.

Le vent s’intensifie, le sable griffe avec les rafales qui le lancent sur moi. L’air est humide, par moments il me semble qu’une averse me tombe dessus. L’océan hurle plus fort, et plus fort encore.

Un choc sur ma tête soudain.

Un grêlon.

Il vient de tomber un grêlon ! C’est le déclic. Je fais demi-tour d’un coup, sans comprendre comment j’ai pu avancer autant contre toute raison. Une pluie solide tombe dans ma nuque. Je suis gelé, je ne sens plus mes doigts. Mes orteils brûlent de froid chaque fois que je les pose dans le sable.

Le chemin du retour est interminable. La ville semble tellement loin…

Mais qu’est-ce qui m’a pris de marcher aussi longtemps, bordel ?

Je tremble quand j’arrive aux escaliers qui mènent au front de mer. Les grêlons se sont arrêtés, la pluie menace seulement. À la lumière jaune des réverbères, je rejoins la résidence. Dans l’appartement, il n’y a presque plus personne debout. Il faut dire qu’on approche minuit. Les jumeaux au salon me regardent tracer vers la salle de bain sans commentaire. Il n’y a pas d’autre témoin de mon état pitoyable.

Sous l’eau chaude, je tremble encore un peu. Je ne réalise pas bien. Un sentiment d’étrangeté me tient à distance de la sorte de tempête que j’ai traversée. Ce n’était pas vraiment possible, au fond. Je ne pouvais pas avoir réellement été pris dans cette tornade rouge et glacée, je ne pouvais pas l’avoir traversée et en être sorti.

Quand je suis physiquement remis, je demande aux jumeaux depuis combien de temps il a arrêté de grêler. Ils répondent qu’il n’y a pas eu la moindre averse de quoi que ce soit de toute la soirée.

Les vacances finissent de s’écouler avec un fort sentiment de décalage. Il ne reste aucune trace nulle part de cette nuit étrange sinon la sensation d’immense solitude, qui s’est logée jusque dans mon estomac, qui n’en est pas partie. Si elle n’était pas là, je me serais pris pour un fou sans doute. Mais, c’est une preuve, indubitable. Je n’ai rien raconté à la famille. J’ai passé la fin du séjour comme ça, seul à l’intérieur. Et personne n’en a rien su. Mais moi, je savais. C’est tout ce qui m’importait.

Samedi, j’ai repris le train pour Limoges. Les vacances sont terminées, il faut bien revenir. Le voyage m’a semblé aussi court que le premier, pourtant je n’ai pas dormi.

La sensation d’absolu vide que j’avais ressenti sur la plage n’est plus là, elle s’est sublimée en certitude. La certitude que j’avais bien connu cette nuit étrange, cet espace-temps lointain que personne, plus jamais, n’atteindra. Qu’une partie de moi avait disparu là-bas, que j’en étais revenu différent.

« Notre train arrive en gare Limoges Bénédictins. Avant de descendre, assurez-vous de ne rien oublier à bord. Pour votre sécurité… »

Je n’écoute pas la suite. Je décolle mon front de la vitre, attrape le sac à mes pieds, le pose sur mes genoux. Et j’attends que ma voisine à ma droite fasse de même et se lève. Apparemment, nous descendions à la même gare. Nous nous dirigeons toutes les deux vers la porte alors que le train roule encore et nous patientons là.

Le quai apparaît par la vitre, et l’ombre de la gare happe le wagon alors que nous passons en dessous.

Je me décale dans un angle du sas pour que les gens s’agglutinent avant moi devant la porte, qu’ils l’ouvrent et se déversent hors du compartiment sans que je sois pris dans la cohue.

Quand tout s’est calmé, je descends. La marche est haute.

C’est venteux, sombre, et humide. Mais rien d’inquiétant en somme, je sais traverser ces espaces-là maintenant.

Je prends les escaliers pour quitter les entrailles de la gare.

Et en haut, soudain, le hall déroule son espace. C’est inattendu, sans transition. Les quais bas de plafond et les escaliers étroits ne préparent pas à cette ouverture et à cette lumière. Je reste là une minute à regarder l’espace et la clarté. Je n’ai jamais vu cette facette de la gare.

Je traverse le hall. L’espace bat dans chaque muscle, comme si tout le vide n’était jamais qu’une place à remplir, que j’étais plus grand de l’intérieur.

Je me dis que la gare est un lieu idéal, pour un premier pas dans une nouvelle vie.

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