Des années que je suis là. Enfoui, transparent, invisible.
Je suis incapable de vous dire depuis combien de temps. Je suis encore moins en mesure de l’estimer. Pourtant j’y suis. Si ce n’est concrètement, mon âme pèse en ces lieux. Elle y est comme rattachée.
Vous savez, j’aurais pu être l’un d’entre vous, mais j’étais surtout l’un d’entre eux.
Et à présent je suis le témoin des violences que je dénonce. J’erre dans un territoire où il est résolu d’avance qu’une violence arbitraire peut à chaque instant m’arracher à toute sublimation.
Heureusement, il y avait mon sanctuaire.
J’aimais m’y égarer lorsque mon enveloppe me le permettait. L’établissement était construit sur deux étages tout en longueur. Le sol était fait d’un parquet aux finitions hésitantes. Au rez-de-chaussée se trouvait un bar recouvert d’une plaque en verre qui elle-même était sur une nappe vert sapin. J’aimais voir les traces de doigts qu’elle scellait, abîme d’une chaleur que je ne retrouverai jamais.
J’aimais aussi ces visages. Les regards alentours étaient souvent illuminés par les reflets des lampes se répercutant sur la surface cristalline du bar. L’alcool jouait aussi sur l’humidité de ces pupilles comme le supposaient leurs iris vitreux qui ne quittaient jamais le rayonnage de bois sombre qui couvrait la moitié du mur principal.
Leurs pupilles fixaient n’importe quel liquide apte à endurcir leur état. Les clients avaient l’œil pour déceler le breuvage le plus efficace. Rarement le plus cher, souvent le moins bon. Leurs goûts étaient très différents des miens. Ce que j’aimais c’était m’oublier devant les verres serpentiformes et les services à liqueur de toutes les couleurs qui recouvraient la troisième étagère. J’aimais leurs scintillements, l’étrangeté de leurs couleurs et de leur forme. Ils auraient pu contenir de l’arsenic ou du glyphosate que je serais toujours présent à les admirer, fou de leurs courbes et de leur éclat.
Mon attention s’attardait aussi souvent sur le cadre discret à l’armature dorée qui trônait au centre de l’étagère où un beau jeune homme était représenté. En face de cette photographie, un vieillard lui ressemblant étrangement s’y asseyait.
Sitôt détourné de mes contemplations, je continuais mon périple à l’étage qui ressemblait à un petit foyer. Nous y trouvions des banquettes chaleureuses mais indisposées en leur état. J’aimais surtout la lumière douce d’une lampe à l’armature saumon qui projetait de fines ombres au plafond.
Le dernier étage était celui de tous les possibles. Monter pour mieux recommencer.
Il y concentrait deux toilettes très étroites. Elles obligeaient quiconque à les bénir du bout du nez pour s’y asseoir, mais la plupart des gens avait le visage fourré dans les cuvettes en porcelaine élimée. Les survivants se tournaient alors vers le beau miroir au tain abîmé, avant de saluer deux serviettes usées qui l’accompagnaient fièrement, et de redescendre au front.
Au bout de la pièce se trouvait une fenêtre simple vitrage qui sans prétention était recouverte de fientes de pigeons.
De retour au rez-de-chaussée je me mettais dans un coin pour observer les détails alentour. Des visages anecdotiques. Parfois espiègles, surtout absents. Tous ces clients gardaient leur manteau et donnaient l’impression d’un départ qui n’arrivait pourtant jamais.
J’aimais ce lieu. C’était sans doute pour cette raison que je m’y trouvais chaque nuit. Il était paisible et sonore, calme et vivant. La duchesse Etienna avait réponse à tous mes désirs. Seuls ses clients m’horripilaient. Ils avaient le don pour m’arracher à la contemplation, reprendre possession du seul lieu qu’il me reste.
J’étais contraint de cohabiter en silence avec ces populations à elles seules, que je nomme les habitants de ce lieu.
Il y avait les habitants du rez-de-chaussée, les danseurs, et ceux de la terrasse et des toilettes, les parleurs.
Ces derniers avaient de la bouteille, savaient aborder sans déborder, de manière prudente et tout à fait maîtrisée. Ils savaient déployer une aura qui pouvait semer la zizanie ou faire taire une petite assemblée. Leur présence me plongeait toujours davantage dans la solitude de la mienne.
À l’intérieur, les danseurs étaient des dictateurs de trottoirs. Ils revendiquaient l’espace avec grossièreté. Leur conquête maladroite avait le don de m’exaspérer. Je méprisais leur coup de jambe et leur coup de coude. Leur don de bloquer la route et leur habileté à ne jamais rater ton pied. La vérité est que je les aurais sans doute méprisés un peu moins s’ils avaient pu me toucher. Toutefois, leur vulgarité à aboyer pour de l’attention, me ramenait à mon principe premier, celui de les détester.
Mon enfer se concrétisait à partir d’une certaine heure. Dans le creux de la nuit de nombreux clients se rangeaient du côté des danseurs. Certains mieux que d’autres, la plupart étaient tolérables, le reste aurait mieux fait de rester assis et de regarder. Comme moi.
Toujours avant l’aube je me dirigeais vers la sortie. La direction était toujours la même. Je traversais tous ces corps en faisant vœu de me remémorer chacun de ces visages. Puis je me jetais contre la porte battante. Première à gauche. Les murs de pierre. Troisième à droite. Le sous-sol. Le bois humide.
En bas dans le tréfonds je n’entendais plus battre mon cœur. Les vicissitudes de ma vie se dressaient devant moi chaque nuit. Et pourtant, mon supplice était ailleurs. Chaque matin, comme Prométhée, je payais le prix de mon humanité, hanté par ces images qui rongeaient mes organes défraîchis.
Chaque soir je tâchais d’oublier, de cicatriser en accumulant les souvenirs.
Mais à l’aurore de chaque jour, de chaque année et de chaque vie, les mêmes vagues réminiscences se concrétisaient jusqu’à former un torrent d’images, toujours aussi nettes, toujours aussi précises, toujours aussi palpables. Ainsi la mémoire des danseuses m’inondait à la fin de chaque nuit, en gage d’avertissement.
C’était un dimanche soir.
Les veillées dominicales étaient toujours d’une morosité réconfortante. La duchesse étreignait de ses bras ses rescapés. La lune était en arc de cercle, sa lumière essoufflée par la pollution. Un florilège de regards fluorescents surveillait les artères sombres des rues adjacentes. Les plantes grasses, élimées par l’urine, se dressaient en bons soldats dans leurs bacs de béton. Toutes les ombres étaient prises en otage par le monument de la place centrale. Ici nous ne craignions aucun danger. Et pourtant, je n’ai pas su m’en réjouir. Je ne voyais que ces personnes dressées devant moi. Insupportables dans leur mutisme, leur indifférence au malheur.
La lumière du crépuscule, demi-teinte par demi-teinte, s’était retirée de la place, aspirée par le ciel. Les chaises vides étaient empilées et enchaînées à la grande croix. Un groupe sur la terrasse. Des danseuses. Tout juste sorties d’une générale.
La pâleur de leur peau anémiée me rappelait la mienne. La plupart avait le regard flottant et la bouche sèche, l’odeur des opiacés. Les autres avaient le visage empourpré, effets secondaires de la cortisone et des muscles enfin froids.
J’étais happé par ces rangées de longues cuisses crème étirées sous les tables crasseuses. Je contemplais ces lainages de couleur chair qui ceignaient leurs reins.
La récente lumière des lampadaires carminait leur visage. Épaves d’elles-mêmes, les paillettes ne les camouflaient pas. Leur détresse était belle. Leurs globes oculaires se poudraient d’un scintillement rose que j’aurais voulu essuyer.
On distinguait l’aristocratie des solistes et la jalousie du corps. Les premiers sentaient le camphre et le menthol, ces onguents appliqués aux tendons enflammés par des années de perfection. Des guêtres en laine grise. Des colonnes vertébrales en compétition avec la verticalité de l’église. Mentons pointés que l’ivresse n’asservissait pas. Ils étaient assis aux extrémités de la table tenus en bon généraux.
Le corps de ballet quant à lui sentait la frénésie. D’abord le coryphée. Un regard de chaton obséquieusement doux. À défaut d’avoir la maîtrise du corps des solistes il avait celui des apparences. Enfin les quadrilles. Deux paires de collants superposés pour cacher un début de cellulite. Plusieurs, toujours, avec des écouteurs. Un brin de révolte dans les détails. Le costume de scène détourné par un chapeau porté plus bas. Une résille déchirée par endroits. Un double gin au milieu des gins tonics. Ces cœurs de fer fixés aux roses poudrées.
Pour la beauté du spectacle, j’aurais voulu sentir le mercure fou du thermomètre dans leur poitrine. Vivre avec elles leur tragédie. Soulager ces visages qui continuaient de répéter, tenus depuis toujours à un sourire contractuel.
Mais le boucher était un jaloux vorace. Et nous étions un jour de sabbat.
Sa présence devenait plus concrète à mesure que la musique s’intensifiait. Sur la place voisine les festivités commençaient, ses différents organes étaient liés par des ruelles intestines. En éternel boulimique, le boucher avalait puis recrachait des individus par dizaine. À en juger par l’état de certains, il n’était pas une fine bouche. Il fallait se méfier de ce glouton. Ses boyaux géants étaient capables de digérer un peuple.
Idiotes de danseuses. Attirées par le bruit, les danseuses replièrent leurs jambes et s’engouffrèrent dans une ruelle en direction de la place animée.
Les vestiges des maisons incendiées auraient dû servir d’avertissements. Ces connes vivaient pour le spectacle. Elles pensaient que tout n’était qu’illusion.
Le sol était composé d’un gravas poussiéreux, rendu plus misérable encore par les déchets organiques qui le couvrait. De loin, nous aurions cru à une représentation. De nombreuses photographies aux murs vantaient la longévité de la tradition. La propagande avait fait son effet, pour le plus grand plaisir de l’organisateur. Des innocents se laissaient aller à l’ignominie de la célébration. Le deuxième shabbat d’octobre. La gloire du boucher. Du sang de porc, du sang de truie.
Des décorations médiévales ornaient les murs. Des barrières de fer condensaient davantage la foule qui pensait grossir plutôt que diminuer. Cette strangulation la rendait compacte, dure et agitée. Les proies n’étaient pas celles contenues dans les plats de faïences usés. Tels des appâts, les faux bovins et faux ovins répandaient leurs entrailles dans la plus grande joie de cette foule anthropophage. Chancelant, les plus lucides s’affaissaient enfin sur des chaises en paille dont les dossiers auraient pu servir de griffoir.
Face à l’affaiblissement de ses troupes, le boucher reprit le contrôle des hostilités. Il savait comment les encourager.
Les rouges menaient alors une dictature. Le rouge du sang. Le rouge du vin. Le rouge des joues. À l’unisson comme des frères d’armes. Une odeur de gras, de sang et de bière. La drogue maintenant digérée, les mains baladeuses allaient de viande à viande. Les festivités gagnaient en intensité. Des rires gutturaux tordaient les visages. Des rires étouffés montraient les crocs.
Ils virent tous les danseuses entrer en scène. Le boucher, trop heureux de les voir quitter mon sanctuaire, prit le relais personnellement. Hors d’atteinte, je ne pouvais plus les protéger. Il servit du rouge, n’importe quel rouge. Les quadrilles furent les premières à sombrer. Frémissantes d’être enfin au centre de l’attention, elles acceptèrent chacun des verres, puis chacune des bouteilles, puis chacun des seaux.
Le coryphée restait en retrait. En bon second il surveillait d’un œil ses soldates se noyer au combat. De l’autre il guettait les solistes, le menton pointé trop haut pour réaliser ce qui se déroulait devant leurs yeux.
Le boucher vibrait à la vue de ces cous fins, de ces cuisses sculptées et de ces ventres fermes. Le boucher bavait pour leur peau nacrée et la volupté de leur dos taillé en pique. Ainsi par peur d’en perdre une bouchée, il endormit le coryphée.
D’abord grâce à sa voix. Le boucher connaissait chaque intonation variée qui sonnent à l’âme comme une musique.
Ensuite venait le vin, toujours empoisonné par la drogue douce dont il avait le secret.
Enfin, grâce au poing, sa poigne légendaire capable d’étrangler un bœuf.
Le petit oiseau ne fit pas long feu. Son cou se brisa en un claquement sec.
Les troupes étaient sous contrôle. Les hommes, maintenant repus, ne suivaient plus l’action que d’un œil vitreux. Les quadrilles amorphes continuaient quant à elles de s’abattre dans la liqueur, et les solistes ne regardaient que le ciel, toujours le Ciel.
J’ai été présent jusqu’au petit matin. À l’aube tout avait disparu. J’ai vu chacune d’elles sombrer, avant d’être emportée par les bras du boucher dans les profondeurs de la nuit. La scène de carnage n’était maintenant plus qu’un souvenir marqué à la chaux et pourtant les murs de la place projetaient encore leurs cris et leur reflet.
Ma malédiction est d’être condamné à errer entre les limites d’un territoire où il est résolu d’avance qu’une violence arbitraire peut à chaque instant m’arracher à toute sublimation.
Cette nuit-là fut la dernière où je fus spectateur de mon destin et de celui de tous ceux que j’avais croisé.
La beauté n’a de spectacle que la violence n’efface.
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