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No et lui

Un peu plus de quatre-vingts années qu’il respirait, à peine moins que je me le coltinais à longueur de journée ; les décennies s’étaient écoulées bien plus rapidement que je ne l’aurais souhaité. La maquerelle avait disparu lors de la dernière saison des sauterelles, depuis il se laissait lentement glisser entre les bras de la sénilité oubliant même de me considérer. Assise à son chevet, je lui montrais l’annonce postée la semaine passée ; j’avais espoir d’enfin trouver quelqu’un pour me remplacer. Il poussa mon écran en râlant, trop occupé à regarder les infos sur sa TV.

« No est passée la semaine dernière, je lui ai fait signer ton papier. C’est elle qui va te remplacer.

No ?

— Oui, elle s’est présentée mardi dernier dans la matinée, je l’ai engagée comme ça tu pourras profiter de ta vie en toute tranquillité. »

Mardi dernier. C’était la date à laquelle l’annonce avait été postée, ça collait. Néanmoins, quelque chose clochait, je ne sais pas ce qui me concernait le plus entre l’évocation de cet étrange prénom, ou bien l’éclair de lucidité que mon père avait soudainement présenté. Toujours est-il que moins d’une semaine après, « No » avait commencé.


Je crois que je ne l’ai jamais croisée, on aurait dit qu’elle se cachait. Malgré tout, quelques preuves de son existence subsistaient ; trousse à maquillage, petites culottes, pile de livres à moitié déchirés, assiettes sales doublées … L’appartement n’était plus que saletés entassées. J’aurais probablement dû la renvoyer.

« Elle essaye tu sais, et puis No me tient mieux compagnie que toi qui passes ton temps à me rabâcher ce que je devrais faire et ne devrais pas faire.

  • Certes, mais tu as vu l’état du salon ? Je ne parle même pas de la salle de bain. Cette fille n’a aucune hygiène ! Et je ne la vois jamais. De plus, No, ce n’est pas un prénom. C’est quelqu’un que tu as inventé pour me faire déculpabiliser ? Tu ne peux pas passer tes journées ici, isolé…

  • Tais-toi, tu vas la vexer. La pauvre, tu ne cesses de la rabaisser normal qu’elle ne veuille pas se montrer. Et puis, elle est timide tu sais mais ça ne veut pas dire qu’elle ne sait pas comment s’occuper d’un vieil homme âgé. »

Alors que j’allais rebondir sur la première partie de sa phrase, une porte grinça laissant une chevelure bouclée passer en toute rapidité. Moins d’une seconde, le temps d’un simple instant. Je n’eus pas le temps de l’apercevoir en entier.


Jamais elle n’osait se montrer en intégralité mais, de temps à autre, je croyais apercevoir sa chevelure couleur blé flotter. Peut-être que ça me rassurait. Je passais de moins en moins souvent à l’appartement me contentant de simplement laisser quelques indications à son intention. Jamais elle ne répondait. Père m’avait expliqué qu’elle était si timide qu’elle ne disait rien d’autre que « No », c’était devenu son surnom mais ce n’était pas vraiment son prénom. Jamais je ne m’étais demandé si cela ne venait pas plutôt de l’anglais. « Elle n’a pas l’air étrangère non, elle est française. Juste timide je te dis. Parfois elle dit autre chose que son prénom ». Je n’avais pas plus cherché. Si elle ne faisait pas tout ce pourquoi elle avait été engagée, au moins l’ancien était comblé et moi soulagée. Je m’apprêtais même à déménager à l’étranger, les laisser.


J’avais déménagé au début de l’hiver. Trois mois après que mon père ait embauché No et je ne l’avais toujours pas rencontrée. Encore une fois, tout était jeté sur les épaules de sa timidité, chose à laquelle je m’étais habituée et qui n’avait plus lieu de m’inquiéter. Pour Noël je décidais de rentrer quand bien même cela me faisait les pieds. Peut-être que No rentrerait voir ceux qu’elle appréciait, ou qu’elle oserait se montrer à l’heure du dîner ? Comme toujours, le père regardait sa TV, cette fois-ci ARTE. Un reportage sur Monsieur T., écrivain emprisonné quelques mois plus tôt, rien de bien beau. Le visage de sa victime, gamine d’une quinzaine d’années (mais qui en paraissait cinq de plus) se dessinait sur l’écran. L’affaire avait fait le tour des médias, une bibliothèque avait proposé de racheter les livres de la gamine afin d’aider le père de la petite Enola, mais il s’était suicidé quelques mois après. Tout ça remontait au début de l’été. Je soupirais.

« Si jeune. Pauvre enfant.

— Vous ne devriez pas regarder la télé Henri, il est temps de vous coucher. »

Des bruits de pas résonnèrent en arrière-fond tandis qu’une voix claire s’élevait. L’écran vira au noir, le visage de la petite resta.


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