Le temps avait passé, il avait filé à toute vitesse. Dans mon esprit, j’avais l’impression que ce n’était qu’hier que je m’inquiétais à l’idée d’entrer au collège. Je ne me rendais toujours pas compte d’à quel point j’avais grandi, parce que j’avais toujours l’impression d’être la même, je lisais toujours les mêmes livres, je me promenais toujours dans la même forêt et je parlais toujours aux mêmes personnes. Le concept de temps me semblait flou. Le temps était obligatoirement, à mes yeux une notion floue, il m’était arrivé d’avoir l’impression qu’il s’était complètement arrêté, comme s’il n’existait plus, une paralysie du monde, une sorte d’engourdissement de l’humanité entière, des heures perdues dans une infinité. Ces moments bloqués dans le temps, toujours en suspens dans cet univers, je les vivais le plus souvent quand le soleil était encore couché et que la lune s’attardait pour quelques instants de plus. Pour ce que j’en sais, systématiquement, avant que le monde ne s’arrête de tourner dans mon esprit, il était toujours 3h du matin. Une heure intermédiaire, trop tard pour certains, trop tôt pour d’autres, et juste ce qu’il faut pour une petite poignée d’êtres vivants, insomniaques, rêveurs, poètes, artistes. Ce moment nous appartient, nous y développons nos arts respectifs ou nous sombrons dans une longue contemplation de nos intérieurs. C’est quand le temps s’arrête enfin que j’ai l’impression de respirer à nouveau, dans un monde beaucoup trop rapide, je me perds, je m’efface et essaye de disparaître dans l’immense foule ; mais dès que la nuit prend place, qu’elle s’assombrit davantage, plongeant le monde dans un noir assourdissant, je vis, je respire, j’existe. Souvent, je me suis remémoré des souvenirs passés trop vite à mes yeux. Combien de fois je me suis questionnée sur ce que cette enfant pleine de vie penserait de celle qu’elle est devenue? Cette question reste en suspens. Alors que je tournai la tête vers ma fenêtre, mon regard se perdit dans les ténèbres descendues sur ma ville, mon esprit s’égara et sembla errer un temps infini dans les tréfonds de ma mémoire. Il cherche à se rappeler, à la retrouver, cette petite fille qui se donnait des grands airs, cette gamine qui voulait grandir trop vite.
C’est alors que mon corps entier fût envahi d’une douce chaleur, il se rappelait, un été radieux, un soleil haut dans le ciel, et une enfant vêtue de rouge, sans peur et sans crainte, l’insouciance même. Je la vis sans la voir, et elle ne pouvait pas m’apercevoir. Elle était perchée sur une rambarde bien plus haute qu’elle, décoiffée et les paumes abîmées par cette dangereuse ascension. Le nez plongé dans son bouquin, le monde qui l’entourait ne semblait pas pouvoir l’atteindre. « Le Club des Cinq et le trésor de l’île » pouvait-on lire sur la couverture rose, abîmée de part et d’autre, un livre qui appartenait il fût un temps à sa mère. M’arrachant à ma contemplation, je remarquai d’autres enfants accourir jusqu’à la cour où la petite fille en rouge continuait de lire. Elle semblait insensible au bruit provoqué par cet attroupement mais je savais pertinemment qu’il n’en était rien, elle attendait patiemment qu’ils l’interpellent.
Le sifflement de la bouilloire me sortit de ce souvenir, ou bien cela n’avait été qu’un songe, le fruit de mon imagination, quelque chose dont j’aurais aimé pouvoir me souvenir, tout était flou, le monde s’était endormi et je venais de me réveiller. Le sifflement continuant, je me décidai à me lever. Il me fallut un temps avant de me rendre vraiment compte de chacun de mes faits et gestes. Mon ordi s’était mis en veille et ne reflétait qu’un écran noir, ma lampe de bureau continuait, à l’inverse, de refléter ses lueurs arc-en-ciel sur le plafond blanc, et emmitouflée dans mon plaid gris, je mis, finalement, un terme à l’incessante plainte de la bouilloire. J’en versai une partie dans un mug refermable, que j’utilisais souvent dans les moments suspendus par le temps. Mon thé en main, je m’assis de nouveau dans ma chaise, je ne ralluma pas mon ordinateur. La chaleur de l’eau parvenait à mes mains, au travers du mug, et je me mis à regarder les lumières colorées danser sur mon plafond ; petit à petit, elles semblaient se lier, s’harmoniser et recréer une histoire, un souvenir, une petite fille en rouge.
La chaleur semblait de plus en plus étouffante, le soleil inondait de sa lumière le jardin et semblait redonner vie aux camélias et aux glaïeuls. Sous mes yeux, les camaïeux de rose et de violet côtoyaient le vert éclatant des salades et le rouge flamboyant des tomates. Un tableau qui aurait pu être exposé dans une galerie, ou vendu par un peintre amateur sur les bords de la Seine. Un sentiment de sérénité m’envahit, et c’est alors que j’entendis les rires, ils me semblèrent lointains d’abord mais ils se rapprochèrent en un clin d’œil, et un nouveau tableau se déroula dans mon esprit. Le jardin s’était éloigné laissant place à une petite cabane en bois. Elle était en bois laqué, des tuiles recouvraient son toit et, accrochées aux deux fenêtres peintes en rose, des petits bacs à fleurs remplis de géraniums et de lierres. Les enfants s’étaient précipités à l’intérieur. Un garçon avec un t-shirt blanc chahutait avec un enfant à casquette bleue. Juste à côté d’eux sur le canapé, qui semblait bien trop grand pour cette cabane, deux petites filles vêtues de rose semblaient engagées dans une discussion de la plus haute importance, la petite fille en rouge était assise sur la table basse en bois derrière sa sœur qui avait toujours préféré le gris. Ils restèrent un long moment à l’intérieur à se battre et à débattre de sujets variés, la petite fille en rouge fut la première à quitter la cabane, livre en main. Le petit groupe semblait ne pas avoir réussi à se mettre d’accord sur le scénario d’un nouveau jeu et, lassés par la chaleur, tous finirent par sortir un à un, préférant la fraîcheur des pavés à la chaleur étouffante de la petite habitation. Ainsi avec l’inventivité et l’imagination propre à l’enfance, ils inventèrent un nouveau jeu.
Le bruit d’une ambulance dévalant ma rue me ramena à ce qui devait être la réalité. Mon regard mit un moment à se réadapter à la faible luminosité de mon 18 mètres carrés et mon esprit resta un moment entre le songe et la réalité. Je me souvins de la cabane, la dernière fois que l’avais vue elle n’était pas aussi lumineuse et pleine de vie ; les araignées y avaient élu domicile et les bacs à fleurs avaient été retirés des fenêtres. Songeant à ces fenêtres poussiéreuses, je regardai par la mienne, la nuit semblait moins dense, moins oppressante, et le jour semblait pouvoir pointer le bout de son nez à tout moment. La vie commençait lentement à s’éveiller et le temps reprenait son cours. Mon thé était froid, mon ordi s’était éteint et mon esprit semblait toujours ailleurs. Je me décidai à me lever, à mettre mon thé au micro-ondes pour le réchauffer et à prendre une douche, voulant me réveiller pour de vrai avant d’attaquer une nouvelle journée. Le bip du micro-ondes retentit et je récupérai mon mug, et cherchai mon téléphone du regard. Il était pratiquement sept heures, je n’avais pas dormi. Il me restait encore un peu de temps avant de devoir me diriger vers la faculté des lettres. Je préparai mes affaires, branchai mon ordinateur pour qu’il charge, et fis un brin de ménage dans un appartement qui avait l’air d’avoir vécu un ouragan. Je regardai de nouveau par la fenêtre, la rue s’agitait, les voitures défilaient et les passants pressaient le pas sur le trottoir d’en face. Le soleil avait fini par percer à travers les ténèbres et berçait mon monde d’une douce lumière orangée. Je regardai de nouveau l’heure, le temps passait bien plus vite que je ne le souhaitais, il semblait vouloir rattraper tout le temps qu’il avait perdu. J’enfilai mes chaussures et attachai mes cheveux de mon chouchou rouge préféré. Je laissai de nouveau quelques minutes s’écouler et je sortis, le monde se pressait autour de moi, et la réalité recommençait à me laisser sans haleine, je marchai vite bien que je ne fus pas en retard mais je souhaitais retrouver le calme et le silence de la bibliothèque universitaire le plus rapidement possible. Tandis que je marchai le long de l’allée terreuse qui menait à la faculté, une feuille jaunâtre se posa tout en douceur sur ma tête, je la sentis à peine. La prenant dans ma main à des fins d’observations, je stoppai ma marche. Elle était petite, si minuscule qu’elle faisait à peine la taille de ma paume, des points marron semblaient la picorer çà et là, elle était si jolie. Le vent se leva légèrement, et j’entendis le bruissement des feuilles encore accrochées à leurs branches. Ainsi je m’assis au pied d’un des arbres qui bordaient la bibliothèque, si le temps ne souhaitait pas prendre le temps, ce n’était pas mon cas, la nature avait décidé de révéler un spectacle merveilleux et je souhaitais en profiter, prendre un instant, ralentir le temps. Les feuilles marron jaunes voletaient devant mes yeux dans un ballet éternel, et petit à petit je me laissais porter par leur ronde incessante mon esprit valsant de nouveau sur un plan différent que celui de mon corps. Je pensais et réfléchissais encore et toujours à ce souvenir, en était-il vraiment un ou n’avait-il été qu’un rêve ? Alors que cette notion plus ou moins floue qu’est le souvenir m’obsédait de plus en plus, je me décidai à en chercher une définition officielle :
Souvenir, nom masculin :
1 : Survivance, dans la mémoire, d'une sensation, d'une impression, d'une idée, d’un événement passé.
Cela ne m’avança pas plus que cela dans mon questionnement intérieur. Il y eut du mouvement devant mes yeux, me ramenant au monde réel, deux personnes passèrent, un pull rouge et une veste en jean bleu, ils avaient l’air d’avoir mon âge, peut-être des étudiants. Je me replongeai dans mes considérations propres, les feuilles volaient toujours autour de moi et mon regard se perdait de nouveau entre elles. Je ne savais pas ce que je pouvais considérer comme un souvenir ou non. Est-ce qu'il fallait que je me souvienne, seule, du passé ? Est-ce que ce qu'on m'a raconté de mon enfance suffisait ? La petite fille en rouge était-elle un véritable souvenir ou juste une perception de ce que je souhaitais être ? Un courant d’air accéléra la chute des feuilles, et sur ma droite je perçus l’ombre d’un écureuil grimpant dans l’arbre voisin. « On vit constamment dans le passé. », cette phrase me hantait depuis un moment, moi qui n’ai toujours eu qu’une vague sensation du temps qui passe et défile, des minutes qui s'égrènent lentement. Avais-je un passé, ou est-ce que le monde est passé? Chaque mot que j'ai écrit fut indubitablement influencé par une pensée, une idée que j'avais eue quelques secondes plus tôt. J’entendis le bruit d’une porte qui claque, je tournai la tête et aperçus par-delà le camaïeu de gris des voiture garées en bas de la bibliothèque, une personne vêtue de noir qui s’assit le long des marches et fuma.
La valse musette des feuilles et du vent était repassée sur le tempo plus lent d’une valse viennoise, mes pensées digressèrent encore. Je repensais à ces notions de souvenir et de passé, à cet instant suspendu, presque hors du temps, dans lequel souvenir et rêve s’affrontaient dans une danse onirique. Il ne me fallut pas longtemps pour remarquer que les feuilles avaient cessé leur ballet et que le rideau était tombé sur le spectacle auquel j’avais eu la chance d’assister. Ainsi, me levant et me dirigeant vers le bâtiment blanc à porte bleu de la bibliothèque universitaire, je me questionnai une dernière fois: est-ce que je pouvais donc considérer d’ores et déjà ce moment comme un souvenir ?
Le temps reprenait son cours.
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