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Observation 2

Il existe probablement une foule d’univers dans lesquels ma balade est accompagnée de gazouillements, d’aboiements, de bêlements, voire même de rires. On dirait bien que ce n’est pas le cas dans celui-ci. Je prends place sur le banc en bois semi-pourri qui ne semble tenir bon que grâce à son armature en métal, mes cuisses font craquer la peinture bleu nuit écaillée sur les planches. Devant moi, de parfaites clôtures rectilignes vert forêt quadrillent la parcelle privée d’un inconnu. Plutôt hautes, deux mètres à vue de nez, aux croisillons serrés et nets, pour éviter la fuite d’une quelconque tête de bétail, si précieuse petite créature. Coulée dans une bordure de béton, cette limite entre la ferme et les riverains ne risque pas d’être arrachée du sol par autre chose qu’une machine aux mâchoires colossales. Ce modeste havre herbu, où se trouve plantée une girouette à tête de coq moulée dans le bronze, longe une partie du sentier du voisinage. Cette piste de gravillons blanchâtre signe l’arrêt de la circulation des voitures, dont le bruit trop invasif effraie les animaux et dérange les promeneurs. De l’autre côté s’érige un mur crème surmonté d’une chaîne de tuiles couleur brique qui ondulent comme un ruban solide, qui lui, délimite la propriété de quelqu’un dont je n’ai jamais su le nom non plus. La clôture se poursuit à ma droite, où persiste tant bien que mal le portail en fer bleu foncé dont les arabesques s’enroulent sur elles-mêmes. Une absurde linéarité persiste à poindre partout sous mes yeux : le panneau ouvrant en bois à gauche, dont l’ancien dessin fané d’une chèvre parlante se confronte aux frasques du temps, l’espace rectangulaire du banc, lui-même rectangulaire, le carré parfait de la parcelle, le chemin longiligne vers le garage juxtaposé, l’abri des mangeoires au fond. Les moulures du portail ou la courbure des tuiles de la maison d’en face ne chassent pas la rigidité du décor : elles sont le simple écart esthétique d’un cube autrement sans défaut. Tout s’imbrique, s’emboîte, s’assemble, tout repose. Le ciel est blanc, le silence est assourdissant. Le plus saisissant est que cet échantillon aux mesures presque mathématiques d’un élevage animalier ne protège aucun être vivant, si ce n’est l’herbe qui tapisse la terre – qui donc est responsable de l’entretien ? Ni volaille ni quadrupède ne foulent cet enclos depuis une dizaine d’années, sûrement plus. La rondeur des dos des rares biches et faons a disparu, le tintement des cloches passées au cou des chèvres aussi. Finis les cornes grises, la fourrure rêche, les pis, le duvet, les sabots qui sautillent, les naseaux en l’air, les dents plates qui mâchonnent le pain sec, les pupilles jaunes et l’odeur de foin. Évanouis les caquètements intempestifs des poules et du coq aux pattes griffues dont les plumes de la queue se dandinent en courant. Dans cette parcelle géométrique, toute notion d’instabilité est déserte. Aujourd’hui, le temps est humide, plus personne ne veut sortir pour admirer un carré grillagé qui est l’ombre d’un élevage sain au cœur d’un environnement urbain. J’imagine peut-être le chant d’un oiseau pour forcer la faune à reprendre le dessus. Désormais, l’herbe pousse avant de se faire tondre.


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