Petit, il a toujours été très friand des piscines. De la mer. Moins de cette dernière depuis qu’il a failli y perdre la vie, trop heureux de s’éloigner un soir d’été. Heureusement que sa mère, qu’il qualifie souvent de trop angoissée, l’était assez ce jour-là pour le surveiller à outrance et pour le sauver. Ça ne l’a pas empêché de toujours avoir ce truc, avec l’eau. Cette fascination obsessionnelle. Mais la fascination et l’obsession n’ont rien de similaire. Le premier est une recette qui mêle curiosité, envie et besoin. Le deuxième, c’est le résultat de la fascination qu’on ne réussit plus à contrôler. Mais Noah s’en fiche. Il ne pense pas à toutes ces questions qui, approfondies, mènent à l’existence. Parce que tout mène toujours à se questionner sur l’existence. Noah est essoufflé de penser. Il n’y a qu’une chose qui ne l’époumone pas : sa passion pour l’eau.
La peur n’a jamais vraiment gagné Noah avant ses dix-huit ans. C’était un après-midi d’hiver, lorsque l’essaim de doudounes lui donnaient envie de siroter un chocolat chaud, puis de rentrer et de s’emmitoufler dans une couverture faite de plumes. C’était ce même après-midi d’hiver durant lequel on pense aux examens qui approchent. Noah les déteste. Rien n’aurait pu lui faire plus de bien, donc, que de regarder l’eau dans laquelle, en attente de l’été, il se serait imaginé plonger. Un aquarium. Il n’y avait que les reflets bleus, les volutes des vagues emprisonnées et la senteur d’une source qui lui ferait davantage plaisir que se libérer de ses examens, ou libérer sa faim en ingurgitant du chocolat en poudre.
Oui mais voilà, Noah avait eu ce que l’on appelle des attentes. Les attentes, c’est traître, parce que la proportion entre celles comblées et celles fallacieuses est mauvaise. Le cerveau aime se créer des utopies, sûrement par peur d’affronter la réalité de la vie. Enfin, Noah ne veut pas y penser. Il y était entré dans sa tête, s’inventant tout un monde : d’abord, ce serait des poissons en tissu. Ils trôneraient sur une étagère abîmée qui contrasterait avec le reste de ce que sa vue périphérique pourrait attraper : un soin particulier aux détails. Quand son ami le pousserait doucement sur le côté pour avancer, Némo et Dory caresseraient sa joue. Face à ces répliques étranges des plus célèbres des poissons se trouveraient de faux rochers et de la végétation en plastique. Quand il se serait penché par-dessus la barrière, ce qui serait probablement déconseillé par un petit encadré à sa gauche qu’il verrait trop tard, il apercevrait d’énormes tortues au fond de l’eau. Derrière lui, des poissons minuscules fileraient à toute allure. Les aquariums seraient encastrés dans une décoration de sous-marin, et il aurait comme l’impression d’une mise en abyme : un sous-marin dans un sous-marin. Cet endroit ne serait pas sans rappeler un souterrain, une grotte que l’on aurait façonnée de sorte à l’agrandir, mais ce premier couloir serait taillé en cylindre, à l’image d’un submersible. Les vivariums se succéderaient dans l’horizontalité de cette première ouverture. Il y aurait des piranhas. Ils seraient absolument inertes, un peu comme lui, qui bloquerait le passage pour les observer avec curiosité. Leur presque inanition contrasterait avec la maison d’eau du dessous, où des raies et des poissons de toutes sortes remonteraient jusqu’à la surface. “Interdiction de toucher”. Noah se retiendrait de passer les doigts sur une raie pour respecter la règle, mais surtout pour éviter de donner de mauvaises idées aux enfants qui ne cesseraient de passer à ses côtés. Leur course sur le parquet couvrirait la musique d’ambiance, tout ce qu’il entendrait serait le bruit de l’eau qu’il n’entendrait pas, pas même celle qu’il aurait sous les yeux, accessible, pourtant frappée par les ailerons des alevins et les impulsions des petites raies comme des tapis nageants. Au sol, une seule et unique lumière : un carré métallique qui laisserait en son centre s’évader un jet de néon couleur océan. La chaleur de la pièce serait assez dense, mais l’eau qui abriterait chaque animal lui paraîtrait froide. Il s’attarderait sur les petits panneaux informatifs sans les lire réellement; chaque coup de nageoire d’un poisson le détournerait de son apprentissage. Au fond, une jeune femme l’appelerait, prête à nourrir de véritables prédateurs des mers affamés qu’il lui tarderait de découvrir après ce premier corridor longuement visité.
Et comment dire.
Noah avait eu peur. Peur de se tromper, de trop développer, imaginer, imager ce que cet aquarium est en réalité. Alors il n’y était pas allé.
Noah attend l’été comme un vieux attend la mort. Chaque jour qui passe, il n’a de cesse de se languir devant la fenêtre pour observer les flocons devenir de la boue, observer la boue s’éclaircir sous la pluie, observer la pluie laisser place aux arcs-en-ciel et observer les arcs-en-ciel servir de décor aux rayons du soleil.
C’est le moment. Plus de raison de s’inquiéter de l’aquarium : la saison de la piscine est officiellement ouverte. L’Aquapolis peut l’accueillir à bras ouverts. En rejoignant le bus, Noah piétine le parking qui sert de plafond à l’aquarium, ignorant ses pensées intrusives qui font de ce lieu une antre sombre dans laquelle les poissons l’attendent pour le dévorer. Noah ne voit plus cet endroit que comme un mauvais rêve.
Dans les transports en commun, écouteurs aux oreilles, il pousse ses pensées à se métamorphoser pour laisser passer un souvenir jusque-là oublié. Quand il s’était renseigné sur l’Aquapolis la première fois, il avait vu des images magnifiques. De la 3D, ce qui l’a un peu inquiété - il faut croire que les préjugés le hantent - car si l’on peut faire dire ce que l’on veut aux mots, on peut également le faire avec les images. Sous le soleil cuisant qui, il l’avait bien cru, allait le tuer ce jour-là, Noah avait décidé de se rendre dans cet océan lilliputien. Son ami, qui devait souvent se plier à ses caprices, était sur ses talons. Une fois à l’intérieur, Noah se souvient avoir voyagé de surprise en surprise. Les douches immenses, d’abord. Il avait trépigné d’impatience : plus c’est grand, mieux c’est. Il s’était dit que si les douches étaient si grandes, il pouvait compter cinq fois leur taille pour égaler celle de la piscine. Il ne s’était pas trompé. Escargot. C’est le mot qui lui était venu quand il avait fait face à la meilleure partie qu’il n’avait plus quittée : la piscine était en forme d’escargot. Il a trempé les pieds puis le corps, et la fascination a été telle qu’il a réussi à ignorer les regards qu’il imaginait sur le peu de vêtements qu’il portait. La tête sous l’eau, il a tout oublié, comme toujours quand un voile bleu couvre ses yeux ; sa mère qu’il venait tout juste de quitter, sa ville adorée qui comptait bien lui manquer et la désagréable découverte de minuscules souris dans son appartement du XXe siècle. Tout ce qu’on lui avait dit sur les sources d’eau de cette nouvelle ville avait perdu en crédibilité : elle n’était définitivement pas dépourvue d’activités nautiques. Noah, en bon petit poisson, s’en était vu ravi. Ce jour crée un second souvenir de l’Aquapolis et repousse celui qui, depuis longtemps, aurait dû naître de l’aquarium sous son appartement.
Noah tourne en rond. Son ami le lui dit souvent : “ta vie, c’est une boucle”. Noah n’a jamais pensé que l’aquarium qu’il refusait de visiter n’était que le résultat de la peur du changement. Alors bien sûr. Bien sûr qu’il a laissé passer le reste de l’été, bien sûr qu’il a nagé dans l’hiver en cherchant activement, surtout inconsciemment, une excuse pour se dépêtrer de son anxiété. Il n’ira pas à l’aquarium. Parce qu’il l’a déjà visité. Noah l’a cartographié. Dans son esprit, tout est déjà décidé. Si l’aquarium n’est pas comme il l’a pensé, la déception sera trop cuisante.
Alors bien sûr. Bien sûr qu’il a trouvé une autre idée pour lui échapper.
À deux heures de sa nouvelle ville se trouve un parc d’attractions. Il l’avait pensé : l’excuse n’est pas très bonne, un parc d’attractions en hiver n’a pas de sens si on l’échange avec une visite au chaud dans un aquarium. Là est le début de la fin. Peut-être même de la fin du monde, si son angoisse parle. En tout cas, la fin du sien.
Le changement. Mais pas encore.
Noah se garde bien de penser à affronter ses peurs, alors il décide de ranger le sentiment d’impuissance pour sortir un autre souvenir. Se souvenir, c’est bien, ça peut prendre du temps, ça grignote un peu le futur, ça permet de faire davantage de plans.
Il se souvient de cette journée étrange. Étrange parce que, quand on grandit, tout ce qui est passé, tout ce qui appartient à l’enfance, nous paraît flou. On peut d’ailleurs distordre le passé et, en ce sens, il aurait pu parler de son attraction préférée, mais il sait que ce souvenir aurait été biaisé par celui plus récent qu’il s’est fait d’elle. Alors, s’il jouait le jeu, il dirait qu’il se souvient d’une chose moins poétique que L'extraordinaire voyage, nom de l’attraction phare du Futuroscope. Cette chose, c’était une poubelle. Oui, cette poubelle était spéciale. Quand on y plongeait une bouteille en plastique, elle nous vomissait un ticket qui donnait dix pour cent de réduction sur quelques restaurants du parc. Noah se souvient de ses amis et de lui-même comme dans un rêve ; ils avaient trouvé une fascination pour cette poubelle magique. Ils se répétaient que dix pour cent leur accorderait peut-être une glace gratuite. Il ne sait pas à ce jour si c’était l'innocence ou la baisse du niveau des mathématiques en France qui parlait, mais toujours était-il qu’ils ont essayé corps et âme de récupérer leurs tickets.
Un problème s’était posé : ses amis recevaient un ticket une fois sur deux. Noah avait paniqué. Il n’avait qu’une seule et unique bouteille vide en main, et si ça ratait ? Est-ce qu’il devrait aller jusqu’à trouver une bouteille vide quelque part dans le parc ? Oui, mais comment ? Le Futuroscope était un parc d'attractions sur le thème du futur. L’écologie y était primordiale, trouver une bouteille en plastique par terre aurait été une infamie. Mais l’heure fatidique avait sonné ; il se souvient s’être approché d’elle avec la boule au ventre. Sans savoir que dix pour cent de remise ne lui aurait jamais payé de glace, il a poussé la bouteille dans le trou rond. Moment d’euphorie : son ticket était sorti. Dommage que la jeune femme qui vendait les glaces avait arboré un sourire désolé avant de souffler : “Les enfants, les dix pour cent ne sont pas compatibles avec les glaces, je suis navrée.”
Noah sourit à son reflet dans le covoiturage vrombissant, comme un salut à ce souvenir curieux.
Retourner au Futuroscope est une mince affaire. Aujourd’hui sera un jour de plus à ne pas s’inquiéter de son avenir et de si l’aquarium en fera partie. Il adora cette journée, surtout ce moment, hors du temps : perché en haut de l’un des innombrables ponts, la vue globale sur l’intégralité du parc s’offrait aux yeux les plus curieux : au premier abord, tout paraissait d’un autre monde. Un monde futuriste. Il fallait se focaliser sur chaque chose pour en comprendre l’utilité. Des énormes sphères blanches sur l’eau paraissaient être des soucoupes volantes largement ouvertes, mais elles ne renfermaient que des trampolines pour les enfants. Leurs cris étaient doublés de ceux qui s’éclaboussaient lorsqu’ils descendaient à toute allure dans un bateau en plastique, suspendu très haut, qui a pour but de s’écraser sur la surface de l’eau pour mouiller sans trop le faire. Le pont qui surmontait les soucoupes volantes immaculées traversait presque la moitié du parc et débouchait sur une voie très particulière : celle qui continuait vers la pièce maîtresse sur laquelle l'œil suppliait de s’attarder mais qui semblait bien trop belle pour simplement y passer le regard. Noah décida de s’y intéresser plus tard lorsque d’autres exclamations de joie attirèrent ses oreilles vers d’autres petits bateaux qui tournaient en rond, qui allaient très vite, à la manière d’un carrousel dont les chevaux étaient devenus des barques. Des jets d’eau, qui entouraient l’énorme étendue d’eau, ne cessaient de jaillir un à un en rythme. Ils enveloppaient le pont, les soucoupes, les petites barques et le bateau haut dans le ciel prêt à fendre l’air. Le monde ne grouillait pourtant pas à chaque recoin des attractions. Mais parce que l'œil ne pouvait plus l’éviter une fois que le plaisir avait assez duré, il suivit les rayons du soleil inespéré pour s’abattre sur une énorme bâtisse. Elle surplombait le reste, placée au bout de cette moitié de parc comme on placerait la personne la plus importante d’un dîner en bout de table. Difficile de la décrire tant elle s'avérait atypique ; des tubes gris qui scintillaient sous les rayons chauds aveuglaient en fonction de l’angle où Noah se plaçait. Le bâtiment entier, aussi grand qu’une cathédrale, était façonné dans ces tubes de diverses tailles. Les plus petits étaient placés aléatoirement autour des plus grands qui, eux, grimpaient pour cacher la probable architecture simpliste qu’il renfermait. De l’extérieur, ce monstre de grandeur ressemblait au plus grand orgue du monde. La verdure était inévitable quand on lie le futur et l’idéal ; des arbres, des buissons, de l’herbe parfaitement coupée enlaçaient la totalité de cet endroit aussi paradisiaque qu’illusoire. De loin, tout paraissait être de la technologie 3D jetée sur une pancarte qui promettait que ce tableau devienne réalité en 2045. Mais le vent, accompagné du soleil, qui soufflait comme une douce brise au travers de ce paysage extraordinaire ne pouvait que lui prouver que tout cela était bien vrai.
Énième été, énième hiver… Noah s’est décidé. Il faut le faire. Il faut y aller. Deux années se sont écoulées, vingt-quatre mois qu’il piétine l’aquarium sans y entrer. Ce n’est pas la résignation qui l’a poussé à prendre un billet sur le site Internet, mais bien son départ imminent, maintenant que ses études se sont achevées.
L’ironie du sort veut qu’il pleuve jusqu’à en créer de la boue, tout cela sous un soleil cuisant et un arc-en-ciel dévastateur. Noah plisse les yeux en regardant le ciel, descendant les marches en pierre qu’il emprunte chaque jour. Cette fois, il tourne à gauche, pas à la droite habituelle pour gagner le bus. L’aquarium est tout près. Après tout, tant pis ! Voilà, tant pis, que ça lui déplaise ! Qu’il soit déçu ! Peiné, même, de s’être trompé ! Que sa passion s’affaiblisse d’un aquarium raté ! Noah veut s’émanciper de ses peurs et de la prison que constituent ses pensées.
Malgré cette motivation dont il doute de l’origine et de la véracité, Noah arrive devant la porte. Il fixe encore ses pieds. Un coup d'œil. Un seul coup d'œil sur cette entrée vitrée, et il saura. Si c’est intéressant, intriguant, presque grisant… Ou si c’est décevant, frustrant, presque déprimant. Les poings serrés, il ne relève pas la tête pour pousser la porte.
Mais celle-ci ne bouge pas d’un iota.
Noah, surpris, se remémore l’achat de son billet, la veille de cette journée de résolution : il était pourtant indiqué que l’aquarium serait ouvert jusqu’à vingt heures. Quand la panique le gagne, Noah redresse le chef, tout cela pour que ses espoirs autant que ses angoisses ne lui rient au nez.
“Aquarium du centre-ville : fermé définitivement depuis le 12/07/2022.”
Noah sait, les yeux presque exorbités sur les vivariums, au loin, perdus dans le noir de l’obscurité, de l’abandon et du désintérêt, que son cauchemar prend alors vie.
La date d'aujourd'hui est le 13.
Jamais plus Noah ne fermera l'œil durant la nuit.
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