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Souvenir 1

J’empile soigneusement caillou sur caillou, accroupie, l’eau fraîche jusqu’aux épaules. Mes doigts sélectionnent les pierres les plus lourdes pour consolider la base de mon barrage de fortune qui se fait malmener par la force du courant. Je vois sans peine les poissons de rivière se faufiler entre les interstices pour rejoindre le prochain bouquet d’algues claires. À la surface, les renoncules ondoient d’une façon hypnotique. Je fais de mon mieux pour ignorer les cris stridents des enfants qui s’amusent avec une panoplie de pistolets à eau, qui se prennent en traître, avec des ricanements espiègles. Enfin, mon barrage perce l’étendue de l’eau, et j’en suis fière. La douleur qui s’immisce entre mes vertèbres me fait comprendre que je suis restée recroquevillée plus longtemps que prévu, la pulpe de mes doigts est fripée. Je lance un geste à ma mère, restée sur la rive de cailloux secs, à surveiller les sacs. Elle ne me répond pas, elle dort, enveloppée dans sa tunique noire. Je tords mon cou, fais craquer mes articulations, et me retourne. J’ai une dizaine d’années, au bas mot, et j’aime cet endroit, car je le connais à présent. L’eau douce est moins agressive que l’eau de mer vers laquelle on me traîne tous les étés et les mois d’avril depuis ma naissance. Il n'y a pas de sable, mais de la vase : se nettoyer est bien moins pénible. Je souris sans retenue quand je vois les adultes se camper sur leurs pointes de pieds une fois qu’ils essaient de marcher sur les gravillons qui plongent dans leur chair. Marcher pieds nus, c’est mon super-pouvoir, aucun caillou ne peut m’entailler. Ma vision se distille, les souvenirs s’entrelacent. J’ai treize ans. Sous les saules pleureurs, au sec, j’ai honte de me montrer, alors je lis. Je dévore ligne après ligne, la musique dans les oreilles – toujours –, des univers fictionnels qui me font sentir légère. Je ne regarde pas ma mère – je ne veux pas. Je prends une photo du soleil logé entre les branches de l’arbre, dont les feuilles descendent en cascade vers moi comme pour me réconforter. Comme une succession de lentilles superposées, je me rappelle. J’ai le double de l’âge de moi construisant un barrage, mais j’en fais un autre. Je tourne la tête vers mon frère pour lui tendre une pierre joliment striée – il a changé, il est moins grand, sans lunettes, sa peau a bruni. C’est une tradition, une offrande pour le grand frère qu’il a lui-même perdu. Il sourit, ça me fait bizarre. Il ne sourit que très rarement, mais j’en suis heureuse. Ma mère se baigne avec nous, en tunique noire. Mon beau-père aussi se baigne – lui aussi a changé. Il n’est plus le colosse impotent et rougeaud, titubant, qui me faisait honte. Il est l’escogriffe taciturne qui trépigne sur les cailloux, et dont les grandes mains m’inspirent confiance. À travers ces épaisseurs mémorielles subsistent quelques variantes qui n’ont jamais changé : ma mère et sa tunique qu’elle n’enlève jamais, car elle n’aime pas son image ; ma fascination pour la rivière ; l’existence d’un frère ; les barrages ; les algues ; les poissons ; les enfants des touristes ; les saules pleureurs ; la musique dans mon casque ; les tables de pique-nique ; le courant ; le soleil qui darde ses rayons ; les gens qui ont mal aux pieds ; ma frilosité.


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