Je ne l’ai jamais compris. En une année, impossible de cerner ce garçon, aussi souriant qu’un imbécile, aussi mystérieux qu’un surdoué brisé, parfois un peu des deux, peut-être quand il a tissé “Néant”, pour un exercice d’art plastique. C’est un coeur en fil blanc, chaque bout né dans un recoin du cadre noir métallique qui fait une fois ma taille. Sur fond bleu. Un bleu océan, un bleu anéanti, un bleu dans lequel on ne trouve rien de plus que la sensation de l’estomac qui s’ouvre, qui tremble, que le cœur qui s'écarte comme un pull en train de se déficeler. J’ai compris, au premier regard, que je ne devais pas résoudre cette énigme qu’il représentait. Il continue de sourire, à tout et tout le monde, comme s’il pensait à chaque fois “va te faire foutre”, ou qu’il se le disait à lui, “va crever”, et s’il en avait vraiment envie, s’il me le demandait, je mettrais fin à ses souffrances, je pointerais du doigt ses défauts. Il trouve tout le monde abject, je peux le voir à ses tics derrière ses dents blanches révélées, à ses sursauts imperceptibles quand on passe le bras autour de ses épaules et à ses réponses trop polies pour ne pas être trop hypocrites. “Néant”, c’est son projet de fin d’année, qu’il a terminé, déjà, en janvier. J’ai envie de tendre la main et de broyer le cœur artificiel. Pour qui l’a-t-il créé ? Lui ? Moi ? Il voit très bien comment je le regarde, pas vrai ? Il ne s’en moque pas. Il frissonne chaque fois que je suis proche. Mais il me lance aussi ce coup d'œil, celui qui veut dire “vas-y, essaie, approche-moi et résous-moi, tu sais aussi bien que moi que je ne supporterai pas d’être mis à nu, que je disparaîtrai". Je le hais pour ça. Il est bien simple de dire que personne n’est parfait, et je sais que ce ne serait pas une défense nécessaire. Il a vingt-cinq ans autant que moi, et il déteste tout. La ville, les gens, l’école, sauf l’art, l’art, il aime ça, Klimt, il aime ça, il me l’a dit quand j’ai essayé de l’embrasser. Il m’a dit qu’il avait honte, que c’était comme dire qu’on aimait lire et qu’on adorait Victor Hugo, que ça n’avait pas de charme, d’originalité, que “Le baiser” de Klimt c’était un poster de mode et plus ce qu’il signifiait. Je lui ai dit qu’on trouvait tous notre compte dans ce qu’on voyait. Il n’a pas su l’entendre. Il n’a pas voulu l’entendre. Un soir, il m’a dit “arrête de me regarder”, parce qu’il sait que je le regarde, il sait comment je le regarde, il sait que je suis la seule personne incapable de croire à ses yeux qui brillent comme un joyau en toc. Si je le touche, il va s’évaporer, et de ça je suis sûr. Je dois me tenir à distance, parce que je ressens l’envie naissante d’entrer en contact avec sa peau, de le dévorer, de le malmener, parce que l’amour et la violence sont frère et sœur et que, peut-être, leur mère est la passion. Je l’aime passionnément. Il est incapable de m’autoriser à le résoudre, tous deux nous savons ce qu’il se passera dans ce cas. L’un, ou l’autre, nous disparaîtrons. Alors il me le dit, tout le temps : “on ne peut pas”, tout autant qu’il sait qu’il va bien falloir faire un choix. Celui qui perd patience en premier mourra. Ce sera lui, ou moi. Ce sera moi.
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