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Voyage

Je ne demande rien de mieux qu’un coin tranquille pour me poser. Mes pas me conduisent au travers du dédale urbain des embranchements et des ruelles bétonnées depuis trente ans. La route que j’emprunte s’use, serpente, grimpe et s’effrite comme de la terre gelée. Mes doigts s’agitent dans mes poches pour agripper les chaufferettes réutilisables, mais il n’y a rien à faire. Je les ai activées il y a vingt minutes, il ne reste dans ma paume que des poches durcies et à peine tiède. Au fil de ma promenade – ou bien de ma fuite assumée des piles de copies que je devais noter, tout dépend –, je finis par tomber sur un renfoncement totalement désert. Une espèce de panneau, à côté d’un grillage. Il y a même un banc métallique pour que je puisse encore moins me réchauffer. C’est l’endroit idéal pour déballer mon sandwich et casser la croûte en toute impunité de procrastination. Mes mains engourdies par le froid dépiautent avec acharnement mon repas enroulé dans du cellophane, mais ma langue rencontre tout de même un morceau de plastique que je recrache avec dégoût et incompréhension. Je savoure mon concentré de sucres ajoutés et d’additifs industriels ainsi que ma tranche de jambon aux nitrites. Autrement dit, un sandwich jambon-moutarde que je ne m’étais pas embêté à préparer complètement. Sur mes papilles dansent les arômes réhaussés de la sauce. Le jambon est si froid qu’il est presque congelé. Cependant, manger recharge mes batteries, je sens une chaleur affaiblie regagner les extrémités de mon corps. Les calories vides sont diaboliquement efficaces.

Mon déjeuner englouti, je m’apprête à me lever pour repartir lorsque mes yeux cernent une anomalie derrière la clôture. Un oiseau. Grand. Élancé. Gris. Mais aussi blanc. Une grue. Une grue en plein milieu d’un terrain modeste battu par le gel, perchée sur ses pattes noires, son bec pointé vers moi. Il me semble que ses yeux se confondent avec le plumage rouge vif sur son crâne. Une grue cendrée à deux mètres de la première habitation humaine. Surtout, une grue cendrée seule en pleine période de migration, aussi paumée que moi de ne pas savoir ce qu’elle fiche ici-bas. Sa petite tête se secoue, regarde un instant la terre compacte et froide, sûrement à la recherche d’un ver inespéré, ou de quelques insectes peu frileux. Je me retourne, incrédule. Le journal annonçait la semaine dernière que les migrations des grues cendrées avaient débuté, et qu’elles avaient quitté le Sud-Ouest pour traverser le territoire en diagonale. Partout où on levait la tête, ces derniers jours, on pouvait croiser le vol structuré de ces oiseaux bien connus des locaux. Mais le ciel était vide aujourd’hui. Pas de nuage. Pas de grue. Juste un vent trop froid pour la saison.

Passée la surprise, l’inquiétude me taraude. Je ne peux pas la laisser là, tout de même, si ? Loin de moi l’idée de vouloir faire le baby-sitter pour cette perche emplumée. Une hypothèse me chagrine : et si elle restait derrière ces barrières car elle ne pouvait plus s’envoler ? La grue se rapproche de moi, je recule, pour lui donner un espace suffisant. Ses iris orange me percent de part en part. J’observe attentivement ses pattes. Tous les doigts griffus sont posés à terre, bien à plat, ses articulations se déplient sans accroc, son cou est lisse et couvert. Ses flancs grisés sont dissimulés par ses ailes repliées, je ne peux pas déterminer si sa chair est blessée, ou si ses muscles sont atteints. Sa queue laisse pendre un bouquet de plumes duveteuses plus longues que le vent anime. Je fais une grimace. Pas moyen de l’approcher pour l’aider, si elle était effectivement incapable de décoller du sol. Je reste encore planté là, derrière la clôture vert forêt, me gelant les pieds et le nez pour un oiseau retardataire qui n’en avait sûrement rien à carrer de moi. Je l’aiderais bien en l’appâtant avec de la nourriture, mais je doute qu’elle soit particulièrement attirée par l’âcreté de mon thermos de café.

Perdu dans une arborescence de solutions plus ou moins réalistes, je fronce les sourcils en resserrant les bretelles de mon sac à dos. Je suis tenté de taper « grue régime alimentaire » sur mon moteur de recherche, comme si ça aurait pu faire matérialiser une friandise pour l’oiseau entre mes doigts. Un battement d’ailes surgit dans l’air, je relève le menton vers la captive. Captive qui vient de se poser juste à trois mètres de moi, et qui inspecte à présent l’étal de gravillons blancs que foulent ses pattes. En-dehors de la clôture. Cette grue n’est pas blessée, juste à l’ouest – d’ailleurs, là où elle ne devrait plus être. Deux espèces marginales dont l’une des deux refroidit sur place.

Il ne m’est pas possible de la laisser. Une espèce d’instinct m’en empêche, un mauvais pressentiment. Une anxiété qui n’a pas lieu d’être. Bien qu’hors saison de chasse, j’imagine sans mal une balle se loger dans les plumes de cette créature fébrile. Un gamin lui tirer les pattes. Un chien lui courir après. Une voiture la percuter. Une collision avec des lignes électriques. Un nombre improbable de facteurs de blessure ou de mort. Je ne me fais que peu d’illusions. Cette grue est par nature plus agile avec son bec que moi avec un canif. Ses jambes longilignes enjambent quelques mètres le long du sentier, et je la suis. Je dois attendre dix minutes supplémentaires pour qu’elle déploie sa rangée de plumes mi-blanches mi-grises et qu’elle parte à la conquête du ciel.


Tout compte fait, « conquête » est un bien grand mot. La grue semble jouer à saute-moutons avec les courants de l’air. Elle s’élève, plane un instant, mais revient sur terre à peine après s’être lancée à l’assaut du vent. Même moi, avec mes pattes faibles d’humain sédentaire, je parviens à la suivre sans trop de problème. Je ne saurais dire si elle me guide, et surtout vers où. Je garde un œil ouvert sur cette créature, qui je dois l’avouer, conserve malgré tout une majesté en plein vol. Son cou allongé s’étire, ses pattes se tendent, ses ailes se déplient et de temps à autre battent l’air pour accélérer ou remonter. Ses plumes vibrent sous l’effet de la vitesse, se recourbent pour ployer l’air à leur volonté. Elle se repose toujours en sautillant deux fois, comme si ses pattes testaient la solidité des chemins. Notre promenade inter-espèce se passe dans un silence hivernal. Son poitrail lisse ondule en fonction de vers où elle pointe son bec. En haut, elle doit avoir une sacrée vue panoramique de la canopée défraîchie de la forêt dans laquelle elle m’enfonce. Avec mes deux yeux à disposition frontale, je dois en louper, des informations et des panoramas. Ses prunelles latérales, bien loin d’être une paire d’œillères, doivent capter infiniment plus de détails que ma vision d’homme cloué à terre.

Lorsque nous nous éloignons de plus en plus de la civilisation, je me mets à penser que si elle fait une pause toutes les minutes dans son voyage aérien, c’est peut-être pour moi. Pour voir ma propre progression, avec mes pieds enfoncés dans des bottes de randonnées crottées. Peut-être qu’elle vérifie que je la suis toujours, moi, l’humain solitaire. Peut-être que non, et que je me fais des films. Peut-être qu’elle s’en contrefout des hommes. Peut-être qu’elle me guide vers son groupe pour que ses compagnes grues cendrées puissent m’observer comme je l’observe depuis plusieurs heures. À chacun de ses décollages je prends l’habitude de fixer le point rouge sur sa tête. J’ai toujours peur qu’il s’agisse d’une tache de sang. D’une blessure à la tête que je n’ai pas vue plus tôt, et que l’oiseau essaie de chercher de l’aide des heures durant pour qu’on lui porte secours, pour que finalement elle se retrouve avec un abruti collé aux basques. La seule fois où elle ne se pose pas, c’est quand on traverse un pavillon isolé de maisons de campagne qui ont de nombreux chiens domestiques dans leur jardin. Les chiens grognent, jappent comme des fous, se pressent contre les fenêtres et les portillons pour chasser ces deux intrus inconscients de s’approcher à moins de cinq mètres du périmètre de leur territoire. Je lance un regard à la grue. Je comprends, je lui concède par la pensée, ça ne donne pas envie d’atterrir.

Il se trouve que mes pieds s’endolorissent au fur et à mesure. La grue, quant à elle, a trouvé son rythme de croisière l’heure dernière. Elle se pose moins. Nous traversons quelques forêts disséminées çà et là sur le territoire, sans jamais qu’elle ne s’arrête. J’ai une pensée inquiète en espérant qu’elle ne me traîne pas jusqu’à son lieu de migration. Je dois lui faire comprendre que je ne suis pas sa mère, et qu’elle n’est plus en âge de se faire guider pour ses migrations. Mais je doute que les gros yeux et la moue lui fassent grand-chose. Elle plane, je marche. Voilà notre duo.

Quand les forêts se font plus rares, c’est généralement signe que les humains ont déclaré la zone comme lieu d’établissement à grande échelle. Les arbres n’hérissent plus les terrains vierges d’humus et de terre rocailleuse. Je suis sur l’une des berges d’un petit village que l’animal se plaît à longer – à contourner, je comprends ensuite. Sous nos pattes s’est frayé un lit de rivière d’abord timide, puis de plus en plus profond et large, qui trimballe de petites plaques de gel qui finissent par fondre dans les rapides. La zone citadine que la grue survole est divisée en deux sections bétonnées que la rivière sépare. Les hommes n’ont pas apprécié cette reprise de ses droits naturels, alors ils ont construit un immense aqueduc pour pouvoir l’enjamber à leur aise, en narguant les crétins restés au sol ou sur la mauvaise berge. Le village est vieux – preuves en sont l’architecture vétuste des maisons aux toits d’ardoise et aux briques mal taillées, les restaurants pittoresques et le nombre d’ateliers de métiers obsolètes qui y sont ancrés depuis des générations. Je longe la ruelle d’un cordonnier, d’un rempailleur de chaises et de fauteuils, d’un antiquaire, d’un souffleur de verre. La grue est moins à l’aise au-dessus de ces quartiers peuplés et bruyants, je le sens bien. Elle ne regarde pas si je la suis toujours.

Parfois, je lui pose des questions, à cette grue. Intérieurement, bien sûr. J’aurais l’air fin en parlant avec un interlocuteur perché vingt mètres au-dessus de moi. Les autres terriens me lanceraient des regards obliques. Je lui demande où est-ce qu’elle m’emmène. Tu verras. Quand elle s’arrête pour manger, parce que je ne la vois jamais faire. Oui, je picore des glands et des racines. Tu es juste trop attaché aux bruits des autres, ils te distraient. Si elle n’a pas trop froid, parce que moi, je me les caille – sans mauvaise blague aucune. Non. Mon plumage est conçu pour cela. Il est vrai que ma doudoune bleu marine d’Intersport n’a pas été fabriquée dans l’optique d’une course-poursuite ralentie avec un oiseau migrateur. C’est bien dommage. Oui, je suis d’accord.

Je vois quelquefois une personne remarquer que je me déplace sur l’axe vertical parfait d’une grue cendrée solitaire. Un grand-père regarde le phénomène comme s’il avait la berlue, en fixant d’abord l’oiseau, puis moi ensuite, alternativement, une demi-douzaine de fois. Son doigt dressé vers le ciel tremble un peu. Les miens aussi, mais ils sont au fond de mes poches rembourrées. « Je n’ai jamais vu ça », il me dit. « Moi non plus », je lui avoue. Une petite fille s’est exclamée que l’animal et moi sommes en lien spirituel, magique, ou extraordinaire. Je n’ose pas lui dire qu’on est seulement deux créatures totalement perdues. Parce qu’au fond, elle a peut-être raison. Bien des gens, excentrés au village, me pointent du doigt, sourient, rient, ricanent. Je suis leur Ursus, et là-haut plane mon Homo. Je deviens le philosophe, et elle, ma loyale compagne de voyage. Finalement, la grue resserre son vol près de la rivière, quand le village s’évanouit derrière nous. La terre sauvage – en théorie – réapparaît. Les berges se vident d’humains et de maisons, de voitures. Les arbres s’érigent à nouveau, des saules pleureurs dont les branches fines et dénudées évoquent des cheveux en bataille retombant sur le crâne d’un individu tordu fait d’une écorce foncée. Pour conserver leur énergie, ils se sont séparés de leurs feuilles qui tombent en grappes sur les touristes venus se tremper les pieds dans la rivière. La grue redescend, plus satisfaite. Pas étonnant pour un animal qui côtoie instinctivement la diagonale du vide.

Il est curieux d’observer que nos deux espèces ne sont pas facilement sociables l’une envers l’autre. L’oiseau se méfie de l’humain. L’humain se méfie de l’oiseau. Parmi les grues, les hérons, ou les mésanges, il doit persister quelques hurluberlus que le comportement humain fascine. Je suis tombé sur une grue anthropologue, moi, un homme pas ornithologue pour un sou. Je dois blaser son regard intelligent. Peut-être que c’est plutôt elle qui me guide, elle qui me protège, qui veille à ma survie. Entouré de voitures, de produits industriels, de pollution, de champignons vénéneux, d’un climat particulièrement froid, et à court de café. Ses larges ailes battent avant de se poser au sol une autre fois. J’accélère pour la rejoindre.

C’est sur une rive caillouteuse et bordée d’arbres nus qu’elle pose le pied à terre. Son bec claque, son cou s’agite. Mes pas produisent un son de grattement à chaque fois que ma semelle s’enfonce dans l’amoncellement de pierres polies. Il n’y a personne avec nous. Je la fixe, attentif au moindre de ses mouvements. J’essaie de percer le secret de cette intelligence tacite, qui m’a conduit à faire des kilomètres entiers, sans que je n’en éprouve la moindre honte. Ses yeux vifs ne laissent rien transparaître. Les imbéciles y verraient la marque de la cervelle vide, j’y vois la marque d’une impassibilité exemplaire. Elle garde ses secrets. Je comprends que je n’en suis pas encore digne. Ses pattes sont comme des tiges de bambous atrophiées et noircies. Elles résistent pourtant bien à la force du courant qui agite l’eau de la rivière, lorsque la grue y plonge les griffes. Je reste sur le qui-vive. Je ne voudrais pas qu’elle se fasse faucher par une pierre délogée par les mouvements de l’eau.

Sa petite tête plumeuse pivote vers moi, comme pour m’inviter à la suivre, encore. J’ai un regard rapide pour mes chaussures, pour mes pieds gercés de frottements et de froid. Mon visage affiche une expression désolée. L’excursion aqueuse, ce sera sans moi. Son cou se remet alors droit, ses pattes s’activent au ralenti pour piétiner la vase du lit. Elle se meut avec grâce, mais également d’un mouvement saccadé, typique des oiseaux : sa tête se secoue, ses pattes moulinent, ses ailes tressautent, son bec s’incline. Une question me vient à l’esprit : est-ce que les grues cendrées sont piscivores ? Je n’en ai aucune idée. J’ai l’envie de chercher sur mon téléphone, mais il n’y a aucune barre de réseau, et la batterie ne tient plus qu’à un fil. Je me demande comment je vais rentrer chez moi. Ma question plane, mais semble trouver sa réponse toute seule. Pas une seule fois la grue ne semble alléchée par les dizaines de petites espèces de poissons qui viennent vous chatouiller les pieds l’été. Les algues non plus ne semblent pas choisies pour son casse-croûte. Elle ne trépigne pas dans le sol pour dénicher des insectes grouillants dans l’eau. Alors pourquoi s’est-elle posée dans la rivière ?

Un grand bruit me tire de mes élucubrations. Les plumes de ses ailes mouillées par l’eau glaciale, la grue s’ébroue, les déplie au maximum, et entreprend de les battre pour s’envoler vers l’autre berge, qu’elle finit presque par dépasser. Je regarde ma compagne de voyage se hisser dans le ciel, seule tache grise dans l’immensité blanche. Un sentiment d’impuissance m’envahit. Il n’y a pas moyen que je puisse la suivre, l’aqueduc est trop loin, je la perdrais de vue. Pas moyen non plus d’enjamber la rivière, ou encore pire, d’y mettre les deux pieds. L’eau vous monte jusqu’au torse, sans compter le courant et la température qui paralyseraient mes muscles. La cime des conifères du camping d’en face avalent progressivement sa silhouette gracile. Je la perds. Je l’ai perdue. Je me suis perdu.

Ne sachant que faire, je m’installe sur une souche d’arbre coupé pourrissante. Mon pantalon se tache d’eau et de gel, le froid me mord les cuisses. Je lève les yeux vers les branches filandreuses des saules pleureurs qui s’agitent en rythme dans un ballet hypnotique. Le soir tombe à vue d’œil, la berge s’assombrit. J’adopte la position du Penseur, et j’ose espérer que de derrière les branches d’aiguilles de pin réapparaisse mon amie à plumes.

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