ELLE. Je pourrais vous parler d’elle, de ce qu’elle est ou croit être. Je pourrais vous dire qu’elle ne connaît ni père ni mère mais ce serait juste sa conception de la parentalité que nous survolerions. Elle est l’étrangère ; celle que personne ne connaît vraiment et dont personne ne parle longuement. Elle est étrangère à tout, même à elle-même, surtout à elle-même. Elle ne comprend pas, ne perçoit pas où elle commence et finit, où son corps se limite et ce qui le définit. Tout ce qu’elle fait c’est se laisser guider par la vie. Elle est une suite de non-choix, on choisit pour elle et cela la satisfait, lui suffit. Elle se contente de vivre l’instant, de ne jamais faire de projets et de ne pas parler, jamais. Parler ce serait mettre des mots sur ce qui l’entoure et leur donner une temporalité, une date, une finalité. Le passé, le présent, le futur. Tout se confond et ne forme qu’une unicité des temps : l’instant T. Elle pourrait essayer autre chose mais elle ne sait pas faire autrement, elle a toujours été ainsi, agit ainsi. Elle est étrangère à son corps, à son esprit, à tout ce qui est. Tel le nuage, elle se laisse porter et amener où le vent le lui souffle. Elle fait les choses sans savoir comment, sans comprendre pourquoi, comme si ses membres étaient animés par une volonté dont ils seraient les seuls à détenir les clefs. Sans doute pourrions-nous penser que ce sont des pulsions qui la guident, mais elle ne sait pas ce que c’est. Elle ne désire rien et ne croit donc pas en une force qui émanerait d’elle. C’est ailleurs. Ce qui la fait marcher, se lever, manger, dormir, se laver, rêver, voir, entendre, goûter, toucher, tout cela est ailleurs.
L’ailleurs c’est tout ce qu’elle sait, ainsi qu’elle l’a nommé sans l’appeler.
Elle est persuadée n’avoir aucune influence sur son corps et ses pensées, que quelque chose de plus grand, juste entre le ciel et la terre, la stimule. Cette chose qui la fait vivre serait constituée d’un enchaînement de fluctuations, jamais enfermée dans une linéarité. Une mouvance perpétuelle. Le mouvement même, l’instant dans sa nudité la plus féconde, l’ailleurs qui, tout le long de ses révolutions, lui apparaît.
Il tourne autour d’elle comme il tourne autour de chacun. Elle le voit mais il la dépasse, il est bien trop haut, un tout universel. Il est pour elle et elle est à travers lui. Nul besoin d’autre chose. Elle ne connaît rien hormis lui, son unique. L’élément au-dessus des éléments, dépassant les cieux et les océans, il est le cosmos, celui qui régit et voit tout. Il est son centre de gravité et sa raison. Il pourrait l’être pour nous aussi car il est en tout.
Étrangère au corps laiteux, fantomatique
Quel est le secret qui te fait continuer ?
Quelle est cette voix qui t’appelle et te poursuit ?
Étrangère à l’esprit vaporeux
Pourquoi vivre ainsi ?
Pourquoi cet idéal sans but ?
Pour le rien qui est tout
Pour le néant créateur
Pour l’unicité et l’universalité en UN
Pour l’éternelle liberté
Aujourd’hui il veut qu’elle fasse sa valise et achète un ticket de bus pour une destination qui lui est inconnue. Il veut qu’elle en descende et qu’elle arpente les rues, cette rue. Il veut qu’elle s’arrête là, à cette seconde précise. Il veut qu’elle pivote vers une porte et qu’elle appuie sur la sonnette.
Étrangère, apprends-moi