top of page

Quelques idées de mots-clés :

Cinéma

Poésie

Auteur

Théâtre

304 résultats

  • Les Couleurs

    En ma double qualitĂ© de femme et d’auteure, il m’était compliquĂ© de concilier les deux, Ă  tel point qu’il me fallait prendre le nom de James Howard, au lieu de mon vĂ©ritable prĂ©nom, Jane. Cela me permettait de me faire publier, et surtout lire, le public ne voulant pas d’une femme auteure, ce qui supposait naturellement que je me fasse passer pour un homme. Seul mon Ă©diteur connaissait le secret, et avait la bontĂ© de ne pas le rĂ©vĂ©ler, mieux encore, il me faisait une belle presse, ce qui m’assurait de vivre de mes Ă©crits. Pour cela, je l’en remerciais rĂ©guliĂšrement. Or il me fallait un nouveau sujet d’écriture, qui me permettrait de poursuivre un peu plus longtemps ma carriĂšre d’écrivaine. Ma rationalitĂ© naturelle et bornĂ©e m’empĂȘchait de croire en Dieu, encore moins au folklore ordinaire que l’on peut trouver partout. Ce dĂ©tail m’amenait Ă  ne pas croire aux histoires de maisons hantĂ©es, et c’est prĂ©cisĂ©ment ce dernier point qui m’intĂ©resse dans cette sordide histoire qui m’arriva en juin 1933. À cette Ă©poque, j’avais entendu parler de l’étrange histoire du manoir Manson, une superbe demeure entourĂ©e de forĂȘts et de grands jardins colorĂ©s qui faisaient tout le charme de la propriĂ©tĂ©. Si l’histoire s’arrĂȘtait lĂ , il serait Ă©vident que je n’aurais pas poursuivi mon investigation plus loin. Il s’avĂ©rait en effet que la maison fut hantĂ©e, en dĂ©pit du fait que plus personne n’y habitait. Je dis en dĂ©pit de, car pour que cela se sache qu’elle fut hantĂ©e, il eĂ»t bien fallu des tĂ©moins pour le percevoir. Justement, les jardiniers, qui Ă©taient toujours sur place, assuraient avoir vu des choses Ă©tranges au travers des vitres de la propriĂ©tĂ©. Ils Ă©taient payĂ©s par les actuels maĂźtres des lieux, qui avaient fui la maison pour une raison inconnue. D’abord la rumeur fut locale, puis avec les dĂ©placements des jardiniers terrifiĂ©s, elle fit le tour des diffĂ©rents comtĂ©s des États-Unis, au point d’arriver dans le mien par le biais des journaux. Ayant lu toute cette histoire, je fus dans un premier temps des plus sceptiques car ma nature rationnelle Ă©tait en train de prendre les devants. Mais, devant l’extrĂȘme nĂ©cessitĂ© de manger qui allait se faire urgente dans l’annĂ©e Ă  venir, je m’empressais de rĂ©diger une lettre aux propriĂ©taires afin de leur demander la permission de loger un temps dans ce manoir. Mon plan Ă©tait simple : que la maison fĂ»t hantĂ©e ou non, j’allai recevoir bon nombre de stimuli qui enrichiraient mon Ă©criture, et par lĂ  mĂȘme me donner de l’inspiration pour mon prochain roman, qui serait un roman d’épouvante. Ma demande fut rapidement traitĂ©e, et en moins de temps qu’il n’en fallut pour le dire, j’étais prĂȘte Ă  me dĂ©placer jusqu’au manoir Manson, situĂ© non loin de la cĂŽte ouest, Ă  cĂŽtĂ© de la Californie. C’était entre autres ce dĂ©tail qui me frappait, car la Californie se trouvait ĂȘtre un Ă©tat relativement rĂ©cent. En consĂ©quence, il ne s’agissait pas d’une terre oĂč l’on avait l’habitude de trouver des fantĂŽmes, d’oĂč mon scepticisme encore plus fort qu’à l’accoutumĂ©e. Je me mettais alors en route. Pour ce faire, j’empruntai une automobile Ă  un ami qui n’en avait pas besoin dans les dix jours Ă  venir, ce qui m’arrangeait sur bien des points, n’ayant pas la fortune nĂ©cessaire pour faire l’acquisition d’un vĂ©hicule. En Ă©change je lui offrais un livre dĂ©dicacĂ© par James Howard, il en fut ravi. MĂȘme lui ignorait alors que l’auteur, c’était moi, et personne d’autre, je conservai le secret. Tout le monde Ă©tait gagnant dans l’affaire. Le voyage fut long, quoique agrĂ©able et parsemĂ© de nombreuses petites dĂ©couvertes, qui alimentĂšrent mon esprit crĂ©atif. Combien de pages me traversĂšrent l’esprit Ă  mesure que je roulais ? Je ne saurai le dire avec exactitude, mais je sais qu’elles furent fort nombreuses. J’arrivai sur place au bout de deux jours, quelque peu dĂ©contenancĂ©e par l’endroit : tout Ă©tait Ă  l’abandon, si ce n’était la forĂȘt que j’avais traversĂ©e, qui me paraissait bien entretenue, ainsi que les jardins, d’une trĂšs grande beautĂ©, bĂątis selon la mĂ©thode française, qui leur donnait un charme fou. Je me garai devant la propriĂ©tĂ©, quand un drĂŽle de bonhomme vint Ă  ma rencontre. De grande stature, il avait les cheveux Ă©trangement longs, d’un noir trĂšs prononcĂ©. Son visage, burinĂ©, marquĂ© par le temps, affichait une expression sĂ©vĂšre, qui me fit comprendre qu’il s’agissait d’un genre d’intendant qui ne se laisserait pas marcher sur les pieds, j’en pris note. Il frappa doucement deux fois sur la vitre cĂŽtĂ© conducteur, m’obligeant Ă  la descendre, et se prĂ©senta. Il s’appelait Vern Jones, et entreprit de me montrer tout le mĂ©pris qu’il avait Ă  mon Ă©gard. Pour commencer, jamais il ne me regarda dans les yeux, son regard flottait largement au-dessus de ma tĂȘte, comme s’il guettait quelque chose qui n’existait que dans son esprit. Je compris rapidement que mon statut de femme faisait « tout le charme » de son regard, et qu’il Ă©prouvait un profond rejet non pas Ă  l’endroit de ma personne Ă  proprement parler, mais Ă  l’égard de mon sexe, qui semblait le rĂ©vulser au possible. Il savait pourquoi j’étais lĂ . En l’espace de quelques mots, je me sentis comme mise Ă  l’écart du reste du monde. Je ne lui prĂȘtai qu’une oreille, encore qu’elle fĂ»t inattentive, et appris qu’il me mettait en garde contre les supposĂ©s spectres qui hantaient la propriĂ©tĂ©. Il insista par deux fois sur le mot spectre, ce qui, sans me glacer le sang d’effroi, m’intrigua plus qu’autre chose. J’appris Ă©galement qu’il Ă©tait le majordome de la maison depuis prĂšs de dix ans, et que ses maĂźtres, effrayĂ©s par leur propre domaine, avaient fait le choix de le fuir, sans cependant le revendre, afin d’épargner aux Ă©ventuels nouveaux arrivants quelques terreurs mal venues. Je m’installai dans une chambre au premier Ă©tage avec vue sur les jardins, et y dĂ©posai mes affaires, prĂȘte Ă  mener mon aventure jusqu’au bout. Mais, comme il Ă©tait dĂ©jĂ  fort tard, je me sustentai d’un dĂźner prĂ©parĂ© par monsieur Jones, et allai me coucher. Je sus d’office que si ses plats n’étaient pas Ă  mon goĂ»t, alors il me laisserait la cuisine pour me prĂ©parer mes propres repas. Je me doutai que j’allais bientĂŽt tout prĂ©parer moi-mĂȘme, car monsieur Vern Jones n’était pas fin cuisinier. J’eus beaucoup de peine Ă  terminer son rĂŽti et partis me coucher le ventre rond. Le soir, je fis un rĂȘve pour le moins Ă©trange. J’étais dans le jardin des Manson, de nuit, alors que le ciel Ă©tait bien dĂ©gagĂ©. Soudain, devant moi, des formes apparurent. C’étaient des vagues de couleur resplendissantes et brillantes, qui ondulaient devant moi. D’une dizaine de pieds de haut, elles ondoyaient et venaient Ă  ma rencontre. Je sentais des pensĂ©es bouillir Ă  l’intĂ©rieur, et ne savais pas comment je le savais, mais j’en Ă©tais convaincue. Elles me parlaient via des sortes d’ondes mystĂ©rieuses qui me traversaient la tĂȘte et tout le reste du corps, rĂ©sonnant au plus profond de mes entrailles. Cela me fit trĂšs peur, et je hurlai dans le cauchemar. Je me rĂ©veillai en sursaut, Ă©pouvantĂ©e par ce rĂȘve dĂ©ment, parce que les couleurs pensantes semblaient me vouloir du mal. J’écartai les rideaux et ouvrai la fenĂȘtre pour me ressaisir, et eut devant mes yeux une vision pour le moins incongrue. Devant moi s’étalaient dans les jardins des formes serpentines qui me laissĂšrent sans voix. Les fleurs avaient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©es par quelque chose, et l’arrangement des lignes continues frisaient une sorte de gĂ©nie inhumain. Je descendis immĂ©diatement, et frappai Ă  la porte du bureau de monsieur Jones, qui devait ĂȘtre levĂ© Ă  ce moment de la journĂ©e, l’horloge dans ma chambre indiquait huit heures trente. J’avais la ferme intention de lui demander des explications, s’il y en avait. Je le trouvai Ă  faire de la comptabilitĂ©, et lui expliquai la situation en tentant d’éviter son air profondĂ©ment agacĂ©. Je ne lui parlai pas de mon rĂȘve, que je mettais sur le compte de la mauvaise nourriture de la veille, trop indigeste, et lui dĂ©taillai la scĂšne qui s’était offerte Ă  moi, ce matin, pensant Ă  une mauvaise plaisanterie d’une personne quelconque. AussitĂŽt, son visage se figea, puis se dĂ©composa Ă  mesure que je lui racontais la scĂšne. Lorsque je prĂ©cisai que les formes Ă©taient diablement bien pensĂ©es et ordonnĂ©es, un hoquet le prit. Il baissa la tĂȘte, plongea son visage dans ses mains, et me demanda de partir, sinon c’était lui qui partirait. Je ne compris pas pourquoi il m’avait demandĂ© cela, moi qui venais Ă  peine d’arriver. Comme je n’avais pas l’intention de quitter la rĂ©sidence, dĂ©cidĂ©e Ă  y rester encore quelques jours, n’étant pas encore stimulĂ©e, je le vis faire ses valises l’aprĂšs-midi mĂȘme, et quitter la rĂ©sidence Ă  bord du car du Greyhound qu’il avait appelĂ© plus tĂŽt le matin. Je me retrouvai dĂ©sormais seule dans le manoir, beaucoup trop grand pour ma personne. Les jours se poursuivaient les uns aprĂšs les autres, et le rĂȘve au sujet des couleurs pensantes se produisait tous les soirs. À chaque fois, il se faisait de plus en plus prĂ©cis, et les couleurs me voulaient de plus en plus de mal, il en fut ainsi jusqu’au cinquiĂšme jour. Le rĂȘve semblait ĂȘtre le mĂȘme qu’à l’accoutumĂ©e, Ă  ceci prĂšs que le ciel Ă©tait empli de sombres nuages. Les couleurs vinrent Ă  ma rencontre, comme d’habitude, mais n’eurent pas le temps de projeter sur moi leur colĂšre qu’un Ă©clair fendit un arbre en deux, non loin de lĂ . Que ce fut Ă  cause de la proximitĂ© de l’incident ou du bruit, les couleurs se dissipĂšrent d’un coup, comme le cafĂ© voit son noir se diluer lorsque lui rajoute du lait. J’en fus tout Ă  la fois pĂ©trifiĂ©e et rassurĂ©e, et pour une fois, ne hurlai pas. Je me rĂ©veillai en sursaut, et ouvris la fenĂȘtre, comme je le faisais Ă  chaque fois que je sortais du rĂȘve. Alors, non seulement je contemplai les lignes de fleurs brĂ»lĂ©es, mais aussi un arbre fruitier, un pommier pour ĂȘtre plus prĂ©cise, foudroyĂ© et coupĂ© en deux dans le sens de la hauteur, exactement au mĂȘme emplacement que dans mon rĂȘve. Je me prĂ©cipitai dehors pour mieux le dĂ©tailler, particuliĂšrement Ă©tonnĂ©e de constater que ce qui Ă©tait arrivĂ© dans mon rĂȘve Ă©tait advenu dans la vĂ©ritable vie. Je commençai Ă  croire que ce qui se dĂ©roulait dans mes rĂȘves se rĂ©alisait pour de vrai, et que je me retrouvais rĂ©ellement la nuit Ă  confronter les couleurs depuis cinq jours. Au bout de plusieurs minutes, je compris que ce n’était pas le cas, car il avait plu la veille, et je ne trouvai que les empreintes que je venais de faire en venant constater la mort de l’arbre. Forte de ce constat, je menai une rĂ©flexion. Les couleurs me semblaient de plus en plus rĂ©elles. Je savais bien entendu que ce n’était lĂ  que le produit de mes rĂȘves, mais cela me poussait Ă  songer. Autant la premiĂšre fois, j’avais mangĂ© un repas trop lourd et indigeste, ce qui avait sans doute influencĂ© mon esprit, me poussant Ă  produire pareil cauchemar, autant les autres fois, j’avais mangĂ© correctement. J’avais tout particuliĂšrement fait attention Ă  ne pas prĂ©parer de nourriture qui soit trop mauvaise pour ma personne, ne souhaitant pas rĂ©itĂ©rer mon expĂ©rience passĂ©e, et pourtant, mon esprit persistait Ă  m’envoyer ce message peu rassurant. Je finissais par conclure que ce n’était pas le dĂźner, mais la maison qui produisait le rĂȘve. Comment, je ne savais pas le dire, mais cette conclusion me parut Ă©vidente. La maison faisait se produire ce genre de rĂȘve aux gens, ce qui expliquait pourquoi les actuels propriĂ©taires avaient dĂ©cidĂ© de dĂ©serter leur propre demeure. En revanche, mon rĂȘve prĂ©monitoire me posait toujours problĂšme : qu’était-il rĂ©ellement ? Je n’avais pas la rĂ©ponse Ă  mes soucis, mais je pouvais cependant mener l’enquĂȘte par moi-mĂȘme, pour m’assurer de la vĂ©racitĂ© de mes pensĂ©es. Aussi eu-je l’idĂ©e de me promener de nuit dans les jardins, pour vĂ©rifier ce qu’il s’y passait rĂ©ellement. Peut-ĂȘtre allais-je tomber sur la ou les personnes qui avaient brĂ»lĂ© les fleurs, car l’ont dit souvent que le coupable revient sur les lieux de son crime. Je n’avais qu’une faible chance de tomber sur le responsable de ces ingĂ©nieux et terrifiants dessins, mais dĂ©cidai que cela valait le coup d’ĂȘtre tentĂ©. Je fis une petite sieste l’aprĂšs-midi pour m’assurer d’avoir assez de force pour tenir toute la soirĂ©e. Curieusement, malgrĂ© plusieurs heures de sommeil, je n’avais pas rĂȘvĂ©, ou si j’avais rĂȘvĂ©, alors je ne m’en rappelais pas. Cela m’intrigua certes, mais pas plus qu’autre chose. En pleine forme, je sortis le soir aprĂšs vingt-deux heures, et me baladais dans ce qu’il restait des fleurs, dĂ©cidant de suivre les lignes continues pour voir oĂč elles menaient. L’une d’entre elles me conduisit jusqu’à l’arbre fendu en deux, ce qui ne manquait pas d’ironie, compte tenu du fait que c’était prĂ©cisĂ©ment cet Ă©vĂšnement qui avait ramenĂ© un semblant de normalitĂ© dans mon passage au manoir Manson. Je ris nerveusement, et entrepris de suivre une autre ligne. Soudain, une sorte de murmure presque imperceptible suscita mon attention, aussi me retournai-je pour voir d’oĂč il provenait. Ce que je vis me figea sur place. Je ne pouvais pas dire s’il s’agissait de fascination, de terreur incontrĂŽlĂ©e, ou d’un subtil mĂ©lange des deux, mais toujours Ă©tait-il que je ne bougeais plus. Ma mĂąchoire, largement ouverte, manquait de me tomber sur les genoux, et mes bras se croisĂšrent instinctivement sur ma poitrine, comme pour la protĂ©ger d’un danger imminent. Devant moi se dressaient des vagues de couleurs chatoyantes. Du vert, du bleu, du violet et du rouge qui me parlaient toutes en mĂȘme temps. Ce n’était pas un rĂȘve, mais bien la rĂ©alitĂ© qui s’exhibait sans honte devant moi. Elles ne bougeaient pas, mais je sentais leur rage Ă©clatante. Sans nullement rĂ©flĂ©chir, je les contournai, et courus jusque dans ma chambre, m’enfouissant sous les draps pour me protĂ©ger. Finalement, la terreur Ă©tant passĂ©e, je profitais du lit providentiel pour me reposer et me remettre ainsi de mes Ă©motions. Cette fois-ci, le rĂȘve fut diffĂ©rent. Je rĂȘvais que j’étais dans les caves du manoir, et que, faisant pivoter un chandelier prĂ©cis, j’ouvrais un mur en deux. J’y trouvai un cercueil de pierre ouvert, d’oĂč sortaient les terrifiantes couleurs. À mon rĂ©veil, qui se fit en sursaut et en cris, je sus immĂ©diatement ce que j’avais Ă  faire. Pleine de sueur de la nuit, je me hĂątais en direction de la cave. C’était entre les couleurs et moi. Je descendis les escaliers, les dĂ©valant Ă  toute allure. Je ne sais par quel miracle je n’étais pas tombĂ©e, mais n’y prĂȘtais pas attention pour le moment, privilĂ©giant la rapiditĂ© aux prĂ©cautions ordinaires. Rapidement, je me retrouvai dans la piĂšce de mon rĂȘve, et quoiqu’elle fĂ»t lĂ©gĂšrement diffĂ©rente dans la vie vĂ©ritable, je comprenais bien oĂč j’étais. Cela me perturba d’autant plus que je n’y avais jamais mis les pieds. Je supposais que la maison, comme possĂ©dĂ©e par un esprit quelconque, avait tentĂ© de me prĂ©venir via ces rĂȘves. Que cela fĂ»t le cas ou non, je trouvai le chandelier, et, l’inclinant tantĂŽt Ă  gauche, tantĂŽt Ă  droite, tremblant furieusement je parvins Ă  le faire basculer d’un cĂŽtĂ©. AussitĂŽt, un terrible bruit se fit entendre, et l’un des pans du mur oĂč Ă©tait accrochĂ© le chandelier s’inclina, puis s’ouvrit comme par enchantement. J’y jetai un Ɠil, inquiĂšte, avant d’y poser le pied. Il s’agissait d’un genre de couloir oĂč il faisait noir comme dans un four. Je m’armai de lumiĂšre dans la main droite, et pris la trousse Ă  outils que j’avais empruntĂ©e dans la chambre de Vern, prĂȘte Ă  mettre un terme au cauchemar provoquĂ© par les couleurs. J’avançai difficilement, et au bout d’une dizaine de minutes, tombai sur une crypte. LĂ , sur un socle de granit, reposait un cercueil ouvert, entiĂšrement fait de bois. Je n’osai regarder Ă  l’intĂ©rieur, de peur d’y trouver mon adversaire mĂ©taphysique, et scellai le couvercle sur la grande boĂźte, qui se trouvait posĂ©e au sol. AussitĂŽt qu’un clou s’enfonçait dans le bois dur, j’entendais des sortes de rugissements au fin fond de mon crĂąne. Je faisais de mon mieux pour les ignorer au fur et Ă  mesure que je refermais dĂ©finitivement l’objet funeste. Quand le dernier clou fut enfoncĂ©, le rugissement se tut. C’était le calme absolu. J’attendis au moins un quart d’heure avant enfin de quitter le lieu, m’assurant par ce temps Ă  rester immobile que les couleurs n’allaient pas se montrer Ă  nouveau. Une fois sortie du caveau, je refermai le mur en repositionnant le chandelier, et partis m’allonger. Lors des nuits suivantes, je ne faisais plus de mauvais rĂȘve. L’horreur semblait enfin terminĂ©e. Je rĂ©digeai Ă  la hĂąte une lettre aux propriĂ©taires, leur expliquant la situation, espĂ©rant qu’ils allaient revenir dans le manoir, et le quittai le lendemain, fraĂźche comme un gardon. Pourtant, aujourd’hui encore je ne peux m’empĂȘcher de dĂ©truire cette histoire chaque fois que je la rĂ©dige. Non pas qu’elle fĂ»t plus effrayante que l’histoire qu’elle m’inspira Ă  l’époque, mais le fait que je l’avais rĂ©ellement vĂ©cue me marqua durablement, aussi brĂ»lerai-je cette nouvelle tout Ă  l’heure, Jane Howard.

  • La fille des larmes

    Alma. Quatre lettres pour un prĂ©nom court et concis, donnĂ© Ă  une jeune fille fragile. Car fragile, Alma l’était, elle ne le niait jamais. Il faut dire que jusqu’ici, la vie ne lui avait pas fait de cadeaux : orpheline de pĂšre seulement quelques mois avant sa naissance, Alma n’avait pas eu la chance d’avoir une figure masculine Ă  ses cĂŽtĂ©s pour la guider durant son enfance et son adolescence. Non, seulement une mĂšre pour l’élever. Une mĂšre scientifique de renom qui plus est, et donc pas toujours aussi prĂ©sente qu’elle l’aurait souhaitĂ© auprĂšs de son enfant. MalgrĂ© tout cela, Alma et sa mĂšre avaient longtemps partagĂ© un lien fort, nourri d’amour, de tendresse et de complicitĂ©. Un lien qui avait brusquement pris fin, Ă  l’aube des seize ans de la jeune fille
 En effet, un drame s’était dĂ©roulĂ© au sein de l’institut scientifique oĂč travaillait la mĂšre d’Alma : une mauvaise manipulation de certains produits avait entraĂźnĂ© un violent incendie, occasionnant la mort de nombreux chercheurs. Et pas de chance pour Alma, sa mĂšre faisait partie de la liste des victimes. À compter de ce jour, la vie autrefois insouciante et plutĂŽt heureuse de la lycĂ©enne avait basculĂ© dans le dĂ©sespoir le plus complet. Ce ne fut pas trĂšs difficile pour elle, plongĂ©e dans une solitude des plus accablantes, de sombrer dans la dĂ©pression. Épuisement constant, manque de motivation, maux de tĂȘte frĂ©quents, perte d’appĂ©tit et de sommeil, chagrin permanent, sensation de culpabilitĂ©, perte d’intĂ©rĂȘt pour les loisirs et autres centres d’intĂ©rĂȘts
 Oui, la liste des symptĂŽmes Ă©tait longue comme le bras. Pourtant, Alma avait essayĂ© de se battre. Elle avait vraiment essayĂ©. Se voir plonger dans un Ă©tat pareil l’avait Ă©pouvantĂ©e ; et elle savait pertinemment que sa mĂšre n’aurait pas aimĂ© la voir comme ça, non plus. Mais
 elle n’avait pas rĂ©ussi Ă  trouver la force nĂ©cessaire pour se reprendre en main ; il faut dire que les circonstances ne l’avaient pas vraiment aidĂ©e
 EnvoyĂ©e dans un orphelinat en attendant d’atteindre sa majoritĂ©, Alma n’avait pas reçu les soins essentiels pour combattre sa maladie. DĂ©semparĂ©e, la jeune fille avait donc dĂ©cidĂ© de trouver du rĂ©confort Ă  sa maniĂšre
 et elle l’avait vite mis la main dessus. Sans doute l’un des pires exutoires qui soit : l’alcool. On ne prĂ©venait jamais assez des dangers que reprĂ©sentaient les boissons alcoolisĂ©es : c’était comme un serpent qui se mordait la queue, un cercle vicieux qui transformait la vie en enfer lorsqu’on tombait dedans. Un piĂšge qu’Alma n’avait pas su Ă©viter : vin, pastis, rhum, whisky, biĂšre
 Aucun alcool n’était dĂ©daignĂ© par la dĂ©sormais jeune femme, mĂȘme aprĂšs son dĂ©part de l’orphelinat ; l’alcoolisme s’était ancrĂ© en elle, tel le plus rĂ©sistant des poisons. À maintenant vingt ans, Alma voyait bien comment ces quatre derniĂšres annĂ©es d’alcoolisme avaient dĂ©teint sur elle : sa beautĂ© s’était fanĂ©e, son caractĂšre s’était encore ombragĂ©. À tel point qu’elle ne supportait plus de se regarder dans un miroir, Ă  cause de ce qu’elle voyait : une fille fantĂŽme, dĂ©pressive et alcoolique
 Comme situation, il ne pouvait pas y avoir pire. RoulĂ©e en boule dans son lit, plusieurs bouteilles vides au pied de sa table de chevet, Alma laissa les larmes couler sur ses joues, sans bruit. Larmes de dĂ©sespoir face Ă  une situation dĂ©sespĂ©rĂ©e
 Qui pourrait donc la sauver de ce chaos sans fin ? oOoOo Parfois, il faut croire que Dame Fortune peut sourire envers les plus malheureux ; aprĂšs quatre longues annĂ©es de cauchemars empreintes d’alcool et de douleur, Alma eut la chance de rencontrer sa grĂące salvatrice par une belle matinĂ©e d’étĂ©. Pourtant, la journĂ©e avait trĂšs mal commencĂ© : aprĂšs s’ĂȘtre rendu compte que toutes ses bouteilles Ă©taient vides, la jeune Ă©tudiante avait tentĂ© d’aller en acheter dans les Ă©piceries du coin, mais sans succĂšs. Pour quelle raison ? Pas assez d’argent
 Il faut dire qu’un emploi de femme de mĂ©nage ne rapportait pas grand-chose
 et en plus, Alma gaspillait la majoritĂ© de son salaire dans la boisson, quoiqu’elle s’efforçùt de toujours payer son loyer. Et maintenant, elle n’avait plus rien pour assouvir son addiction. AprĂšs avoir longuement parcouru les rues dĂ©sertes de son quartier, Alma finit par s’arrĂȘter, seule et Ă©puisĂ©e. La soif la tenaillait de façon insupportable et elle se sentait trembler comme une feuille. Mais comment avait-elle pu en arriver lĂ , Ă  tomber aussi bas ? AcculĂ©e d’angoisse, la jeune femme laissa finalement libre cours Ă  ses larmes, les mains cachant son visage, ne se souciant pas de savoir si quelqu’un la voyait pleurer. Larmes de douleur face Ă  une dĂ©pendance empoisonnĂ©e qui la dĂ©truisait de l’intĂ©rieur
 Soudain, Alma sentit une main se poser sur son Ă©paule ; se retournant avec brusquerie, elle fut abasourdie en voyant le jeune homme qui lui faisait face, ses beaux yeux noirs la contemplant avec inquiĂ©tude. Il lui demanda alors, d’une voix plutĂŽt douce, si tout allait bien. Dans une sorte de hoquet mĂ©langĂ© Ă  un sanglot, Alma fit alors quelque chose qui ne lui ressemblait pas du tout : se blottir contre l’inconnu, cherchant de la consolation dans son odeur et sa chaleur humaine. Une action qui ne lui fut pas prĂ©judiciable, au contraire
 Si le jeune homme - qui s’appelait Antoine - fut d’abord pris au dĂ©pourvu par la situation, il ne se rĂ©solut pas Ă  abandonner cette pauvre fille Ă  son sort. AprĂšs l’avoir calmĂ©e, il l’emmena Ă  la terrasse d’une brasserie, curieux de connaĂźtre la cause d’un si grand dĂ©sarroi. Sans doute heureuse d’avoir enfin une oreille attentive prĂȘte Ă  l’écouter, Alma dĂ©balla toute son histoire, comme on confesse ses pĂ©chĂ©s Ă  un prĂȘtre. Passant seulement sous silence les circonstances exactes de la mort de sa mĂšre, la jeune femme ne lui cacha rien de sa vie, depuis son envoi Ă  l’orphelinat jusqu’au dĂ©veloppement de son alcoolisme. – Aujourd’hui, je me sens comme une moins-que-rien
, conclut-elle en se remettant Ă  pleurer. Je suis une Ă©pave qu’on ne pourra jamais remonter hors de l’eau, une fusĂ©e qui ne dĂ©collera jamais du sol, une
 – Alma, tu ne peux pas dire une chose pareille, l’interrompit Antoine avec un calme Ă©tonnant. Écoute, je comprends exactement ce que tu ressens : il y a encore quelques annĂ©es, moi aussi j’en suis passĂ© par lĂ . – Quoi ? Tu veux dire que
 toi aussi
 tu Ă©tais
 ? – Alcoolique ? Non, mais c’était tout comme : j’étais accro aux somnifĂšres. Comme ta mĂšre, mes parents sont morts dans un accident et les mĂ©dicaments Ă©taient la seule chose qui me permettait de ne pas sombrer. Comme j’ai Ă©tĂ© bien entourĂ©, j’ai finalement pu m’en sortir Ă  temps. Ce qui n’est pas ton cas
 Mais je peux y remĂ©dier, si tu le dĂ©sires. – 
 – Alma, acceptes-tu que je t’aide, oui ou non ? – 
 Oui. oOoOo Le jour oĂč elle avait dit « oui » Ă  Antoine, Alma ne l’avait jamais regrettĂ©. AprĂšs tout, leur rencontre avait Ă©tĂ© une bĂ©nĂ©diction pour elle : il lui a sauvĂ© la vie. En fait, lorsque cette fille, Ă  la fois dĂ©licate et ravagĂ©e, lui avait racontĂ© sa vie, Antoine s’était entiĂšrement reconnu dans son rĂ©cit : lui aussi avait Ă©tĂ© comme ça autrefois, Ă  fleur de peau, durant une trĂšs longue pĂ©riode
 Et comme le jeune homme Ă©tait un garçon bien - trĂšs bien, mĂȘme - il avait eu envie d’apporter son soutien Ă  son tour. L’hospitalisation d’Alma dans un centre s’était rapidement rĂ©vĂ©lĂ©e indispensable pour deux raisons : sa dĂ©pression et son isolement familial, deux choses la rendant vulnĂ©rable face Ă  sa dĂ©pendance. Et mĂȘme si la jeune femme savait cette Ă©tape essentielle pour suivre la voie de la guĂ©rison, elle n’avait pu s’empĂȘcher d’avoir peur la veille de son dĂ©part. En fait, elle avait honte d’elle-mĂȘme puisque la dĂ©sintox n’était pas toujours vue avec bienveillance
 Mais Antoine l’avait rassurĂ©e : puisqu’il Ă©tait rapidement devenu son seul vĂ©ritable ami, il ne la laisserait pas tomber. Il lui promit de l’appeler tous les jours afin qu’elle gardĂąt le moral, Ă©tant donnĂ© que les visites n’étaient pas autorisĂ©es. Une telle sollicitude avait intriguĂ© Alma au plus haut point : – Pourquoi tu te soucies autant de moi comme ça ? Je veux dire, ça ne fait pas longtemps qu’on se connaĂźt, toi et moi
 Je pourrais ne pas ĂȘtre quelqu’un de si bien que ça, tu sais ? – Peut-ĂȘtre, mais je ne suis pas d’accord avec toi, Alma : tu ne t’en rends sans doute pas compte, mais tu es beaucoup plus forte que tu ne le crois. Une force dont tu n’as pas encore conscience
 et que je finirai bien par te montrer, un jour ou l’autre. RĂ©confortĂ©e par cette marque de confiance, Alma Ă©tait partie le cƓur plus lĂ©ger au centre dĂšs le lendemain. Les mĂ©decins l’examinĂšrent puis dĂ©cidĂšrent de l’hospitaliser pour un mois. Un mois ! Alors que la moyenne se situait Ă  deux semaines ! À ce moment-lĂ , la jeune femme avait pensĂ© que dĂ©cidĂ©ment, son sevrage ne se ferait pas sur un tapis de roses
 Mais finalement, le sĂ©jour d’Alma s’était plutĂŽt bien passĂ© : traitement mĂ©dical, groupes de soutien, sĂ©ance avec un/une psychologue, elle avait suivi toutes les recommandations Ă  la lettre. En rĂ©alitĂ©, c’était surtout la nuit que c’était le plus dur : anxiĂ©tĂ©, agitation, cauchemars, voire insomnies venaient facilement perturber son sommeil. C’était toujours dans ces moments-lĂ  qu’Alma s’autorisait Ă  pleurer sur son oreiller
 Larmes de dĂ©pendance face Ă  la puissance de l’addiction. Mais cette fois, la jeune femme avait quelque chose en elle qu’elle n’avait pas ressentie depuis des lustres : l’envie de se battre. Une envie donnĂ©e par la force d’une rencontre heureuse ; car il fallait bien dire qu’avec le temps, Alma s’était de plus en plus attachĂ©e Ă  Antoine, attendant avec impatience son appel tĂ©lĂ©phonique quotidien depuis l’hĂŽpital. Sans doute allait-elle un peu trop vite en ce qui concernait ses sentiments. Mais le cƓur pouvait faire preuve d’une force insoupçonnĂ©e, une force que la jeune femme avait dĂ©cidĂ© d’écouter. Alors, dĂšs sa sortie du centre, Alma s’était prĂ©cipitĂ©e chez Antoine, voulant lui faire la surprise de son retour. Une surprise d’abord accueillie avec stupeur par son ami, puis avec plaisir lorsqu’il la prit dans ses bras. Un geste qui donna lieu Ă  une confession inattendue : – Antoine, je sais que ça va te paraĂźtre fou
 mais je crois bien que je suis en train de tomber amoureuse de toi. Alors si tu aimes le genre de fille un peu fĂȘlĂ©e qui me ressemble
 ça te dirait de sortir avec moi ? oOoOo L’inattendue dĂ©claration d’amour d’Alma Ă©tait bien l’une des choses qui avaient le plus surpris Antoine dans le cours de sa vie. Il faut dire qu’une fille lui demandant ainsi, spontanĂ©ment, d’ĂȘtre son petit-ami, ce n’était pas banal ! Et Antoine n’avait pas pu dire non. AprĂšs tout, comment aurait-il pu ? Lui aussi avait fini par dĂ©velopper des sentiments, plus forts que la simple amitiĂ©, envers Alma. C’était une fille qui le touchait, Ă  la fois courageuse et dĂ©terminĂ©e, mĂȘme si elle-mĂȘme ne le croyait guĂšre ; et grĂące Ă  sa cure au centre de dĂ©sintoxication, sa beautĂ© avait commencĂ© Ă  refleurir de façon touchante. Ses longs cheveux auburn et bouclĂ©s avaient pris davantage de volume ; sa peau Ă©tait devenue plus lumineuse ; et son regard vert sombre avait retrouvĂ© cet Ă©clat pĂ©tillant, tĂ©moin du bonheur de vivre. En bref, Alma renaissait ; certes, elle n’était pas encore guĂ©rie de sa dĂ©pression, ni de son alcoolisme mais au moins, elle suivait enfin le chemin de la guĂ©rison. C’est donc de cette façon que les deux amis avaient commencĂ© Ă  sortir ensemble. D’abord chaste et fragile car rĂ©cente, leur relation s’est faite de plus en plus forte, au fil des jours, des semaines, des mois, un lien se nourrissant de l’affection et de la tendresse qu’ils se vouaient l’un Ă  l’autre. C’était un couple charmant que rien ne semblait pouvoir Ă©branler. oOoOo Et pourtant
 Au bout de six mois de relation, une violente dispute mit Ă  mal l’amour unissant les deux amants. Un jour oĂč Alma rentrait chez elle aprĂšs avoir passĂ© son dernier partiel de littĂ©rature, elle eut la surprise de trouver Antoine dans son salon, paraissant l’attendre de pied ferme. Assis sur le canapĂ©, les bras croisĂ©s sur la poitrine, il dĂ©visagea sa petite-amie d’un regard qu’elle ne lui connaissait pas
 et qui honnĂȘtement lui fit peur. – Antoine ? Que fais-tu ici ? Et pourquoi tu me regardes comme ça ? Ça ne va pas ? – Alma
 Tu comptais me dire quand la vĂ©ritĂ© Ă  propos de ta mĂšre ? – La vĂ©ritĂ© ? Quelle vĂ©ritĂ© ? Je ne te suis pas
, bredouilla la jeune femme avec une brusque anxiĂ©tĂ©. – ArrĂȘte de me prendre pour un idiot ! hurla soudainement le jeune homme avec une colĂšre inattendue, faisant violemment sursauter la femme qui l’aimait. Tu comptais me dire quand que tu Ă©tais la fille de Catherine Forestier ?! Tu pensais peut-ĂȘtre que je n’apprendrais jamais que tu es la fille d’une ancienne cĂ©lĂ©britĂ© de la science ?! – Non
 Antoine attends ! s’exclama Alma, Ă  prĂ©sent penaude et dĂ©semparĂ©e. Écoute, je n’ai jamais voulu te cacher quoi que ce soit sur moi ou sur ma mĂšre, et c’est vrai que j’aurais dĂ» te parler davantage d’elle
 Mais je ne voulais pas que tu t’intĂ©resses Ă  moi juste Ă  cause de sa cĂ©lĂ©brité  Et puis de toute façon, elle est morte depuis quatre ans, le passĂ© est le passé  – Non, ce n’est pas que du passĂ© pour moi ! Est-ce que tu sais que c’est Ă  cause de ta mĂšre
 si mes parents sont MORTS ?! – Que
 QUOI ?! Mais
 Qu’est-ce que tu me racontes ?! Tu m’as dit que tes parents Ă©taient dĂ©cĂ©dĂ©s dans un accident ! – Justement ! Mes parents aussi Ă©taient scientifiques, de simples chercheurs sans renom qui ont Ă©tĂ© victimes de l’incendie causĂ© par ta mĂšre
 Parce que c’est Ă  cause d’elle qu’il y a eu cet incendie, il y a quatre ans ! Et toi, tu as lĂąchement prĂ©fĂ©rĂ© me cacher la vĂ©ritĂ© plutĂŽt que d’ĂȘtre honnĂȘte avec moi ! Comment je pourrais continuer Ă  te faire confiance et Ă  sortir avec toi ?! MĂȘme dans ses pires cauchemars, Alma n’aurait jamais pensĂ© vivre une situation pareille. Et alors que la douleur et la colĂšre montait en elle, elle sentit les larmes lui perler aux yeux. Larmes de rage devant tant d’injustice gratuite dirigĂ©e contre elle
 – Je pourrais te retourner la question, Antoine
 AprĂšs tout, toi aussi tu m’as menti en me cachant la vĂ©ritĂ© sur la mort de tes parents ! Et vu les circonstances, on n’a plus le choix : je te quitte Antoine, tout est fini entre nous ! Je ne veux plus jamais te revoir, jamais ! oOoOo Je ne veux plus jamais te revoir
 Tels Ă©taient les derniers mots qu’avaient adressĂ©s Alma au garçon qu’elle aimait
 juste avant que leur dispute ne tourne dĂ©finitivement Ă  l’orage. Ils s’étaient longuement criĂ© dessus, chacun adressant des reproches Ă  l’autre sur son mensonge, et voulant tous deux dĂ©fendre l’honneur de leurs parents. Finalement, ce fut la fatigue qui les avait dĂ©cidĂ©s Ă  se sĂ©parer : ivre de rage, Antoine Ă©tait parti en claquant la porte tandis qu’Alma s’était Ă©croulĂ©e dans le premier fauteuil venu, prise d’une crise de larmes sans prĂ©cĂ©dent. Elle Ă©tait alors tellement en colĂšre contre Antoine
 Mais trĂšs vite, la rage avait laissĂ© place Ă  une douleur incommensurable : le chagrin d’amour
 Un Ă©norme vide dans le cƓur
 Exactement comme si la personne qu’on aimait venait de mourir
 Mourir dans les sentiments. oOoOo Cela faisait deux semaines qu’Alma n’avait pas revu Antoine
 et qu’elle n’arrĂȘtait pas de pleurer. Larmes du chagrin d’amour
 Elle qui avait fait tellement d’efforts dans son combat contre l’alcool et la dĂ©pression, la voilĂ  qui retombait dans les griffes de ses vieux dĂ©mons
 Et tout ça parce qu’elle n’avait plus la raison de l’amour pour se battre. Un soir, la jeune femme but tellement de rhum qu’elle fut incapable de regagner son lit. La vision floue, ne sachant plus oĂč elle en Ă©tait, Alma parvint nĂ©anmoins Ă  se rendre dans le salon et s’effondra sur le canapĂ©, plongeant aussitĂŽt dans un trĂšs profond sommeil
 oOoOo La premiĂšre chose dont la jeune femme se rendit compte en se rĂ©veillant, c’était qu’elle se sentait privĂ©e de la moindre force. Ensuite, elle ne reconnut pas du tout le salon de son appartement. Enfin, elle sentit comme des tuyaux dans son nez qui la dĂ©rangeaient vivement ; mais lorsqu’elle voulut essayer de les retirer, elle sentit une main se poser sur la sienne : – Non Alma, n’y touche pas ! Ils t’aident Ă  respirer. – An
 Antoine
 ? C’est
 C’est bien
 toi
 ? – Oui Alma, c’est moi. Tu ne peux pas t’imaginer Ă  quel point je suis soulagĂ© que tu sois rĂ©veillĂ©e ! J’ai eu si peur
 – Que
 Qu’est-ce qui s’est
 passé  ? Je suis oĂč
 ? – À l’hĂŽpital. Tu as sombrĂ© dans un coma Ă©thylique
 Et si je ne t’avais pas dĂ©couvert Ă  temps chez toi, tu aurais mĂȘme pu en mourir
 Alma se sentit perdue : hĂŽpital ? Coma Ă©thylique ? Abus d’alcool ? Et puis
 – Oui, je me souviens
 J’allais si mal ce soir-lĂ  que
 j’ai replongé  J’ai bu tellement de rhum
 Comme j’ai honte
 – Alma, ne culpabilise pas ! Tout ça, c’est entiĂšrement de ma faute : je n’aurais jamais dĂ» te quitter de cette maniĂšre
 Je n’ai pas arrĂȘtĂ© d’y rĂ©flĂ©chir ces derniers jours et c’est pour ça que je suis venue te voir, ce matin : pour m’excuser
 – 
 – Mais quand je t’ai dĂ©couvert sur le canapĂ© de ton salon, j’ai tout de suite compris que quelque chose n’allait pas : tu Ă©tais si pĂąle et tu ne te rĂ©veillais pas
 Puis quand j’ai vu les bouteilles, j’ai rĂ©alisĂ© ce qui se passait
 et j’ai appelĂ© une ambulance. – Antoine
 – Attends Alma, laisse-moi juste finir ! Pendant notre dispute, tu as dit quelque chose de trĂšs juste : le passĂ© est le passé  Et tu as raison, nos parents sont morts, on ne pourra pas changer ce fait. Par contre, je sais qu’ensemble, nous pourrons dĂ©passer notre traumatisme commun
 et aussi que je tiens beaucoup trop Ă  toi pour pouvoir t’abandonner une seconde fois. Alors, si au fond, tu m’aimes encore un peu
 Est-ce que tu accepterais que je revienne vers toi ? oOoOo Il y avait certaines questions, dans une vie, qui Ă©taient capables de faire basculer le cours de l’existence ; et celle qu’avait posĂ©e Antoine Ă  Alma Ă  l’hĂŽpital faisait partie de ces fameuses questions du genre. Ce n’était pas pour autant que la jeune femme avait aussitĂŽt acceptĂ© de redonner une seconde chance Ă  son premier petit-ami. Il lui avait fait tellement de mal
 Mais elle ne voulait pas non plus le perdre Ă  nouveau : il lui manquait vraiment trop
 C’est pourquoi ils s’étaient mis d’accord sur une trĂȘve d’amitiĂ©, le temps de ressouder leur lien. Alma Ă©tait restĂ©e un moment Ă  l’hĂŽpital : son coma l’avait vraiment secouĂ©e
 mais il avait eu le mĂ©rite de lui remettre enfin les idĂ©es en place. Cette fois, elle avait compris que si elle ne s’arrĂȘtait pas dĂ©finitivement avec l’alcool, elle courrait tĂŽt ou tard Ă  sa perte. Elle avait donc repris son combat de plus belle, tout comme sa bataille contre la dĂ©pression. Comme si rien de mal ne s’était passĂ© entre eux, Antoine Ă©tait revenu dans la vie de la jeune femme, lui apportant Ă  nouveau son soutien, si essentiel pour elle. Mais cette fois-ci, le duo Ă©tait complĂštement sincĂšre l’un envers l’autre : ils ne se cachaient plus rien sur la mort de leurs parents et arrivaient Ă  en discuter Ă  peu prĂšs calmement. Alma avait commencĂ© Ă  admettre que sa mĂšre avait effectivement commis une faute ayant conduit Ă  sa mort tragique et Antoine s’était montrĂ© encore plus bavard : le dĂ©cĂšs accidentel de ses parents, alors qu’il n’avait que treize ans, l’avait conduit Ă  sombrer dans l’addiction des somnifĂšres. Un cauchemar dont il ne s’était sorti que quelques annĂ©es auparavant, grĂące au soutien de ses grands-parents, attentifs et aimants. oOoOo Le temps avait passĂ© et de son cĂŽtĂ©, Alma avait obtenu des succĂšs inespĂ©rĂ©s dans diffĂ©rents domaines : retrouvant un peu de sa joie de vivre d’antan, elle n’avait plus retouchĂ© Ă  une goutte d’alcool, et avait mĂȘme rĂ©ussi Ă  trouver un emploi au journal local oĂč elle fut rapidement reconnue pour la qualitĂ© de sa plume incisive. De plus, elle avait fini par pardonner Antoine et Ă  se remettre en couple avec lui, aprĂšs trois mois de trĂȘve amicale. oOoOo – Alma ! Tu es prĂȘte ma chĂ©rie ? – Presque mon amour ! J’arrive ! Aujourd’hui n’était pas un jour comme les autres : cela faisait maintenant deux ans, jour pour jour, que le duo s’était rencontrĂ© pour la premiĂšre fois. Antoine avait prĂ©venu sa petite-amie qu’il comptait l’emmener Ă  la brasserie oĂč ils avaient fait connaissance pour lui parler de quelque chose d’important ; et la jeune femme avait bien une petite idĂ©e de ce que cela pourrait ĂȘtre
 Un peu plus tard, le couple Ă©tait installĂ© Ă  une table de la terrasse, enveloppĂ© par la douce chaleur du printemps. Le jeune homme entama sa dĂ©claration : – Alma, depuis notre premiĂšre rencontre, j’ai su trĂšs vite que toi et moi, nous Ă©tions faits pour ĂȘtre ensemble
 Alors je te le demande Alma Forestier : est-ce que tu acceptes de devenir ma femme ? En voyant l’anneau d’or finement ciselĂ© et incrustĂ© de petits diamants venir glisser Ă  son annulaire gauche, Alma sentit les larmes lui monter aux yeux. Mais diffĂ©rentes, cette fois-ci : larmes de joie puisqu’elle allait devenir la femme aimĂ©e dans le cƓur d’un seul homme. – Oui Antoine ! Bien sĂ»r que j’accepte de t’épouser ! Mais en retour, je veux que tu me promettes d’ĂȘtre toujours lĂ  pour moi, comme je le serai pour toi
 Tu me le jures ? – Je te le promets mon amour. Je te le promets.

  • Rekia

    Le 25 septembre 1975, un bon matin d’automne, dans un grand silence, on n’entendait que le cri d’un bĂ©bĂ© : « Ça y est, elle est nĂ©e, elle est nĂ©e », crie la sage-femme. « C’est une fille », continue-t-elle, « elle est blanche comme la neige, toute douce, les lĂšvres et les joues rouge comme le sang, petit nez, petites oreilles. » Sa mĂšre Ă©tait trĂšs contente mais malheureusement son pĂšre n’était pas lĂ , il travaillait en France, il n’était lĂ  qu’une pĂ©riode sur deux, il travaillait pour envoyer de l’argent Ă  sa famille, pour qu’ils puissent vivre une vie magnifique... Rekia, cette jolie petite fille, elle grandissait vite. Plus elle grandissait, plus elle devenait belle, la vie Ă©tait si merveilleuse pour elle, une petite fille gĂątĂ©e, elle avait tout ce dont elle avait besoin. Mais on finit toujours par grandir : les rĂȘves de l’enfance, le futur imaginĂ©, l’innocence, tout finit par disparaĂźtre. Elle est devenue une jeune femme, elle Ă©tait si marrante, si gentille. Tous ceux qui vivaient dans son village l’aimaient bien. Un jour son oncle lui annonça qu’un homme voulait l’épouser. Sans hĂ©siter, elle accepta car, pour elle, son oncle Ă©tait le remplaçant de son pĂšre, pendant son absence elle Ă©tait obligĂ©e de le respecter, et elle savait aussi que toute femme finit un jour par se marier. Et pour elle c’était le moment. Elle disait souvent qu’elle ne savait pas ce qu’elle avait ressenti Ă  ce moment-lĂ , elle ne savait pas si c’était une sorte d’enthousiasme ou de la peur, ou peut-ĂȘtre de la joie. Elle ne savait pas oĂč allait sa vie ni ce que le futur lui rĂ©servait. Pendant les soirĂ©es de son mariage,- car dans la culture kabyle on fĂȘte le mariage pendant plusieurs jours, il y a une soirĂ©e qui s’appelle la henna, c’est une soirĂ©e exceptionnelle pour presque toutes les femmes, c’est une soirĂ©e magique -, la mĂšre de Rekia a mis du henna sur ses mains, puis elle l’a passĂ© aux autres femmes pour qu’elles puissent s’en mettre aussi, ce fut indiscutablement un Ă©vĂšnement, avec des chants et des danses, mais pour elle cela a juste Ă©tĂ© une fĂȘte comme les autres : elle l’a considĂ©rĂ©e comme une fin aux jours vĂ©cus dans la maison de son pĂšre. Cependant, la fin du mariage est arrivĂ©e et pour Rekia cela a Ă©tĂ© le moment de son dĂ©part pour sa nouvelle maison, celle de son mari, une maison qu’elle ne connaissait pas, ce serait une nouvelle vie, une nouvelle famille. Elle savait que tout son temps elle le consacrerait Ă  sa nouvelle famille. Elle Ă©tait une femme courageuse, et bien Ă©duquĂ©e, elle avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e parfaitement par sa mĂšre et sa grande sƓur. Ses premiĂšres journĂ©es ont Ă©tĂ© comme un examen pour elle, il fallait montrer Ă  son mari et sa famille qu’elle Ă©tait capable de s’occuper d’eux, qu’elle savait cuisiner, nettoyer et surtout qu’elle savait traire les vaches et les chĂšvres, puisque son beau-pĂšre en avait des dizaines. AprĂšs avoir Ă©tĂ© la princesse de son pĂšre, elle avait la responsabilitĂ© d’une famille sur ses Ă©paules, du jour au lendemain elle avait tournĂ© un chapitre de sa vie, et il n’y aurait pas de retour en arriĂšre. Elle ne se plaignait jamais, mĂȘme si elle Ă©tait fatiguĂ©e elle allait en effet jusqu’au bout. Ce qui la rendait heureuse, c'Ă©tait quand son mari lui proposait de sortir et de se balader en ville, ça lui fait vraiment plaisir, mais rien ne durant jamais toujours la belle journĂ©e se terminait et c’était le retour Ă  la rĂ©alitĂ©. Deux ans ont passĂ© et elle a appris qu’elle Ă©tait enceinte. Bien sĂ»r, elle en a Ă©tĂ© contente, c’était son premier bĂ©bĂ©. Toute la famille voulait un garçon, sauf son mari : il espĂ©rait une fille car, selon lui, une fille ne laisse jamais tomber sa famille, elle est toujours lĂ  pour elle. Le docteur n’a pas tardĂ© Ă  leur annoncer la bonne nouvelle, ce serait une fille, cela a rendu le mari trĂšs heureux, c’était la meilleure nouvelle de toute sa vie. Les journĂ©es s’écoulaient et le ventre de Rekia grandissait mais ses souffrances aussi : ceux qu’elle considĂ©rait comme Ă©tant sa famille ne la respectaient plus, ils la voyaient comme une femme Ă©trangĂšre, une femme sans importance. Elle mit une fille au monde, une fille qui ressemblait plutĂŽt Ă  sa mĂšre ; son mari Ă©tait ravi car ce qu’il attendait depuis neuf mois Ă©tait enfin arrivĂ©. AprĂšs l’accouchement, elle a nourri l’espoir que tout changerait avec cette fille, laquelle allait lui rendre la vie en rose. Malheureusement, rien de ce qu’elle a imaginĂ© n’est arrivĂ©, la situation s’est aggravĂ©e. Elle avait juste le droit de veiller sur sa fille et de garder le silence. Ce qui la touchait encore, ce n’était pas la fatigue, mais son mari, la personne Ă  qui elle avait donnĂ© toute sa confiance, la personne avec qui elle avait dĂ©cidĂ© de finir sa vie. Il lui avait menti en lui faisant croire qu’il travaillait. Rekia commença Ă  se poser des questions : allait-il continuer ainsi ? regrettait-il avait fait ? changerait-il pour la nouvelle-nĂ©e ou pas ? Lasse de vivre dans la douleur, un jour, elle parla Ă  sa mĂšre. AprĂšs lui avoir donnĂ© deux enfants, son mari ne voulait toujours pas changer, refaire sa vie, trouver des solutions : – Pardonne-moi maman mais cette vie est insupportable. J’ai cru Ă  cette famille, j’ai cru Ă  votre dĂ©cision, j’ai dit oui Ă  ce mariage sans mĂȘme hĂ©siter, j’ai tout acceptĂ©. Depuis la premiĂšre journĂ©e oĂč j’ai posĂ© mes pieds dans leur maison, je n’ai pas cessĂ© une seule fois de croire que la situation allait changer, que lui allait changer, que sa famille allait changer, mais rien n’a bougĂ©. – Ma fille, dans la vie, il y a des choses qu’on ne peut jamais changer ni arrĂȘter ; et l’une de ces choses c’est le destin. Il faut que tu restes et que tu supportes tout pour tes filles, elles sont encore petites ; sinon, comment tu feras, dis-moi ? – Oui, c’est vrai, le destin est dĂ©jĂ  un chemin tracĂ©, tu as raison maman, mais il faut essayer d’aliĂ©ner ce chemin. Aujourd’hui, tu es lĂ , mon pĂšre aussi m’aide or si un jour vous n’ĂȘtes plus Ă  mes cĂŽtĂ©s, comment ferai-je ? comment continuerai-je ma vie ? – Tiens donc, si tu penses comme cela, c’est que t’as dĂ©cidĂ© d’en faire Ă  ta tĂȘte, aussi, pense bien aux consĂ©quences car le divorce ne va pas seulement changer ta vie, il affectera aussi celle de tes filles
 DĂ©sespĂ©rĂ©e, Rekia Ă©couta sa mĂšre et laissa le passĂ© derriĂšre elle ; elle continua sa vie en espĂ©rant qu’un jour son mari renonce Ă  ses mauvais comportements. Le mari Ă©tait un homme trĂšs intelligent et cultivĂ© ; il adorait bouquiner, surtout les livres d’Albert Camus et ceux de Victor Hugo. Il n’aimait pas seulement la langue française mais aussi la gĂ©ographie et l’histoire. MalgrĂ© toutes ces connaissances, il n’avait pas de travail, on pouvait appeler cela de la flemme, du dĂ©couragement, de l’apathie, il ne travaillait pas. Une fois, la fille de Rekia, pendant qu’elle regarde la tĂ©lĂ©vision, elle tombe sur un film qui s’appelle « À la recherche du bonheur ». Il relate les souffrances d’un pĂšre en quĂȘte d’un travail, mais on ne va pas ici raconter toute cette histoire, on va revenir Ă  celle que l’on a commencĂ© Ă  conter. La fille dĂ©clare Ă  sa mĂšre : – Maman, maman, est-t-il vrai qu’une personne puisse avoir le courage de faire tout cela pour sa famille, tu penses vraiment que c’est une histoire rĂ©elle ? – Oui, ma fille, ce n’est pas juste une seule histoire, ni mĂȘme deux, il a des milliers d’histoires comme celle-là
 Ces gens savent que la vie est dure et qu’il faut faire de son mieux pour soutenir la famille. – Maman, si je te pose une question, peux-tu y rĂ©pondre ? – Oui, bien sĂ»r, ma chĂ©rie, demande-moi tout ce que tu veux ! – Quelle est la chose la plus importante pour toi dans la vie ? – La famille ! La famille, c’est sacrĂ©, la famille c’est elle qui te relĂšve quand tu tombes. C’est elle qui te guide, qui te donne la main et te montre le chemin, oui, ma chĂ©rie, c’est ta famille qui te pardonne si tu fautes, qui ne te souhaite que du bien, le bonheur, et la joie dans ta vie, cette joie que je souhaite pour toi et tes sƓurs. – Donc moi et mes sƓurs, nous sommes ta famille, maman ? – Oui, ma belle, toi et tes sƓurs, vous ĂȘtes ma petite famille, mes anges, vous ĂȘtes toute ma vie. – Merci ! maman, pour nous aussi tu es notre famille, et quand je vais grandir je souhaite devenir comme toi. – De rien, ma belle
 Qui est dans le vrai, qui est dans le faux ? Qui t’aime, qui te dĂ©teste ? Les jours ont permis Ă  Rekia de dĂ©couvrir plein de choses qu’elle ne soupçonnait pas. Des amis devenaient des ennemis, des proches la poignardaient le dos. Elle se mĂ©fiait de tous les gens autour d’elle. Son mari essayait d’ĂȘtre un exemple pour ses filles et pour ses frĂšres dont il Ă©tait l’aĂźnĂ©, mais la vie le frappait Ă  chacune de ses tentatives, il ne rĂ©ussissait pas Ă  changer d’attitude. Un jour, Rekia dĂ©cida de parler avec lui et de jouer carte sur table : – Pourquoi es-tu comme cela, quel est le problĂšme, tu ne trouves vraiment pas de travail ou tu ne veux pas en trouver ? – Tu crois que je n’essaie pas, que je ne veux pas ? Moi aussi je souffre, j’ai envie de donner Ă  mes filles tout ce dont elles ont besoin, pourquoi tu ne comprends pas cela ? La vie n’a pas Ă©tĂ© facile pour moi, et elle ne l’est toujours pas. Quoi que je fasse, quoi que je dise, ça ne sert Ă  rien, on dirait que c’est mon destin. – Ne rejette jamais tes mauvaises dĂ©cisions et tes actes sur le destin, c’est toi qui as choisi une telle vie, Dieu t’a tout donnĂ©, l’intelligence, tu as Ă©tait toujours le premier pendant tes Ă©tudes mais, malheureusement, quand le temps est venu pour que tu choisisses ton travail, tu as reculĂ© de mille pas, je ne sais pas ce que c’est, si c’est de la peur, ou de l’hĂ©sitation, mais t’as pas rĂ©ussi cette Ă©tape, cette Ă©tape qui est la plus importante dans ta vie, celle qui dĂ©termine l’avenir, tu as Ă©chouĂ©, c’est le mot qu’il faut employer, tu as Ă©chouĂ©, et Ă  cause de ça, aujourd’hui, tu souffres, et tu nous fait souffrir avec toi. – Mais de quoi tu parles, tu parles de la vie alors que tu ne connais rien de la vie, tu n’as jamais souffert dans ta vie
 Rekia l’interrompt : – Ah, oui, lĂ  tu as vraiment raison, quand j’étais chez mes parents, je vivais comme une princesse, et maintenant regarde-moi, je fais tout pour mes filles et pour cette famille, moi je ne fuis pas mes responsabilitĂ©s, moi je fais tout pour nous, pour cette famille dans tu es le pĂšre. Et c’est Ă  toi aussi de prendre ta part de responsabilitĂ©. Je fais tout pour que mes filles puissent vivre une belle vie, je fais en sorte que rien ne les touche, que rien ne leur manque, dis-moi maintenant, si tout ce que je fais, cela ne te suffit pas, dis-moi ? – Il faut vraiment arrĂȘter cette discussion, elle ne sert Ă  rien, tu ne m’as jamais compris et tu ne me comprendras jamais, ce n’est pas ma faute si j’ai abandonnĂ© mes Ă©tudes, et tu sais trĂšs bien qui a dĂ©truit ma vie, si mon pĂšre avait Ă©tĂ© prĂ©sent pour moi je ne serais pas dans cet Ă©tat aujourd’hui. – Reste comme cela, et souviens-toi bien que tu rĂ©coltes ce que tu as semĂ©, rĂ©veille-toi, avant qu’il ne soit trop tard. Lorsque nous essayons de rester inĂ©branlables, une puissante tempĂȘte survient, dĂ©truit tout, nous laisse une grande marque sur notre vie, afin que nous ne puissions jamais oublier ce qui s’est passĂ©, et tous les dĂ©gĂąts qu’elle a causĂ©s. Ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă  Rekia, c’était exactement cela. La douleur l’a frappĂ©e tellement fort qu’elle ne peut pas se lever. Son pĂšre, son soutien dans la vie, la lumiĂšre qui Ă©clairait sa vie, est parti et l’a laissĂ©e dans ses souffrances. Rekia a souvent dit que c’était vrai, qu’il n’était presque jamais lĂ , de toute sa vie, sauf de courts moments oĂč il rentrait et restait avec les siens. MĂȘme s’il venait pendant l’hiver, c’était pour elle la pĂ©riode la plus chaleureuse. Son pĂšre, pour elle, c’était son hĂ©ros
 Vous allez dire que toutes les filles considĂšrent leur pĂšre comme des hĂ©ros : ici, c’était diffĂ©rent car cette distance qui les a sĂ©parĂ©s l’a rendue plus proche de lui, mĂȘme si on s’attendrait Ă  l’inverse, elle a eu toujours l’espoir qu’il reviendrait dĂ©finitivement et qu’ils vivraient ensemble en harmonie et en paix. Elle ignorait que l’ultime fois oĂč elle le verrait, ce serait le jour de son enterrement. FatiguĂ©e de tous, de cette vie, des gens qui l’entouraient, elle ne pouvait plus rien supporter, c’était comme si le ciel lui Ă©tait tombĂ© sur la tĂȘte. Rekia parlait avec sa sƓur, les larmes dans les yeux : – Il Ă©tait juste lĂ , assis, me regardant, plein d’émotion, c’était un si beau moment, un moment que je voudrais garder avec moi pour l’éternitĂ©, je ne sais pas pourquoi mais je l’ai senti, j’ai senti cette fin, je me suis dit au fond de moi que c’était un pressentiment et que rien ne lui arriverait mais, pauvre cƓur, il savait ce que moi je ne savais pas, il savait qu’il allait me quitter et qu’il n’y avait pas d’issue, je me demande maintenant si lui aussi savait que c’était la derniĂšre fois, et que son retour serait aussi misĂ©rable et triste. Elle se leva pour Ă©teindre la lumiĂšre, elle ne voulait voir ni entendre personne, elle est restĂ©e dans l’obscuritĂ© et le noir pendant quinze jours, elle mangeait Ă  peine, elle n’acceptait de parler Ă  personne, elle Ă©tait si dĂ©sespĂ©rĂ©e qu’elle voulut suivre son pĂšre, et mourir Ă  sa suite. Les jours passĂšrent et puis les mois, elle finit par guĂ©rir de sa blessure, mais elle n’a jamais pu oublier, jusqu’à aujourd’hui elle dit qu’« on n’oublie jamais les morts, et on ne guĂ©rit pas de leur perte, on vit avec eux et avec elle ». Elle a finalement fini par accepter la rĂ©alitĂ©, la vie telle qu’elle est, son mari n’allait jamais changer et tout le monde finit un jour par mourir, elle devait reprendre sa vie, pour ses filles parce qu’elles Ă©taient encore jeunes et qu’elles avaient besoin de son aide et de son soutien pour qu’elles puissent vivre. Elle s’est donnĂ©e Ă  fond pour que ses filles puissent grandir dans un meilleur endroit, qu’elles soient bien Ă©duquĂ©es et cultivĂ©es. Chaque annĂ©e n’était rien d’autre pour elle qu’une pĂ©riode de sacrifice et de travail, sa mĂšre l’aidait en lui donnant de l’argent, mais cela ne l’aidait pas car plus elle lui donnait de l’argent, plus son mari restait inactif, il n'avançait pas, elle lui fournissait ainsi l’occasion de rester Ă  la maison et de ne rien faire. Elle a saisi que, quand on prend des dĂ©cisions sans rĂ©flĂ©chir et qu’on fait confiance aux gens sans connaĂźtre leur vrai visage, ils nous donnent des claques, c’est ce qu’il lui Ă©tait arrivĂ©, et elle n’arrĂȘtait pas de les recevoir, comme pour lui dire : « RĂ©veille-toi, Rekia, c’est le moment de laisser tout cela derriĂšre toi et d’avancer dans ta vie
 » Elle a passĂ© des annĂ©es Ă  essayer d’oublier et de continuer sa vie sans son pĂšre, qui Ă©tait tout pour elle, quand la vie l’a frappĂ©e une nouvelle fois mais Rekia Ă©tait plus sage et mature, c’était douloureux pour elle mais elle pouvait supporter, elle devait patienter et rester forte pour ses filles, sa famille, sa mĂšre qui l’a aidĂ©e dans ses souffrances. Une matinĂ©e, elle s’est levĂ©e de son lit en transpirant, le visage pĂąle, elle pleurait car elle avait fait un terrible rĂȘve. Elle le raconta Ă  sa sƓur : « Je me suis rĂ©veillĂ©e dans une piĂšce toute noire, il n'y avait aucun rayon de soleil, j’avais trĂšs peur, je ne savais pas oĂč j'Ă©tais. J’ai commencĂ© Ă  chercher partout une sortie, j’ai regardĂ© Ă  gauche, Ă  droite, rien du tout. Alors j’ai avancĂ©, j’ai couru et j’ai couru, c’était lĂ  que j’ai aperçu quelqu’un au bout du couloir, j’ai reconnu son visage immĂ©diatement, c’était notre pĂšre. Il Ă©tait habillĂ© tout en blanc, il ressemblait Ă  un ange tombĂ© du ciel. Il m’a tendu sa main et m’a demandĂ© de ne pas avoir peur, il Ă©tait lĂ  pour me dĂ©livrer un message : « Je suis dĂ©solĂ© de t’avoir laissĂ© tomber, je suis encore dĂ©solĂ© car je dois prendre ce qui se trouve dans tes mains. J’ai regardĂ© mes mains, il y avait une pomme, rouge comme le sang, avant mĂȘme de lui demander quel Ă©tait la signification et quelle Ă©tait la vĂ©ritĂ© derriĂšre tout cela, il avait dĂ©jĂ  disparu avec la pomme que je tenais dans mes mains, et pourtant je l’avais serrĂ©e pour qu’il ne puisse pas la prendre. Quelle est l’interprĂ©tation de ce rĂȘve, ma sƓur ? » Sa sƓur Ă©tait terrifiĂ©e, elle savait que ce n’était pas un bon signe et que quelque chose de mauvais allait arriver Ă  l’un d’entre eux. Elle n’a pas expliquĂ© ce que ça voulait dire, car tous finiraient par le dĂ©couvrir. Dimanche 10 avril 2016, par une journĂ©e d’étĂ© trĂšs chaude, Rekia regardait la tĂ©lĂ© quand elle entendit des chuchotements venant de la porte d’entrĂ©e. Son mari parlait avec une voisine, une voisine qu’il n’aimait pas trop, celle-ci lui cria que la mĂšre de Rekia Ă©tait trĂšs malade et que peut-ĂȘtre elle allait mourir. Il essaya de la calmer pour que sa femme n’entende pas cette sinistre nouvelle mais c’était comme s’il parlait Ă  une pierre, elle continuait de crier, Ă  ce moment Rekia sortit de sa chambre pour savoir ce qu’il se passait. La nouvelle apprise, elle a couru Ă  l’hĂŽpital. Le mĂ©decin annonça que la mĂšre Ă©tait dans le coma et qu’il y avait peu de chance pour l’en tirer. Rekia et sa sƓur savaient que leur mĂšre ne se rĂ©veillerait pas mais elles Ă©taient courageuses pour leur famille et leurs proches. Et c’est ce qui est arrivĂ© : le vendredi 15 avril 2016, aprĂšs cinq jours de coma, leur mĂšre mourut et laissa ses deux filles orphelines. Ce fut alors que sa sƓur rappela Ă  Rekia son rĂȘve, le rĂȘve de son pĂšre, la pomme que son pĂšre avait prise faisait rĂ©fĂ©rence Ă  leur mĂšre. Sa sƓur lui dit qu’il y a toujours un bon cĂŽtĂ© des choses et que leur mĂšre Ă©tait partie sans souffrir, sĂ»rement Ă  cause de ses bonnes actions, et qu’elle irait au paradis. Elles soulagĂšrent ainsi leur douleur. Aujourd’hui Ă  l’ñge de 47 ans, Rekia est une femme trĂšs brave, avec quatre filles qui ont toutes rĂ©ussi Ă  construire leur vie. Personne n’a cru que cette femme ayant traversĂ© toute cette misĂšre surmonterait ces Ă©preuves, elle a rĂ©ussi Ă  se battre et Ă  devenir une incroyable mĂšre. Il nous faut, toutes et tous, applaudir devant la beautĂ© de la femme, devant la tendresse et le sacrifice de la mĂšre, devant l’amour et la fatigue de la fille. Le lien entre la mĂšre et le fils, ou la fille, personne ne peut le comprendre car c’est un lien du cƓur et de l’ñme, c’est un lien sacrĂ©. Des gens ne les respectent pas, ni la femme ni la mĂšre, la fille, parce qu’ils ne connaissent pas leur valeur, ils ne savent pas que la tendresse vient d’elles.

  • Injustices

    Injustice Une grande aire verte oĂč ont poussĂ© des pistes de dĂ©collage, des tornades et des lianes-de-la-jungle-comme-il-fait-Tarzan. C’est lĂ  que joue ma Eva et son frĂšre. Ils jouent ensemble Ă  glisser sur la piste, sauter de la liane pour aller gratter les nuages ou faire tourner la tornade toujours plus vite. Elle s’amuse toujours bien, ici, ma Eva. Avec Capitaine M’man et Papa de ContrĂŽle, toujours aux aguets, elle et moi, on est toujours sĂ»rs que rien ne peut nous arriver. Vas-y ma Eva, piste de dĂ©collage ! C’est une vraie pilote, prĂȘte Ă  dĂ©couvrir le monde. Son buste avancĂ©, ses coudes pliĂ©s et les mains fixĂ©es aux poignets de lancement, elle est Ă  deux orteils de se lancer. – Bouge, Aydan ! Aydan, son frĂšre. Il l’embĂȘte toujours. Ils adorent se chamailler, ça les rapproche. Ils ont ce jeu du « puninnocent » : Ă  celui qui fera une bĂȘtise en faisant punir l’autre. Ils y jouent souvent, mais Aydan gagnait tout le temps. – Allez, Aydan 
 ! Je suis prĂȘte Ă  dĂ©coller ! – Papa, il dit qu’on doit pas dĂ©coller si un autre avion stationne devant, alors tu restes lĂ . – Stationne ailleurs, Aydan ! Mais il bouge pas. Il bouge jamais. Mais c’en est trop, je la connais, ma Eva. Une grande respiration, les jambes tendues comme des super-rĂ©acteurs et elle se lance. – AĂŻeuh ! Ça sent pas bon, ça. Capitaine M’man est tĂ©moin de l’explosion. – Eva ! Fais attention Ă  ton frĂšre ! Tu sais ce que Papa a dit. Ils sont tellement adorables, la tĂȘte baissĂ©e et leurs moues coupables que Capitaine M’man les a laissĂ©s s’en tirer sans contraventions. Les tours de pistes suivants se sont Ă©changĂ©s sans aucun conflit que Papa de contrĂŽle n’a dĂ» relever. Eva, viens me chercher ! Et elle vient, me serrer dans ses bras et me propulser haut dans le ciel. – Viens Dibou, faut que tu voles toi aussi. Avec moi ! Houhou ! Dibou le super-hibou ! Ho ! Viens, Dibou, on va dans la tornade ! Oui, dans la tornade ! Elle attrape une des barres de fer, commence Ă  la faire tourner puis me lance dedans. – Ça tourne trop vite, saute Eva ! Elle court encore un peu, entre dans la tornade et me sert trĂšs fort contre elle. Le monde tourne tout autour de nous, si vite, tellement vite que je ne sais pas si on survivra Ă  la tornade. Mais c’est pas grave, c’était drĂŽle ! J’aurais vĂ©cu dans les bras d’Eva dans une tornade de stade beaucoup beaucoup ! Tous les Dibou ne peuvent pas en dire autant ! Je vois Aydan, il a arrĂȘtĂ© de jouer Ă  la piste, et des quatre Aydan qui nous tournent autour, aucun n’a de bonne idĂ©e. Je le vois, il se prĂ©pare Ă  sauter. – Ralentis ma chĂ©rie ! Il court un peu partout, il prend de l’élan. Oh, non. Il va sauter. Il arrive ! Non, Aydan, laisse-nous, Eva et moi ! Il arrive Eva ! Il saute, rate la barre, m’attrape, boum la barre ratĂ©e, crac ma couture, aĂŻe Aydan, Dibou perd Eva. Je me souviens d’avoir vu Capitaine M’man et Papa de contrĂŽle reprendre leurs visages de MamĂ©contente et Papascontent. – Je t’avais dit de ralentir, Eva. Il faut que tu sois plus attentive... lui dit Papascontent. – Mais... – Pas de mais, jeune fille, lui rĂ©torque MamĂ©contente. – Mais, maman, essaye Aydan. – Ça va aller, tu es fort mon chĂ©ri, ça va passer, le rassure-t-elle. Ils se sont tous les deux regardĂ©s, Eva portant mon corps et Aydan ma tĂȘte. Il est fort. Elle est attentive. Je suis perdu. Apprentissage On est tous les trois dans la chambre d’Eva : Papa, elle et moi. On regarde les Ă©toiles que la veilleuse-ours projette. Papa nous tient dans ses bras, et il nous lit un conte de son enfance. – La Belle, prise d’un malĂ©fice, s’endormit profondĂ©ment. Il tourne la page. – Papa... ? Pourquoi on l’appelle la Belle ? – Parce que c’est une princesse, et qu’elle est belle. – Mais elle a pas de nom ? Si, sĂ»rement... tiens. Aurore, elle s’appelle Aurore. Aurore s’endormit profondĂ©ment, jusqu’à ce que le vaillant prince charmant arrive, Ă©pĂ©e au poing et bĂ©nĂ©dictions fĂ©eriques Ă  la cape, afin de terrasser le terrible dragon, gardien du sort de l’enchanteresse. Deux coups d’épĂ©e, un bond et une derniĂšre estocade, la bĂȘte fut neutralisĂ©e. Le prince monta alors trois par trois les 666 marches de la Tour d’épines et trouva finalement la princesse endormie. Il s’approcha et admira la femme de ses rĂȘves, espĂ©rant pouvoir la sortie de ce malĂ©fice. Il caressa ses cheveux, sa joue et ses lĂšvres, avant d’aller dĂ©poser un baiser d’un amour qu’il dira sincĂšre, sans mĂȘme lui demander son consentement, alors qu’il ne la connaĂźt pas et ne l’aime que pour son apparence. Hein ? Mais... Pourquoi il fait ça Ă  chaque conte ? – De quoi, Papa ? – Eva. Aujourd’hui, tu sais ce que je vais t’apprendre ? – Non. – Exactement, Ă  dire non. Ce conte-lĂ , il ne te l’apprendra pas. Quelqu’un qui t’embrasse dans ton sommeil ou sans ton accord, c’est mal. Eva, si tu ne veux pas faire de cĂąlin Ă  tonton, si tu ne veux pas faire la bise Ă  papy, parce qu’il pique ou parce que tu n’en as pas envie, ou que tu ne veux pas attraper la main, tu sais ce que tu peux dire ? Tu peux, tu te dois de dire non ! – MĂȘme si c’est tata Rosie ? – MĂȘme si c’est maman ou moi. Eva, tu n’as pas besoin d’un prince pour te sauver. Tu as Dibou, et surtout, tu t’as toi, pour toujours. Si tu ressens quelque chose que tu ne veux pas ressentir, dis non. Et si tu veux t’échapper de quelque chose ou quelqu’un qui te fait mal, dis non, ou enfuis-toi de la tour. Je veux qu’à chaque fois qu’on te lit cette histoire, ou n’importe quelle autre, ce soit le droit de la changer qui te revienne. Tu peux changer les histoires, et la tienne. D’accord ? – Oui, papa. – Je t’aime, princesse guerriĂšre. Bonne nuit Eva. – Bonne nuit. Bonne nuit, Eva et Papa. Marque 14h30. La cloche sonne, c’est enfin l’heure de la rĂ©crĂ©ation. AprĂšs une heure intensive d’anglais, je sais que tous voudront se dĂ©fouler, s’arracher des ballons, se disputer des cordes Ă  sauter et se crier les rĂšgles bafouĂ©es. Soudain, le signal. « Attrapez-les ! » hurle Eva Toutes les filles se positionnent. 3,2,1... Sprint ! Elles se mettent toutes Ă  courir aprĂšs les garçons, qui pour beaucoup n’atteignent mĂȘme pas le camp, pris au dĂ©pourvus. Eva s’est placĂ©e en Gardienne, juste Ă  cĂŽtĂ© de la « prison » et prĂȘte Ă  capturer tout ĂȘtre masculin trop fou ou dĂ©sespĂ©rĂ© pour tenter de libĂ©rer ses congĂ©nĂšres. Une cheffe de guerre. Ethan arrive ! Et je vois son sourire en coin, son regard fixĂ© droit devant elle, prĂȘte Ă  briser ses espoirs. Ethan, suffisamment proche, se met Ă  courir, bras tendus devant lui, comme un brise-chaĂźne... – TouchĂ© ! Ethan, en prison ! Il grommelle et s’accroche aux autres garçons en chaĂźne humaine autour de l’arbre. BientĂŽt, Benjamin, le dernier garçon, est attrapĂ© par Lily. PremiĂšre manche gagnĂ©e ! Seconde manche... Go ! Toutes se sont mises Ă  courir jusqu’au camp, et aucune n’est capturĂ©e avant d’ĂȘtre en sĂ»retĂ©. – Allez, sortez ! – On a 20 secondes, on reste !, crie Lily – 1... 2... 3... Deux filles sortent et rĂ©ussissent Ă  Ă©chapper au filet masculin. Deux maillons partent en chasse. – 4... 5... 6 
 – Ethan, tu nous auras pas. Laisse tomber. – Et vous ne m’échapperez pas, Eva. – 9... 10... 11... Trois filles sortent et rĂ©ussissent Ă  esquiver habilement les mains des garçons. – 12... 13... 14... – Tu sais, Ethan. Tu manques de dĂ©termination, et t’es lent. Vas-y Eva ! – Ha oui ? Et bah, toi, d’abord, tu cours comme une fille ! Eva et les trois derniĂšres filles sautent et foncent dans des directions diffĂ©rentes. Elles gravitent autour de la prison, jusqu’à ce qu’Eva tente une percĂ©e, se plie au dernier moment, Ă©vite la prise de Benjamin, et parvient Ă  taper dans la main de LĂ©a. – Oui, plus vite que toi ! Ethan crie, accĂ©lĂšre. Il ne s’arrĂȘtera pas avant d’avoir repris le dessus ! Cours, Eva ! Elle fait deux sauts Ă  droite qu’Ethan n’a pas prĂ©vus. Il glisse, manque de tomber tĂȘte la premiĂšre mais rĂ©ussit Ă  se rattraper. Sa colĂšre est dĂ©finitivement Ă  son apogĂ©e. Cours, Eva ! Toutes les filles sont arrivĂ©es au camp, il ne reste plus qu’Eva pour leur assurer la double victoire. Les garçons se placent en Ă©ventail et Ethan la mĂšne vers le piĂšge. Elle vire encore une fois Ă  droite, mais cette fois, Ethan s’en doutait et il gagne de l’avance sur elle. Les filles tapotent les Ă©paules des garçons, tentent de dĂ©tourner leur attention de la fugitive. Lily feint de sortir d’un cĂŽtĂ© et sort de l’autre. Les huit garçons se tournent vers elle, sans bouger, leur position stratĂ©gique ne devant pas ĂȘtre Ă©branlĂ©e. Mais Eva profite de la brĂšche et fonce. Cinq mĂštres. Les garçons ne regardent pas. Quatre mĂštres, Ethan s’est rapprochĂ© d’une main. Cours, Eva ! Trois mĂštres. Ethan se tend encore plus, atteint presque ses cheveux. Deux, elle s’apprĂȘte Ă  sauter. Un, elle saute, attrape la grille du camp, les filles tiennent ses bras mais Ethan s’accroche Ă  ses cheveux et tire un bon coup en arriĂšre, la faisant presque tomber. – LĂąche-la, Ethan ! – Non, je l’ai attrapĂ©e avant. Sors. Tout de suite. – Non... tu me fais mal, Ethan – C’est ta faute, tu m’as provoquĂ© ! Sors du camp !, dit-il en tirant plus fort. – Non ! J’ai dit non, Ethan, alors tu dois me lĂącher ! – MaĂźtresse !, crie Lily. Au nom de la Police, Ethan s’éloigne et abandonne son emprise, revenant vers les garçons, d’un air totalement innocent. MaĂźtresse arrive et les filles rapportent les faits, avec pour preuves les pleurs d’Eva. – Ethan ? Qu’as-tu Ă  dire pour ta dĂ©fense ? – On jouait juste., dit Benjamin – C’est vrai ça, les garçons ? Tous acquiescent. – Je suis dĂ©solĂ©e, les filles... Je n’ai pas vu, je ne peux pas. C’est votre parole contre la leur... Je suis dĂ©solĂ©e, Eva. Tu as encore mal ? – C’est ça qui fait mal. Elle part vers les toilettes, vite rejointe par Lily et LĂ©a. Non, parler ne suffit pas... Ça ne suffit jamais. LibĂ©ration C’était une guerre sĂ©culaire, une boucle temporelle Ă©ternelle. Dans cette plaine, sous le ciel rouge sang, la bataille faisait encore rage. Au centre, les deux Immortels, chefs de deux factions ennemies et frĂšres nĂ©s rivaux se livraient un combat sans merci Ă  coup d’épĂ©es enchantĂ©es et de lances soumettant les Ă©lĂ©ments. Tous ces combats se rĂ©sumaient sous un seul but : dĂ©terminer qui Ă©pousera la belle HĂ©lĂšne, prisonniĂšre de la Tour du Marais. « Pourquoi n’y-a-t-il jamais de femme-chevalier pour libĂ©rer la princesse de la tour ? Pourquoi la princesse mĂȘme aurait besoin d’ĂȘtre sauvĂ©e, surtout par le prince charmant ? C’est de lui qu’on doit se sauver. Le prince charmant. Venu nous dĂ©livrer, sans nous connaĂźtre pour accomplir une mission sacrĂ©e ou gagner en rang. Venu sacrifier sa vie pour une femme qu’il ne connaĂźt pas, et qu’il Ă©pousera sans qu’elle ne puisse mot dire. C’est de lui qu’on doit se sauver. Pas de vie forcĂ©e, pas de Grand Chevalier Blanc complexĂ©. Juste notre acceptation de soi. Juste la princesse et moi. EmprisonnĂ©e, non pas pour sa beautĂ©, mais parce qu’elle Ă©tait une brigande, une voleuse, une justiciĂšre, l’hĂ©roĂŻne masquĂ©e au milieu de la nuit, sauvant le veuf et l’orpheline du village voisin. J’attendrais qu’elle se libĂšre de ses liens, puis on partirait ensemble, rĂ©gler la justice lĂ  oĂč ils ne la font pas appliquer. Mais tout ça, personne ne le raconte. Seulement parce que « ChevaliĂšre », c’est un objet, une bague. Un trophĂ©e, un trĂ©sor Ă  garder sous clĂ©, comme ces princesses. » C’était toujours une guerre sĂ©culaire. Une boucle temporelle Ă©ternelle. Dans cette plaine, sous le ciel rouge sang, la bataille faisait rage. « Brutes. Tout rĂ©gler Ă  coup d’épĂ©es. Pas de diplomatie, juste des bĂȘtes comparant la taille de leurs poings et de leurs bravoures. Rien d’important. Les hommes ne comparent jamais rien d’important. » Eva regarde son livre, dĂ©chire la page puis le ferme. Elle regarde quelques instants le soleil s’éteindre derriĂšre les vagues, m’éblouissant de ses teintes enflammĂ©es. Elle s’approche du prĂ©cipice, surplombant la mer agitĂ©e, prend une profonde inspiration, le parfum des arĂŽmes alentour rĂ©confortent son nez. « Autant Ă©crire mon histoire. » Elle lance le livre et sa page dĂ©chirĂ©e, puis observe les vagues engloutir le premier, l’écume le couler dans l’oubli. Elle inspire plus profondĂ©ment encore, cette fois l’odeur de la libertĂ© mĂšne l’appel, celui de la fin d’un Ă©tĂ©, du dĂ©but de l’effondrement d’un cycle. Et celui-ci ne se rĂ©pĂ©tera pas. La boucle est brisĂ©e. Vestige de l’ancienne Eva, le vent dĂ©pose Ă  ses pieds la page dĂ©chirĂ©e. Un souvenir, la ruine d’un temps ancien pour ne pas oublier d’oĂč l’on vient. Eva attrape la page, un stylo de sa poche. Elle la griffonne, pose ces symboles devant moi, puis s’assoit. Le dernier rayon orangĂ© illumine son Ă©criture alors qu’elle admire un avenir radieux. Immortelle RĂ©bellion – Ça fait si longtemps que tu les as pas vus, tu tiendras le coup ? 
 HĂ©, hey ! Nonononon, laisse ça, tu vas te faire mal. Ben lui arrache des mains le sac rempli de boĂźtes rouges, vertes et dorĂ©es ornĂ©es de sapins et de nƓuds papillons et lui prend le sac Ă  dos dĂ©bordant d’affaires en tout genre. – Ben... Il la regarde et ferme la portiĂšre. Alors qu’elle s’apprĂȘte Ă  prendre son sac Ă  main, il plonge ses yeux dĂ©sapprobateurs dans le sien et l’attrape. – MĂȘme celui-lĂ  ? Il ne lĂąche pas, lui sourit, l’embrasse. Elle s’apprĂȘte Ă  le sermonner. Il l’embrasse une fois encore, un peu plus longtemps et lui esquisse un sourire espiĂšgle. Elle soupire, lĂąche le sac Ă  main et se dirige vers la porte d’entrĂ©e, son compagnon la talonnant alors qu’il porte vaillamment la responsabilitĂ© de sa paternitĂ© Ă  venir. – J’espĂšre juste avoir la paix ce soir... Elle sonne. En attendant qu’on vienne lui ouvrir, Eva regarde autour d’elle et Ă  travers les fenĂȘtres du haut. Elle me voit, perchĂ© sur le rebord de l’une d’elles. Bonsoir, Eva. Soudain, la porte claque et une armĂ©e de quatre enfants saute dans les bras de leur tata adorĂ©e, Ă©liminant toute chance de riposte de leur cible. La petite derniĂšre, pour le coup fatal, grimpe sur ses frĂšres et sƓurs afin d’arriver Ă  hauteur d’Eva et de se poster dans ses bras, qui l’enlacent joyeusement et la parsĂšment de chatouilles. – Claire, descends tout de suite. Au son de la voix du tonton, portant toujours raison, la petite baisse la tĂȘte et redescend. Sa compagne le sermonne du regard. – Ça fait au moins super longtemps qu’on t’a pas vue ! Tu joues avec nous ? Hein, dit ? – Laissez votre tata respirer et se poser d’abord, elle viendra jouer si elle en a envie, d’accord ? Les quatre enfants acquiescent timidement et les tirent Ă  l’intĂ©rieur jusqu’à leurs parents et grands-parents. Le pavillon, dont l’intĂ©rieur est d’ordinaire composĂ© de teintes monotones grises et beiges, porte aujourd’hui une heureuse nouvelle : au milieu des guirlandes et des tapisseries rouges et vertes brillent des boules de NoĂ«l bleues et roses, des hochets, des petites statuettes de filles et de garçons jouant Ă  une bataille de boules de neige. Tommy vient me chercher. À peine sa belle-fille arrivĂ©e que Karen s’approche, main prĂȘte Ă  analyser le bĂ©bĂ© dĂ©jĂ  trop sollicitĂ©, comme un piĂšge qui venait de se refermer. – Alors ? Garçon ? Fille ? Ben refuse de me le dire ! – Bonjour, Karen. – Oui, bonjour. Alors, cet enfant ? Dites-moi, il faudra bien savoir quels cadeaux vous offrir ! Eva serre les dents. – Tu auras la surprise Ă  la naissance, maman. – Que de surprises et de cachotteries ! Est-ce que vous vous rendez-compte de l’attente ? – Je crois que si quelqu’un a une notion du temps ici, c’est Eva. – Les hormones la travaillent ? – Eva peut parler pour elle-mĂȘme... Et elle a besoin de respirer. Sur ses mots, elle s’éloigne et va pour s’asseoir Ă  la table, lĂ  oĂč l’attend Mathilde, la belle-sƓur de Ben. Elle profite du calme avant la tempĂȘte pour la rassurer. AprĂšs tout, elle l'avait traversĂ©e quatre fois. Mais comment ? Mathilde hausse les Ă©paules. Elle y est arrivĂ©e, c’est tout. Tous s’assoient Ă  table, autour de petits fours, tandis que les enfants viennent et repartent, des plateaux de nourriture en main, incapables de tenir en place alors qu’ils sont si proches de la venue du PĂšre NoĂ«l. Par soucis de limite de charge manuelle, Tommy dĂ©cide de me poser entre deux allers, afin de porter plus efficacement les ravitaillements. – Tata... Tu viens jouer avec nous ? – Claire, va jouer avec tes frĂšres et sƓurs, c’est mieux pour votre pauvre tante de rester assise, lui dit Karen. – Je viendrai aprĂšs. Eva lui fait un clin d’Ɠil, la petite sourit et part en criant sur ses camarades de jeu. Le repas continue. Les plats traditionnels Ă  base de fruits de mer dĂ©filent sous son nez, lui causant des nausĂ©es de plus en plus insistantes. Entre deux haut-le-cƓur, Eva se risque Ă  une messe basse : – Pourquoi ils appellent ça des fruits de mer ? Il me semble pas avoir besoin de tuer un animal pour manger une pomme ? – Ho vous allez pas encore nous embĂȘter avec ça ! – C’est une question de vocabulaire... C’était juste... – Vous le savez, c’est trĂšs dangereux pour votre enfant de ne pas manger de viande, de poisson ou de produits laitiers d’ailleurs ! Regardez, des crevettes, du foie gras, des huĂźtres, du saucisson, tout ce qu’il faut ! – C’est d’ailleurs pour ça que les mĂ©decins nous prĂ©conisent de ne pas manger de charcuterie, de poisson et de produits laitiers non cuits, marmonne-t-elle. – Ho bah ! Avec toutes les Ăąneries que vous gobez des mĂ©decins de nos jours, ce ne sont pas trois tranches de saumon et un pauvre saucisson qui tueront votre bĂ©bĂ©. Vous savez, moi, je mangeais de tout et mes fils vont trĂšs bien. On ne sait pas si vous pourrez en dire autant ! – Maman, ça va maintenant. On fait du mieux avec ce qu’on a, d’accord ? Un grand vide a suivi, seuls des petits « ce vin a une belle robe » ou « comment va le petit ? » : « Oh bah l’école tu sais... les enfants sont cruels ». Des discussions classiques de parents impliquĂ©s, seules contre le « No Words Land ». – Tata 
 ? – Ho mais c’est pas possible, allez jouer ailleurs !, s'Ă©crie le grand-pĂšre. – Oui, Tommy ? – Je devais te rendre Dibou, merci de me l’avoir prĂȘtĂ©, mais j’en veux plus. Nous y voilĂ . Ses yeux noirs transplantent en moi les souvenirs d’une enfance Ă  refaire. Eva... – Pourquoi tu ne veux pas le garder ? Un classique du virilisme. Le grand et fort Papy et son immense sagesse mal placĂ©e. – Pour ĂȘtre un grand garçon, faut pas avoir de doudou... Je peux plus l’emmener avec moi Ă  l’école, et je suis trop triste quand je le laisse, alors je veux te le donner, il sera plus seul. – Tommy... J’ai gardĂ© Dibou jusqu’à 26 ans, tu sais ? Et (elle chuchote) tonton a toujours son Tigrou au lit. Et c’est un grand garçon ! Je sais qu’il sera toujours lĂ  pour te protĂ©ger, comme il l’a fait pour moi. Et tu le donneras toi aussi, Ă  ton tour, quand quelqu’un d’autre en aura besoin, d’accord ? Tommy me reprend entre ses petites mains tremblotantes. Il a les mĂȘmes yeux qu’Eva Ă  l’époque. – Et Tommy. Joue avec ce que tu veux et porte ce que tu veux. Trucs de filles ou de garçons. Ça, c’est ĂȘtre toi, et c’est tout ce qui compte. Pas ce que pensent les autres, d’accord ? Tommy secoue vivement la tĂȘte et serre sa tata dans ses petits bras, lance un rapide regard pour vĂ©rifier l’approbation de son tonton et de ses parents, sans l’attendre, puis repart en me serrant contre lui. Par-dessus son Ă©paule, je vois Mathilde adresser un sourire entendu Ă  Eva et Ben. Eva se retourne, me transmet l’avenir d’une enfance Ă  protĂ©ger. Au revoir, Eva, et je te le promets, Il est entre de bonnes plumes.

  • Clervie, une invisible de l'histoire

    Une silhouette, recroquevillĂ©e sur elle-mĂȘme est assise sur le sol de la piĂšce. Sombre et humide, seul le bruit des gouttes tombant une Ă  une est perceptible. Si l’on s’approche de ce corps, peu couvert, on devine une prĂ©sence, amaigrie, presque invisible. Ce peu de tissu laisse entrevoir des cĂŽtes saillantes. Cette jeune femme, autrefois reconnue pour sa dite malĂ©fique beautĂ©, revĂȘt une apparence squelettique proche de la mort. EnchaĂźnĂ©e, ses poignets sont liĂ©s entres eux, fermement fixĂ©s. Des blessures recouvertes de sang sĂ©chĂ© les sillonnent. Ses mains sont jointes, on pourrait croire qu’elle prie, appelant l’aide de celui qui l’a conduite dans cette geĂŽle, cette ancienne cave devenue prison. Elle n’a aucune notion du temps, elle sait juste que ça fait longtemps. Longtemps que son corps dĂ©pĂ©rit, disparaissant tout simplement. Les yeux bandĂ©s, elle ne peut voir ce lieu, le dernier endroit qu’elle foule. Elle entend encore cette goutte de pluie. Les frissons sur ses bras trahissent l’humiditĂ© de la piĂšce. Elle ressent le froid, s’infiltrant entre les coutures de son vĂȘtement et de sa peau. Clervie tente de percevoir ce qu’il l’entoure. Le temps n’est pas son alliĂ©, bien plus d’une semaine qu’elle est ici. Des pas et des voix inconnues rythment ses journĂ©es. Elle les entend passer au-dessus de sa tĂȘte, ces sons s’infiltrent au travers d’une grille d’aĂ©ration. Elle s’amuse Ă  reconnaĂźtre ou Ă  inventer une identitĂ© Ă  ces voix, qui s’infiltrent dans ses oreilles. Le temps dĂ©file sans qu’elle ne puisse le saisir, et ça sans conscience ni heures. Les minutes disparaissent pour accueillir des secondes infiniment longues, sans pause ni fin. Une infinitude semble avoir pris possession de sa vie. Son esprit est comme inactif, encore hantĂ© par les blessures qui recouvrent l’amas de peau qu’elle est devenue. TorturĂ©, il divague encore dans le lieu de ses peines, oĂč nombreux ont assistĂ© Ă  son malheur. LĂ  oĂč son silence ne lui a pas coĂ»tĂ© la vie mais son existence. Ce jour-lĂ  son humanitĂ© s’est envolĂ©e. DĂ©sorientĂ©e par la douleur, son esprit s’est dĂ©finitivement perdu. Disparaissant sous ce flot de violence, Clervie s’est Ă©teinte. De nombreux bleus, Ă©corchures et griffures la strient, tentant vainement de cicatriser. Le visage recouvert de crasse, les yeux fermĂ©s, des chemins de larmes dĂ©valent sur ses joues. Elles ne brillent plus, Ă©teintes elles aussi. C’est avec un effort dĂ©mesurĂ©, presque inhumain qu’elle tente de se relever. AnnihilĂ©e, ses sourcils se froncent mobilisant ses derniĂšres forces. Sa bouche s’ouvre difficilement, elle sort sa langue et la glisse faiblement sur ses lĂšvres espĂ©rant les rĂ©hydrater. Il ne devrait pourtant plus tarder. Un verre d’eau par jour, c’est tout ce qu’elle a le droit. La mort n’est pas une option, pour l’instant. Le feu, l’attend, elle l’entend, l’appeler et lui murmurer son funeste destin. Pourtant, dans un fin mouvement, ses lĂšvres s’étirent en un sourire. Faible, il rayonne. Des larmes viennent se glisser sur cet Ă©lan de bonheur, de courage et de force. C’est un souvenir, ce souvenir de lui qui suscite ce sourire. Ses lĂšvres remontent, reprennent vies, Ă  en dĂ©voiler ses dents. Quelque chose d’authentique, d’humain, d’amoureux. Elle se remĂ©more cet homme, aux yeux marron si expressifs. Elle se revoit dans ses bras. Assise sur une chaise de sa cuisine, autour de la table, en plein travail, le nez dans les bouquins et les doigts plein d’encre, elle se souvient de ses lĂšvres dĂ©posant un baiser sur son Ă©paule. Fermant les yeux, elle le revoit venir sceller son menton sur cette mĂȘme Ă©paule, regardant ses derniers Ă©crits et dessins. Il lui embrassait finalement la joue pour aller prĂ©parer un breuvage Ă  partager dans la cuisine. Les yeux de la jeune femme observaient ce bel homme se mouvoir. La chemise dĂ©braillĂ©e, faisant apparaĂźtre des bretelles soutenant son pantalon, il ne cessait de se retourner en lui souriant. Abandonnant son activitĂ©, elle se rapprochait de lui, le prenant dans ses bras, humant l’odeur de l’homme qu’elle aime. La senteur la plus agrĂ©able que son nez ait pu connaĂźtre. Un mĂ©lange de transpiration et de pages de parchemin, l’odeur naturelle de cette peau lĂ©gĂšrement halĂ©e transperce le cƓur de cette jeune femme. C’est exactement ce moment, l’emballement de son cƓur, qui a fait naĂźtre ce sourire. Un amour fou. C’est ce qu’il Ă©tait pour elle. Elle ne le reverra sans doute jamais, c’est peut ĂȘtre mieux ainsi. En mer, il ne pourra pas voir l’amour flamber dans le vert de ses yeux ni elle disparaĂźtre dĂ©finitivement. Elle aime Ă  penser que la vie lui a offert la joie de le connaĂźtre, de connaĂźtre ce sentiment, tout en Ă©tant libre. Libre d’exister, de vivre seule, d’ĂȘtre et d’aimer. Elle se souvient aussi du jour, oĂč son chat Ă©ventrĂ© s’est retrouvĂ© devant sa porte d’entrĂ©e. Ce moment fut si perturbant, que le seul souvenir qu’elle en garde est la tendresse de cet homme. Il l’avait prise dans ses bras, la berçant en essayant de faire disparaĂźtre la tristesse de cette dĂ©couverte. Sa condition de femme seule avait commencĂ© Ă  ennuyer son quotidien, bien avant qu’elle ne soit dĂ©noncĂ©e. SORCIÈRE. C’est le mot qui Ă©tait inscrit sur sa porte. AloĂŻs, c’était son prĂ©nom. Inquiet du destin de sa chĂšre et tendre, il avait Ă©tĂ© jusqu’à lui demander de l’épouser. Elle aurait pu Ă©chapper Ă  ce funeste destin en acceptant la demande de son amant, mais elle voulait continuer Ă  faire honneur Ă  sa mĂšre. C’est donc pour ça qu’on l’accusait de sorcellerie. Parce qu’elle Ă©tait une femme seule et savante ? Apparemment. Seulement il aura fallu qu’elle perde un de ses patients pour se retrouver, presque nue, sans rien, dans une cellule. TrĂšs cultivĂ©e, la jeune femme montrait un intĂ©rĂȘt tout particulier et trĂšs jeune pour la nature et ses plantes. Elle les observait, les cueillait, les dissĂ©quait et les dessinait. Elle savait les manier et en faire de la magie, non pas en ayant vendu son Ăąme au diable mais en apprenant Ă  soigner autrui avec les pouvoirs de la nature. Elle adorait sa mĂšre. Aucun homme Ă  l’horizon, son pĂšre Ă©tait mort bien avant sa naissance. Elle ne l’avait donc jamais connu, seules les histoires que sa mĂšre lui racontait permettaient Ă  la jeune femme d’imaginer ce pĂšre inconnu et absent. Elle ne lui en voulait pas et ne lui en avait jamais voulu, elle le remerciait mĂȘme, tristement, de lui avoir permis de grandir avec la possibilitĂ© et l’espoir de vivre en Ă©tant indĂ©pendante. Jusqu’à sa disparition, c’était avec sa mĂšre qu’elle avait appris son mĂ©tier et qu’elle avait soignĂ© ses premiers patients. Elle avait vu le bonheur sur le visage des proches de ceux qu’elle avait sauvĂ©s. AprĂšs le dĂ©cĂšs de sa plus fidĂšle alliĂ©e, Clervie continuait d’entretenir la maison et de prendre soin du jardin de sa mĂšre. Les annĂ©es passaient et la jeune femme continuait d’exercer et de faire ce qu’il lui avait Ă©tĂ© appris. Elle rĂ©ussissait par ailleurs Ă  survivre en vendant lors des marchĂ©s ses plantes et concoctions. Des soins pour la peau, pour les cheveux et enfin, ceux pour allĂ©ger toute souffrance du corps. Elle se souvient de cette jeune fille, tout juste ĂągĂ©e de dix-sept ans, qui paniquĂ©e ne savait quoi faire. Elle cherchait Ă  faire disparaĂźtre un mal en elle. Clervie voulait l’aider mais ne le pouvait sans plus d’informations. C’est ce jour que la guĂ©risseuse a compris. La chance que reprĂ©sentait son mode de vie. La libertĂ© de vivre en femme libre et sans obligations. Qu’en Ă©tait-il de cette jeune fille, contrainte de s’adresser Ă  une inconnue pour l’aider ? Elle ne pouvait dĂ©finitivement pas en parler, elle serait mise Ă  la porte, reniĂ©e de sa propre famille. Cette demoiselle n’avait pas choisi de porter en elle cet enfant. Elle avait dĂ©couvert les joies du plaisir charnel au cĂŽtĂ© d’un jeune homme de son Ăąge. Ces comportements Ă©taient loin d’ĂȘtre tolĂ©rĂ©s. Les deux jeunes gens s’aimaient en secret, tous deux ne souhaitent pas voir leur vie dĂ©truite par cette nouvelle. C’est donc dans la plus grande discrĂ©tion que Clervie avait donnĂ© le nĂ©cessaire Ă  la jeune fille. Anna, c’était son prĂ©nom. Elle espĂ©rait sincĂšrement qu’elle aille bien, elle aimait beaucoup cette gamine qu’elle croisait de temps Ă  autre. Ce tourbillon de souvenirs assaille Clervie, prisonniĂšre d’eux et du bonheur qu’ils lui procurent. Elle aimait tellement sa vie, son quotidien, son travail. Vivant en marge de la sociĂ©tĂ©, elle n’avait pas beaucoup d’amis. Ses clients du marchĂ© et ses anciens patients la saluaient parfois. Elle rĂ©pondait en un sourire la main levĂ©e. Elle aimait revoir les gens qu’elle avait pu aider. Un autre souvenir bien prĂ©cis anime sa mĂ©moire. Elle avait dĂ©cidĂ© d’aller boire un verre dans la taverne du village, chose peu commune quand on est une femme. Un foulard sur la tĂȘte, les lĂšvres colorĂ©es en rouge, elle s’était assise face au comptoir et avait commandĂ© un verre d’alcool au serveur. Celui-ci avait Ă©tĂ© obligĂ© de lui demander une seconde fois, Ă©tonnĂ© du choix de la femme assise devant lui. Son arrivĂ©e dans l’établissement avait provoquĂ© un grand silence, bondĂ©, rempli d’hommes en train de la regarder dĂ©laissant verres et cartes sur les tables. Elle le savait, sa prĂ©sence dĂ©rangeait, elle n’en avait rien Ă  faire. Assise, se dĂ©lectant de son breuvage, elle y avait rencontrĂ© AloĂŻs. Il s’était assis Ă  cĂŽtĂ© d’elle, lui demandant ce qu’une aussi jolie femme pouvait faire ici, seule. Ils avaient alors beaucoup discutĂ© et rit tous les deux. Il l’avait raccompagnĂ©e jusqu’à chez elle, lui embrassant la joue avant de lui souhaiter une bonne nuit, le sourire aux lĂšvres. Elle ne se lasse jamais de rejouer cette scĂšne dans son esprit. Pourtant aujourd’hui elle est hantĂ©e par le regard de cette femme, quand de dĂ©tresse, elle l’avait giflĂ©e lui reprochant la mort de son enfant. ForcĂ©ment, comment rĂ©agir lorsque l’ĂȘtre le plus prĂ©cieux d’une vie s’est Ă©teint Ă  jamais ? Elle ne peut que la comprendre, elle avait pourtant fait de son mieux mais elle n’avait pas pu l’aider. Tout ce mĂ©lange dans sa tĂȘte quand, elle se souvient du dĂ©part d’AloĂŻs. Il devait repartir en mer, travailler pour un temps indĂ©fini, ce dont il Ă©tait coutumier. C’était pourtant la derniĂšre fois qu’elle le verrait et qu’elle lui faisait ses adieux, lui chuchotant Ă  l’oreille qu’elle l’aimait et que c’était avec plaisir que finalement elle acceptait sa demande datant de quelques semaines maintenant. Elle voulait devenir sa femme, non pas pour sa sĂ©curitĂ© mais pour le plaisir de parcourir la ville au bras de cet homme. De pouvoir vivre cette histoire d’amour sans avoir Ă  se cacher. Assaillie par la culpabilitĂ©, elle revoit ce corps livide, sans vie, qu’il lui avait Ă©tĂ© impossible de sauver. Elle avait tout essayĂ©, sans jamais parvenir au moindre rĂ©sultat. Clervie se rappelle de ce jour, cette heure de la matinĂ©e oĂč l’on avait frappĂ© Ă  sa porte. En l’ouvrant, elle ne se doutait pas que ce serait la derniĂšre fois. Sa thĂ©iĂšre, remplie d’eau Ă©tait en train de chauffer, elle se prĂ©parait un thĂ©. Deux hommes l’attendaient. AprĂšs avoir confirmĂ© son identitĂ©, elle avait Ă©tĂ© plaquĂ©e contre le mur extĂ©rieur de sa maison. Le bruit attirant les voisins, d’autres portes s’ouvraient et des chuchotements se sont Ă©levĂ©s, crĂ©ant un brouhaha. Perdue, la jeune femme Ă©tait tirĂ©e par ces individus en direction de sa future geĂŽle. Le plus dur Ă  supporter pour elle ne fut pas la douleur provoquĂ©e par la corde scellant ses poignets mais bien par le regard des autres villageois. L’inactivitĂ© de tous, leur silence. Certains commentaient la scĂšne, Ă©voquant la justice de celle-ci, que c’était mĂ©ritĂ©, elle l’avait cherchĂ© de toute maniĂšre. Le regard voilĂ© par la colĂšre et la tristesse de cette mĂšre de famille en deuil. C’est d’ailleurs la derniĂšre chose qu’elle verra, une fois ses yeux recouverts d’un sac en toile de jute. C’était donc elle qu’il l’avait dĂ©noncĂ©e, la dĂ©signant comme responsable de la mort de son jeune fils. Elle se souvient trĂšs bien de ces visages. AncrĂ©s dans sa mĂ©moire elle ne peut les faire disparaĂźtre. Ces villageois qu’elle avait aidĂ©s parfois. Elle en avait mĂȘme reconnus certains. Le dĂ©sespoir avait assailli la jeune femme et elle le savait, c’était la fin. Clervie se remĂ©more, l’étau de malaise et de dĂ©tresse qui s’est insinuĂ© entre ses Ă©paules, les recourbant, fatalement. DĂ©semparĂ©e, elle se mure dans le silence acceptant son sort. Jusqu’à cette aprĂšs-midi, son arrivĂ©e au tribunal, la violence, les cris. Elle sent encore les mains de ces hommes, ces individus qui n’avaient aucun droit de la toucher de la sorte. Des caresses violentes, sans amour ni respect. Il lui avait volĂ© une intimitĂ© qu’elle n’avait accordĂ©e qu’à un seul homme, la salissant. Ses cheveux avaient Ă©tĂ© rasĂ©s, seules quelques parties de son crĂąne Ă©taient encore recouvertes de petits carrĂ©s de cheveux un peu plus longs. DĂ©possĂ©dĂ©e de tous ses poils, les dĂ©tenteurs de la justice tentaient de trouver sur le corps de la jeune femme la marque du diable, dĂ©posĂ©e sur les sorciĂšres lors de la conclusion de leur pacte. Elle avait Ă©tĂ© passĂ©e au crible comme elle avait pu le faire avec les plantes qu’elle analysait dans un passĂ© dĂ©sormais lointain. Clervie n’avait pas pleurĂ© un instant, pourtant son corps entier Ă©tait parcouru de soubresauts de rĂ©pugnance. Cette jeune femme n’avait aucunement conscience ni connaissance que cette absence de sanglots confirmerait sa culpabilitĂ©. En effet et paradoxalement lors d’un procĂšs pour sorcellerie, les larmes sont synonymes d’aveu et leur absence Ă©voque un endurcissement dĂ» au malin. Clervie est tourmentĂ©e par ce moment d’intimitĂ© qui lui avait Ă©tĂ© volĂ©, si soudainement. Elle n’était donc pas qu’une sorciĂšre, mais aussi un objet, celui des hommes. Clervie le savait, le tribunal l’avait dĂ©jĂ  condamnĂ©e avant mĂȘme son arrivĂ©e ou son arrestation. Elle Ă©tait destinĂ©e Ă  ne pas s’en sortir. COUPABLE. Elle se souvient de ce mot qui rĂ©sonne fortement et sans appel, elle le savait, c’en Ă©tait fini pour elle. Elle avait tentĂ© de regarder le juge dans les yeux, lui faire comprendre son innocence. Plaider sa cause n’était pas une option, Ă  aucun moment elle n’avait pu se dĂ©fendre. ForcĂ©e, elle avait dĂ» avouer un crime, son crime. Pas celui d’avoir tuĂ© un jeune garçon ni d’avoir usĂ© de la magie noire mais bien d’ĂȘtre femme. Effectivement, elle s’est rendu compte de sa condition, assise et dĂ©nudĂ©e sur cette chaise, face au juge et l’assemblĂ©e d’yeux accusateurs rassemblĂ©s dans le tribunal. La justice n’existe pas, pas pour elle. Il ne s’agit pas seulement d’éradiquer le mal et la sorcellerie. Son orthodoxie lui aura coĂ»tĂ© la vie, elle aurait sĂ»rement dĂ» s’en prĂ©occuper plus tĂŽt. Elle se souvient de tous ces dimanches oĂč elle n’avait pas eu envie d’aller Ă  l’église, trop occupĂ©e par son travail d’herbologie. Elle doit donc servir d’exemple, son exĂ©cution sera publique. C’est ce que le juge vient d’annoncer Ă  la salle, la mort par le feu, c’est ce qu’ils lui rĂ©servaient. Retour dans cette cave oĂč cet Ă©lan d’espoir et de joie vient de s’effacer, tous ces souvenirs lui ont Ă©tĂ© enlevĂ©s. Ils lui ont tout pris, bien plus qu’un bout d’elle. Toute son existence est accusĂ©e. La sorciĂšre, la femme, la guĂ©risseuse. Une femme seule et qui pense, Ă  quoi bon, quel intĂ©rĂȘt, aucun. Un grincement alerte la jeune femme, elle va enfin avoir son verre d’eau. Elle entend les pas de son geĂŽlier, la porte s’ouvre. Clervie est aux aguets, comme Ă  chaque fois. L’homme prend la parole : LĂšve-toi. C’est la premiĂšre fois qu’elle entend ce son, une voix rocailleuse. Elle obĂ©it Ă  l’ordre de son bourreau, soutenant son corps difficilement, dĂ©sĂ©quilibrĂ©e par le flageolement de ses jambes engourdies. Une fois debout, elle sent une main dĂ©faire le nƓud de son bandeau. Éblouie, elle ouvre enfin les yeux. Elle le voit, cet homme qui vient chaque jour. Il n’est pas bien beau, ni laid. Aucune Ă©motion ne fait danser ses yeux. Elle le sait, c’est maintenant. Alors, ça y est, c’est le moment ? C’est ce qu’elle demande Ă  l’étranger. Sa voix est Ă©raillĂ©e par la soif, elle tousse. La vibration de ses cordes vocales lui chatouille la gorge. Il lui tend le verre d’eau qu’elle saisit pour boire une gorgĂ©e. L’homme la regarde, il voit l’état de cette jeune femme. Il songe Ă  la beautĂ© disparue de la prisonniĂšre. Elle Ă©tait magnifique. Il se souvient d’elle. Il la voyait souvent Ă  la taverne. Elle ne semblait pas avoir comme motivation de noyer son chagrin dans l’alcool comme lui, le faisait chaque jour. Depuis quelque temps, il ne supportait plus le rĂŽle qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ©. Son mĂ©tier, gardien de sorciĂšres. Il avait vu tellement de femmes dĂ©filer dans ces cachots, certaines auraient pu ĂȘtre sa mĂšre ou sa grand-mĂšre. NĂ©anmoins lors de l’arrivĂ©e de Clervie, il s’était Ă©tonnĂ© de sa jeunesse, de ses traits fins et merveilleux. Il avait hĂ©sitĂ© Ă  plusieurs reprises, tentant vainement de trouver un peu de courage pour aller aborder cette jeune femme accoudĂ©e au comptoir, sirotant allĂ©grement son verre. Il avait devinĂ© l’amour de Clervie pour ce breuvage, s’étant fait la rĂ©flexion que c’était un choix Ă©tonnant pour une femme. NĂ©anmoins, il n’avait jamais eu le courage, s’étant par la suite aperçu des Ă©changes de la demoiselle avec un autre. Un marin, semblait-il avoir compris. Il se demandait oĂč il Ă©tait, s’il savait qu’aujourd’hui la jeune femme disparaĂźtrait. C’était maintenant une habitude pour l’homme, s’occuper de ces femmes pendant des semaines. Leur amener chaque jour un verre d’eau, accompagnĂ© seulement et que de temps en temps d’un bout de pain, jusqu’à les conduire au bĂ»cher, les ligotant fermement Ă  un piquet tout en laissant Ă  un autre homme le luxe d’allumer ce feu meurtrier. Il ne restait jamais sur place pour voir le spectacle. Il l’avait fait la premiĂšre fois, c’était tout bonnement insoutenable. L’odeur de chair brĂ»lĂ©e, les hurlements aigus qui s’imprĂ©gnaient jusque sous sa peau, faisant naĂźtre une chair de poule incontrĂŽlĂ©e. Il se souvient du visage de cette premiĂšre femme, brĂ»lĂ©e sur la place principale du village. Elle avait soutenu son regard jusqu’à dĂ©faillir de douleur. Elle l’avait appelĂ© Ă  l’aide et il n’avait rien fait. L’alcool brouillait quelques instants l’atrocitĂ© de ces images qui ne cessaient de revenir le hanter. C’était devenu le remĂšde idĂ©al Ă  ses maux mais il n’avait pourtant pas le choix. C’est avec ces nombreux souvenirs qu’il prend en mains le bras gauche de Clervie pour la mener vers le bĂ»cher. Elle ne peut s’empĂȘcher de dĂ©tailler le visage de cet inconnu qui la mĂšne Ă  l’extĂ©rieur de sa cellule. Ils parcourent ensemble les couloirs de cette cave. Elle aperçoit alors quelques femmes qui, comme elle, allaient trĂšs certainement pĂ©rir par le feu. Elle ne peut retenir un hoquet d’effroi quand elle reconnaĂźt l’un des corps, recroquevillĂ© sur le sol d’une cellule. Clervie se fige un instant. L’homme se retourne alors curieux de cet arrĂȘt soudain. Il suit le regard de la jeune femme pour observer une autre prisonniĂšre, le ventre rond Ă  la peau tendue. Anna
 souffle alors Clervie, dans un sanglot. Elle se rend alors compte que pour cela aussi elle avait Ă©chouĂ©, elle n’avait finalement pas rĂ©ussi Ă  l’aider. L’homme ne peut s’empĂȘcher de sentir sa poitrine se serrer face au spectacle qui se joue devant lui. Les deux femmes se connaissent. Il aimerait la rassurer en lui disant qu’ils attendent la naissance du fƓtus avant de la mener au bĂ»cher ou bien de lui faire passer l’une des nombreuses Ă©preuves du jugement de Dieu. Pourtant il ne dit rien, sachant pertinemment le sort qui est rĂ©servĂ© au deux ĂȘtres enfermĂ©s dans cette autre cellule. D’un petit geste, doux mais sec, il fait comprendre Ă  Clervie de continuer Ă  le suivre. Un bourdonnement vient prendre d’assaut les oreilles de la jeune femme, encore dĂ©boussolĂ©e par sa dĂ©couverte. Elle ne veut ni ne peut accepter de voire une enfant enfermĂ©e dans une cage alors qu’elle va donner la vie. Allait-elle ĂȘtre exĂ©cutĂ©e enceinte ? L’enfant allait-il s’en sortir et ĂȘtre accueilli par une autre famille, qui regarderait la mĂšre disparaĂźtre par le feu ? Clervie ne peut concevoir une telle chose, elle se dit que de toute façon elle ne serait pas lĂ  pour le voir. Cette pensĂ©e bien que macabre la rassure quelque peu. VoilĂ  un avantage Ă  sa disparition. Avant de sortir du bĂątiment, le geĂŽlier arrĂȘte la jeune femme et se positionne face Ă  elle. Il entreprend alors de recouvrir le visage de la sorciĂšre d’un des sacs de jute prĂ©vus Ă  cet effet. Il ne put s’empĂȘcher de soutenir le regard voilĂ© par le chagrin de Clervie. Le sac occultant sa vue, elle ne peut apercevoir ce qu’il se passe mais cependant elle entend. Dans ses oreilles, siffle le brouhaha fait par les personnes rĂ©unies au point central du village. Elle entend les cris, les insultes, les accusations. Elle le sait, elle va mourir. ArrivĂ©s Ă  destination, il la fait monter sur l’estrade en bois, scellant son corps fermement au poteau. Il fait glisser la corde sur ses jambes, son ventre et ses Ă©paules. Clervie recouvre la vue lorsque l’homme retire le sac. La jeune femme sent la corde s’enrouler autour de son cou, l’attachant avec force au poteau. CollĂ©e Ă  ce bout de bois, Clervie ne peut qu’observer ce qu’il se passe en face d’elle. Elle reconnaĂźt la presque totalitĂ© du village regroupĂ©e en ce jour de fĂȘte. Elle ne peut empĂȘcher l’effroi imprĂ©gnant ses pores lorsque qu’elle se rend compte du regard triomphant des villageois. Ils semblent heureux de ce qu’ils voient, hurlant avec force et d’une joie morbide. AU FEU, SORCIÈRE. Ces trois mots flottent au-dessus d’elle. Les berçant dans les derniĂšres heures de son existence. Le regard de Clervie balaye la foule, jusqu’à qu’il se fige et que de stupĂ©faction sa bouche se forme en un rond. Muette, ses yeux se remplissant de larmes quand elle le reconnaĂźt, debout parmi la foule. Il la fixe de ses yeux marron. AloĂŻs est lĂ , comme un ange venu la sauver. Elle voit dans son regard danser une flamme de vengeance, elle le connaĂźt assez pour savoir ce qu’il va essayer de faire. Il va y perdre la vie et elle ne peut se rĂ©soudre Ă  ĂȘtre responsable d’une nouvelle disparition. Elle intercepte son regard, qui semble analyser la scĂšne pour trouver une solution. Clervie le fixe avec amour et reconnaissance. Elle ne peut qu’aimer un peu plus cet homme qui semble prĂȘt Ă  tout pour elle, jusqu’à sacrifier sa propre vie. Alors dans un Ă©change, elle lui demande de ne rien faire, le supplie de la laisser s’en aller. Il secoue nĂ©gativement la tĂȘte, le visage ruisselant de larmes. Elle l’implore, formant les mots avec ses lĂšvres. Il abdique, impuissant face au regard de Clervie. Elle le remercie alors, ses yeux tĂ©moignent de son affection. Elle dĂ©taille alors le visage fatiguĂ© et abĂźmĂ© par le labeur d’AloĂŻs. Il la fixe et elle lui sourit tellement qu’elle en a mal Ă  la mĂąchoire. Elle s’arrĂȘte un moment, sur le grain de beautĂ© qu’il a sur la joue. Elle observe les lĂšvres charnues de l’homme qu’elle aime, le plus beau qu’elle a vu sur cette terre. C’est sĂ»rement l’amour qui influence son jugement mais elle n’en a rien Ă  faire, elle ne peut s’empĂȘcher de le contempler. Lui et sa tenue de travail, sa chemise blanche en lin, elle imagine les bretelles cachĂ©s en dessous. Elle se rappelle alors de toutes les fois, oĂč la pulpe de ses doigts avait parcouru les vĂȘtements pour les lui ĂŽter. Tous les deux s’abandonnant Ă  une Ă©treinte charnelle. Elle l’aime plus que sa propre vie. Elle souffre de savoir qu’il va assister Ă  cela tout en Ă©tant heureuse de pouvoir le voir une derniĂšre fois. Dans un ultime souffle, son regard toujours ancrĂ© dans celui d’AloĂŻs, Clervie prononce ses derniĂšres paroles, un je t’aime, Ă©touffĂ© par le bruit de la foule. AloĂŻs comprend, ses yeux se serrent de douleur et de tristesse. Elle ferme alors les yeux et dans un dernier sourire elle s’abandonne Ă  la douleur des flammes sur sa peau. C’est dans un dernier cri que cette invisible de l’histoire s’éteint.

  • À deux voix

    Le 25 septembre 2013. C’est Ă©trange. J’avais oubliĂ© sa voix. J’avais oubliĂ© comme elle Ă©tait claire. AprĂšs, quand elle a Ă©tĂ© alitĂ©e en permanence, elle a fondu progressivement, elle s’est Ă©touffĂ©e au fur et Ă  mesure des mois. C’est ce filet de voix que j’avais gardĂ© d’elle. J’avais oubliĂ© aussi que je zozotais, que je disais Sarlotte et que quand je me prĂ©sentais ça faisait rire les gens. Au dĂ©but, je ne comprenais pas pourquoi, je pensais que c’était une cĂ©rĂ©monie normale et pas seulement rĂ©servĂ©e Ă  moi. Qu’à chaque fois qu’on faisait de nouvelles rencontres, ça donnait des rires et des Ă©clats de joie. Et puis aprĂšs j’ai compris. M’entendre sur la bande a fait remonter tout ça, je me vois passer toute une soirĂ©e face Ă  un miroir Ă  rĂ©pĂ©ter Sarlotte. À Ă©toffer le son, Ă  Ă©paissir la lettre, Ă  chercher de la langue l’entre-deux pour devenir Charlotte. Mais le plus Ă©trange, c’est que j’avais oubliĂ© qu’elle nous enregistrait sans cesse. Ce vieux magnĂ©tophone qui suivait dans chaque piĂšce et qui trĂšs vite a fait partie des meubles. Qui a fini sa course sur sa table de chevet avec les deux touches en permanence enfoncĂ©es. Ce bon vieux magnĂ©tophone qui macĂ©rait au fond d’un placard et sa poussiĂšre poisseuse pour le rĂ©conforter. Il a jetĂ© un arc-en-ciel au milieu de cette foutue journĂ©e. Parce que, quand d’autres pour leurs dix-huit ans vont faire la fĂȘte, moi j’ai dĂ» finir d’enterrer ma mĂšre. Vider l’appartement dans lequel je n’étais pas rentrĂ©e depuis quatre ans et nous en dĂ©barrasser Ă  tout jamais. Tourner la page. Ça puait le renfermĂ© lĂ -dedans, ça puait la vie qui s’était fait la malle. J’avais tout organisĂ© pour que ce soit rapide, grands sacs poubelle et sacs Ikea, les meubles partiraient aprĂšs, merci Ă  l’abbĂ© Pierre. J’ai procĂ©dĂ© piĂšce par piĂšce, la cuisine, le salon, sa chambre. Dans les nĂŽtres il n’y avait plus rien depuis longtemps, nos affaires nous avaient accompagnĂ©es de famille d’accueil en famille d’accueil pendant toutes ses annĂ©es. Je me suis forcĂ©e Ă  ne pas penser, Ă  ne pas voir dans cet amas d’objets inanimĂ©s toute la lumiĂšre ouatĂ©e qu’ils avaient auparavant diffusĂ©e. Je jette, sac poubelle, je garde, sac Ikea. Les habits je jette, les bijoux je garde, les serviettes, je jette, les bibelots, je jette, la vaisselle, je jette je jette je jette. Les photos je garde, je ne regarde pas. Et puis, derriĂšre une pile de linge, il m’est apparu. Et tout Ă  l’intĂ©rieur de moi s’est coulĂ©, tout a fondu, tout s’est relĂąchĂ©. 11 avril 1995 - Auzourd’hui, z’ai quatre ans Non tu as cinq ans Charlotte. Auzourd’hui z’ai cinq ans Et c’est quand l’anniversaire de Juliette ? AprĂšs ! C’est dimanche. Et qu’est-ce qu’elle va faire dimanche Juliette pour ses trois ans ? Elle va souffler les bouzies. Et c’est un gros pĂ©pĂšre ! [rires de Charlotte et sa maman] C’est extraordinaire ces visions sonores. Ça dĂ©passe le point de vue de l’objectif, ça dĂ©cale du cadre de la camĂ©ra. Les voix forment des visages au travers de souvenirs fixĂ©s par les photos, les cheveux longs de ma mĂšre, mes boucles blondes. Tout est flou, tout est faux. Ça fait revivre Ă  travers soi, ça essentialise, tout est vrai. Des multiples Ă©coutes Ă©mergent des dĂ©tails qui dĂ©brident l’imagination. Elle se dĂ©ploie, se dilate. Ce petit bruit qui gratte, c’est les miels pops dans mon bol qui roulent et se frottent les uns contre les autres. Et ce va-et-vient continu Ă©touffĂ© derriĂšre une porte, c’est ma sƓur qui roule Ă  fond la caisse sur sa petite voiture au grand dam des voisins. Ça rebondit, ça se diffracte. Nous voilĂ  maintenant au parc, juchĂ©es sur nos vĂ©los, vent dans les cheveux Ă  se tirer la bourre. Ça atomise aussi, des morceaux, des fragments auxquels la mĂ©moire se raccroche. Le visage joufflu de ma sƓur, j’avais oubliĂ© ses rondeurs. La toile cirĂ©e vert anis incrustĂ©e de petits trous faits en douce qui dessinent une fleur. Le sourire de ma mĂšre. Ça multiplie, ça divise, ça fractionne, c’est sans fin, c’est sans fond. C’est vertigineux. *** Le 20 aoĂ»t 2014. Des dizaines et des dizaines de cassettes en bazar dans un grand sac Ikea ont migrĂ© bien alignĂ©es sur mes Ă©tagĂšres, pastille verte collĂ©e sur celles Ă©coutĂ©es puis rĂ©pertoriĂ©es dans un cahier Ă  spirales. Une vie en son, triĂ©e, classĂ©e, numĂ©rotĂ©e de mes 5 ans Ă  mes 14 ans. Les annĂ©es s’impriment sur nos paroles, celles de ma sƓur qui s’étoffent, les miennes qui s’affinent et gagnent en profondeur et ma mĂšre dont on entend le sourire dans les rĂ©ponses. C’est amusant, lĂ©ger comme des bulles de savon. Et puis la maladie qui de chimio en chimio l’amoindrit et enferme la bande-son dans sa chambre. Le rythme des enregistrements s’intensifie, plusieurs fois par semaine, parfois plusieurs fois par jour, existence un temps rĂ©duite Ă  l’état de bandes. Et la voix de maman, prisonniĂšre de son lit, qui se livre en pensĂ©es et en rĂ©cits. Elle est magnifique cette voix, Ă  peine voilĂ©e par l’allongement du corps, pleine de force, de courage et d’élan vital. *** Le 4 octobre 2015. Cassettes numĂ©risĂ©es en format MP3, mes muscles Ă©chauffĂ©s, mon corps rĂ©uni, Ă©couteurs reliĂ©s Ă  l'Ipod, je cours. Une face par sortie, une cassette par semaine, je cours avec nos voix, je cours avec sa voix pour l’autre bout du monde. J’ai vingt ans, elle dix-huit. Comme c’est beau comme c’est frais ce premier amour. Trajectoires qui se tĂ©lescopent et se renvoient la balle Ă  quarante ans d’intervalle. Un copain du lycĂ©e, mon voisin de pallier, des regards qui se croisent et peinent Ă  se lĂącher. Le ciel est bleu, les feuilles tourbillonnent et la vie frissonne. Les visages se rapprochent et les mains moites se cherchent, j’ai la foulĂ©e lĂ©gĂšre. Les vĂȘtements qui s’effeuillent, le cƓur qui cogne, les jambes qui flageolent, cet Ă©tat de tension et l’adrĂ©naline qui monte, mes pieds frappent le sol de plus en plus vite. Ta peau sous mes doigts, mes bronches qui brĂ»lent, la douceur des caresses et notre Ăąme qui s’étonne de nouvelles sensations. Les foulĂ©es s’allongent et les gestes tĂątonnent quand dans une plainte contenue la membrane se rompt. Ma mĂšre se crispe, les ondes me tordent. J’accĂ©lĂšre encore. La voix off de ma mĂšre, la valse de nos corps et le trottoir qui dĂ©file s’entremĂȘlent et se fondent. Ma mĂšre déçue, ses chairs meurtries, les miennes s’embrasent. Mon souffle trop court stoppe ma course folle. Ma cage thoracique se gonfle, expulse, se gonfle, expulse, halĂšte, halĂšte, je crache mes poumons. Je marche. Pour retrouver mon souffle. Pour rassembler mes voix. Et je pense Ă  cet Ă©change que nous n’aurions jamais eu ensemble, je l’emporte avec moi dans la douceur de l’automne. *** Le 17 mars 2016. Les vendredis, pour clore la semaine, je dĂ©bouche une bouteille et m’enivre de sa voix, c’est devenu un rituel. Le cahier se noircit, les gommettes s’alignent et je crains Ă  l’avance ce moment funeste oĂč sa voix s’éteindra. Je me rationne, je gĂšre ma dĂ©pendance, une face par semaine. J’ai besoin de l’entendre, j’ai besoin de savoir. Je me love dans le moelleux du vin et le ventre de ma mĂšre. Je les aime tellement mes filles. Elles sont merveilleuses et elles sont magnifiques en plus, magnifiques. Ma petite maman chĂ©rie qui a quittĂ© sa chambre, ma petite maman, guĂ©rie pour le moment. *** Le 27 dĂ©cembre 2017. Muscadet ou Pinot gris, plus c’est sec mieux c’est. Tout est noir tout est froid. Je m’enfonce dans les limbes, Paname s’éteint et Kamel mon voisin mon sublime Kamel me quitte. Mais oĂč est la petite lumiĂšre qui me maintenait en vie ? Et sa voix qui me suit, sa voix qui me poursuit. Ça me dĂ©plaĂźt assez d’aller Ă  Paris, c’est une ville que je ne supporte plus, c’est une ville oĂč les gens se croisent mais ne se rencontrent pas, comme une indiffĂ©rence pĂ©nĂ©trĂ©e d’un vague mĂ©pris. Il neige sur Paris et je suis seule. Seule avec sa voix, sa voix qui m’aspire et me tire vers le fond. La voix m’envahit, ce n’est plus mĂ©lodie, elle est devenue cri qui me rĂ©veille la nuit. Elle s’enfonce dans les graves, elle s'Ă©crase et devient grains de sable qui me broient. Mais j’y reviens encore, j’y retourne tous les soirs et j’écoute en boucle sa longue litanie. Son corps qui la lĂąche, son cancer resurgi qui la cloue de nouveau au lit et qui me mĂ©tastase. Ses peurs qui la tĂ©tanisent, la longue nuit qui arrive et qu’elle dĂ©gueule pendant que je bois. Que vont devenir mes filles ? Elles pleurent tes filles, maman, elles t’écoutent et elles pleurent. Ton journal intime devient confession avant l’oraison funĂšbre. Et tu te rĂ©pands, mais je ne veux pas savoir, je ne veux plus savoir et pourtant j’y reviens. Tu parles de mon pĂšre, de ton grand amour, et ce bref mot posĂ©, arrachĂ© Ă  un carnet, sur la commode du salon. À cet endroit mĂȘme oĂč tu posais aprĂšs ce bon vieux magnĂ©tophone. Je ne peux pas ĂȘtre pĂšre, je t’aime. Et ces mots qui rĂ©sonnent, ces mots qui rejaillissent, au boulot, au cafĂ©, dans la rue, dans le mĂ©tro, je ne peux pas ĂȘtre pĂšre je t’aime. Les hommes ne sont pas fiables. Ça me cogne. Et je pense Ă  Kamel. Ça me cogne. Mais je n’en veux plus de ta voix ! Je veux la faire taire mais elle revient sans cesse, toujours dans ma tĂȘte. Laisse-moi dĂ©couvrir par moi-mĂȘme, laisse-moi me dĂ©couvrir moi-mĂȘme. Et lĂąche-moi ! Tire-toi en fait. DĂ©croche-moi. *** Le 15 fĂ©vrier 2024. J’ai ZĂ©lie dans les bras. LĂ  elle porte un petit pyjama en velours bleu nuit que lui a offert ma sƓur, avec sur le devant une girafe orangĂ©e qui porte autant de colliers que son cou peut en porter. Elle est lovĂ©e contre moi, ses petites mains veloutĂ©es qui effleurent ma peau, c’est tellement doux la peau d’un bĂ©bĂ©. Elle est accrochĂ©e Ă  mon sein comme un camĂ© Ă  sa dose, le corps entier secouĂ© de contentements jusqu’au bout des pieds. J’approche mon tĂ©lĂ©phone pour mieux capter tous les sons qu’elle fait. Succion, dĂ©glutition, aspiration, tout n'est qu’urgence, tout n’est que sens. Je parle tout bas parce qu’il est trois heures du matin et qu’Antoine dort dans la chambre d’à cĂŽtĂ©. Elle a deux mois et demi notre fille et elle est merveilleuse, elle est magnifique en plus. Le soir, aprĂšs sa derniĂšre tĂ©tĂ©e qui la plonge dans le sommeil, Antoine la couche dans son petit berceau et nous la contemplons tous les deux, les traits de son visage complĂštement relĂąchĂ©s, les jambes en grenouille et les bras en corolle, la grĂące d’une danseuse de ballet. Et chaque soir je supplie en silence qu’elle fasse une nuit complĂšte pour la premiĂšre fois. Parce que lĂ  je commence Ă  fatiguer. Le mois dernier, on a dĂ» l’emmener aux urgences. Son rhume avait dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, elle ne voulait plus tĂ©ter, peinait Ă  respirer. Et moi aussi je haletais, j’étais paniquĂ©e, je traversais l’appartement dans tous les sens avec la petite dans les bras, le corps contorsionnĂ©, le visage cramoisi, ses hurlements qui rĂ©sonnaient et me prenaient la tĂȘte, sans pouvoir rĂ©flĂ©chir, sans savoir quoi faire. Antoine Ă©tait au boulot et j’étais toute seule. La solitude de la maternitĂ©. Alors j’ai pensĂ© Ă  maman, Ă  ce qu’elle nous disait de faire quand on se sentait submergĂ©es. Respire ma chĂ©rie, inspire profondĂ©ment et souffle, souffle sur les cailloux, tes sanglots, tes regrets et tes craintes, et laisse-les se lisser, fais-en des galets. Écoute le murmure des vagues jusqu’à ce que ton corps se calme. Alors j’ai pu appeler Antoine. Ils l’ont gardĂ©e trois jours en observation, bronchiolite du nourrisson. Et puis on l’a ramenĂ©e et on l’a encore plus choyĂ©e. Le petit grincement rĂ©gulier qu’on entend, c’est le bruit du rocking-chair qui se balance et qui nous berce. Autour de nous, projetĂ©es sur les murs, dansent et tournoient les ombres bleues et vertes d’une forĂȘt que de temps en temps les phares d’une voiture balayent et envoient valdinguer. Je ne sais pas si on peut entendre ma main qui caresse ses cheveux. La rue est silencieuse, Paris dort dans la torpeur de l’hiver. Il a neigĂ© la semaine derniĂšre, ZĂ©lie, dans les bras de son pĂšre, regardait derriĂšre la vitre les flocons suspendus dans les airs. Sa voix me manque, son absence me pĂšse. Ce trou de ma naissance Ă  mes cinq ans qu’il faut que je comble, qu’il faut que j'invente. Alors moi aussi je pose ma voix, moi aussi je dessine un sillon dans le sillage de ma mĂšre, je laisse une trace. Une histoire Ă  deux voix qui se rĂ©pondent et se complĂštent. Ce matin, quand Antoine est parti travailler et que ZĂ©lie s’est rĂ©veillĂ©e, je la lui ai fait Ă©couter, sa voix feutrĂ©e et qui pourtant se redessine, redevient cristalline, quand elle raconte ce jour de mai, dans un musĂ©e de Chicago. Elle y Ă©tait seule, mon pĂšre que je ne connais pas ne l’accompagnait pas. Elle se faisait une joie de dĂ©couvrir ce tableau, le joyau de l’Art Institute of Chicago, Rue de Paris, temps de pluie, de Gustave Caillebotte, bourgeois abritĂ©s sous des parapluies sur un coin de trottoir et les pavĂ©s ruisselants de Paris. Mais la foule agglutinĂ©e devant ce pan de mur, cette immense toile, l’avait rebutĂ©e et conduite ailleurs, vers Les Deux SƓurs de Renoir. Et ce n’est pas nous qu’elle voit, ma mĂšre, nous ne sommes pas encore nĂ©es. Ce qu’elle voit d’abord, ce sont les couleurs du printemps qui Ă©clate de tout son saoul, de toute sa joie, le camaĂŻeu vert des feuillages enchevĂȘtrĂ©s, le rouge coquelicot, les nuances de rose, de poudrĂ© Ă  corail, et le bleu profond d’une robe. Ce qui l’accroche ensuite c’est le contraste avec la blancheur de leur peau, la finesse des mains qui se dĂ©tachent, le teint diaphane de leur visage, leurs joues lĂ©gĂšrement empourprĂ©es et leur bouche close, mĂȘmes lĂšvres dĂ©licatement ourlĂ©es. Et ce qui la happe, c’est leur regard, le regard de la jeune fille, de la mĂȘme couleur que sa robe, ce bleu marine qui l’entraĂźne avec elle avec le bleu azurĂ© de sa petite sƓur. Elle se laisse aspirer tout entiĂšre par leurs grands yeux qui plongent en elle, entrent en elle, voient en elle et la font chavirer. Et l’insistance d’un autre regard que je perçois Ă  cĂŽtĂ© de moi, cet homme ĂągĂ©, un mouchoir Ă  la main, ses joues emportĂ©es par ses larmes, qui me fixe un instant et me dit simplement, de son accent amĂ©ricain, Renoir. Ce sont les mĂȘmes larmes qui t’ont accueillie ma ZĂ©lie, c’est la mĂȘme Ă©motion qui les a fabriquĂ©es, une mĂȘme joie ivre et mĂ©lancolique. Les battements de ton cƓur dans ce cabinet froid qui envahissent l’espace et suspendent le temps. Ton petit cƓur qui cogne tellement prĂšs du mien et qui absorbe tout, le regard Ă©merveillĂ© de ton pĂšre et le sourire du mĂ©decin, le silence de la piĂšce et les bruits de la rue, mes nausĂ©es et mes peurs. Et quelques mois plus tard, le premier regard que tu me portes, la douceur de ta peau et ma voix qui te berce. Alors je te raconterai que Paris peut ĂȘtre grise mais que la plupart du temps elle est jolie, que c’est juste une question d’état d’esprit. Que derriĂšre ces silhouettes sans visage, sans sourire ni regard, qu’on croise matin et soir, se cachent de luxuriants jardins secrets que tu peux t’amuser Ă  imaginer. Que c’est normal d’avoir peur et de trembler comme une feuille la premiĂšre fois qu’on fait l’amour mais que les frissons transforment les corps. Que l’amour peut parfois faire mal et laisser des plaies et que ce sera peut-ĂȘtre toi un jour qui abĂźmera. Que les hommes ont des failles et que certains fuient mais que d’autres se relĂšvent la nuit. Qu’une mĂšre peut mourir sans que ses filles ne se sentent abandonnĂ©es. Je te raconterai Ă  quel point on peut se sentir aimĂ©e.

  • Hommage rouge

    Je suis Humaine, face aux tambours des guerres et leurs enfants-larmes Humain, face Ă  toi Elle m’a dit qu’elle Ă©tait la rencontre d’une branche de vent et d’une fleur d’étoile. Je me souviens d’elle, empoignant la force des dĂ©buts, qui Ă©tire funambule les falaises d’hommes, rigole dans le prĂ©cipice. De quand elle est rentrĂ©e, le visage couvert de larmes et de cendres. Face Ă  elle, que faire d’autre ? Je prononce l’interdit : qu’as-tu fait ? Sa voix dĂ©chire l’air pour y tailler sa place : « J’ai fait un pas. Si je ne veux pas le dĂ©faire, il va me coĂ»ter le reste de ma vie. » Son regard m’intime de laisser le sac tomber de son Ă©paule. « Je ne reculerai pas. » La peau du sac embrasse la peau du sol. Devant moi tout entiĂšre, elle n’a pas pris racine, elle a pris bloc. Un bloc de certitudes ; elle n’a fait qu’un pas. Je l’amĂšne Ă  la chambre. Pendant la route le cuir se traĂźne, accrochĂ© Ă  l’angle de ce bloc de femme qui avance. L’avancĂ©e faite bloc. Son regard qui dissipe la ville est un flot de pĂ©trole : viscĂ©ral, coulant noir, il m’englue. Je ne parle plus, de peur de craquer l’allumette, incertain au fond de savoir si c’est elle ou si c’est moi qui en finirait brĂ»lĂ©. La porte s’ouvre, elle pose le sac contre le radiateur, ouvre le tuyau de la douche, disparaĂźt. Je m’assieds dans le canapĂ© sans dĂ©faire mes chaussures. Je ne comprends plus rien. À quelques pas, le sac me dĂ©visage. Ce sacrilĂšge, l’ouvrir
 pourrait-elle le savoir ? Il faudrait ĂȘtre fou. Ce serait toute la forĂȘt qui prendrait feu
 Non, le risque est trop grand. L’eau coule sur ma peau d’humaine, ruisselle dans mes yeux d’humaine, s’infiltre dans ma bouche d’humaine, humain, et je me demande pourquoi je suis allĂ©e, humaine, humaine, derriĂšre ce bĂ©ton plĂątrĂ©. Un sac, Ă  la main, le temps, attachĂ© ; et le soleil qui s’étirait d’un bout Ă  l’autre des deux mondes, indĂ©fectiblement. J’ai voulu ĂȘtre le soleil. J’ai portĂ© mes tripes, mon sac, mes yeux d’humaine, et je suis partie, avançant liquide et bloc, au-devant comme le soleil. De ma peau d’humaine, d’humaine
 j’ai vu des tripes, tripes de fer et des cĂŽlons, cĂŽlons d’albĂątre rĂ©pandus dans la poussiĂšre, poussiĂšre terre. C’était ma peau d’humaine, d’humaine oĂč coule l’eau oĂč ont coulĂ© les larmes ; les miennes/les siennes. Je l’ai rencontrĂ© quelques mains aprĂšs. Jusqu’alors j’avançais comme si j’étais immortelle. J’avais l’euphorie des corps dĂ©faits, du cordon, toujours rattachĂ© mais depuis longtemps dĂ©vorĂ© parmi les loups. Et puis ce fut ma rencontre avec le premier corps de chair. Il reposait, rĂȘvait lĂ , infini, Ă©ternel, et ses rires qui ont coulĂ© sur ma peau cachaient ses larmes d’enfant, de crocodile tapis sous la peau du fleuve, Ă  peine Ă©corch
 et sa peau d’humain Ă©tait comme ma peau d’humaine, d’ailleurs il m’a appelĂ©e « Humaine, humaine ! », alors de toute ma peau d’humaine je lui ai souri. Ses yeux Ă©taient deux noisettes Ă©pargnĂ©es par les Ă©cureuils, il m’a sautĂ© dans les bras et les flaques sans eau se sont mises Ă  briller sous le soleil d’aprĂšs l’albĂątre ! « Humaine, humaine ! » qu’il disait avec ses mimines collĂ©es sur mon visage. Et puis il a sautĂ© comme un oiseau, comme s’il avait entendu une cigale le dĂ©fier, alors il m’a tendu son trĂ©sor, soigneusement gardĂ©, puis s’est mis Ă  pĂ©pier : « ‘Vais voir maman ! ». Je l’ai laissĂ© partir avec une larme d’humaine, humain, humaine et j’ai glissĂ© la trousse dans mon sac, et j’ai glissĂ© mon sac sur mon dos, et c’était tout. MĂȘme peau qui reçoit l’eau ou qui reçoit les larmes. J’ai appris Ă  vivre pour un enfant-fleuve, noyĂ© sous ses larmes-crocodiles. Quand je suis revenue l’homme Ă©tait lĂ , bloc trouĂ©, presque effacĂ© et presqu’enfantin, je voulais lui demander « Qu’as-tu fait ? », mais qu’importe il m’a recueillie jusqu’à l’eau qui coule, s’écoule hommage sur l’humaine aux fleuves, rouge. L’eau coule depuis bien vingt minutes. Le sac n’a pas bougĂ©. Je ne tiens plus, Ă  le fixer : il faut que je sache, que je l’ouvre. Chaque minute oĂč j’hĂ©site est une minute qui me rapproche de sa sortie, pourtant j’hĂ©site. Le danger grandit avec le besoin. Je ne peux que grimacer au son que fait le canapĂ© quand je me lĂšve. Je suis devant le sac. La fermeture argentĂ©e est tout en bas. Je ne rĂ©alise qu’à moitiĂ© que l’eau ne coule plus. La poussiĂšre sur le sac m’agresse, j’essaie d’éclaircir ma gorge tout en tirant le minuscule zip. Le sang tambourine Ă  mes oreilles. Je ne me rends pas compte que je n’entends pas. Le trĂ©sor ! De ma peau d’humaine, humaine je sors de l’eau, attrape un linge bien trop blanc, blanc pour humain, rouge d’humaine. J’agrippe le sac, peau contre peau — on n’ouvre pas un enfant — et l’amĂšne ventre contre peau au pied du lit. Dos au mur, son trĂ©sor contre moi, je le sens qui bat. Qui bat ! Sur le haut du lit, des sillons gris oĂč se rĂ©fugier : je me regarde plonger. Le long de chaque ligne, des ronds comme des cellules d’or s’écoulent. Du sable dans un dĂ©sert de temps. Ils filent leur destin en petites bulles, fleuves et circonvolutions, ils filent. Je n’ose regarder Ă  travers la porte entrouverte. Mes mains tremblent encore de surprise. Mais elle est bien lĂ , dans la chambre, je ne vais pas avoir peur d’elle
 Elle est recroquevillĂ©e sur la moquette, une simple cape blanche sur la peau. La couleur du tissu Ă©ponge la fait presque disparaĂźtre contre le mur ; ses yeux oscillent au-dessus du lit. Elle ne va pas bien. Je n’ai jamais Ă©tĂ© prĂ©parĂ© pour rĂ©agir Ă  ça. Contre l’encoignure de la porte, il est venu m’arracher aux sillons du lit. Aux mystĂšres de la vie qui se dessinent devant moi. Je vois les cellules couler, irisĂ©es du soleil qui n’arrive pas jusqu’ici. SOLEIL ! Il tremble. Qu’il tremble. Je ne le laisserai pas toucher aux soleils. Cette fois-ci je plonge, sans reprendre ma respiration, je plonge plus profond. Percer la peau de cette tristesse-crocodile depuis l’intĂ©rieur ; enfant-fleuve. Elle s’est levĂ©e, d’une main elle tient le sac comme un nourrisson, de l’autre elle Ă©tend les doigts et marche, bloc terrible, jusqu’au bord de l’armoire. Elle agrippe la premiĂšre pile de vĂȘtements et l’envoie valser par terre : « Le soleil qui s’infiltre partout, et ici il n’arrive pas ? » Sa voix tremble autant de peur que de colĂšre, elle plonge de nouveau sa main dans l’armoire, dĂ©loge la deuxiĂšme pile puis la tire, jusqu’à Ă©parpiller les vĂȘtements dans l’air. « On ne pense qu’à ça ! Et eux n’ont que leur peau », ses doigts s’enfoncent dans le tissu, « ILS N’ONT QUE LEUR PEAU !! » et le bruit mĂ©tallique des fermetures entame le parquet. C’est une lionne qui me fixe au milieu des corps dĂ©faits. Des manches ployĂ©es, des jambes Ă©cartelĂ©es. Elle s’effondre sur le sol, et tout Ă  coup sanglote : « Ils sont lĂ , cigales ou Ă©cureuils, ils chantent ‘humaine, humaine’ comme le soleil
 Ils chantent comme des oiseaux, qu’importe aux fleuves si les oiseaux chantent
? » Son regard m’a laissĂ© clouĂ©. Elle a attrapĂ© mon tĂ©lĂ©phone, ouvert les rĂ©seaux en tenant toujours le sac contre elle, puis elle a regardĂ© les nouvelles du monde entier. Je n’ose pas bouger, mĂȘme engourdi jusqu’au cou. Devant ses yeux en larmes dĂ©filent les tsunamis et les coulĂ©es de boue, les prises d’otages, les attentats, les appels Ă  la haine de dirigeants lointains. Il y a les corps montrĂ©s et ceux que l’on ne montre pas, qu’elle regarde dĂ©filer tous d’une seule vague. Le pus de l’humanitĂ©. Et moi ? Moi, je suis censĂ© l’enfermer pour qu’elle arrĂȘte de le boire ? De l’eau. Je gagne la cuisine, prends un verre. Le bruit du robinet ouvert couvre ses larmes. Mon regard s’étire vers la fenĂȘtre : que vais-je faire d’elle ? Les minutes s’écoulent : que vais-je faire d’elle ? Un oiseau passe. Je prends conscience que je ne l’entends plus depuis un moment. L’eau, le verre, la fenĂȘtre, le dĂ©sespoir, l’oiseau. Le verre Ă©clate sur le carrelage, je me vois courir vers la chambre : pas question qu’elle devienne un ange. Mais non, elle est assise dans la piĂšce, silencieuse. Elle vient d’enfiler un vieux jean avec un sweat trouĂ© : ce qu’elle imagine qui ne me manquera jamais. Sur son visage Ă  contre-jour, elle a sĂ©chĂ© quelques larmes. Le sac attachĂ© sur son dos, elle se lĂšve, me contourne. Elle ne me regarde pas quand elle murmure « Enfant-fleuve », et qu’elle part. La sidĂ©ration commence Ă  s’estomper, mais un frisson amer la remplace. Je retrouve la cuisine, le verre Ă©clatĂ©. Le sac a laissĂ© une trace devant le radiateur. Peu importe vers quoi je me tourne, je ne vois que ça
 tout comme je n’entends que le faible grincement de la porte de la chambre qui vient d’ĂȘtre fermĂ©e. J’enfile des chaussons, me sers un deuxiĂšme verre d’eau en faisant crisser celui qui est par terre. Je bois, simplement. À chaque gorgĂ©e le temps m’écrase un peu plus. Elle est partie, c’est son choix. Ce n’est plus mon problĂšme. Je m’installe dans le canapĂ© : ce n’est plus mon problĂšme. * Les murs de brique dĂ©filent devant mon regard. Gris uniforme. Cette fois-ci le frisson vient du vent : le soleil est voilĂ©. Je sais que je n’aurais pas dĂ» craquer. Mais j’aurais pas pu rester dedans, faut au moins que je la cherche. Une boĂźte aux lettres taguĂ©e, deux rues et trois lampadaires plus loin, je refais mon lacet sur un banc. Mes pensĂ©es osent se dirent : au fond je ne crois pas que je la retrouverai. Je suis parti pour me donner bonne conscience, c’est tout. La vision du banc prend l’eau. Son regard de fauve a dĂ©chirĂ© quelque chose en moi
 peut-ĂȘtre l’innocence que je lui avais toujours prĂȘtĂ©e. J’étais pas prĂ©parĂ©. La fragilitĂ© a sorti les griffes, et moi je suis restĂ© sciĂ© muet
 Des pigeons passent. La boucle intacte de mon lacet trĂŽne sur le banc depuis trop longtemps, les gens commencent Ă  me dĂ©visager. Le monde coule sur ma peau d’humaine, ruisselle sur mes mains d’humus, s’infiltrent dans mes lĂ©zardes de briques, humaines. Bloc Ă©miettĂ© au vent. Mes pieds avalent les pas, je regarde les tĂąches noires envelopper les sombres gris. L’Humain a cachĂ© ses couleurs. Sur ses maisons carrĂ©es des mots placardĂ©s qui effacent d’autres mots, partant en lambeaux de papier qui ne rĂ©pondent mĂȘme plus au vent. Je file la route qui n’a pas de fin. Sur la boĂźte Ă  mots, des gribouillis rouges et blancs. Une goutte qui tombe de la riviĂšre des toits. Deux envolĂ©es de maisons rangĂ©es, trois arbres Ă  lumiĂšre, je scrute les barres d’un rĂ©ceptacle Ă  corps. Il faut que je dĂ©code le message : « Pourquoi les fleuves ? ». Le faux silence du banc est tout ce qu’il me rĂ©pond. Mais rien
 rien ne me dit comment, comment sortir les enfants du fleuve ? Et mon cƓur se serre Ă  la barre, pour en dĂ©chiffrer tous les Ă©crous et le mĂ©tal en dedans. DĂ©chirer les poutres et la peinture. J’ai envie d’hurler, inutile mĂšre, le besoin de les rappeler Ă  leurs larmes alors que les crocodiles rĂŽdent : ENFANTS-FLEUVES ! La rue sent la sciure et le sel. Ça m’assaille les poumons. Au loin les voitures klaxonnent, les gens s’agitent devant les boutiques. Humains qui pleurent, humains qui cherchent leur genĂšse hors du cƓur. MĂ©lange de poussiĂšre et de pollution. La crasse accrochĂ©e aux caniveaux rabat mes semelles. OĂč est le pont ? Je croise deux vieilles femmes qui refont le monde en me chassant du regard. Sur le fleuve-larmes, oĂč est le guet pour les attraper ? Cette journĂ©e est interminable. Je me retourne sur chaque bruit de pas, je guette chaque silhouette. Ils coulent, coulent s’écoulent avec l’eau. L’habitude me gagne, je sursaute chaque fois un peu moins, je ne m’attends plus Ă  la voir. Vous les avez vus vous aussi ? Les enfants qui cachent les crocodiles sous leurs rires ? Alors oĂč est le guet pour les rattraper ? Je ne la trouve pas. Dites, comment puis-je les aider ? Je ne la trouve pas bon sang, et ça ne m’inquiĂšte mĂȘme plus. Dites
 C’est la fatigue, comment sauver c’est la fatigue qui veut ça les enfants
 Tu pourrais ĂȘtre partout. Laissez
 Une femme est lĂ  laissez-moi , on dirait qu’elle dites-moi comment s’est perdue. Elle
 comment les sauver ? Un oiseau chantonne. une noisette tombe devant moi . La femme disparaĂźt au coin de la rue que le soleil , perçant la grisaille, vient de sauver. Tu vois comme moi ? Je saisis son tintement ricochant sur les murs. Il est lĂ , le mur. Devant moi il se dresse, aprĂšs les pas perdus, et le soleil parti se cacher. Mon cƓur a envie de pleurer sous une peau de fleuve, comme l’enfant, des larmes de crocodile qui transformeraient la poussiĂšre en terreau. Et le terreau en paix comme le soleil, qui s’étirerait d’un bout Ă  l’autre du bĂ©ton. Éternel Ă©tirĂ©. Mes pieds heurtent le sol trop parfait de la rue, les pavĂ©s bien vissĂ©s, au milieu des passants qui ne font qu’avaler. La toute-colĂšre est retombĂ©e, je m’abrite de mon regard contre le mur, et je pleure. Le ciel se dĂ©lave jusqu’à mes pieds, je ne peux que baigner dans leur misĂšre sans remuer. Je sens que ça me rentre par le nez, que ça inonde mes poumons, j’aimerais fermer mes yeux, mes oreilles, mes mains Ă  cette horreur. Pas au monde qui m’entoure, mais Ă  moi qui ne peux le changer. J’ai l’impression d’entendre ses rires qui cachent ses larmes, dans les miennes de sentir ses petites mains couler et couler sur mon visage. Comment sauver les enfants-fleuves ? Je m’avale dans mon propre gouffre. Un tambour gronde la guerre et je ne veux pas entendre. La surface est si loin maintenant que la lumiĂšre ne me parvient plus, et voici que sur mon Ă©paule se pose sa petite main de pluie, je relĂšve la tĂȘte et je le vois Ă  quelques centimĂštres de moi, le visage barbouillĂ© de soleil, qui me rĂ©veille doucement « humaine ? humaine ? », et le frisson qui parcourt ma peau s’étiole, ma vue s’embue avec ma tristesse, je murmure tout ce que je ressens et il m’écoute, et me prend dans ses petits bras, avec ses vibrisses de chat qui frissonnent sur mon cou. Il me laisse pleurer longtemps, le temps de vider toutes mes larmes, et lui qui est un fleuve n’ose pas mĂȘme dĂ©verser une larme lorsqu’il annonce : « ‘Trouve pas maman. Humaine, ‘as vu ma maman ? » Que pouvais-je rĂ©pondre Ă  son souffle effleurant la peau du fleuve ? J’ai attrapĂ© sa petite main et lui ai dit : « Ta maman est partie. » Il a serrĂ© ma main, et je crois qu’à ce moment-ci il a compris. Dans un dernier Ă©lan de courage, ravalant les larmes de ses deux yeux, il a lancĂ© « On va la voir ? » Oui. On va la voir. Alors mes larmes reviennent, je ne peux plus ne pas entendre le son des tambours qui marque ce que je ne nommerai pas. Un peu maladroitement, l’enfant Ă©carte une mĂšche de mon visage sans me lĂącher, puis il sourit, et cela nous rassure tous les deux. Je lui ai promis que tout allait bien se passer. J’aimerais tellement, petite noisette
 mais regarde-moi. Je n’ai rien pour faire fuir les crocodiles et te ramener Ă  ta maman. Je ne suis que moi. Je ne suis que moi. Il se met Ă  chantonner, sans Ă©couter le bruit des tambours, et sa voix recouvre notre peur. On se tient ensemble, il me ramĂšne le sac devant moi et ensemble, on l’ouvre. On l’ouvre tout doucement, comme on manipulerait un nouveau-nĂ©, et on cajole notre petit frĂšre Ă  nous. AprĂšs le sac, la trousse. Je sens qu’il n’a pas besoin de m’appeler, je sais qu’il me parle quand il chantonne
 on ouvre le trĂ©sor, un rayon de lumiĂšre se rĂ©vĂšle un instant
 il fait briller le mica d’une petite pierre tout contre les restes d’une gomme et les crayons de couleur en pagaille. Il y a un feutre, rouge, qu’il me met dans la main et doucement, il referme un Ă  un mes doigts par-dessus. On pose la trousse, il me sourit en dĂ©voilant son adorable trou laissĂ© par une dent qui pousse. Il murmure « Humaine
 » puis recule d’un bond, prĂȘt Ă  rire, et se dissipe dans un ruban de vent jusqu’aux derniĂšres secondes de sourire. Dos au mur je sens mon cƓur qui bat la chamade, la pluie encore humide sur mes joues, le tube de plastique rouge serrĂ© dans ma main et la poussiĂšre qui s’envole un peu plus terre. Je me lĂšve et ça vient de mes entrailles, j’élĂšve le crayon dans les airs, puis l’appuie contre le bĂ©ton du mur. Les tripes de fer et les cĂŽlons d’alb
 non, se lĂšve le soleil d’aprĂšs l’albĂątre. Je sens vibrer contre ma paume la derniĂšre pulsation de l’enfant. S’élĂšve l’hommage rouge. Le fĂ©minin s’étire, les fibres sang s’appuient sur la peau du mur. Le ciel se met Ă  parler. Elle dit, et le chant reprit
 trace courbe, un bouillon de sang du dedans, la larme, et des tambours commencent Ă  s’élever eux-aussi. Les tambours viennent de ce cĂŽtĂ© du mur, ils pulsent un rythme trop fou pour ĂȘtre lent, chacun est une dĂ©chirure, et la main contre le mur trace. Trace le crayon sur le mur au premier battement de tambour. Trouver un cƓur pour le premier rĂȘveur en paix qui cherche le repos les Ă©toiles. Du bout des doigts dans la poussiĂšre-terre, du ciel qui s’effile Ă  la pointe du feutre
 Et le premier cƓur bat sur le mur, je le sens pulser hors du crayon, il vit lĂ , infini, Ă©ternel ! l’infini
 le tambour reprend, je me glace et trace : deuxiĂšme cƓur. Les rĂȘveurs n’ont pas d’autre nom que celui du tambour, qui se met Ă  chanter leur chant, et je m’émerveille de voir des cils papillonner sur le mur, derriĂšre et tout autour. L’encre coule, s’écoule rouge, donne vie aux vies perdues. Le rythme saccade, se rompt et reprend, dans ma poitrine se brise, troisiĂšme cƓur sur le mur. Mur, main, mine, et danse l’encre des genĂšses humaines hors des corps humains. Hors des corps sous les Ă©toiles avec le soleil. L’entends ? L’entends ? la main trace aux rires d’enfants coulant rouge. Rattrapez-les. La main s’écorche sur le mur, elle crie et je pleure, le tambour foudroie. Foudroie. Mais la folie tambour s’écrase et s’écrase, le rythme s’effondre en prĂ©cipices, je le regarde s’effondrer et ma main trace et trace, vite, plus vite, les cƓurs Ă  l’encre sur le bĂ©ton. Les cƓurs manquent, ceux lĂ -bas s’effondrent, ils ne chantent plus, ne chantent plus le soleil la joie la tristesse, ils s’éteignent et cherchent un nouveau cƓur oĂč s’abriter. ProtĂ©ger. Au rythme, protĂ©ger, la cadence de la foudre, des Ă©clairs et feu. Humaines, humains. Le tambour me retourne, troue mes viscĂšres jusqu’à ma gorge qui ploie en sanglots. Les cƓurs ! faire battre les cƓurs, tarir le tambour Ă  son fleuve
 je ne peux pas. Ma main tremble cette frĂ©nĂ©sie qui sait. Les cƓurs s’éteignent, je ne peux pas tous les faire vivre. Je n’ai pas la force. Trop de cƓurs, trop peu de murs, de mains, de mines pour tous les rĂ©fugier. Tous rĂ©fugier )En;FA’ntS ÂĄFLeUvE/s !! La mine chute dans un silence horrible. Le tambour s’est tu. Mon corps ne tient plus, la peau d’humaine caresse la peau du sol, et mon encre couleur de crayon la parsĂšme de petites Ă©toiles. Ma vision s’étiole, mes mains tentent d’arracher ma carcasse d’existence et je sais qu’elles ne sont qu’une caresse face Ă  tout ce qu’ils ont connu. Et je sais que je ne sais pas Ă  quel point ils ont connu des mains plus douces que les caresses les cueillir. Je ne sais pas, je n’entends que ce tambour qui ne se bat plus en moi, ce tambour des cƓurs perdus, des encres vidĂ©es, des sacs ouverts. Il se met Ă  pleuvoir
 Je revois son regard, l’enfant rĂȘveur qui m’a cachĂ© ses crocodiles sous ses larmes. Ses yeux Ă©taient deux noisettes Ă©pargnĂ©es par les Ă©cureuils, il cherchait sa mam
 Écureuil. Bonjour, Ă©cureuil. Alors ça y est, tu es venu ramasser ses yeux-noisettes ? ne me le dis pas, viens mon ami. Tu sais, ce sont peut-ĂȘtre tous dĂ©jĂ  des Ă©toiles
 Le ciel se met Ă  chanter avec moi, tu les entends hurler aussi ? Si tu savais comme j’ai envie de les retrouver. De te chasser, leur dire que ce n’est pas vrai, les secouer et les rĂ©veiller tous. Ce n’était qu’un drĂŽle de rĂȘve ! tu peux venir, Ă©cureuil. Tu peux, regarde-les
 in(fin:is,, im’mor!tels
. C’est fini. Il pleut ? Le noisetier perd une feuille encore verte. La mĂ©tĂ©o se dĂ©traque. Non, l’orage arrive. Le vent est plus fort depuis tout Ă  l’heure. Elle a disparu. Je vais faire autre chose. Je m’en vais, ailleurs
 non, soleil ! Attends !
 Me voilĂ  qui parle au soleil. C’est ce qu’elle, elle ferait. Fini les « je dois », si je vais la chercher, c’est parce que je le choisis. Je suis mes choix. Dans mes tympans, ça pulse fort. Lentement, mais pas comme le sang. Je sais pas, c’est comme plus
 cachĂ© au fond. Les gouttes s’écrasent sur les tuiles sans grand bruit, je me sens brouillĂ©. EnivrĂ©, mais je sens surtout que je perds pied. Le noisetier sous le rayon de soleil, la pile de corps de tissus, son regard de fauve. Tout se mĂ©lange, ma tĂȘte ne pense plus clair. J’entends juste le tambour battre fort et vite, pulse rouge. J’ai peur de la trouver elle. De ce fond qu’elle excave sans fatigue de moi. Qu’elle me dĂ©robe encore mon sol bien certain d’un seul regard de lumiĂšre. Je blottis ma chair contre ma chair, lovĂ©e contre le mur rĂąpeux, je laisse le fleuve couler. Sur tout mon corps, par tous mes yeux et toutes mes bouches, je laisse couler le fleuve dans les larmes crocodile. Humaine, je suis humaine. Le bruit me transperce les oreilles, Humaine, je suis humaine. Je tremble de la trouver, je n’ai pas de solution Ă  sa dĂ©tresse. Ni Ă  la leur. Je ne peux pas lui dire quoi faire, je l’ignore. Je l’ignore, je n’ai pas ta solution ! Je t’en prie, apparais. Apparais ! Oublie ce que tu as vu, reviens. Repasse le mur, dĂ©fais ton pas, reviens avec moi
 Qu’est-ce que
 Humaine, je suis humaine. Un Ă©cureuil ? Il s’enfuit et je m’élance ; le soleil, la pluie, quelques grains de bĂ©ton, et les tambours qui me rendent fou s’arrĂȘtent enfin. Mes yeux s’accoutument, il n’y a pas d’écureuil, juste la ville, et pourtant. AcouphĂšnes ; je la vois. Le fracas des Hommes au son des tambours Celle qui dit ĂȘtre nĂ©e d’une branche de vent et d’une fleur d’étoile IrrĂ©el du feu des cƓurs qui s’étiole, et s’étoile Femme qui tend l’hommage L’écureuil grimpe sur mes genoux et me fixe de ses deux grandes billes noires Ă©clatantes de vie. Il semble me sourire, alors dans toutes mes larmes je lui souris aussi. Il fait quelques bonds en arriĂšre puis passe dans une lĂ©zarde vers l’autre moitiĂ© du mur. Sous les cƓurs sur le mur. La pluie cĂšde au silence. MĂȘme mon cƓur ne veut plus battre l’air. Les perles de lumiĂšre ruissellent le long de la route, et je sais que lĂ -bas le cercle de peau est encore tannĂ© sous les coups. Mais mes mains ne peuvent pas recueillir tous les espoirs naufragĂ©s. Le fleuve qui passe par mon corps ne s’est pas tari, je ne cherche pas Ă  le cacher sous les rires ; ce n’est plus important. AcouphĂšnes ; je la vois. Elle est roulĂ©e brouillĂ©e contre ce grand mur bĂ©ton. Des dizaines et des dizaines de cƓurs rouges se tapissent sur le mur et sous sa peau. Elle pleure des larmes qui ne lui appartiennent pas. L’homme est arrivĂ©. Il s’approche de moi, ne me rassure pas, ne me parle pas. Il ne me console pas car il sait le fleuve aussi fort que les enfants. Il dĂ©fait sa veste et m’enveloppe Ă  l’intĂ©rieur, il saisit la trousse et la glisse contre moi. Puis il ramasse le crayon. La derniĂšre pulsation de l’enfant. Il l’étend dans les airs vers le mur, et alors que ni lui ni moi ne sommes capables de suivre le rythme du tambour, j’entends la mine dessiner sur le mur la trace courbe en bouillons de sang. Mon corps a pris le dessus. La femme est lĂ , elle relĂšve la tĂȘte et me voit. Ses yeux-larmes semblent avoir trouvĂ© leurs irisations de soleil. Sur le mur il trace un cƓur plus grand que tous les autres, un cƓur de la taille rĂ©unie d’une poitrine d’hum
 Il referme le cƓur afin que la vie s’écoule Ă  l’intĂ©rieur, puis inscrit dans le cƓur : « Ceci est un cƓur servant de cƓur Ă  tous ceux qui en cherchent un nouveau. » J’entends son cƓur qui se remet Ă  pulser sous le torrent de larmes. Le pont. Le pont du fleuve loin des crocodiles. Finis les pleurs sous les rires. C’est le guet. Le crayon dans la main, il se retourne et me sourit : « Tu appelles ça comment ? » Ses lĂšvres tremblantes dĂ©voilent un sourire, ses deux mains serrent la trousse comme une bouĂ©e, elle me rĂ©pond de sa voix couleur soleil : « L’hommage rouge ». Je rebouche le crayon et le glisse dans la trousse d’enfant. Juste l’accueillir. Branche de vent et fleur d’étoile. L’homme a rendu le rouge aux couleurs de l’arc-en-ciel. Il inspire l’air frais Ă  pleins poumons, les yeux bercĂ©s dans l’horizon, puis il atterrit Ă  cĂŽtĂ© de moi. Avec chaleur il me tend sa main rougie par l’encre, et c’est son cƓur qui parle Ă  mon cƓur quand il demande : « Tu viens ? »

  • Le Lac des Âmes SƓurs (2/3)

    * L’assourdissant sifflement de la bouilloire tire LĂŠria de sa rĂȘverie. À travers la vitre de la porte, elle observe Anthea jouer avec sa fille. Les bras croisĂ©s, appuyĂ©e contre une armoire, elle se ronge les sangs et les ongles. DerriĂšre elle, sa grand-mĂšre fait entrechoquer les tasses de thĂ©. – Comment va-t-elle ? demande la vieille dame, inquiĂšte. – Elle va. Ce qui est dĂ©jĂ  un bien grand mot. D’ailleurs, comment pourrait-elle le savoir ? Ce n’est pas elle qui a fini sur la route. Au beau milieu de ce fleuve de monstres, qui auraient tous pu la tuer
 Non ; elle se trompe : les automobilistes n’y Ă©taient pour rien. L’assassin, ce sadique, ce dĂ©traquĂ©, mais c’est lui putain ! Pourquoi il a pas postulĂ© comme dĂ©traqueur chez Warner Bros, aussi ? MĂȘme pas besoin d’effet spĂ©ciaux pour bouffer l’ñme d’Harry ! Et il aurait pas coĂ»tĂ© un rond au producteur, le fumier
 Un soupir d’exaspĂ©ration s’échappe. Elle aurait bien cognĂ© cette pauvre armoire, si sa grand-mĂšre n’y tenait pas tant
 – Et si tu allais dans la bibliothĂšque ? Comme quand tu Ă©tais petite
 propose-t-elle. LĂŠria hoche la tĂȘte, pas tout Ă  fait calmĂ©e. Pourquoi pas ? Elle sort de la cuisine pour traverser la piĂšce oĂč la mĂšre et l’enfant s’amusent. Lorsque son regard croise celui, fatiguĂ©, d’Anthea, elle lui sourit. Une mĂšche brune tombe sur ses yeux quand elle le lui rend ; le cƓur de LĂŠria se fissure au souvenir de feu ses cheveux blonds. Mais sa tristesse disparaĂźt aussitĂŽt qu’elle passe le pas de la porte
 La bibliothĂšque est restĂ©e conforme Ă  l’idĂ©e qu’elle chĂ©rissait d’elle : une piĂšce remplie de bouquins, de bonheur et de convivialitĂ©. Les Ă©tagĂšres sont toujours placĂ©es contre les murs, encadrant son cher coin de paradis. Sofa et fauteuils rouges n’ont pas bougĂ© du centre, soigneusement entretenus. Elle s’approche des Ă©tagĂšres et fait courir ses doigts le long des livres... La poussiĂšre vole par centaines de grains, mais elle n’y prĂȘte pas attention. IntriguĂ©e par un dos de livre rouge et ornĂ© de lettres dorĂ©es, elle incline la tĂȘte : M-I-R-A-C-L-E-S. Ah ça, elle en aurait bien besoin
 De l’index, elle tire le livre en arriĂšre et le sort de sa maison. Elle l’ouvre. Le bouquin lui tombe presque des mains alors qu’elle rit du titre : « EncyclopĂ©die des miracles » ! Elle en a la larme Ă  l’Ɠil tandis qu’elle feuillette quelques pages. Le livre regorge de mythes et lĂ©gendes diverses, mais l’une d’entre elles attire particuliĂšrement son attention. Le Lac des Âmes SƓurs
 Un lac magique et souterrain qui aurait le pouvoir d’exaucer un vƓu Ă  ceux qui cĂšderaient la preuve qui l’unissent Ă  leur Ăąme sƓur. Il faudrait dĂ©jĂ  la trouver... La grotte du lac se trouverait au cƓur d’une forĂȘt, dont les arbres seraient touchĂ©s par un phĂ©nomĂšne physiologique dans un rayon d’un kilomĂštre : leurs feuilles ne seraient jamais tombĂ©es depuis leur naissance. POUF. LĂŠria ferme brusquement le ramassis de bĂȘtises qu’elle vient de lire. Vraiment, elle se demande comment les auteurs dĂ©nichent de telles idĂ©es
 Le lac souterrain qui exauce les vƓux, encore, ne la surprend pas. On fait bien ça avec les fontaines et les piĂšces de monnaie
 Mais les arbres qui ne perdent pas leurs feuilles, vraiment... ? Elle se marre ! Puis elle repense Ă  la photo prĂ©fĂ©rĂ©e de sa grand-mĂšre, oĂč sa petite-fille et son mari rient sous un arbre pourvu de toutes ses feuilles. Et si cette forĂȘt
 ? Non. Ce n’est pas possible. Elle refuse d’y croire. Pourtant, c’est bien avec le livre rouge et or qu’elle sort de la bibliothĂšque. * Anthea promĂšne son regard sur les merveilles qui se trouvent autour d’elle. À ses pieds, le sol est jonchĂ© de feuilles jaunes, rouges, orange. Des couleurs chaudes qui la refroidissent et la pĂ©trifient de peur. Anthea relĂšve la tĂȘte, retient une respiration, cherche son point de repĂšre. Ses yeux finissent par tomber sur LĂŠria qui, la main posĂ©e sur un tronc d’arbre, semble examiner quelque chose. Sa crainte soulagĂ©e, Anthea libĂšre son souffle tandis que le rire d’Emma parvient Ă  ses oreilles. Elle sourit : sa fille est en train de poursuivre un pauvre Ă©cureuil qui n’a rien demandĂ©, si ce n’est manger sa noisette tranquille. Les yeux d’Anthea quittent sa fille et grimpent le long des troncs d’arbres, les escaladent jusqu’aux branches nues et s’envolent au-delĂ  des cimes. Tranquillement, ils baignent dans un ocĂ©an cĂ©leste, peint d’un bleu uni que seuls de petits nuages parsĂšment. C’est un magnifique spectacle qui s’offre Ă  elle ; d’ailleurs il lui rappelle que, sans ces deux ĂȘtres, elle ne serait certainement plus que poussiĂšre. Au loin, LĂŠria l’appelle pour lui montrer quelque chose. Anthea s’approche lentement d’elle et de l’arbre : incrustĂ©e dans l’écorche, il y a une inscription des initiales de LĂŠria et de celles de ses grands-parents. Anthea sourit en reconnaissant l’arbre de la photo, mais quelque chose la chiffonne. – Pourquoi nous as-tu rĂ©ellement emmenĂ©es ici, LĂŠria ? Son amie marque un temps d’arrĂȘt, avant que son visage ne s’assombrisse. – Je veux que ton ex sorte de ta vie. J’en ai marre qu’il se croie permis de dĂ©barquer et de ruiner ta vie en se foutant du mal qu’il te fait ! – Et tu crois vraiment que cette forĂȘt va y changer quelque chose ? – Non. Mais le Lac des Âmes SƓurs, oui. – Quoi ? Ne me dis pas que tu crois sĂ©rieusement Ă  cette bĂȘtise ! LĂŠria lĂšve les yeux au ciel et appelle Emma. L’enfant rejoint les deux femmes en sautillant, tandis que LĂŠria les guide plus loin dans la forĂȘt. – Regarde les arbres autour de toi, Anthea. En s’exĂ©cutant, elle remarque qu’ils ne sont en effet pas comme les autres. Ils sont grands et forment un cercle Ă©trangement vide. Et, Ă  leur cime, des milliers de feuilles tiennent fiĂšrement sur les branches. – La
 La magie n’existe pas ! bĂ©gaie Anthea pour la contredire. – Mais maman, la magie ça existe que parce qu’on y croit ! LĂŠria Ă©bouriffe les cheveux roux de la fillette en la fĂ©licitant, puis tend ses mains Ă  Anthea. Celle-ci les attrape, mais doute encore. Lorsque LĂŠria ferme les yeux, elle hausse un sourcil. – Qu’est-ce que tu fais ? – J’y crois.

  • Le cercle (2/2)

    II J’ai prĂ©fĂ©rĂ© attendre la fin de la saison, songeant que la coupure faciliterait les choses. Quand je lui apprends que je le quitte, BenoĂźt reste trĂšs calme. Il m’assure qu’il « comprend », convenant que nous nous sommes perdus en cours de route. Un peu de recul nous ferait le plus grand bien, le temps pour chacun de se recentrer, et reconnecter le moment venu. Ça me fait sortir de mes gonds et je prĂ©cise ma pensĂ©e en des termes plus Ăąpres. Lui continue de m’afficher sa mine « comprĂ©hensive ». Quand j’ai fini il pose une main sur mon Ă©paule. Je m’en arrache. Sur un ton monocorde il me dit Claire, mon amour tu es en colĂšre, je vois bien ce qui se passe en toi. Pour l’instant je te laisse, garde en tĂȘte que je t’aime, et que je ne t’oublie pas. La lassitude m’empĂȘche de rĂ©pliquer. Il part et c’est tout ce qui compte. Quand je leur apprends la nouvelle, mes parents sont atterrĂ©s. Mon pĂšre se referme sur lui-mĂȘme, le regard sombre. Il s’exile au jardin pour s’occuper de la haie. Ma mĂšre n’hĂ©site pas Ă  me dire mes quatre vĂ©ritĂ©s : mon caractĂšre de chien et mes caprices d’enfant gĂątĂ©e, l’avenir de solitude que je suis en train de me bĂątir et le regret qui me frappera bientĂŽt d’avoir laissĂ© filer un garçon comme BenoĂźt. MĂȘme si je m’attendais Ă  une rĂ©action de ce genre, je suis blessĂ©e. Je m’en vais en claquant la porte. Les premiers jours BenoĂźt ne se manifeste pas, puis il se remet Ă  m’écrire. En dĂ©couvrant le message au matin j’éprouve un vif dĂ©goĂ»t. Il veut savoir si j’ai fait le point, si Ă  prĂ©sent j’y vois plus clair. Il me propose d’aller boire un cafĂ© pour que nous mettions tout Ă  plat. Je l’envoie chier mais il ne lĂąche pas le morceau. Il change de stratĂ©gie, fait son mea culpa, m’explique en des termes pompeux combien il m’aime. Il veut que nous repartions Ă  zĂ©ro, se dit prĂȘt Ă  faire tout ce qu’il faudra. Il clame sa conviction que quelque chose nous lie, ce « feu surnaturel » qui s’exprime chaque fois que nous faisons l’amour. D’aprĂšs lui je ne peux pas le nier. Je nie. C’est donc que je me voile la face : les Ă©lans du corps ne trompent pas. Sur ce point j’abonde en son sens. Et puisqu’il m’entraĂźne sur le versant sensuel j’en profite pour frapper oĂč les petits garçons sont vulnĂ©rables. Je lui apprends que de mon cĂŽtĂ© le feu s’est Ă©teint il y a un moment, ce qu’il n’a pas pu remarquer Ă©tant donnĂ© qu’il est du genre Ă  « se regarder baiser ». J’ajoute que cet essoufflement est l’une des raisons pour lesquelles j’ai tenu Ă  me sĂ©parer de lui, le sexe m’étant devenu aussi pĂ©nible que ses laĂŻus interminables sur le dĂ©veloppement de tel ou tel logiciel. Sa rĂ©ponse est cinglante. Sur un ton sarcastique il met en cause mes propres aptitudes sexuelles, images et mots crus Ă  l’appui. Je sais que j’ai tapĂ© dans le mille. Cela me vaut quelques jours de rĂ©pit. Les textos reprennent. Il veut me gĂącher mes vacances. À nouveau BenoĂźt change de stratĂ©gie. Les reproches fusent, rancuniers et fielleux, ponctuĂ©s de concessions factices et de doux sobriquets qui me collent des haut-le-cƓur. Je le rembarre une derniĂšre fois puis je cesse de rĂ©pondre. Les messages affluent malgrĂ© tout. Je ne les consulte plus et les laisse s’entasser dans ma boĂźte de rĂ©ception. Il se met Ă  m’appeler cent fois par jour. Je raccroche Ă  la premiĂšre sonnerie mais un quart d’heure plus tard mon tĂ©lĂ©phone se remet Ă  vibrer. Il sature ma messagerie de vocaux que je n’écoute pas. Rien qu’à la vue de son nom sur l’écran j’ai un dĂ©but de tournis. Lorsque je bloque son numĂ©ro il contourne en m’envoyant des emails. Je ne lui ai pourtant jamais donnĂ© mon adresse. Je ne veux pas savoir comment il l’a obtenue. Je parcours des forums sans trouver le moyen de faire barrage Ă  ses courriers Ă©lectroniques. Je les identifie en tant que spams, mais je ne peux m’empĂȘcher de vĂ©rifier pĂ©riodiquement s’il persiste Ă  m’écrire. Ça devient obsessionnel. Il suffirait que je l’ignore, mais la simple idĂ©e d’ĂȘtre l’objet de ses pensĂ©es, savoir qu’il continue de s’occuper de moi, d’élaborer ses plans et de fantasmer Ă  mon sujet, m’interdit de me sentir tout Ă  fait libre. S’il fait silence durant un jour je me laisse aller Ă  y croire. Mais lorsqu’en cliquant le lendemain je dĂ©couvre un Ă  cinq courriers non lus Ă©mis par BenoĂźt Boniface, je ressens une nausĂ©e physique, un peu comme un mal des transports, et l’impression mal dĂ©finie d’un rĂ©trĂ©cissement du champ de vision. En supprimant les mails je m’efforce de ne pas en dĂ©chiffrer les objets, mais c’est d’autant plus difficile que BenoĂźt les rĂ©dige en majuscules : Objet : RÉPONDS-MOI MON AMOUR ; Objet : CLAIRE REDESCENDS SUR TERRE ; Objet : SALE PUTE POUR QUI TU TE PRENDS. Je dĂ©couvre une enveloppe vierge dans ma boĂźte aux lettres. Je sais qu’il s’agit de lui, pourtant en la dĂ©cachetant j’ai espoir de me tromper. Il s’agit de lui. Je rĂ©alise que pour la glisser dans la boĂźte il a fallu qu’il passe le sas d’entrĂ©e. Je ne souviens plus si je lui ai donnĂ© le digicode. Par curiositĂ© je me mets Ă  lire, mais aprĂšs quelques lignes je dĂ©chire la lettre d’épouvante. Je balance les confettis par la fenĂȘtre et m’effondre dans le canapĂ© pour le restant de l’aprĂšs-midi. J’ai horreur d’étaler ma vie intime. Je suis celle sur laquelle on peut compter, celle qui Ă©coute et rĂ©conforte, mais qui rĂ©pugne Ă  solliciter pour elle-mĂȘme. MĂȘme l’histoire du camion je n’en ai jamais parlĂ© Ă  quiconque. AprĂšs l’agression j’ai retrouvĂ© mon campement, je me suis faufilĂ©e dans ma tente et le lendemain tout le monde n’y a vu que du feu. Cette fois pourtant je me rĂ©sous Ă  passer des coups de fil. Me tourner vers mes parents serait peine perdue, aussi je tĂ©lĂ©phone Ă  celles de mes coĂ©quipiĂšres qui me sont les plus proches. Toutes sont au courant de ma rupture. Je suis surprise mais lĂ  encore je ne cherche pas Ă  savoir comment elles l’ont appris. AprĂšs que je lui ai exposĂ© la situation, la premiĂšre sous-entend que si BenoĂźt insiste c’est que je n’ai pas fait preuve d’assez de fermetĂ©. J’écourte la discussion. À mots couverts, une autre met en question ma dĂ©cision de rompre, fouinant pour savoir ce qui n’allait pas dans notre couple, interrogeant la perspective de lui offrir une seconde chance. J’écourte. La troisiĂšme prend davantage mon parti. Elle me conseille de me rendre aux flics. Pourtant, quand je lui oppose que ce n’est pas envisageable, que j’ai trop honte et que de toute façon je n’ai jamais eu confiance en eux, elle semble s’agacer et me rĂ©pond qu’alors rien ne sert de me plaindre, que BenoĂźt poursuivra son harcĂšlement, ce dont il aurait tort de se priver puisque je le laisse faire. Je lui raccroche Ă  la figure. Je n’en reviens pas. BenoĂźt les a surement contactĂ©es pour leur donner sa version de l’histoire. Qu’importe. Pourquoi lui accorder plus de crĂ©dit qu’à moi ? J’éprouve une vague humiliation. C’est la derniĂšre fois que je m’abaisse Ă  demander de l’aide. Quand je reçois une seconde lettre, que je rĂ©duis en morceaux sans l’ouvrir, je dĂ©cide que c’en est assez. J’appelle BenoĂźt et Ă  peine a-t-il dĂ©crochĂ© que je hurle dans le combinĂ©. Sur un coup de bluff je le menace de porter plainte. Il me rit au nez, arguant qu’il me connaĂźt et que je n’en ferai rien. Sans transition il me demande s’il peut me rendre visite, et se dit fatiguĂ© de la comĂ©die que nous nous jouons. DĂ©sarçonnĂ©e je perds contenance, bredouille d’une voix mal assurĂ©e, ce qui achĂšve de me discrĂ©diter. Je lui raccroche au nez puis fonds en larmes. Quelques jours passent. Un aprĂšs-midi en sortant de chez moi je le trouve garĂ© en bas. Je vrille. Je fonce droit sur son vĂ©hicule et je lui gueule CASSE-TOI ! DÉGAGE ! DISPARAÎS DE MA VIE TU ME RENDS DINGUE ! Les passants s’arrĂȘtent et me dĂ©visagent. BenoĂźt joue l’étonnement, m’oppose une moue dubitative, un rictus dĂ©testable au coin des lĂšvres. Aller, te donne pas en spectacle. C’est vrai que t’as l’air dingue. Monte qu’on se trouve un coin pour discuter. Prise d’un accĂšs irrĂ©pressible je martĂšle la portiĂšre Ă  grands coups de pied. Au dĂ©part il ricane, mais soudain il bondit hors du cabriolet. J’esquive la portiĂšre de justesse. BenoĂźt est rubicond, tendons du cou saillants. Je ne l’ai jamais vu dans cet Ă©tat. Dans son regard luit une Ă©tincelle inconnue, ou trop connue. Il marche sur moi les poings serrĂ©s, deux tĂȘtes de plus et trois largeurs d’épaules. Je me fige. Les passants assistent au spectacle. Je ne peux plus bouger un orteil mais bizarrement un grand calme m’envahit. BenoĂźt me toise, et brusquement il retrouve ses esprits. Tout son corps se relĂąche. Il me lance un regard de haine mais l’étincelle s’est Ă©vanouie. Il s’agenouille prĂšs de la portiĂšre, y promĂšne le plat de la main et siffle entre ses dents. Il se retourne vers moi : P’tite conne. T’as de la chance qu’on soit pas seuls. Je ne rĂ©ponds rien. Je n’ai pas repris ma mobilitĂ©. Enfin il remonte en voiture et dĂ©marre en faisant crisser les pneus. Je ne sais plus pourquoi je suis descendue alors je rentre me mettre au lit. Je n’ai pas le courage de participer au stage de prĂ©saison. J’appelle mon entraĂźneur et prĂ©texte une indisponibilitĂ©. Depuis les coups dans la portiĂšre je fais des allers-retours Ă  la fenĂȘtre, guettant la prĂ©sence de son vĂ©hicule. Je m’enferme Ă  double-tour, garde les rideaux tirĂ©s. Pour ma tranquillitĂ© d’esprit j’ai supprimĂ© mon adresse mail. En bas, les courriers s’amassent dans ma boĂźte aux lettres. S’il m’arrive de sortir, Ă  mon retour je vĂ©rifie chacune des piĂšces de mon appartement. Parfois je regarde sous le lit, j’examine le dressing. Je le fais sans trop y croire, comme on contrĂŽle une Ă©niĂšme fois que l’on a coupĂ© le gaz. Ça me relaxe. Mon sommeil se dĂ©traque. Je me lĂšve souvent durant la nuit pour jeter un Ɠil au-dehors. Un soir, je discerne une voiture qui ressemble Ă  la sienne. Mon cƓur s’emballe. La nausĂ©e les frissons. Depuis peu la municipalitĂ© a dĂ©cidĂ© d’éteindre les rĂ©verbĂšres Ă  vingt-trois heures. Dans la pĂ©nombre la couleur de la carrosserie est indistincte. Je ne dors quasiment pas. Je me relĂšve sans cesse pour constater que le vĂ©hicule n’a pas bougĂ©. Aux alentours de quatre heures du matin la place de stationnement est libre. Je rejoins l’équipe Ă  l’issue de la prĂ©saison, apprĂ©hendant de rencontrer BenoĂźt. Je veux m’oublier dans le jeu, l’oublier lui et reprendre possession de moi. Pourtant j’ai un mal fou Ă  donner le change. Sur le terrain je ne suis pas dans le rythme, commets toutes sortes de maladresses. Avec les filles je me montre taciturne, renfrognĂ©e, d’autant moins amĂšne avec celles qui ne m’ont pas tendu la main. Elles s’enquiĂšrent timidement de ce qui me turlupine, mais elles n’insistent pas, mettant sans doute mon attitude sur le compte de la sĂ©paration. Elles m’apprennent que pendant le stage BenoĂźt a tenu Ă  clarifier la situation. Il n’était pas entrĂ© dans les dĂ©tails, mais avait assurĂ© que nous nous Ă©tions quittĂ©s en bons termes. Nous avions simplement rĂ©alisĂ© que nous nous aimions d’amitiĂ© et non d’amour. Il avait assurĂ© Ă  tout le monde que nous ne polluerions pas la cohĂ©sion de groupe avec nos vies sentimentales. AprĂšs une performance mĂ©diocre au cours du match d’ouverture, le coach me prend Ă  part. Bien que je sois tentĂ©e de m’ouvrir Ă  lui, consciente que je deviens peu Ă  peu l’ombre de moi-mĂȘme, je choisis de me taire. Il s’agit moins de pudeur que d’une peur viscĂ©rale Ă  Ă©prouver un nouveau sentiment de trahison. Mon coach est l’une des rares personnes pour laquelle mon respect demeure intact. J’explique que mes Ă©tudes me prĂ©occupent, ce qui est faux puisque je n’assiste qu’à un cours sur deux et remise sans scrupules les fascicules au fond de mes tiroirs. J’ajoute que je n’ai pas Ă©tĂ© sĂ©rieuse durant l’étĂ©, nĂ©gligeant l’entretien physique et faisant un peu trop la fĂȘte. Il est perplexe mais me libĂšre. Peu aprĂšs, mes parents me convoquent Ă  leur tour. Je les avais vus de loin en loin durant l’étĂ©, faisant chaque fois preuve de froideur, d’autant que je n’ignore pas que BenoĂźt passe toujours les voir. Je me rends nĂ©anmoins chez eux, avec le vague espoir qu’ils s’aperçoivent enfin que quelque chose ne tourne pas rond. Ce n’est pas le cas. Ils me font la morale, me rappellent Ă  l’ordre au sujet de la fac, ce qui m’indique que mon entraĂźneur a cafetĂ©. Mon cercle se rĂ©trĂ©cit. Je suis abasourdie lorsqu’ils Ă©voquent l’incident de la portiĂšre, exprimant leur rĂ©probation et la honte que je leur ai causĂ©e. Ma vue se brouille. Sans laisser rien paraĂźtre je m’assois sur une chaise. BenoĂźt est un chic type, poursuivent-ils. Il a eu beau protester tant qu’il l’a voulu, mes parents ont fini par l’avoir Ă  l’usure. Il a acceptĂ© le remboursement. PrĂšs de 400 euros. C’est au tour de mes oreilles de dysfonctionner. Leur sermon sur la valeur de l’argent me parvient comme Ă  travers un scaphandre. La voiture est reparue, de jour cette fois-ci. Je descends en trombe. Quand je dĂ©boule sur le trottoir, il dĂ©marre avant que je lui tombe dessus. Je l’appelle dix fois il ne dĂ©croche pas. Je fonce jusqu’à chez lui. Je vais lui sauter Ă  la gorge. Je sonne Ă  l’interphone mais sans succĂšs, puis je presse toutes les sonnettes Ă  la fois. Quelqu’un finit par m’ouvrir. Je monte les marches quatre Ă  quatre, tambourine Ă  la porte qui reste close en vocifĂ©rant des insultes. Le voisin de palier apparaĂźt et me fait des yeux ronds. Avant qu’il ait ouvert la bouche, je dĂ©campe. Je rode sur le parking mais sa voiture ne s’y trouve pas. J’abandonne. J’erre au hasard, atterris sur le banc d’un parc oĂč je passe de longues heures Ă  tenter de reprendre le contrĂŽle. Le second match a lieu Ă  domicile. BenoĂźt dĂ©barque avec les membres de son Ă©quipe pendant que nous nous Ă©chauffons. J’essaie de faire abstraction mais c’est peine perdue. Le match n’a mĂȘme pas dĂ©butĂ© que dĂ©jĂ  je n’y suis plus. Je dĂ©marre dans le cinq mais aprĂšs quelques minutes, deux briques et trois pertes de balle, l’entraĂźneur me remplace. Sur le bord du terrain BenoĂźt est Ă©gal Ă  lui-mĂȘme, chef de file des agitateurs, encourageant avec d’autant plus de vĂ©hĂ©mence qu’il veut qu’on le remarque. Je tente de me remobiliser mais rien Ă  faire. Chaque fois que je mets le pied sur le terrain c’est la cata’. Plus je tente de me concentrer, plus j’ai la tĂȘte qui tourne. Le coach fait une ultime tentative en troisiĂšme quart temps, puis il me relĂšgue sur le banc jusqu’à la fin de la rencontre. Nous gagnons de justesse. Je n’arrive pas Ă  m’en rĂ©jouir. Certaines joueuses m’encouragent. T’en fais pas Claire, c’était juste un soir sans. J’ai la sensation qu’elles se moquent de moi. J’expĂ©die mes parents qui m’attendent Ă  la sortie des vestiaires en reprenant l’argument de mes coĂ©quipiĂšres. Juste un soir sans. Sans plus d’explications ils regagnent leurs pĂ©nates. Tout le monde se retrouve au foyer. J’ai envie de partir en courant mais je me fais violence. Je veux lui tenir tĂȘte. AprĂšs que l’équipe d’en face a pris la route, on pousse le son et on sort les bouteilles. BenoĂźt s’amuse comme un petit fou, volubile et charmeur. Dans ma tĂȘte c’est l’enfer. Je n’ai rien bu, pourtant mon oreille interne se dĂ©traque. Toute la salle tangue, ballotĂ©e par une houle invisible. FidĂšle Ă  la version qu’il a donnĂ©e de notre rupture, il se comporte comme si nous Ă©tions les meilleurs amis du monde. Il vient plaisanter avec moi, envahissant comme autrefois, entre camaraderie et parade amoureuse. Je m’efforce de lui tourner le dos, je ne ris pas Ă  ses blagues et refuse de lui donner la rĂ©plique. Tout le monde s’amuse, ce qui dĂ©cuple mon calvaire. Je passe pour le mouton noir. J’ai la poitrine qui se comprime, des difficultĂ©s Ă  trouver mon souffle. BenoĂźt se pointe une fois de trop, sympa, goguenard. Je lui hurle de me foutre la paix. InterloquĂ©s les gens se tournent vers moi. BenoĂźt rĂ©plique d’un air navrĂ©, confus, puis il se retire sur la pointe des pieds. Je surprends l’embarras sur les visages, quand ce n’est pas de la dĂ©sapprobation. Je me contiens pour ne pas faire plus de scandale, puis je tourne les talons et vide les lieux. Le lendemain en sortant m’aĂ©rer, je dĂ©couvre un bouquet sur le palier de ma porte. Des fleurs cueillies sur un rond-point ou arrachĂ©es en bord de route. Elles sont ficelĂ©es entre elles par un lacet de chaussure. Le tournis me reprend. En somnambule je me rends chez BenoĂźt. Peu avant d’arriver chez lui, je pile volontairement dans une crotte de chien. Je teste les sonnettes une Ă  une jusqu’à pĂ©nĂ©trer dans le bĂątiment. AprĂšs avoir dĂ©posĂ© les fleurs sur son paillasson, je les disloque en brossant vigoureusement ma chaussure souillĂ©e. J’en Ă©tale aussi sur la porte. Enfin je rentre me recoucher. La semaine suivante nous jouons Ă  l’extĂ©rieur. Le coach voulait me laisser au repos mais j’ai insistĂ© pour ĂȘtre prĂ©sente. Je m’en suis mieux tirĂ©e que la derniĂšre fois, c’est-Ă -dire que j’ai livrĂ© une prestation mĂ©diocre. Nous rentrons dans la nuit. En pĂ©nĂ©trant dans l’appartement une odeur inhabituelle me saute au nez. J’allume la chambre et pousse un cri en dĂ©couvrant la piĂšce remplie d’une douzaine de bouquets. Un trente-cinq tonne se gare sur ma cage thoracique. Je suis incapable de rassembler mes idĂ©es. En automate, je jette les fleurs dans deux grands sacs poubelle que je balance dans la cage d’escalier. La chute produit un grand vacarme mais personne ne pointe le bout de son nez. Je retourne le bureau pour mettre la main sur mon double de clĂ©. Je le retrouve. BenoĂźt est plus tordu que tous les teuffeurs-prĂ©dateurs de festivaliĂšres insouciantes. A-t-il fait une copie du double ? La panique me saisit. Je me prĂ©cipite Ă  la fenĂȘtre et tente de percer le noir de la rue. La voiture n’y est pas. Un nouveau frisson me foudroie. Je n’ai pas inspectĂ© l’appartement. Je le fouille de fond en comble, m’élance dans toutes les piĂšces et les mets sens dessus dessous. Je retourne le matelas, dĂ©poile le canapĂ©, me rue sur la penderie et d’un geste animal j’arrache la tringle oĂč sont suspendus mes vĂȘtements. J’ouvre chacun des placards, mĂȘme ceux qui se trouvent en hauteur dans la cuisine et dans lesquels un enfant de six ans aurait du mal Ă  se dissimuler. Je perds pied. Je ne peux pas dormir dans l’appart’. Je n’ai nulle part oĂč me rĂ©fugier. Je suis une enfant de six ans. Je dĂ©gage les bassines et produits d’entretien pour me glisser dans le placard sous l’évier. Les canalisations rendent cet abri inconfortable. Finalement je trouve asile dans le dressing. AprĂšs une nuit blanche, dĂšs les premiĂšres lueurs du jour je quitte ma cache et me rends au commissariat en titubant. La femme flic Ă  la rĂ©ception ne m’écoute pas. Je lui raconte les fleurs, la merde, les pĂ©tales en charpie, le vin blanc sur le front de mer et la jalousie de mes coĂ©quipiĂšres, mon ex qui tourne dans un camion de punk Ă  chien pour kidnapper des gamines de six ans. Plusieurs agents m’entourent. Mademoiselle calmez-vous, nous ne vous voulons pas de mal. Ils posent leurs mains sur moi, de grosses pattes d’hommes en uniformes. Ça me hĂ©risse. Je me dĂ©bats comme une hystĂ©rique en les traitant de tous les noms. Ils me ceinturent, me neutralisent et me mettent en cellule. C’est pour ton bien, dit nous seulement ce que t’as pris. Je m’agrippe aux barreaux et postillonne dans la gueule du gardien en paix : Coco, MD, Victor a fait les courses en prĂ©vision de la fiesta. Whisky, vodka. Beaucoup. PĂ©tards. SĂ»rement. J’ai perdu tout le monde au concert de Fat Boy Slim. Devant le mur de son il y avait ce tarĂ© bourrĂ© de prod’. Le flic roule les yeux d’un air dĂ©pitĂ©. Un de ses collĂšgues m’apporte une couverture qui sent trĂšs fort ainsi qu’une bouteille d’eau. Va t’allonger. Oh ! Toi. Laisse-lui la place !, ordonne-t-il Ă  un sans-abri recroquevillĂ© sur la banquette. Hydrate-toi. Dors si tu peux. Attends que ça descende. Je reste ici je te surveille. Vous avez entendu je la surveille !, grogne-t-il aux autres occupants. Il s’assied au bureau d’en face. Je m’exĂ©cute et m’écroule sur ma couchette de fortune. Je grelotte. MalgrĂ© l’odeur je m’enfouis sous la couverture et m’endors instantanĂ©ment. Au rĂ©veil je suis seule dans la cellule. Je dois fuir cet endroit. Quand les flics m’interrogent je leur dis que je suis d’aplomb. Comme papa et maman ils me font la morale. Je plaide la naĂŻvetĂ©, un caractĂšre influençable. Je leur assure que j’ai retenu la leçon. La drogue c’est mal. Qu’est-ce qui m’a pris de m’adresser Ă  eux ? Finalement ils me reconduisent chez moi. En arrivant j’aimerais que BenoĂźt soit prĂ©sent. LoupĂ©. Il n’apparaĂźtra qu’à la nuit tombĂ©e. Je reste plantĂ©e devant la fenĂȘtre jusqu’à ce qu’il quitte les lieux. J’ai informĂ© mon coach que j’ai besoin de repos. Je dois me concentrer sur mes Ă©tudes afin de rattraper mon retard. Alors seulement je pourrais me consacrer au basket. Il m’accorde sa bĂ©nĂ©diction. Reviens-nous vite. Un peu plus tard dans la journĂ©e ma mĂšre m’appelle. Je me montre rassurante. À l’évocation des Ă©tudes elle est tranquillisĂ©e. Travaille bien ma chĂ©rie. On t’aime. Ça fait trois semaines que je ne me rends plus Ă  la fac, ni oĂč que ce soit. Lorsqu’on me tĂ©lĂ©phone pour s’informer de mon Ă©tat, j’explique que les rĂ©visions me prennent tout mon temps, mais que je commence Ă  entrevoir le bout du tunnel. Il n’en faut pas plus pour les tenir Ă  distance. Je me fais livrer mes courses Ă  domicile, sur le pas de ma porte. BenoĂźt fait rĂ©guliĂšrement le guet en bas de chez moi. Il ne prend mĂȘme plus la peine de se cacher. Il se gare bien en Ă©vidence. Parfois il quitte son vĂ©hicule, s’adosse Ă  la portiĂšre et joue sur son smartphone en levant le nez vers ma fenĂȘtre. À vrai dire, je ne sais pas si c’est toujours le cas. Ça fait des jours que je n’ai pas relevĂ© les stores. Un jour la sonnette retentit et je me mords les joues pour Ă©viter de hurler. Le goĂ»t du fer emplit ma bouche. Je me dirige vers l’Ɠilleton Ă  pas de loup. C’est le facteur, encombrĂ© d’une pile de courrier. Sans doute n’y a-t-il plus de place dans ma boĂźte aux lettres. Lorsqu’il est parti, j’ouvre prudemment et ramasse le paquet qu’il a laissĂ© sur le pas de la porte. Au milieu des rĂ©clames, il y a toute une sĂ©rie d’enveloppes vierges. J’en ouvre quelques-unes au hasard. Pute, salope, pute, connasse. De la Tourette Ă  toutes les pages. Je picore des morceaux choisis : Combien de fois j’ai eu envie de te pĂ©ter les dents : ton pĂšre t’a jamais appris Ă  sucer salope ? Ou bien : Samedi dernier ils ont retrouvĂ© une joggeuse dans le fossĂ©. L’une aprĂšs l’autre je rĂ©duis les lettres en copeaux, puis je les Ă©vacue dans les toilettes. Je me rĂ©veille en sursaut. J’ai rĂȘvĂ© qu’on ouvrait ma porte d’entrĂ©e. Je tends l’oreille. Silence. Je repose la tĂȘte sur l’oreiller. Je glisse dans le sommeil mais un bruit sourd balaie la somnolence. Je me raidis. J’écoute. Rien. Je dĂ©cide que c’est dans ma tĂȘte. J’écoute quand mĂȘme. Le plancher vient de craquer. Il craque encore. Plus prĂšs. Il s’agit d’un cauchemar. De ceux oĂč l’on anticipe un Ă©vĂšnement terrifiant, ce qui l’entraĂźne Ă  se dĂ©rouler sous nos yeux. Ça se dĂ©roule. Le plancher craque. Plus prĂšs. Rien ne sert de crier. Dans ce genre de cauchemar ça ne produit aucun son. Le plancher craque. Encore. Plus prĂšs. La poignĂ©e ne va pas tarder Ă  s’abaisser. Il ne peut en ĂȘtre autrement puisque je l’anticipe. Je me cramponne Ă  la couette. Encore. Je tĂ©tanise. Une lueur dĂ©coupe l’encadrement de la porte. J’oublie de respirer. VoilĂ . La poignĂ©e cliquette. C’est moi qui prĂ©cipite les Ă©vĂšnements. La porte s’ouvre dans un lĂ©ger couinement. La lueur pĂ©nĂštre dans la chambre, se braque sur moi. Je soutiens l’éblouissement les yeux grands ouverts. Je ne crie pas. C’est Ă  l’intĂ©rieur que ça hurle, vibrionne dans chaque fibre de mon corps. La silhouette s’avance. Ma chĂ©rie. Il s’assoit doucement prĂšs de moi. Le matelas se creuse. Il pose le tĂ©lĂ©phone sur le lit, torche en direction du plafond. Claire. Il parle tout bas. Je ne discerne pas son visage. Quand il pose la main sur ma tĂȘte je sursaute Ă  peine. Il me caresse les cheveux. Mon amour. Je ne crie pas. Il presse sa bouche contre la mienne. Mes lĂšvres sont soudĂ©es. Claire. Je t’aime. Le cri jaillit enfin, libĂ©rateur. Il me plaque une main sur la bouche et je le frappe au visage. Il pousse un cri hargneux. Il tente de me rendre le coup mais il me loupe. Je me jette hors du lit, il me retient par le mollet. Je donne des coups de pieds au hasard, balance les bras dans tous les sens Ă  la recherche d’une prise. Il me serre par la taille. Ma main rencontre un objet froid, saisit l’une des altĂšres qui se trouvent sous le lit, remisĂ©es lĂ  depuis que je ne fais plus de sport. Au moment oĂč il grimpe sur moi tout mon corps se contracte. L’altĂšre n’a plus de poids. Je l’emporte avec moi d’un mouvement circulaire et l’écrase dans la tĂȘte de l’assaillant. Il s’effondre en cognant contre le montant du lit. Je me dĂ©gage. L’altĂšre est toujours au bout de mon bras, inexistante. J’allume la lampe de chevet. Il y a ce corps immense et l’oreiller tĂąchĂ© de sang. Le visage est sanglant. Ce n’est pas BenoĂźt. Ni le teuffeur. Ou si. L’un des deux ou n’importe qui. Comment savoir ? Je ne me rappelle plus. Lorsqu’il bat des paupiĂšres en Ă©mettant un gĂ©missement plaintif, l’altĂšre s’abat d’elle-mĂȘme. Je la laisse oĂč elle est, encastrĂ©e dans le front de l’inconnu. SoulagĂ©e je m’installe dans le dressing.

  • CƓur de Pierre

    Limoges, le 16 novembre 2021 Ma ChĂ©rie, Alors ça y est comme ça les mots sont lĂąchĂ©s en pleine nature. Ils galopent dĂ©sormais dans la prairie Ă  bride abattue. Tu veux te sentir pleinement femme et passer au stade supĂ©rieur. Tu veux un enfant de moi, que ma sĂšve de vie fasse gonfler ton ventre comme un ballon de baudruche. À-t’en craqueler la peau. Tristes vergetures pires que les rides qui nous dĂ©figurent. Le soleil fera aussi germer cette toute petite graine que tu souhaites que je sĂšme en toi. Pourtant mon CƓur comme je te l’ai dit l’autre soir je m’y refuse. Je suis pĂšre par trois fois dĂ©jĂ  et je ne souhaite pas en faire un Ă©levage. Mes paternitĂ©s m’ont causĂ© plus de tort que de joie. Ce n’est pas que je n’aime pas mes enfants vois-tu. C’est seulement que je les vois de moins en moins, et que ma petite derniĂšre de quatre ans, je ne l’ai quasiment jamais vue. OĂč est donc partie sa mĂšre ? Sans doute est-elle dans les bras d’un autre homme Ă  l’heure oĂč je t’écris cette lettre. Elle m’a vu comme un simple gĂ©niteur, une semence fertile qu’il faut garder en soi prĂ©cieusement tout en faisant le poirier, les jambes en l’air appuyĂ©es contre le mur. Homme brun aux yeux verts, pour, ĂŽ joies de la gĂ©nĂ©tique, faire un enfant aux yeux bleus ! Une bĂȘte histoire de gĂ©nome dominant... Ce n’était pas gagnĂ© pourtant ! Mon ex Ă©tait mĂ©tissĂ©e, cheveux bruns, frisĂ©s et crĂ©pus, peau couleur cafĂ© et yeux de biche marron foncĂ©. La peau douce comme de la soie, et les lĂšvres sucrĂ©es. Mais que de douleur, que de mots faux Ă  l’intĂ©rieur de sa bouche. La veille au soir j’étais encore son Amore mio, le lendemain je n’étais plus qu’un moins que rien, un paumĂ©, un zĂ©ro. Ciao basta ! Alors quoi ? C’est donc cela ĂȘtre femme ? Être mĂšre ? La cruautĂ© poussĂ©e Ă  son paroxysme ? Jouer Ă  l’Amazone et prendre l’homme en chasse pour lui ravir ce qu’il a de plus prĂ©cieux, puis une fois le mĂ©fait accompli, le relĂącher en pleine nature, totalement perdu et abasourdi ? C’est comme si on m’enlevait une partie de moi-mĂȘme Ă  chaque fois. Je ne veux plus souffrir. J’ai trois enfants dĂ©jĂ . Le prochain emportera avec lui mon cƓur, ou plutĂŽt ce qu’il en reste. Je t’aime mais je n’aime pas cette idĂ©e nouvelle que tu as : avoir un enfant de moi ! Mais quelle idĂ©e ! Je ne suis rien sans toi, je n’ai pas de consistance physique propre, tu Ă©tais mon yin et j’étais ton yang et ainsi nous nous complĂ©tions naturellement dans un Ă©quilibre somme toute prĂ©caire. Seulement l’horloge biologique a parlĂ©. Tu approches de la quarantaine et tous les sacrifices que tu as endurĂ©s pour moi jusque-lĂ , tu ne voudrais pas qu’ils soient vains, et que tu aies fait tout ça pour rien
 Comme je te comprends. J’aurais fait exactement la mĂȘme chose Ă  ta place. Mais ce que tu me demandes est trop pour moi, ça me dĂ©passe complĂštement. C’est un trop lourd tribut Ă  payer. Je ne m’en relĂšverais pas c’est sĂ»r, si jamais nous devions comme tu l’espĂšres concevoir un enfant, et si jamais tu devais partir, comme l’ont fait toutes les autres avant toi. Puisque les femmes partent toujours un jour en nous laissant tout seul le cƓur vide et le vague Ă  l’ñme. Si je te cĂšde ce serait uniquement pour te faire plaisir, te renvoyer l’ascenseur comme on dit. Je ne suis mĂȘme pas sĂ»r de pouvoir l’aimer. DĂ©jĂ , t’aimer en soi m’a demandĂ© un terrible effort. Je pensais mon cƓur de pierre et froid comme du marbre. Il a fallu que tu t’armes de patience ! Sans doute te dis-tu que tu rĂ©ussiras une fois de plus Ă  me faire changer d’avis. Le calcul n’est pas faux en vĂ©ritĂ©. Et mĂȘme si aujourd’hui je freine des quatre fers, je n’ai jamais dĂ©daignĂ© avec toi les parties de jambes en l’air. Bien au contraire ! Alors tu pourras sans doute toi aussi arrĂȘter la pilule sans me le dire et me faire un bĂ©bĂ© dans le dos. Oui sans doute, bien que tu prĂ©tendes que tu ne me feras jamais souffrir comme les autres m’ont fait souffrir avant toi. Et je te croirais sans doute. Sauf qu’elles disent toutes ça. Et il m’est difficile dĂ©sormais de dĂ©nouer le faux du vrai. J’espĂšre que tu comprendras
 (Ton P’tit Loup qui pense Ă  toi
) Nantes Le 21/11/21 Mon Amour, Encore un week-end lovĂ©e dans tes bras, je crois bien que je ne m’en lasserai pas. Tu vois, on peut encore avoir de trĂšs bons moments ensemble. Nous ne sommes pas Ă  la fin de notre histoire, je le sens au plus profond de moi. MĂȘme si toi tu sembles en douter. D’ailleurs c’est ta fragilitĂ© qui m’a fait t’aimer. Je crois que si cela n’avait pas Ă©tĂ© le cas, je serais passĂ©e Ă  un autre. Tes failles, tes douleurs, tes interrogations, tes peines, toutes ces imperfections, c’est ce que j’aime en toi ! Plus que toi au fond. Je crois. Ce n’est pas ton corps que j’aime, c’est ton Ăąme imparfaite, c’est bel et bien elle qui me fait de l’effet. Tu me parles dans ta lettre de ton ex, lĂ  encore quelle maladresse, et comme je te l’ai briĂšvement expliquĂ© ce week-end, cela fait partie de ton chemin de vie, ce passĂ© te construit bon grĂ© mal grĂ©. Moi aussi j’ai bien des casseroles. Chaque relation ne m’a pas laissĂ©e indemne. Elles font partie intĂ©grante de nous. Nous apprenons de nos Ă©checs, pour donner toujours le meilleur de nous-mĂȘmes. N’en doute pas. Je serai toujours Ă  tes cĂŽtĂ©s, ce genre de promesse-lĂ , je prĂ©fĂ©rerais mille fois me couper la langue, un bras ou bien me donner la mort plutĂŽt que de la trahir. Te trahir toi ! Tu es d’ailleurs la seule personne Ă  qui j’en fais une de telle sorte, pour te dire Ă  quel point je te tiens en haute estime. Comme nous avons ri, comme nous avons bu aussi, et comme nous avons soumis nos deux corps haletants Ă  l’étreinte animale de l’amour ! Au point aujourd’hui d’en ĂȘtre encore fourbue. Mais mon Amour, c’est si bon, ce genre de courbatures-lĂ , ça me fait sentir pleinement en vie. Et je sens encore le feu brĂ»lant que tu as allumĂ© en moi. C’est un grand incendie qui se rĂ©pand dĂ©sormais sur les prairies d’herbes sĂšches. Pour Ă©teindre tout cela les grands Canadairs n’y suffiront pas
 Pour te dire Ă  quel point la passion nous a dĂ©passĂ©s. Je veux bien en ĂȘtre la cause ou la raison, je m’en fous. Si je dois ĂȘtre l’incendiaire de service je balancerai de bon grĂ© les cocktails Molotov tout autour de moi, une capuche sur la tĂȘte, et un foulard sur la bouche ; si c’est pour te garder Ă  mes cĂŽtĂ©s. Je prendrai les armes de la foi et je m’en irai faire la guerre sacrĂ©e pour dĂ©fendre mon pays. Puisque mon Loup, tu es mon seul pays, mon unique horizon ! Je ferai alors ma propre Intifada ! Je me ferai louve, je me ferai chienne ! Les dents plantĂ©es en avant, prĂȘte Ă  mordre ! La mĂąchoire carrĂ©e et serrĂ©e du pitbull. Je dĂ©fie alors quiconque s’approchera de toi, je lui arracherai la langue, je lui passerai l’envie et lui referai le portrait en consĂ©quence. Elle sera dĂ©figurĂ©e Ă  vie ! Acide et feu ! La pyromanie est en moi et il en sera toujours ainsi tant qu’il me restera encore un souffle de vie. La flamme vacillante d’une allumette ou d’une bougie, et que par tes baisers tu ravives chaque jour que Dieu fait. Seulement voilĂ , plus je me rapproche de toi et plus tu m’esquives. Quand je remets le sujet sur la table, tu fais l’anguille. Je veux bien croire que tu n’aies pas envie d’en parler. Qu’il te faille peut-ĂȘtre un peu plus de temps pour rassembler tous tes sentiments. Chaque jour qui passe tu te reconstruis, tu me fais l’impression d’un grand brĂ»lĂ© qui retrouve greffe aprĂšs greffe l’usage de sa peau. Seulement rappelle-toi le temps passe inĂ©luctable, et Ă  la fin de nous, il ne restera plus guĂšre que des os. Plus que des regrets et des poussiĂšres de sable perdus dans l’immensitĂ© d’un dĂ©sert. Je t’aime, je t’aime ! Je t’aime mon Dieu ! J’en deviendrais presque folle ! Cet enfant que je dĂ©sire tellement, tu sais quoi, je n’en veux pas. Si ce dernier me fait m’éloigner de toi ! Je prĂ©fĂšre mille fois m’assoir dessus. Je ne suis pas Ă  un sacrifice de plus. Sois en sĂ»r et certain, ce que je veux en cet instant prĂ©cis c’est toi et seulement toi ! Le reste n’a plus d’importance, au fond. Aucune valeur Ă  mes yeux. Si Ă  presque quarante ans je ne suis pas mĂšre c’est que les choses ne devaient pas se faire voilĂ  tout. Je ne serai pas mĂšre, c’est entendu ! Ce n’est pas non plus la fin du monde, une sorte d’anĂ©antissement des sentiments, ou bien encore de l’existence que la non existence. J’avance dĂ©sormais sereinement sur le chemin de la vie avec toi Ă  mes cĂŽtĂ©s Ă  la recherche d’une nouvelle raison de vivre. Ma main posĂ©e dans la tienne. Sauf que j’ai dĂ©sormais trouvĂ© ma nouvelle raison de vivre, et cette raison : c’est toi ! Je te dis Ă  vendredi prochain mon amour
 Je t’aime et pense bien fort Ă  toi ! Sarah Limoges, le 27 novembre 2021 ChĂ©rie, Que dire de plus qui n’a pas encore Ă©tĂ© dit ? Tu sais Sarah, avec toi j’ai l’impression d’avoir fait le tour de la question, ou que nous rĂ©pĂ©tons sans cesse la mĂȘme boucle Ă©motionnelle sur le théùtre absurde de notre amour. CoincĂ©s dans un des couloirs de l’espace-temps. Petites marionnettes que nous sommes, nous faisons alors des courbettes, nous piquons nos petites colĂšres comme des enfants, nous faisons notre cinĂ©ma, nous nous prenons dans les bras pour nous calmer, nous rapprocher, nous rassurer. Nous couvrons nos fronts encore tiĂšdes de tendres baisers, mais au fond, nous ne sommes plus que l’ombre de nous-mĂȘmes. Je le sens au plus profond de moi, quelque chose s’est Ă©teint. Je n’ai plus cette petite flamme que j’avais jadis pour toi et qui brĂ»lait d’ardeur, tandis que nos corps en fusion se laissaient gagner par la sueur dans les draps blancs et dĂ©faits d’un grand lit. Seulement vois-tu, j’ai l’impression Ă©trange que ces draps-lĂ  se sont transformĂ©s en suaires, et que la passion qui nous animait alors est restĂ©e enfermĂ©e Ă  l’intĂ©rieur. À agonir d’ennui, Ă  gĂ©sir comme des gisants, mausolĂ©e de nous-mĂȘmes avec le rire figĂ© du masque tragique des premiers comĂ©diens. Massoud avait raison, il faudrait tous nous tuer, nous passer par le fil de l’épĂ©e, ou bien nous plaquer sur la joue le cruel sourire des anges. Pour nous faire passer toute envie de faux-semblants, d’hypocrisie, et surtout de sentiments
 Tout est miĂšvre, dĂ©nuĂ© d’intĂ©rĂȘt autour de moi. Je vois des gens qui font semblant de s’aimer, des couples qui s’enlacent dans les parcs ou au cinĂ© et qui par derriĂšre mĂšnent une double vie pleine de compromissions faite de plaisir et de luxure. Je n’ai pas du tout envie de devenir cette pĂąle caricature. J’attends mieux de notre couple en somme. Alors pourquoi un enfant ? Pourquoi maintenant ? À une Ă©poque oĂč tout va trop vite dans un monde baignĂ© d’incertitudes. Nous nous cachons derriĂšre des masques, la maladie et la mort rĂŽdent autour de nous sans prendre de gant. C’est le bistouri du chirurgien qui nous refait le visage, qui nous botoxe les lĂšvres, nous fait gonfler les seins, sans oublier les fesses, nous fait tirer les rides pour ressembler Ă  Monsieur et Madame tout le monde. La laideur alors saura tirer son Ă©pingle du jeu, puisque dans un monde oĂč nous serons tous beaux, la diffĂ©rence aura l’attrait des aurores. Je nous vois vieillir et j’apprĂ©cie cette petite vie qui s’écoule de nous, j’aime ces petites pattes d’oie que tu as au coin des yeux. Ces petites cicatrices microscopiques que la vie t’a faites. Tes rides, j’en suis aussi un peu responsable, tout comme tu l’es de mes cheveux blancs. Ce sont les soucis, les alĂ©as. À la fois l’équation et l’inconnue ! Rien jamais ne dure et nous nous Ă©coulons par le goulot d’étranglement d’un sablier invisible. Et toi tu voudrais faire un enfant et le projeter dans cet horrible monde ? Mais pour quoi faire ? Dis-moi. Faut-il donc ĂȘtre cruelle ou Ă©goĂŻste Ă  ce point pour ne pas penser Ă  son avenir et que lui aussi va souffrir, sinon plus que nous-mĂȘmes dans cette vie rendue totalement invivable. Parfois je ressens le manque de toi Sarah, parfois aussi tu ne me manques pas. Comment te dire toutes ces choses-lĂ  sinon attendre patiemment que tu les comprennes par toi-mĂȘme... (P’tit Loup...) Nantes Le 29/11/21 Mon P’tit Loup, Tu sais, parfois moi aussi j’en ai ma claque de la vie. J’ai envie de me tailler ailleurs, tailler la route comme on dit, me tailler les veines ou bien encore me tirer une balle ! Encore heureux mĂȘme j’ai envie de dire, car sinon ça reviendrait Ă  accepter ce monde dans lequel on vit comme il est sans volontĂ© ni espoir de changement. De trouver ça normal. C’est normal de se poser des questions, de douter, d’avoir peur. Pour une fois tu as raison mon Amour, tout est incertain. Et c’est cette certitude qui nous fuit qui nous fait sentir en vie. À notre place ici-mĂȘme. Je veux dire perdu au milieu de nulle part. Mais dans toute cette incertitude me revient en plein visage une seule certitude : c’est avec toi que je veux vieillir, c’est dans tes bras que je veux mourir. Ce sont tes beaux yeux verts la derniĂšre chose sur Terre que je souhaite emporter avec moi dans la tombe. Alors je t’en prie tue-moi ! Ne fais pas semblant ! Tue-moi ! Ne joue pas avec mes sentiments ! Prends le revolver et n’hĂ©site pas une seconde, car moi je n’hĂ©siterai pas. Vise le cƓur ou bien ce maudit ventre qui te dĂ©goĂ»te tant. Rendu tout Ă  fait inutile par ta conception trĂšs pessimiste et personnelle de la vie. Je ne serai pourtant pas aussi catĂ©gorique que toi lĂ -dessus. Une vie est une vie, l’homme ne peut que s’enrichir de cette expĂ©rience de l’existence. Donner la vie, c’est accompagner au quotidien, soutenir sa progĂ©niture envers et contre tout, donner la vie c’est lutter ! Dire que l’on refuse ce monde qu’on nous impose par de la propagande dĂ©tournĂ©e. Donner la vie paradoxalement c’est un acte militant ! La normalitĂ© c’est se dresser poing levĂ© et cracher ses poumons dans l’air froid et sans avenir ! Hurler tout son dĂ©sarroi et qu’on n’en veut plus de cette vie-lĂ  ! Ce qui est anormal, c’est que tu ne veuilles pas de moi. Que tu ne veuilles pas d’enfant pour laisser une trace derriĂšre toi. De ton passage, de ton sourire, de tes pensĂ©es Ă  la fois utopistes et libertaires. Ou sinon quoi ? Écris un livre ou je ne sais pas. Un manifeste. CrĂ©e quelque chose de beau et d’immortel ! Mets sur la table et ta peau et tes tripes et ton sang ! Frappe du poing sur la table putain ! Sauf que je ne t’ai jamais vu prendre la plume pour dĂ©fendre tes idĂ©es et qu’à la moindre difficultĂ© c’est toujours toi le premier que je vois plonger au sol tĂȘte baissĂ©e. Enfouir trĂšs loin ta tĂȘte dans le sable comme une autruche, refuser l’évidence mĂȘme, la fatalitĂ© ainsi que les lois biologiques intrinsĂšques. Si tes parents, tes grands-parents ou un quelconque ancĂȘtre avaient pensĂ© la mĂȘme chose que toi, sache que tu n’existerais pas, tu n’existerais plus. Fin de l’histoire. Plus d’humanitĂ©, plus les problĂšmes qui vont avec. Plus la peine de se lever le matin pour aller trimer. Se tordre sur la machine. Plus de douleur, plus de souffrance mais aussi a fortiori plus d’existence. Fin de chantier. Juste un grand NĂ©ant au milieu de tout ça. Un trou noir dans lequel il ne pousserait rien et qui irait grandissant. Nourri par l’amertume et les regrets. Ni Adam ni Êve, ni encore moins de jardin d’Eden, de pomme Ă  la con et de serpent tentateur, ni boĂźte de Pandore ni PĂ©chĂ© originel. Pas de plaisir non plus, juste la platitude platonique d’une mer calme et sans vent. À en friser l’aphasie ! Alors toi et moi allongĂ©s dans un grand lit, c’est fini ! Ou plutĂŽt ça n’aura jamais Ă©tĂ© ! Tu peux remballer bien haut tes idĂ©aux, et te la coller derriĂšre l’oreille. Au bout de quelques jours de grĂšve tu verras que ça n’en valait pas la peine et qu’il Ă©tait bien triste d’en faire autant pour si peu. Du reste je ne t’ai jamais vu impliquĂ© dans quoi que ce soit, tu n’as jamais ouvert ta gueule en grand. Sinon comme un poisson crevĂ© qu’on a tirĂ© hors de l’eau. Je te trouve pathĂ©tique Pierre, sache-le. Je t’aime mais tu m’as plantĂ© un couteau en plein ventre. DĂ©sormais il ne tient qu’à toi de m’achever, de l’enfoncer un peu plus loin afin que je ne ressente plus rien, ou le retirer en espĂ©rant que ce dernier n’ait touchĂ© aucun organe vital. Du reste tu auras toujours du sang sur les mains. Si ce n’est pas celui de mon accouchement ce sera celui de mon point final Ă  cette histoire-ci. Nous nous retrouverons ainsi dans cette vie ou bien dans une autre ! Nous en reparlerons Ă  tĂȘte reposĂ©e dans quelques jours, en me relisant je me rends compte que je me suis un peu emportĂ©e, et que j’ai rĂ©agi Ă  chaud Ă  la lecture de ta derniĂšre lettre. Pourquoi me fais-tu ça ? Pourquoi par moment me fais-tu devenir complĂštement folle ? Tu es le seul qui ne m’ait jamais fait ça. Si ça ne veut rien dire pour toi, pour moi ça veut dire beaucoup. Ça veut tout simplement dire que je t’aime ! Pardonne-moi de t’aimer ainsi
 Sarah Limoges, le 1er dĂ©cembre 2021 Sarah, Ceci est la derniĂšre lettre que je t’envoie, n’en attends plus d’autres de ma part, et surtout n’attends rien de moi. Je n’ai absolument plus rien Ă  t’offrir. Je me sens comme vidĂ© ! Ce week-end c’était la goutte qui a fait dĂ©border le vase. Comme je te l’ai dit nous deux c’est fini ! On ne devrait jamais avoir Ă  en arriver aux mains, Ă  la violence, aux insultes et aux cris... DĂ©sormais il n’y a plus de retour en arriĂšre possible. Je crois que tout a Ă©tĂ© dit... Je te demande maintenant de ne plus m’écrire, me voilĂ  gagnĂ© par la lassitude... Et si tu m’écris de toute façon sache que je ne te rĂ©pondrai pas. Je dĂ©chirerai tes lettres sans mĂȘme prendre le temps de les lire. Je les jetterai au feu. Ton souvenir est mort en moi, mort et enterrĂ©, nĂ©anmoins je te souhaite le meilleur pour la suite. Et mĂȘme, tout le bonheur du monde ! Un ami proche viendra chercher le reste de mes affaires dans les jours Ă  venir. J’ai pris le nĂ©cessaire pour plusieurs semaines, ne t’en fais pas. Ma dĂ©cision est prise, je l’ai mĂ»rement rĂ©flĂ©chie depuis de nombreuses semaines, je ne fais pas ça sur un coup de tĂȘte. Ce n’est pas un break, c’est une rupture sans prĂ©avis ! C’était sans doute la meilleure dĂ©cision Ă  prendre du reste, depuis que je suis rentrĂ© sur Limoges je me sens comme libĂ©rĂ© d’un poids. Je te demande Ă©galement de ne pas essayer de me joindre au tĂ©lĂ©phone, ou via les rĂ©seaux sociaux, sinon je me verrai dans l’obligation de te mettre en bloquĂ©. Je te demande aussi bien Ă©videmment de ne pas venir me voir sur Limoges. Si tu as encore un minimum de respect pour nous deux et ces quatre annĂ©es passĂ©es ensemble tu respecteras je l’espĂšre ces quelques volontĂ©s. VoilĂ , l’heure est venue oĂč nos chemins se sĂ©parent. Ce n’est pas la fin d’une histoire d’amour bien au contraire, c’est le dĂ©but d’une nouvelle aventure. Je te souhaite du fond du cƓur que la tienne soit enrichissante et Ă  la hauteur de tes attentes et que tu t’accomplisses enfin en tant que femme puisque je n’ai pas su t’offrir cette vie-lĂ  dont tu rĂȘvais tant. Tu la trouveras bien dans les bras d’un autre homme, aprĂšs tout, je ne me fais aucun souci pour toi
 En attendant je me sens nul, je me sens minable et je vais trĂšs vraisemblablement noyer mon chagrin dans l’alcool, aprĂšs tout je ne suis qu’un sale ivrogne qui ne pense qu’à lui, je n’arriverai jamais Ă  rien dans la vie, c’est toi mĂȘme qui me l’as dit ! Adieu donc... (Pierre) (MontrĂ©al, le 1er juin 2042) Mes trĂšs chers parents, Je suis heureuse en ce jour ĂŽ combien particulier pour vous de vous annoncer un trĂšs heureux Ă©vĂ©nement, sinon deux. Mais tout d’abord je tiens Ă  vous fĂ©liciter pour vos vingt ans de mariage ! Ce sont cette annĂ©e vos noces de porcelaine, cela rappellera sans doute Ă  papa ses deux annĂ©es d’études passĂ©es Ă  Limoges. Vingt ans c’est aussi l’ñge radieux que j’aborde aujourd’hui. Avec le sourire au coin des lĂšvres quand je pense Ă  vous, mĂȘme si cela vous ne le voyez pas, mais tout du moins vous pouvez l’imaginer. Je suis si heureuse et je tiens Ă  vous faire partager tout mon bonheur ! Papa, maman, tenez-vous bien : je vais ĂȘtre mĂšre ! Avec François nous avons finalement dĂ©cidĂ© de nous jeter dans le grand bain ! La dĂ©cision n’a pas Ă©tĂ© facile Ă  prendre d’autant plus que nous ne sommes pas encore installĂ©s professionnellement parlant. Mais tout du moins nous avons un toit au-dessus de notre tĂȘte. De plus nous formons François et moi un couple fusionnel et aimant, bien que nous nous disputions parfois. Nos disputes n’en sont que plus savoureuses puisqu’elles nous font sentir plus unis encore et bien vivants ! Je l’aime Ă  en mourir et lui m’aime aussi. Nous souhaitons de fait donner tout cet amour qui transpire de nous Ă  un p’tit bout d’chou ! Nous allons faire les choses bien, François m’a fait sa demande en mariage hier. Aussi vous allez bientĂŽt ĂȘtre conviĂ©s Ă  venir nous rejoindre ici au QuĂ©bec pour cĂ©lĂ©brer notre union devant Dieu. Le temps que je confectionne les faire-part et que je vous les envoie. Je souhaitais toutefois vous prĂ©venir en premier tellement la joie inonde mon cƓur. Il va me passer la bague au doigt et j’aurai une jolie robe blanche tout comme toi maman ! Je vais ĂȘtre resplendissante tout comme toi tu l’as Ă©tĂ© avant moi ! Quand je regarde le vieil album de famille et vos photos de mariage, je me dis que j’ai vraiment la chance de vous avoir comme parents. Vous m’avez donnĂ© la vie, et je ne vous en serai jamais assez reconnaissante. Bien que loin de vous, vous restez Ă  chaque instant prĂ©sents dans mon cƓur, et oĂč que j’aille vous m’accompagnez. Bien Ă©videmment je vous demande de l’ĂȘtre en chair et en os pour le jour de la cĂ©rĂ©monie et aussi pour la naissance du petit. Ou de la petite, puisqu’on ne sait pas encore le sexe. François et moi on se tĂąte, on se demande mĂȘme si on a envie de le savoir. On prĂ©fĂ©rerait presque que ce soit une surprise le jour J, un peu comme une pochette surprise ou un cadeau au papier brillant que l’on dĂ©balle au pied du sapin. D’ailleurs le bĂ©bĂ© est prĂ©vu pour NoĂ«l, cela tombe bien, car cette annĂ©e vous deviez le passer parmi nous. Je me fais une telle joie de vous revoir, les visios et les lettres empĂȘchent quelque peu les embrassades et les Ă©treintes. J’aimerais tant que vous soyez lĂ  prĂšs de moi en cet instant prĂ©cis afin que je puisse vous serrer trĂšs fort dans mes bras. Je vous dois tout, mon bonheur, ma vie ! Mon Ă©ducation et tout l’amour et la confiance que vous avez placĂ©s en moi. J’aimerais tant pouvoir vous le rendre au centuple. Aussi quand je suis tombĂ©e par erreur sur cette petite boĂźte l’autre jour contenant quelques-unes de vos lettres, j’ai eu du mal Ă  le lire et Ă  le croire. J’avais sans doute dĂ» ouvrir quelque boĂźte de Pandore ou bien entrouvrir une porte restĂ©e longtemps secrĂšte et Ă  demi ouverte. Vous Ă©tiez au bord de la rupture Ă  cette Ă©poque et pourtant je vous vois si radieux et si amoureux, comme au premier jour ; je me dis que vous avez trĂšs certainement fait le meilleur choix qui soit : celui de la vie ! Et la petite vie que je suis mais aussi que je porte en moi aujourd’hui vous en remercie du fond du cƓur. Je voudrais pouvoir crier Ă  la face du monde et hurler sur tous les toits Ă  tue-tĂȘte que Pierre et Sarah sont mes trĂšs chers parents et que j’en suis fiĂšre malgrĂ© tous les alĂ©as de la vie ! Vous vous ĂȘtes perdus, vous vous ĂȘtes retrouvĂ©s, puis vous m’avez eue et vous vous ĂȘtes unis devant Dieu ! Vous avez su tenir les belles promesses d’engagement que vous avez pu vous faire. Et je suis trĂšs fiĂšre d’avoir reçu votre Ă©ducation, la couleur de vos yeux, de vos cheveux. Je suis un peu le mĂ©lange de vous deux, en somme le meilleur hĂ©ritage qui soit ! J’espĂšre que notre enfant aura aussi cette chance-lĂ , celle de vous avoir encore longtemps pour grands-parents. J’espĂšre aussi du fond du cƓur que nous rĂ©ussirons Ă  nous voir plus souvent. Pourquoi aprĂšs tout ne pas venir vous installer par chez nous, certes les hivers sont froids ici mais les maisons en bois sont bien chauffĂ©es et chaleureuses de nous ! Je pourrais vous aider Ă  trouver un logement. Depuis que papa est Ă  la retraite j’imagine que vous devez ĂȘtre pĂ©tris d’ennui. Et toi ma petite maman j’espĂšre que ton dos va mieux et que tes rhumatismes te laissent un peu tranquille. VoilĂ  je vous laisse et vous envoie un peu de mon bonheur en ce jour un peu particulier pour vous. Je vous aime papa, maman ! Et vous dis Ă  trĂšs trĂšs vite ! Votre fille qui vous aime trĂšs fort : Piedra !

  • Femelles

    Moi c’est Lady Di, seulement Di, pour les intimes. Ouais, je sais, ça claque comme nom. Avant, je n’en avais pas. Je crois qu’on m’avait attribuĂ© un numĂ©ro. Du moins, c’est ce qui Ă©tait Ă©crit sur ma cage. Ce sont Aja et Medeina qui me l’ont donnĂ©, les deux humains qui m’ont sortie de l’élevage intensif oĂč j’étais pour m’emmener au refuge Cotcot, lĂ  oĂč ils travaillent. Ils l’appellent « le paradis sur Terre des animaux ». Ça donne envie, pas vrai ? Pour une poule rĂ©formĂ©e de trois ans comme moi, l’endroit me semble idĂ©al. Je dĂ©barque donc dans ce lieu féérique qui me change TO-TA-LE-MENT de l’endroit oĂč j’étais avant. Imaginez-vous des prĂ©s tout verts, avec une herbe grasse et abondante (je n’en avais jamais vu auparavant mais que c’est beau !), des arbres tous plus majestueux les uns que les autres, des animaux qui vivent (presque) en libertĂ© (parce que bon, il y a bien des clĂŽtures mais on m’a assurĂ© que c’était pour notre propre sĂ©curitĂ©). Et puis les pensionnaires ont l’air heureux ! Aja et Medeina m’ont d’abord prĂ©sentĂ© Charles, un cochon de quinze ans qui claudique un peu. LĂ  oĂč il se trouvait, les humains donnaient des coups dans les pattes des cochons pour qu’ils s’écartent plus vite de leur passage. Je reconnais bien lĂ  le dĂ©sir de rapiditĂ© et de productivitĂ© Ă  l’humaine. J’ai aussi fait la connaissance de Marguerite, une velle de trois mois que sa maman, EugĂ©nie, a mise au monde au refuge Ă  son arrivĂ©e. Toutes deux sont trĂšs timides. Il faut dire que les multiples sĂ©parations entre EugĂ©nie et ses bĂ©bĂ©s l’ont quelque peu refroidie. Tout comme le rĂ©cit de ces dĂ©sunions a profondĂ©ment marquĂ© Marguerite. Et puis j’ai rencontrĂ© Manu, un mouton Ă©lĂ©gant et beau parleur, qui n’a de cesse de raconter combien il Ă©tait le plus fort et le plus respectĂ© de tous dans le bĂątiment oĂč il se trouvait – mais, en mĂȘme temps, il est toujours plus facile de se vanter devant des personnes qui ne peuvent confirmer ou infirmer une histoire donnĂ©e. Et lĂ , rĂ©vĂ©lation. S’avance devant moi une apparition, que dis-je une apparition ?, une divinitĂ© parmi les divinitĂ©s animales de ce monde. Une truie, magnifique. StĂ©phanie. Telle un modĂšle se pavanant sur son podium, une Antigone fiĂšre et inĂ©branlable, la ClĂ©opĂątre au groin proĂ©minent, elle caresse de ses pieds pointĂ©s l’herbe fraĂźche sur laquelle la rosĂ©e perle encore. Soudain, elle chute. N’allez pas croire que ce dĂ©tail altĂšre la description mĂ©liorative mais surtout vĂ©ridique que nous en avons faite. Non, elle a, mĂȘme dans sa façon de tomber, une grĂące Ă©vidente, parfaite, qui se passe de mots. Et sa voix. Sa voix mĂ©lodieuse et chaude, ponctuĂ©e de petits grognements folĂątres. Comme j’aime cette voix. Comme j’aime cette truie. Je viens Ă  peine de la rencontrer mais je sais dĂ©jĂ  que c’est le dĂ©but d’une grande amitiĂ©. * * * AprĂšs avoir Ă©changĂ© quelques mots de prĂ©sentation, j’ose enfin, poussĂ©e par ma curiositĂ© naturelle, lui demander ce qui l’a conduite ici. Elle me livre un tĂ©moignage qui me hĂ©risse les plumes : - Pour ce qui est de ma naissance, j’ai vraiment peu de souvenirs. Je me rappelle juste du froid (je suis nĂ©e en plein hiver) et de ce sol tout dur, en bĂ©ton. Des mamelles de maman, aussi, et du bon goĂ»t de son lait. J’ai davantage de souvenirs de quand j’étais adulte lĂ -bas. Je me souviens bien des insĂ©minations – c’était assez
 Ă©trange comme pratique. Puis on nous mettait dans un enclos collectif par groupe d’une dizaine ou d’une quinzaine de truies, en fonction de notre poids. Ça non plus c’était pas trĂšs plaisant. Mais ce qui Ă©tait encore moins plaisant c’est quand, une semaine avant la mise bas, on nous plaçait dans des cages individuelles. Comme elles faisaient tout juste notre taille, il nous Ă©tait impossible de nous retourner : nous ne pouvions que nous mettre debout, assises ou allongĂ©es. Le bĂ©ton nous abĂźmait la peau et provoquait des blessures, et le confinement mettait Ă  mal nos articulations. Je m’ennuyais comme jamais je me suis ennuyĂ©e. D’ailleurs, j’avais pris pour habitude de mordiller les barreaux de ma cage, histoire de faire passer le temps. Heureusement qu’il y avait la nourriture pour nous distraire un peu ! Quand j’ai eu ma premiĂšre portĂ©e (quinze petits porcelets), j’ai compris ce que ça voulait dire « ĂȘtre maman ». Je voulais les protĂ©ger, tu vois, mais bon, plus facile Ă  dire qu’à faire dans de telles circonstances. Certains de mes petits se coinçaient les pattes dans les fentes du caillebottis et mourraient lĂ , faute de pouvoir se libĂ©rer. Quand un humain a saisi deux ou trois de mes petits, les plus chĂ©tifs, je n’ai pas vraiment compris ce qu’il se passait, jusqu’à ce que je le voie les « assommer » en leur frappant la tĂȘte contre une barriĂšre mĂ©tallique, juste sous mes yeux. Il a ensuite reportĂ© ces incidents sur la fiche fixĂ©e devant ma cage. J’étais
 dĂ©truite. Que veux-tu, Di, il faut croire que les humains (sauf Aja et Medeina, bien sĂ»r), ne nous voient que comme de la chair Ă  saucisse. Ils ont l’air d’oublier que nous sommes capables d’affection. Au bout d’une semaine, on m’a enlevĂ© tous mes porcelets. Ç’a durĂ© quelques heures avant qu’on me les redonne. On les avait castrĂ©s, leur avait coupĂ© la queue et limĂ© les dents – sans anesthĂ©sie, bien Ă©videmment. Tout cela pour Ă©viter qu’ils m’abĂźment les mamelles et que mes bĂ©bĂ©s mĂąles ne deviennent cannibales une fois enfermĂ©s dans l’enclos d’engraissement. Ils ont Ă©galement reçu les premiĂšres vaccinations, et sont restĂ©s avec moi pendant trois semaines. Puis je ne les ai jamais revus. Et rebelotte pendant deux ans, avec deux portĂ©es par an. Je pense tous les jours Ă  mes petits qui doivent ĂȘtre tous morts depuis, dans les ventres bien repus des humains, ou plus certainement dans leurs fosses septiques. La premiĂšre fois que j’ai vu la lumiĂšre du jour, c’est quand Aja et Medeina sont venus me chercher. Ils Ă©taient entourĂ©s d’une aurĂ©ole dorĂ©e, j’ai cru que c’étaient des dieu et dĂ©esse. Je n’oublierai jamais ce moment. Un tĂ©moignage pareil ne peut vous laisser indiffĂ©rente. Je vois au fond de ses yeux noirs sa profonde tristesse et sa grande force face Ă  cette vie de souffrances injustifiables. Mais je vois aussi toute sa beautĂ© et son amour pour les autres qui irradient. J’essuie dĂ©licatement, du bout de mes plumes, une larme qui glisse le long de sa joue. Je lui promets que dĂ©sormais nous sommes ensemble et que nous ne nous quitterons plus. C’est le moment qu’ont choisi Aja et Medeina pour arriver vers nous, en poussant une brouette remplie de victuailles. De quoi nous redonner le sourire, au moins pour un temps. Au menu ce midi, des pommes, carottes et betteraves ainsi que du quinoa et de la luzerne pour StĂ©phanie ; un mĂ©lange de maĂŻs, orge et blĂ©, des fraises et du concombre pour moi. C’est la premiĂšre fois de ma vie que je vois des fruits et des lĂ©gumes ; comme c’est beau toutes ces couleurs, et que c’est bon ! Je sens la chair tendre et sucrĂ©e de la fraise se rompre dans mon bec, l’eau du concombre dĂ©gouliner le long de mon barbillon et de mon cou, les graines glisser dans mon Ɠsophage. C’est dĂ©licieux. C’est merveilleux. Et dire que je mangeais de la poudre Ă  longueur de journĂ©e lĂ  oĂč j’étais avant ! Je jette un coup d’Ɠil Ă  StĂ©phanie, qui dĂ©vore goulĂ»ment son repas. Elle s’est habituĂ©e Ă  cette nourriture de qualitĂ©. Normal, elle est lĂ  depuis deux ans maintenant. AprĂšs avoir fait le tour des pensionnaires, Aja et Medeina reviennent vers StĂ©phanie et moi et s’assoient auprĂšs de nous. Si vous voulez mon avis, ce sont de trĂšs beaux spĂ©cimens humains. Aja a de grands yeux bruns et d’irrĂ©guliĂšres fentes parsĂšment son visage, ce que vous nommez « rides ». Un nom bien laid pour des traits si poĂ©tiques. Je trouve ça beau la vieillesse, je n’avais jamais vu une personne ĂągĂ©e avant ; ne dit-on pas chez les humains qu’elle est aussi signe de sagesse ? Medeina est pĂ©tillante et grosse ; elle porte au poignet droit deux bracelets qui tintent quand elle remue son bras. Son sourire large et imparfait, ses fossettes aux deux joues lui donnent un air d’une sympathie inĂ©galable. Aja tend vers moi ses mains d’ébĂšne et les glisse sous mes ailes pour masser dĂ©licatement mes flancs. StĂ©phanie s’est laissĂ©e tomber sur le cĂŽtĂ© afin que Medeina lui gratte le ventre. Je grave ce moment dans ma mĂ©moire. C’est si agrĂ©able. Je ferme les yeux Ă  demi, ne vois plus qu’une vague tache rose Ă  la place de mon amie, le vert de l’herbe qui m’entoure et je me laisse porter par ce plaisir serein, un plaisir tout nouveau pour moi et incomparable. Je voudrais que ça dure toujours. Aja et Medeina finissent par nous quitter mais, je ne saurais l’expliquer, ce moment passĂ© avec eux a laissĂ© en moi une profonde sensation de bien-ĂȘtre. Je me sens une nouvelle poule, plus forte, plus fiĂšre. Je suis enfin respectĂ©e et aimĂ©e comme je le mĂ©rite. Ça fait du bien, vraiment. StĂ©phanie me sort de mes pensĂ©es : - Tu vois, la vie est belle ici, n’est-ce pas ? C’est comme ça tous les jours. J’imagine que toi non plus tu n’as pas dĂ» avoir une vie facile avant d’arriver ici
 - Effectivement. C’était un peu dans la mĂȘme veine que pour toi, Steph : pas terrible. Les humains ont cru bon de nous enfermer par dix dans des cages oĂč nous n’avions que trĂšs peu de place et nous ne pouvions, bien Ă©videmment, ni Ă©tendre nos ailes, ni faire fonctionner nos muscles Ă  cause de cette promiscuitĂ©. Nos cages s’empilaient sur plusieurs mĂštres de hauteur et s’étendaient dans ce hangar sur plusieurs centaines de mĂštres. Moi non plus, je n’avais jamais vu le soleil avant de sortir de cet endroit plus qu’insalubre – de grands pans de poussiĂšre pendaient du plafond, le sol Ă©tait jonchĂ© de souris mortes et nos Ɠufs, qui tombaient devant nos cages grĂące au sol inclinĂ©, Ă©taient recouverts de poux. L’éclairage artificiel Ă©tait constamment allumĂ©, de sorte que nous croyions qu’il faisait jour tout le temps afin que nous mangions en plus grande quantitĂ© et que nous produisions davantage d’Ɠufs. MĂȘme le sol de nos cages Ă©tait grillagĂ©, ce qui, soit dit en passant, nous abĂźmait beaucoup le dessous des pattes. Nous ne pouvions pas gratter le sol, comme je le fais ici, ni chercher notre nourriture. Tout Ă©tait fait et pensĂ© pour accroĂźtre notre rentabilitĂ©. Je suis restĂ©e lĂ -bas un an et j’y ai pondu plus de trois cents Ɠufs – j’avais tout le temps de les compter et de les voir rouler un par un le long du grillage en pensant que, si un Monsieur coq avait Ă©tĂ© lĂ , j’aurais Ă©tĂ© mĂšre d’une grande famille. Parfois, la course des Ɠufs Ă©tait freinĂ©e par des cadavres de poules qui traĂźnaient ici et lĂ  sur le sol. Ne va pas croire que ces carcasses Ă©taient retirĂ©es des cages. Non, les humains ne perdaient pas de temps Ă  cela. Elles restaient lĂ , plusieurs jours, plusieurs semaines et se dĂ©composaient sous nos yeux, jusqu’à atteindre le stade de poules momifiĂ©es rendues grisĂątres par les effets du temps. Nos becs Ă©taient assurĂ©ment coupĂ©s sans anesthĂ©sie quand nous n’étions encore que des poussins afin d’éviter le cannibalisme et que nous ne nous blessions par piquage. MĂȘme s’ils Ă©taient amputĂ©s, nous trouvions tout de mĂȘme le moyen de nous arracher des plumes et de causer des plaies bĂ©antes. Comme tu peux le voir, je suis mise Ă  nue devant toi, Steph, au sens propre comme au figurĂ©. - Di, je te promets que les horreurs que tu as vĂ©cues, tu ne les revivras plus jamais. Et certainement pas ici. Comme tu me l’as dit : nous sommes ensemble dĂ©sormais et rien ne pourra nous sĂ©parer. Je suis si heureuse de t’avoir rencontrĂ©e et je crois au destin qui t’a mise sur ma route et moi sur la tienne afin que nous partagions nos histoires de vie. Voudrais-tu que nous Ă©crivions une chanson pour cĂ©lĂ©brer cette rencontre ? Depuis que je suis ici, je me plais Ă  inventer des mĂ©lodies et des paroles et je serais heureuse de crĂ©er quelque chose avec toi. Je suis Ă©videmment trĂšs enthousiaste Ă  cette idĂ©e et StĂ©phanie et moi commençons Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  une chanson
 Hey, hey, moi c’est Lady Di Hey, hey, moi c’est StĂ©phanie Hey, hey, nous sommes deux amies Au refuge Cotcot c’est trop la folie C’est l’histoire d’une poule qui rencontre une truie Et toutes deux se lient de sympathie Elles se racontent leurs histoires respectives Les Ă©levages intensifs, on les met aux archives NaĂźtre truie c’est vraiment pas aisĂ© Tu passes tes journĂ©es Ă  allaiter Tes petits meurent sous ton propre ventre Et puis aprĂšs, c’est toi qu’on Ă©ventre Hey, hey Être poule c’est pas cool non plus Tu ponds jusqu’à c’que tu n’en puisses plus T’es enfermĂ©e dans une petite cage Puis tu finis en steak Ă  un certain Ăąge Vous savez quoi ? Les vĂ©gans sont malins : Manger de la viande, c’est pas bĂ©nin Au goĂ»t peut-ĂȘtre mais pas pour la planĂšte Ni pour les animaux Ă  qui on coupe la tĂȘte Hey, hey, c’est toujours Lady Di Hey, hey, c’est toujours StĂ©phanie Hey, hey, les deux meilleures amies Le refuge Cotcot c’est pour la vie ! * * * - Tu imagines, Steph, si tous les humains devenaient vĂ©gans ? Ça me paraĂźt tellement impossible
 Mais ce serait le paradis pour nous ! Finis l’enfermement, l’exploitation, la dĂ©sanimalisation constante! Toutes les poules de la Terre pourraient connaĂźtre les joies de se balader en libertĂ©, de voir le soleil et ses belles couleurs quand il se couche, l’herbe verte ; elles gratteraient le sol, chercheraient leur nourriture Ă  longueur de temps ! - Et toutes les truies du monde pourraient se rouler dans la boue quand bon leur semble, rester avec leurs petits et les cajoler, ne plus ĂȘtre prises pour des utĂ©rus sur pattes et du bacon ! - Le rĂȘve, n’est-ce pas ? - Oui, le rĂȘve
 Nous marquons un silence, imprĂ©gnĂ©es des images qui nous viennent en tĂȘte. - Steph, tu crois que ça arrivera un jour ? - Je ne sais pas
 Aja et Medeina disent que de plus en plus d’humains s’intĂ©ressent Ă  nous et Ă  la façon dont nous sommes traitĂ©s mais que la plupart d’entre eux ne prennent pas conscience que ce sont des corps qu’ils consomment alors qu’eux-mĂȘmes seraient incapables de nous assassiner. - Je pense qu’il faudrait que les humains nous rencontrent, viennent nous voir au refuge pour se rendre compte que nous sommes bien plus que de la nourriture et qu’ils ne peuvent plus nous maltraiter comme ils le font. StĂ©phanie marque un temps avant de me rĂ©pondre. - Il faudrait que les animaux d’élevage se rebellent. - Comment veux-tu faire ça ? Toi comme moi Ă©tions enfermĂ©es, il nous Ă©tait impossible de faire quoi que ce soit d’autre que manger et enfanter ! - Oui. Mais quand mĂȘme, il faudrait qu’ils le fassent. Je ne sais pas, ça existe bien les histoires d’animaux qui rĂ©ussissent Ă  s’enfuir d’élevages
 S’ils agissaient collectivement, ils pourraient peut-ĂȘtre parvenir Ă  quelque chose. C’est ce qui nous manque dans les Ă©levages : la force collective. On est lĂ , on subit, on se plaint, on s’énerve, on se violente entre nous
Tout le monde rĂȘve de s’enfuir mais personne ne pense Ă  sauver les autres ! Nous, les animaux d’élevage, nous sommes intelligents, malgrĂ© ce que doivent penser beaucoup d’humains. Nous aurions pu le faire, Di. Nous aurions pu essayer de sauver nos sƓurs. J’aurais pu essayer de sauver mes bĂ©bĂ©s. - Oui, nous aurions pu essayer.

  • Elles

    Encore cinq minutes, non cinq heures, telle fut la pensĂ©e de ZoĂ© lorsque sonna son rĂ©veil. Sa seule motivation Ă  se lever fut la hĂąte de voir le soir arriver. Le soir, un horizon tellement lointain que celui de la veille Ă©tait plus proche que celui du jour mĂȘme. ZoĂ© arriva vers 5h45 alors que les lĂšve-tĂŽt formaient une queue dĂ©jĂ  consĂ©quente devant la prĂ©fecture. Certains avaient apportĂ© une chaise de camping et, un bandeau sur les yeux, ils replongeaient dans les bras du marchand de sable. ZoĂ©, elle, se rĂ©chauffait de la froide nuit d’octobre dans son manteau, les doigts agrippĂ©s Ă  son thermos de cafĂ© brĂ»lant. Et l’attente commença, longue, ennuyeuse, infinie. Autour de ZoĂ©, les gens s’animĂšrent ; certains lisaient un bouquin, d’autres berçaient leur bĂ©bĂ© et d’autres encore, bonnes Ăąmes, distribuaient des biscuits aux chocolat. On sympathisait les uns avec les autres, parlait dans les langues du monde entier, se racontait son parcours et ses origines. LĂ  ce n’est pas gĂȘnant, se rĂ©jouit ZoĂ©, ce n’est pas comme quand on m’arrĂȘte au milieu de la rue en me criant « Turc ! » sans raison. Ou encore ce vieil homme au supermarchĂ© qui me racontait Ă  quel point il aimait l’AmĂ©rique Latine et Ă  quel point j’avais l’air d’une princesse exotique. Laissez-moi monsieur, j’achĂšte des pĂątes. Quand je rĂ©ponds que je suis Française pour leur clouer le bec et qu’ils me rĂ©torquent que ma peau n’est pas blanche, je devrais regarder la couleur de mon bras et m’exclamer : « Oh mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il s’est passĂ© cette nuit ? » Enfin, 8h30 sonnĂšrent, les fonctionnaires pouvaient recevoir leur public. AprĂšs avoir traversĂ© avec succĂšs les dĂ©tecteurs de mĂ©tal, ZoĂ© et son prĂ©cieux sac se dirigĂšrent vers l’étage qui leur Ă©tait destinĂ©. ZoĂ© obtint le numĂ©ro 59E et, au chaud cette fois, l’attente recommença. Cinquante-huit personnes Ă  attendre, cinquante-sept, cinquante-six, cinquante-cinq
 De tous cĂŽtĂ©s, des malheureux pleuraient ou s’énervaient sans obtenir l’aide attendue. À un guichet, une vieille dame essayait de se faire comprendre en hĂ©breu ou dans une autre langue que ZoĂ© ne reconnaissait absolument pas, et l’agent de l’autre cĂŽtĂ© de la vitre non plus. Il essaya de correspondre en français, puis en anglais mais non, le dialogue Ă©tait impossible et empĂȘchait tout mouvement. L’intervention inopinĂ©e d’un Ă©tranger rĂ©solut la situation. Dix-sept, seize, quinze
 À 10h30 pile, le ticket gagnant s’afficha sur l’écran. ZoĂ© se prĂ©senta devant la fonctionnaire qui lui demanda son dossier : passeport, carte d’identitĂ©, acte de naissance, l’authentique et une copie, justificatif de domicile de moins de trois mois, certificat de scolaritĂ© de l’annĂ©e en cours, preuve d’assiduitĂ©, traduction des chiffres du relevĂ© bancaire et ancien titre de sĂ©jour pour recevoir le Graal, le nouveau. Le titre de sĂ©jour qui l’autorisait Ă  rester un an de plus en France car, non, Maurice n’est pas française comme le pensait cette dame Ă  Versailles. Elle avait insistĂ© auprĂšs de ZoĂ©. Vous en ĂȘtes sĂ»re ? ZoĂ© en Ă©tait extrĂȘmement sĂ»re. Et comme certains le prĂ©sument, les Mauriciens ne viennent pas non plus de Mauritanie, dĂ©solĂ© de vous dĂ©cevoir. Une signature plus tard, sa nouvelle carte en main, ZoĂ© sortit de la maison des fous, salua le soleil et se mit en route pour rejoindre sa classe. Le prochain cours Ă©tait sur le point de commencer. La place Ă  cĂŽtĂ© d’Alice l’attendait. – Alors, tu as rĂ©ussi Ă  vaincre le systĂšme administratif ? – Yes, j’ai officiellement le droit de rester en France. Par contre rĂ©veille-moi si je m’endors. L’arrivĂ©e du prof fit taire les conversations en cours. « Bonjour Ă  tous. J’espĂšre que vous n’ĂȘtes pas fatiguĂ©s
 Personne ? Parfait. Aujourd’hui, c’est vous qui allez parler. Je vous donne un sujet et vous en dĂ©battez deux par deux
 Non pas avec votre voisin mais par
 tirage au sort, oui, c’est ça ! Ah je vois la joie Ă©clairer vos visages. » Alice et ZoĂ© furent sĂ©parĂ©es par le sort qui lia le nom d’Hugo Ă  celui de la premiĂšre. Alice ne le connaissait pas particuliĂšrement ; c’était une bonne occasion de parler. Elle le rejoignit au fond de la classe au moment oĂč le prof distribua un petit papier avec « MeToo, un an aprĂšs » Ă©crit dessus. Alice ne sut si elle devait se rĂ©jouir ou non. Y a-t-il encore besoin d’en dĂ©battre ? Il n’y a plus de controverse Ă  dire que toute forme de harcĂšlement sexuel est inacceptable. – J’en ai marre de parler de ça, dĂ©marra Hugo. – Tu en as marre de parler de l’avancĂ©e de la cause des femmes ?, l’interrogea Alice. – À cause de ça, ça fait un an que nous, les hommes, on est culpabilisĂ©s dĂšs qu’on bouge le petit doigt ou qu’on ouvre la bouche. On n’a plus le droit ni de faire, ni de dire ce qui nous chante. – Chante tant que tu veux, tant que tu ne nuis Ă  personne. Nous ne nous sentons coupable que si notre comportement est Ă  remettre en cause. – Mon comportement va trĂšs bien. Tu insinues encore que tous les hommes sont sexistes. – Je ne dis pas que tous les hommes sont sexistes mais que cent pour cent des femmes en sont victimes. C’est Ă  ça que sert le fĂ©minisme. – Le fĂ©minisme veut nous dominer comme les hommes vous ont dominĂ©es. – Il veut instaurer l’égalitĂ© entre les genres. – L’égalitĂ© qui existe dĂ©jĂ . On a, genre, les mĂȘmes droits, la mĂȘme Ă©ducation, des femmes obtiennent de hautes positions comme euh
 Angela Merkel. – Comme qui d’autre ? Vas-y, cite en dix puis aprĂšs le double d’hommes. Et tant qu’on y est, tu sais que les hommes ont toujours un salaire dix pour cent supĂ©rieur Ă  celui des femmes ? – Le salaire de l’un contrebalance celui de l’autre dans un couple
 – C’est complĂštement stupide. Tu impliques qu’une femme qui fait exactement le mĂȘme travail qu’un homme doit obligatoirement ĂȘtre en couple, avec un homme, pour que leurs deux salaires soient « contrebalancĂ©s ». Tu appelles cela l’égalitĂ© ? Le prof qui passait voir tous les duos arriva Ă  leur niveau. – Alors, qui est le roi ou la reine du dĂ©bat ? À la fin du cours, Alice rejoignit son groupe d’amis Ă  la cafĂ©tĂ©ria qui proposait des cĂŽtes de porc au menu du jour. Assis Ă  leur table de six, Simon s’inquiĂ©ta de l’absence de SolĂšne. « Vous reprendrez du gĂąteau, mamie ? » Le repas de famille auquel participait SolĂšne touchait Ă  sa fin. Tata Caroline resservait une part de dessert que son oncle avait prĂ©parĂ© tandis que sa grande sƓur s’étouffait Ă  cause du cacao en poudre qui parsemait sa deuxiĂšme part. SolĂšne lui tapa dans le dos et Ă©changea avec elle un regard complice. La conversation battait son plein. Les accents que l’on dissimulait Ă  la ville réémergeaient en compagnie des siens. Les grands-parents cĂŽte Ă  cĂŽte depuis soixante ans, cĂŽte Ă  cĂŽte Ă  la table qui cĂ©lĂ©brait leur union n’écoutaient ni n’entendaient plus les mots de la discussion. Ils assistaient Ă  ce brouillard joyeux qui les honore et les ignore. Ah ça doit leur faire plaisir de voir du monde, eux qui ne peuvent plus sortir. Tous les cousins rattrapaient le temps qu’ils n’avaient pas passĂ© ensemble et se remĂ©moraient leur enfance chez papy et mamie, le ballon qu’il fallait aller chercher dans le jardin du voisin, le jeu de l’oie quand il pleuvait et la cueillette des cerises, des fraises et des Ɠufs en chocolat dans le verger. Ils se partageaient des mĂšmes et des vidĂ©os sur leurs portables. SolĂšne reçut un message de Camille Ă  ce moment-lĂ  : « Simon a appris notre sortie de ce soir mais je crois qu’il est encore plus triste de ne pas te voir en cours aujourd’hui . » « Ah la la, les jeunes, toujours sur leur Ă©cran
 », lança tout haut tonton Patrick. Maman, sa petite-niĂšce gazouillante sur les genoux, s’exclama : « Oh ça vaut la photo, de mamie Ă  Lily. » SolĂšne fut commanditĂ©e pour fixer pour l’éternitĂ© une image de quatre gĂ©nĂ©rations de filles. Et puis, des enfants et de tous les cousins et de tout le monde et enfin de ceux qui fĂȘtaient leur anniversaire de mariage, quand mĂȘme. Le rosier qui leur avait Ă©tĂ© offert attendait d’ĂȘtre mis en terre. Une fois le dessert terminĂ©, il fallut tout remballer. Les hommes restĂšrent assis ou se levĂšrent de table, discutĂšrent des derniĂšres nouvelles, du travail et de la rĂ©colte des tomates. Non, ça va, y’a pas trop d’mildiou ct’annĂ©e. Dit donc, je t’ai pas vu Ă  l’enterrement de Michel jeudi. Dans le journal, y disent qu’y veulent construire une autre maison de retraite. Le petit frĂšre fit le pitre pour amuser la galerie. Les mamans, les tantes, les filles et les cousines attrapĂšrent assiettes, Ă©ponges et torchons. La vaisselle ne se fera pas toute seule. SolĂšne se glissa du cĂŽtĂ© de l’armoire qui autrefois ouvrait sur un univers de sucreries mais qui maintenant contenait de quoi essuyer les couverts. Les boĂźtes de biscuits que la bande de cousins volait en secret Ă  la connaissance de tous n’apparaissaient plus sur la liste des courses et avaient, en consĂ©quence, disparu du placard. Et ce fut l’heure du dĂ©part. On prit un quart d’heure pour faire le tour de tout le monde, de la petite derniĂšre Ă  la grand-mĂšre, du parent que l’on voit tous les jours Ă  celui dont on avait oubliĂ© l’existence. « Oh mais c’est SolĂšne. Qu’est-ce qu’elle a grandi, je t’ai connue haute comme ça ! » Et SolĂšne souriait, embarrassĂ©e. Elle devait demander plus ou moins discrĂštement Ă  sa maman : « C’est qui ? » Allez, une derniĂšre fois. Bisous papy, bisous mamie et tout le monde s’en va. MaĂ«va fit la bise Ă  chacune des filles dĂ©jĂ  arrivĂ©es dans le vestiaire. Elles se racontaient les nouvelles de la journĂ©e, commentaient l’émission d’hier soir et Ă©coutaient la derniĂšre chanson Ă  la mode. Sans ĂȘtre ses amies, pas comme SolĂšne, Camille, Alice et ZoĂ©, MaĂ«va Ă©tait impatiente de les retrouver chaque semaine. Certaines se connaissaient depuis plus de dix ans, d’autres depuis moins de deux mois et toutes Ă©voluaient une et ensemble dans un univers parallĂšle Ă  celui des salles de classe. MaĂ«va posa son sac sur une chaise, accrocha sa veste Ă  un cintre qu’elle fit tinter au portant et commença Ă  se changer. Elle enfila ses collants, la jambe droite puis la gauche, son justaucorps, sa jupette nouĂ©e Ă  la taille, ses protections d’orteils, droite et gauche, ses pointes qu’elle laça autour de ses chevilles, droite et gauche, et ses guĂȘtres, droite et gauche. Une fois changĂ©es, les filles se dirigĂšrent vers la salle oĂč leur professeure les accueillit comme toujours, le sourire dans la voix. Le cours des plus jeunes se terminait. Dans celui-ci comme dans celui-lĂ , aucun garçon n’avait osĂ© s’inscrire. MaĂ«va se demanda pourquoi. Pourquoi la danse Ă©tait-elle dĂ©signĂ©e comme l’activitĂ© par excellence des fillettes alors que le surnom du Roi Soleil, symbole de sa puissance, lui vient du ballet ? Comment, oui comment balayer les clichĂ©s ? À la barre. Les Ă©lĂšves se placĂšrent en seconde, prĂȘtes Ă  suivre la musique. PliĂ©s, battements, jambe sur la barre, droite et gauche. Au milieu. Arabesques, pas-de-bourrĂ©e, dĂ©boulĂ©s, tours-piquĂ©s, pirouettes, fouettĂ©s, grand jetĂ©, grand Ă©cart. Et dans ses mouvements tournoyants, MaĂ«va se demandait pourquoi. Pourquoi ses goĂ»ts avaient-ils pour miroir les dessins animĂ©s et les publicitĂ©s qui passaient Ă  la tĂ©lĂ© ? La dissonance cognitive encerclait ses pensĂ©es. Comment envoyer valser les conventions dictĂ©es par la sociĂ©tĂ© tout en les incarnant ? Car c’était la sociĂ©tĂ© qui dĂ©cidait que les filles naissaient dans les roses roses et les garçons dans les choux bleus. Car dans d’autres sociĂ©tĂ©s, la norme Ă©tait inversĂ©e. La violence des chevaliers en armure s’incrustait dans le rouge de leur sang et la cape azur de Marie dessinait la douceur des dames de la cour ; les femmes viennent du halo bleutĂ© de VĂ©nus et les hommes de la pourpre guerriĂšre de Mars. Mais non, MaĂ«va n’approuvait pas ces rĂšgles. MĂȘme si, oui, elle aimait le rose. Le rose de ses habits roses dans sa chambre rose dans la ville rose. Le rose lui parlait comme aucune autre couleur, le rose des fleurs et des cƓurs, le rose des poupĂ©es et du crĂ©puscule, le rose de Pink et de Piaf, le rose de la vie Ă  l’envie. Elle aimait le rose et le tulle des tutus. Elle aimait le rose, les tutus et les cheveux longs et blonds, le plaisir de les sentir librement dĂ©tachĂ©s dans son dos et de les enrouler en chignon sur le sommet de son crĂąne. Elle aimait le rose et la danse et les Juliette et les Cendrillon. Mais elle aimait aussi que les autres filles aiment l’orange et le basket et les tortues ninja et elle aimait que les garçons aiment le rose et la danse et Juliette. Elle aimait que les filles aiment ce que les garçons aiment et que les garçons aiment ce que les filles aiment, que les garçons aiment la vanille et que les filles aiment le chocolat, que les filles aiment les garçons et que les garçons aiment les filles, que les garçons aiment les garçons et que les filles aiment les filles. Bien que Camille aimĂąt SolĂšne de tout son cƓur, un soupir de frustration s’échappa de ses lĂšvres lorsqu’elle reçut son sms alors qu’elle l’attendait depuis longtemps dĂ©jĂ  Ă  la station de Rangueil. « Je suis dĂ©solĂ©e, j’ai un petit contretemps chez moi On se retrouve au Bikini pour la meilleure soirĂ©e de notre vie ??? » Camille aurait prĂ©fĂ©rĂ© ne pas devoir s’y rendre seule. Elle lui rĂ©pondit : « Rien de grave j’espĂšre
 Et oui !!! PrĂȘte Ă  chanter et danser toute la nuit » et s’engouffra dans la rame. Assise, elle enfonça ses Ă©couteurs dans ses oreilles et regarda dĂ©filer les murs de bĂ©ton et les stations de la ligne B. Des Ă©tudiants s’arrĂȘtĂšrent Ă  l’UniversitĂ©, une femme se dĂ©battait avec son cabas, son sac Ă  main, sa poussette et ses deux bras et un groupe d’amis Ă©changeait des blagues. Au terminus de Ramonville, les passagers restants descendirent et se dispersĂšrent. Camille prit la direction du canal que les lampadaires qui s’allumaient un Ă  un Ă©clairaient par vagues de leur lumiĂšre jaune. La nuit tombait aussi vite que les feuilles des arbres et avec l’obscuritĂ©, le froid s’immisçait dans tous les interstices. Camille resserra sur sa poitrine sa veste en simili cuir et tira sur sa jupe bleu marine qui remontait sur ses cuisses. Elle dĂ©testait se retrouver lĂ , seule Ă  guetter chaque son, du clapotis de l’eau au bruissement du vent. Pour se donner du courage, elle Ă©changea une ballade contre une chanson solaire dont elle connaissait les paroles par cƓur. Dix minutes s’étaient Ă©coulĂ©es. Elle se trouvait Ă  la moitiĂ© du chemin lorsqu’elle perçut un sifflement strident. À ce sifflement s’ajoutĂšrent le son de chaussures sur le sol et une forme noire, rapide la dĂ©passa, puis une autre, plus impressionnante. Elle sursauta
 et sourit en reconnaissant un labrador qui entraĂźnait son maĂźtre derriĂšre lui. Elle se sentait Ă  peine remise de ses Ă©motions qu’un autre sifflement la fit tressaillir. Il lui Ă©tait adressĂ©. Elle continua sa route. Un homme l’approcha, l’aborda, l’insulta. Camille s’enfonça dans sa musique pas assez forte pour couvrir cette voix. Elle l’ignora de toutes ses forces, accĂ©lĂ©ra son pas et pria. Il la suivit et insista, insista, insista. Elle sentit et entendit les battements de son cƓur recouvrir le son sortant de ses Ă©couteurs. Elle lui rĂ©pondit, elle lui dit non. Il insista, insista, insista. Tu mens. Elle ne dit rien. Il lui attrapa le bras. Elle voulut lui hurler de la lĂącher, elle voulut le frapper, avoir la force de l’éloigner. Elle ne dit rien. Elle n’arrivait plus Ă  respirer, le souffle bloquĂ©, noyĂ©e. Ils avançaient toujours sur le mĂȘme chemin, sur deux longueurs d’ondes. Il la pressa mais elle ne voulait pas, non, elle ne voulait pas, ne voulait pas, pas. « HĂ©loĂŻse, te voilĂ  ! Tout va bien ? » Un aboiement fit prendre conscience Ă  Camille que le joggeur de tout Ă  l’heure intervenait. Et l’autre disparut. Camille n’avait pas entendu la discussion des deux hommes Ă  cause de la bulle dans laquelle elle s’était enfermĂ©e. « Ça va aller mademoiselle ? Vous allez oĂč ? Je peux vous accompagner si ça vous rassure. » L’homme se tenait Ă  un pas de distance. Il alla avec elle jusqu’au Bikini oĂč Alice, ZoĂ© et MaĂ«va papotaient en attendant leurs deux amies. Camille les rejoignit et sa bulle Ă©clata et avec elle les sanglots et les larmes qui firent couler son mascara. Sans hĂ©siter, les filles l’entourĂšrent de leurs bras pour protĂ©ger Camille de sa peur et du monde environnant. Elles la consolĂšrent Ă  force de caresses et de paroles d’encouragement. Elles formaient encore une masse d’amour lorsque SolĂšne arriva. L’histoire fut racontĂ©e. Toutes s’accordĂšrent pour raccompagner Camille chez elle le moment venu ; d’ailleurs, aucune d’entre elles ne rentrerait seule et les deux derniĂšres resteraient au tĂ©lĂ©phone pour vĂ©rifier que tout va bien. C’est ce qu’elles devraient faire quand elles sortaient le soir. Non, c’est ce qu’elles Ă©taient obligĂ©es de faire pour avoir le moins d’ennui possible ; lĂ  demeurait la diffĂ©rence pensa MaĂ«va. – Quel est ce monde de fous dans lequel chaque homme est un harceleur potentiel ? demanda ZoĂ©. On dirait un cauchemar. Pincez-moi pour que je me rĂ©veille. – Un monde dans lequel l’éducation interdit aux garçons d’exprimer leur sensibilitĂ©. – Alice a raison. Regarde, nous vivons Ă  cĂŽtĂ© d’eux et comme les voisins, les garçons ne sont pas tous Ă  craindre : Simon est adorable, mon petit frĂšre ne ferait pas de mal Ă  une mouche, le monsieur qui t’a raccompagnĂ© n’avait que de bonnes intentions, lĂ -bas la fille sur le porte-bagage du vĂ©lo n’a pas l’air de craindre celui qui pĂ©dale et, quant Ă  ce soir, nous ne serions pas venues s’ils avaient Ă©tĂ© des monstres ; mieux encore, ils valorisent les femmes. Ils nous aident Ă  choisir la maniĂšre dont on se souviendra de nous, conclut SolĂšne avec un clin d’Ɠil. Camille sourit Ă  la rĂ©fĂ©rence et Ă  l’amitiĂ©. Que ferait-elle sans elles si elles n’étaient pas elles cinq ? Elle aimait l’humour de ZoĂ©, la verve d’Alice, la gentillesse de SolĂšne et elle aimait que MaĂ«va aime inconditionnellement. – Et si on y allait ? Je ne voudrais pas vous avoir fait dĂ©couvrir leur musique pour vous empĂȘcher ensuite d’aller Ă  leur concert. À peu prĂšs remises de leurs Ă©motions, les filles entrĂšrent bras dessus bras dessous dans le bĂątiment qui accueillait un nombre croissant de spectateurs. Sur scĂšne, les instruments, batterie, clavier, basse, guitare et micros attisaient l’impatience dans la salle. Le fourmillement d’énergie et les corps en mouvement augmentaient l’électricitĂ© dans l’air que la musique ferait vibrer. Les cinq amies se faufilĂšrent au premier rang oĂč aucune nuque ni aucun dos ne pourrait faire obstacle Ă  leur plaisir. SolĂšne prit des photos. Des photos d’Alice qui pianotait sur la barriĂšre, petite chorĂ©graphie digitale pour tromper l’attente. Des photos de ZoĂ© qui remerciait le ciel d’avoir fait advenir cette soirĂ©e. Des photos de MaĂ«va et de Camille qui bougeaient leurs Ă©paules au rythme de leur complicitĂ©. La derniĂšre Ă©tait encore tourmentĂ©e par la marĂ©e dans laquelle elle avait plongĂ©. Quatre musiciens s’avancĂšrent ; les cris et les applaudissements du public redoublĂšrent. Puis lui prit place. Les premiĂšres notes s’élevĂšrent. Des photos de lui, la moitiĂ© d’Her. Celui pour qui ZoĂ©, Alice, SolĂšne, MaĂ«va et Camille Ă©taient venues. Ses lĂšvres Ă  quelques millimĂštres du micro s’entrouvrirent et alors que les lumiĂšres bleues et roses se fondaient en un camaĂŻeu de violet sur le t-shirt blanc du chanteur, elles chantĂšrent en chƓur avec lui : « We choose the way we’ll be remembered ». Playlist ZoĂ© – Five Minutes, Her Alice – Queens, Her ft. ZĂ©Fire SolĂšne – Union, Her MaĂ«va – Blossom Roses, Her Camille – Swim, Her ft. ZĂ©Fire RĂ©union – Neighborhood, Her / We choose, Her

  • Le Lac des Âmes SƓurs (1/3)

    CoincĂ©e dans le trafic avec le van d’Anthea, LĂŠria se concentre. C’est dur de rĂ©sister Ă  la tentation
 Pourtant, elle sait que son amie n’aime pas qu’elle fasse preuve d’une telle impatience. « C’est mon van, ici. Interdit de klaxonner dans les bouchons ! », l’entend-elle presque la rappeler Ă  l’ordre. Un sourire finit par se dessiner sur ses lĂšvres : quel petit bout de femme, quand mĂȘme, cette Anthea
 mais pour rien au monde elle ne voudrait la remplacer. Elle est et restera Ă  tout jamais sa plus belle rencontre. Depuis que le destin lui a permis de croiser sa route, LĂŠria a Ă©tĂ© bĂ©nie par cette relation qui n’a cessĂ© d’apporter joie et force dans sa vie monotone. Comment ne pas ĂȘtre reconnaissante d’avoir une personne aussi dĂ©vouĂ©e et loyale comme amie ? Quand tous les autres la lĂąchaient, cette femme est la seule Ă  ĂȘtre restĂ©e Ă  ses cĂŽtĂ©s. À s’ĂȘtre montrĂ©e motivante, dans les pleurs comme dans la joie. À l’avoir soutenue, envers et contre tous. La seule Ă  ne jamais avoir perdu foi en elle, Ă  tout de suite rĂȘver grand pour elle, alors que LĂŠria en Ă©tait elle-mĂȘme incapable. Il Ă©tait donc naturel qu’elle voie Anthea comme une aubaine, mais elle regrettait profondĂ©ment de ne jamais rĂ©ussir Ă  lui rendre la pareille... Son vƓu s’est exaucĂ© un soir, quand Anthea a sonnĂ© chez elle. Le souvenir de son visage terrorisĂ© et baignĂ© de larmes lui tord encore le ventre de douleurs, tellement elle a eu mal. Puis, leurs yeux se sont croisĂ©s, et c’était terminĂ© ; elle savait sans savoir. Ce soir-lĂ , bien qu’Anthea se soit libĂ©rĂ©e d’un amour toxique, Ă  jamais elle a Ă©tĂ© brisĂ©e. Les menaces avaient valsĂ© Ă  travers tout leur appartement ; dans un tumulte de cris et de larmes ; frappant tour Ă  tour sa tĂȘte, son cƓur, son Ăąme. L’instinct de survie guidant sa fuite, elle avait rĂ©ussi Ă  semer l’homme. Mais, Ă  peine arrivĂ©e chez LĂŠria, des milliers de SMS ne lui criaient qu’une chose : « OĂč que vous soyez, je vous retrouverai. Toi et le bĂ©bĂ©. » Ces sombres mots ont ainsi cognĂ©, des heures durant, contre l’habitacle de la voiture. L’écho accompagnait les larmes des deux femmes, lorsque leur promesse de ne plus faire confiance Ă  personne est nĂ©e. * Tout sourire, Anthea sort de la pĂątisserie ; dans ses mains, le magnifique gĂąteau qu’Emma a commandĂ©. Elle entame sa marche d’un pas tranquille, fredonnant un air empreint de joie et de jovialitĂ©. Elle est pressĂ©e d’arriver, mais surtout de voir l’émerveillement sur le visage de sa fille. Des semaines qu’elle rĂȘve de son anniversaire ; qu’elle les bassine, elle et LĂŠria, avec les cadeaux, les copines et les dĂ©cos qu’elle rĂ©clame pour le jour J
 Anthea se souvient que, elle aussi, Ă©tait dans le mĂȘme Ă©tat quand la date fatidique approchait. Alors, pour ne plus la faire languir, elle dĂ©cide de couper par le parc du centre-ville. C’est marrant
 Sur le moment, les gens comme Anthea se fĂ©licitent toujours d’avoir eu une idĂ©e aussi gĂ©niale. Ils n’ont pas tous les indices ; ils s’imaginent profiter tranquillement, gratuitement, sans se soucier d’un possible retour de flamme qu’on Ă©crit avec un K. Oui, comme c’est marrant ! Ce ciel qui se voile, ce sourire qui tombe, cette boule au ventre qui se forme
 Cette soudaine envie de recracher ses tripes. LĂ -bas. Le long du sentier. La tĂȘte aux cheveux enflammĂ©s. Pas tout prĂšs, mais pas trĂšs loin. Il est lĂ . Il la fixe. Il sourit. C’est vraiment lui ? Qu’est-ce qu’il lui veut ? Il l’a reconnue ? Depuis quand il est lĂ  ? Il l’espionne ? Il va la poursuivre ? Comment il l’a retrouvĂ©e ? OĂč est Emma ? Leur Emma ? Non ! Son Emma ! La respiration saccade. La sueur coule. Le cƓur s’emballe. Se contracte violemment. Plusieurs fois. Elle frissonne. Elle tremble. Elle a peur. Elle a mal. Tout tourne. Sa tĂȘte appelle Ă  l’aide. Sa voix se tait. Sa bouche s’ouvre. Ses poumons ? Clos. Puis le vertige. SĂ©vĂšre. Elle tombe, elle tombe
 Personne pour la rattraper. Sauf ses mains. Couvertes de cailloux noirs. De peinture blanche. Au loin, un son. ÉtouffĂ©. NoyĂ©. Plus prĂšs. Encore. Un son long. Assourdissant. Terrifiant. Grinçant. Crissant. C’est fatiguant. * Plus tard, c’est le silence ; le noir complet. Une douce chaleur lui caresse la main, tendrement. Elle veut retourner la pareille mais n’est pas aux commandes. Son cƓur repart de plus belle, puis ses oreilles la laissent entendre la voix qu’elle voulait. C’est sa sĂ©curitĂ©.

  • Des femmes de l’ombre

    Le rĂ©veil sonne Ă  quatre heures du matin. Elle extirpe son bras de la couverture chaude et l’éteint avec ennui. Puis, elle glisse ses gros pieds dans la vieille pantoufle grise et met sa robe de chambre rose qui, avec le temps, se dĂ©grade en blanc sale. La masse corporelle avance dans l’obscuritĂ© vers la salle de bain, en bĂąillant Ă  grande bouche. Elle souhaite continuer son rĂȘve qui s’envole de ses pauvres cils pendant qu’elle brosse ses dents et qu’elle Ă©coute l’écoulement doux de l’eau chaude. Le lait bout sur la plaque, elle attend patiemment qu’il se refroidit pour rajouter du cafĂ©. Elle aime le prĂ©parer ainsi et le boire Ă  petites gorgĂ©es dans le calme absolu de la ville endormie. C’est le seul moment de la journĂ©e oĂč tout lui semble s’effacer et oĂč son esprit se calme. Le cafĂ© est un rituel sacrĂ©, elle lui consacre des minutes d’adoration en le dĂ©gustant aisĂ©ment. Le travail peut attendre qu’elle finisse sa tasse. Et si elle arrive en retard ? Ce n’est pas la fin du monde. Il faut respecter les rites des gens vieux. Ensuite, elle se dirige vers sa garde robe pour mettre son unique uniforme de travail et le couvrir par son long manteau noir car elle doit le protĂ©ger et se protĂ©ger de la pluie qui menace. Elle ne connaĂźt pas les inquiĂ©tudes des gens riches qui posent la mĂȘme question absurde devant leur penderie : « Qu'ai-je Ă  porter aujourd’hui ? ». Ce n’est pas parce qu’elle ne se soucie point de ce que les autres vont penser d’elle mais parce qu’elle n’a pas le choix. Il est cinq heures moins le quart, elle va vers la chambre de son petit fils qui dort tranquillement dans son lit. La femme sourit en voyant son visage angĂ©lique, insĂšre des bonbons au fond de son oreiller et sort discrĂštement sans faire de bruit. Dans la rue, elle trottine vers l’arrĂȘt de bus. Le chauffeur ferme les portes et dĂ©marre. La femme se trouve incapable de courir avec ses quatre vingt six kilos qui pĂšsent sur ses pieds et elle hurle. Sa voix terrible dĂ©stabilise le chauffeur qui faisait un frein sec au milieu de la route ce qui agaçait les passagers. Elle monte et dit bonjour. Le chauffeur rĂ©pond le sourire au visage malgrĂ© lui, car il ne peut pas montrer son indignation devant cette femme ĂągĂ©e tandis que les passagers, exaspĂ©rĂ©s, la regardent du coin de l’Ɠil. La femme s’assoit sur une chaise au milieu, elle fait semblant de ne rien comprendre et regarde dans la vitre en cachant un rire de victoire. En fin de compte, elle n’arrivera pas au boulot, en retard, aujourd’hui ! Il est six heures du matin, le coq chante ‘’kokou-’okkou ‘’, il a trouvĂ© un ver par terre ! Bchira laisse ses enfants endormis dans leur chambre et se dirige vers sa cuisine de cinq mĂštres carrĂ©s. Elle rassemble son matĂ©riel de travail : cinq kilos de farine, trois kilos et demi de semoule, un litre d'huile d’olive, deux sachets de levure, un demi-sachet de sel et un peu de sucre. Elle verse le tout dans un grand bol en bois et commence Ă  les malaxer avec ses puissantes mains veineuses, longtemps accoutumĂ©es Ă  ce travail. Elle ajoute de l’eau chaude pour empĂąter le mĂ©lange. Ensuite, elle coupe la pĂąte en des petites portions et les aligne dans un grand plateau huileux. Finalement, elle les couvrir d’un sac plastique au-dessus afin qu’elles se ballonnent et qu’elles soient prĂȘtes pour la cuisson. Bchira lave ses mains soigneusement et essaie d’enlever les tĂąches de la pĂąte gĂ©ante qui collent sur ses doigts boudinĂ©s. Elle reste dans la cuisine pour contempler ses jolies boules qui brillent sous la lumiĂšre jaune de la lampe accrochĂ©e au plafond. Elle doit attendre une demi-heure avant de commencer la cuisson du pain. Pendant ce temps, elle se rappelle le petit-dĂ©jeuner. Un Ɠuf et quelques cuillĂšres de « Bsissa » saisissent sa faim. Cette femme Ă  la taille maigre et au visage osseux semble ĂȘtre accoutumĂ©e Ă  la faim. D’ailleurs, ils ont Ă©tĂ© intimement liĂ©s depuis qu’elle Ă©tait dans le ventre de sa mĂšre jusqu’à ce qu’elle grandissait et se mariait avec ‘’Jalloul ‘’, son Ă©poux enfuit il y a quatre jours de la maison. Elle ne sait pas oĂč il est et ne le cherche point. Trente minutes se sont Ă©coulĂ©es, Bchira se dirige vers sa « Tabouna » ; un four qu’elle cache souvent avec des feuilles des chĂȘnes pour le protĂ©ger des bourrasques et de la neige du mois de Janvier. Pour allumer le feu au fond de la « Tabouna », Bchira Ă©crase des branches d’arbres et les jette dedans puis, elle rajoute des papiers, des feuilles et des cartons et elle les brouille ensemble jusqu’à ce que le frottement de tous ces objets crĂ©e une montagne de feu. Une fois la « Tabouna » est chauffĂ©e, Bchira apporte un plat sur lequel il y a dix-huit boules. Elle trempe sa main dans de l’eau, prend une boule et elle l'aplatit sur la paume de sa main dĂ©licatement. Ensuite, elle l’envole dans l’air tel un chef italien et la colle Ă  la rapiditĂ© d’un Ă©clair, sur la paroi de la « Tabouna ». Elle rĂ©pĂšte les mĂȘmes mouvements avec le reste des boules. A peine la cuisson prend-elle dix minutes pour que l’odeur du pain soit partout exaltĂ©e. Elle traverse les chĂȘnes-liĂšges de la ville de Tabarka, berce les marmottes et les hĂ©rissons durant leur long sommeil et chatouille les tarins qui volent dans le ciel et qui cherchent Ă  dĂ©tecter la source de cette aura familiĂšre qui Ă©mane de la terre. DĂšs que Bchira finit la cuisson des pains, elle couvre toute la quantitĂ© par un grand foulard afin qu’ils restent chauds et qu’ils ne perdent pas leur goĂ»t. L’odeur maternelle Ă©veille son fils Ibrahim de son doux rĂȘve. Il court vers sa mĂšre pour qu’elle lui donne sa premiĂšre tranche de pain dĂ©licieux. Aujourd’hui c’est son rĂŽle, il doit traverser la forĂȘt et atteindre la route pour vendre le pain et il a l’air content de pouvoir aider sa mĂšre pendant les vacances. DĂšs que la cheffe finit l’arrangement du pain dans le panier, Bchira le donne Ă  son fils et l’ordonne de ne pas aller jouer dans la forĂȘt et laisser le panier seul. Elle le regarde droit dans les yeux et lui dit fermement : ” Tu te rappelles ce que je t’avais racontĂ© la derniĂšre fois ? Il y a un loup dans la forĂȘt, si tu ne te dĂ©pĂȘches pas, il va t’apercevoir et il mangera nos pains et nous demeurons sans dĂźner ce soir ! Va gagner de l’argent, tu es maintenant un homme fort et courageux !” L’enfant s’achemine vers sa direction et lorsqu’il se dĂ©robe complĂštement derriĂšre les arbres, son deuxiĂšme fils Kamel sort de la chambre, un grand sac sur le dos et les chaussures nouĂ©es. Kamel regarde sa mĂšre et dit : « Pardonne-moi, Ya, il est temps que je m’en aille !». La mĂšre demeure coincĂ©e dans le coin de la cuisine. Elle dĂ©tourne son visage et une chaude larme roule sur sa face ridĂ©e. La femme de mĂ©nage arrive au boulot Ă  l’heure. SerpilliĂšre et seau Ă  la main. Aujourd’hui, sa mission est pĂ©nible : elle doit nettoyer les escaliers. Oh, Comme elle les dĂ©teste ! A chaque fois qu’on lui ordonne cette tĂąche, elle insulte l’agence de nettoyage, cette sale entreprise et son responsable hideux. Elle fait courber son dos et trempe la serpilliĂšre dans de l’eau de javel. En apercevant les tĂąches du cafĂ© et des jus collĂ©es sur les marches, elle plie ses genoux rhumatismaux et les frottent instamment. Plus elle avance, plus la poussiĂšre augmente et se rassemble dans les coins des marches telle des boules azurĂ©es, mornes et tristes. MĂ©gots de cigarettes, des miettes de gĂąteau jetĂ©es indiffĂ©remment par terre et quelques bouteilles d’eau vides enroulĂ©es, et plein d’ordures qui font des escaliers un dĂ©potoir discret de cette respectable entreprise oĂč travaillent des officiers qualifiĂ©s et de la haute sociĂ©tĂ© ! La femme, impatiente, s’exclame enragĂ©e : Voyons ! Il ne manque que la merde ici ! ». AprĂšs trois heures et demie, elle comptait cinquante-six marches du premier jusqu’au cinquiĂšme Ă©tage. Elle dit dans son for intĂ©rieur : « J’attends jusqu’à ce que l’ascenseur tombe en panne. Ainsi, les employĂ©s seront obligĂ©s d’utiliser les escaliers. Ils seront frappĂ©s par leur propretĂ© et ils m’en feront des compliments devant mon patron. Il apprĂ©ciera mon travail et m’appellera dans son bureau pour me proposer une augmentation ! ». Puis, elle s’est rappelĂ©e qu’elle doit aller nettoyer le bureau de Mr. Fiquet, l’officier qui a Ă©tĂ© Ă©levĂ© derniĂšrement au poste de comptable. Elle dĂ©cide d’utiliser l’ascenseur, il est hors de question qu’elle remonte au troisiĂšme Ă©tage par les escaliers car elle ressent dĂ©jĂ  des courbatures au niveau du dos et des pieds. Elle prend des chiffons et se dirige vers l’ascenseur. Trois employĂ©s, deux femmes et un homme, ont montĂ© l’ascenseur et ont appuyĂ© sur le bouton ‘’1’’. Elle rentre ensuite dedans et tape le numĂ©ro ‘’3’’. Les deux femmes la regardent avec hostilitĂ© et mĂ©pris. Elle leur dit « bonjour » avec un sourire au visage. Personne ne lui rĂ©pond tandis que l’homme lui a dit : « Toi ! Qui t’a permis de monter avec nous ? La prochaine fois, prend soin de ne plus utiliser cet ascenseur ou du moins, utilise-le seule. Il ne faut pas salir l’ascenseur avec l’odeur de Javel ! Que va penser de nous les fournisseurs quand ils sentiront une pareille odeur collĂ©e sur nos habits ? » L’ascenseur s’arrĂȘte au premier Ă©tage, les femmes courent pour s’en sortir sans mĂȘme lui souhaiter une bonne journĂ©e. Cependant, l’homme lui tĂ©moigne plus de courtoisie et la regarde pour dire, un sourire sournois au visage, « Adieu ! ». La porte se ferme automatiquement. La femme y reste immobile, le visage blafard. Elle ne savait pas quoi rĂ©pondre ni quoi faire. Lui est-il permis de laisser les escaliers et de se mĂȘler avec ses gens ? Pourquoi est-elle aussi idiote ? Qui est-ce qui, elle, pour s’autoriser un tel comportement ? Ne comprend-t-elle pas encore qu’elle n’est qu’une simple femme de mĂ©nage ? Que son rĂŽle est de vivre invisible ? C’est faire ta tĂąche et ne te montrer jamais devant les autres. Ça les dĂ©stabilise, idiote ! Ta prĂ©sence leur rappelle la saletĂ© tandis que ton absence les soulage. Ton Ăąge leur communique mort et finitude, ta dĂ©crĂ©pitude leur dresse les courbatures de la vieillesse ! Le temps semble ĂȘtre arrĂȘtĂ©, et le troisiĂšme Ă©tage n’arrive jamais
. Lorsque la porte s’ouvre, il y a deux employĂ©s qui attendent dĂ©jĂ . Elle, dont le visage ne trahit aucune expression, dit Ă  voix vibrĂ©e : « P-Par..don ». Elle sort et se dirige machinalement vers le bureau du comptable, calme et blĂȘme. Il est dix-sept heures. Ibrahim rentre Ă  la maison en sursautant de joie. Le panier est vide, il a donc atteint son premier chiffre d’affaires ! Tous les passagers ont achetĂ© le pain au prix indiquĂ©. Certains lui ont rajoutĂ© deux ou trois dinars pour l’encourager. Quand il a gagnĂ© la porte de la maison, il a commencĂ© Ă  crier : « Mama ! Je suis de retour
 ». ExtasiĂ©, il tombe Ă  genoux et parle en haletant : « Ya, Tu sais combien j’ai gagnĂ© aujourd’hui ? » Il ouvre grandement les yeux et ajoute : « Cent cinquante dinars ! Je suis meilleur que mon frĂšre aĂźnĂ©, Kamel, car la derniĂšre fois, il n’a rapportĂ© que vingt dinars. DorĂ©navant, il devra me considĂ©rer un homme fort et responsable !». Il lĂšve sa tĂȘte trĂšs haut et son nez cherche une odeur qu’il ne saisit pas puis il reprend : « Mais pourquoi les lumiĂšres sont Ă©teintes ? Je n’arrive pas non plus Ă  sentir l’odeur du dĂźner. Mama, qu’est-ce qui se passe ? ». Bchira soupire profondĂ©ment puis, elle rĂ©pond : « Ecoute Ibrahim, dorĂ©navant, tu es l’homme de la maison. Ton frĂšre Kamel ne l’est plus. Il est parti et ne rentrera jamais. Ton pĂšre, vaut mieux l’oublier aussi comme il nous a oubliĂ©s. ». Des dizaines de questions s’agitent dans la tĂȘte de l’enfant mais il n’ose pas les poser car sa mĂšre se lĂšve et le laisse seul. Elle entre dans la cuisine et s’assoit tranquillement. Quelques larmes chaudes s’échappent d’elle et se laissent sĂ©cher sur ses joues. Elle ne sait plus quoi faire car en Ă©tant seule, dans cette maison, au milieu de la forĂȘt, elle doit lutter pour survivre avec son fils Ibrahim. À dix-sept heures trente, la femme de mĂ©nage rentre Ă  la maison Ă©puisĂ©e et essoufflĂ©e. La maison se trouve dans un Ă©tat chaotique ; les jouets sont Ă©parpillĂ©s par ici et par lĂ , les murs sont tachĂ©s d’une couche Ă©paisse de farine, les chaises sont renversĂ©es et la nappe de la table est jetĂ©e par terre. Au fond de la piĂšce, son petit garçon se trouve piĂ©gĂ© entre le mur et la mousse d’un canapĂ© renversĂ©. Il s’est faufilĂ© dedans pour tirer un jouet toutefois, il y est restĂ© coincĂ© alors il crie : « Maman, sors-moi d’ici ! ». La femme, immobile, le regarde sans profĂ©rer un mot. « Maman, fais-moi sortir d’ici ! ». Point de rĂ©action. « HĂ© maman ! Sors-moi d’ici ! ». La femme s’approche du canapĂ© s’agenouille en face de son enfant et elle dit : « Pourquoi fais-tu cela chaque jour ? » « Qu’ai-je fait ? » « Pourquoi la maison est-elle bouleversĂ©e ? Pourquoi rien n’est-il Ă  sa place ordinaire ? » « Je ne sais pas » « Tu ne sais pas pourquoi la maison est aussi chaotique qu’une Ă©curie ? » « Non » « Qui a jetĂ© les chaises contre le mur ? Qui a versĂ© la nourriture sur le sol ? Et qui a laissĂ© des traces de l’huile sur les rideaux ? » La femme avait les joues enflammĂ©es de colĂšre. Elle arrache l’enfant du canapĂ© et l’étrangle par les Ă©paules et crie : « Mais pourquoi je ne peux pas rentrer Ă  la maison et trouver mon espace propre ? Ici, c’est chez-moi ! Je n’en suis plus une femme de mĂ©nage, tu comprends ? » L’enfant lui rĂ©pond stupĂ©fiĂ© : « J’ai voulu jouer un peu. Maman, sors-moi du canapĂ©. » La femme, furieuse, le regarde dans les yeux et elle lui dit fermement : « Dis-moi, ‘Mathilde’, sors-moi d’ici. » « Maman... » « Non ! », la femme l’interdit brutalement : « Dis, ‘MATHILDE’. MA-THIL-DE ! Prononce-le correctement et je te sauve » « Maman
 J’ai faim, t’as apportĂ© des bonbons pour moi? » Elle pleurait et sentait sa tĂȘte divaguer. Puis elle dit d’une voix mĂ©lancolique : « S’il te plaĂźt, prononce mon prĂ©nom convenablement ! Je suis Mathilde ! Trois syllabes, c’est facile Ă  prononcer et agrĂ©able Ă  entendre. L’enfant s’exclame impatient : « Maman, j’ai faim, je veux manger ! » La femme se tait puis elle enfonce sa main dans son sac et en tire des bonbons. L’enfant sourit et la remercie. Elle lui sourit aussi, amĂšrement, puis elle se dirige machinalement vers la cuisine pour la nettoyer et prĂ©parer Ă  manger. TrĂšs tĂŽt le matin, Bchira traverse les forĂȘts verdoyantes de Tabarka avec une hache au dos. Ne se souciant guĂšre du froid glacial ni de la duretĂ© du bois, elle le coupe avec tout ce qu’elle possĂšde comme force physique. C’est comme si elle dĂ©chargeait sa rage intĂ©rieure Ă  travers ses mouvements rĂ©pĂ©titifs. Quand elle dĂ©cide de rentrer chez elle, elle laisse le soleil inonder son corps et scintiller son chemin. Elle trottine dans le quartier et les gouttes de sueur tombent de son front ridĂ© Ă  cause de la lourdeur du sac gĂ©ant qui pĂšse sur son dos. Plus elle avance, plus elle ressent une masse corporelle qui l’accompagne. Les yeux de Kamel la regardent tendrement et il lui dit «Donne-moi le sac pour que je t’aide ». Elle hoche sa tĂȘte et au moment oĂč elle accroche le sac sur son dos, ce dernier tombe et le fantĂŽme s’évapore et rejoint le ciel. Bchira ramasse le bois dispersĂ© par terre et continue son chemin. Elle Ă©coute ses voisines chuchoter de loin et dire «La pauvre Bchira! Deux hommes se sont enfuis de la maison et l’ont laissĂ©e seule. Ibrahim ne tardera pas non plus Ă  la quitter quand il grandira. » Elle se noyait de larmes et poursuit son chemin seule et triste. Mathilde, qui vit loin de Bchira, cĂŽtoie Ă©galement un dilemme qui dĂ©chire son Ăąme. C’est une femme qui aime son mĂ©tier et qui cherche par lequel Ă  s’affirmer. On peut dire qu’ĂȘtre une femme de mĂ©nage Ă©tait son mĂ©tier de rĂȘve. OUI, elle aimait devenir une femme de mĂ©nage et travaillait dure pour se perfectionner dans son mĂ©tier. Quand elle finissait le nettoyage, elle avait l’habitude de rester un bon moment pour contempler et adorer la propretĂ© de l’espace. Quelquefois, elle se sent fiĂšre et supĂ©rieure par rapport aux autres car elle considĂ©rait que sans elle, les officiers ne peuvent pas se concentrer dans leurs bureaux dĂ©sordonnĂ©s ni les grands entrepreneurs ne peuvent inventer des idĂ©es ingĂ©nieuses et cohĂ©rentes dans un milieu impropre. C’est Ă  elle la gloire de la progression des civilisations et la modernitĂ© des Etats. Cependant, les regards des autres l’humilient, leurs remarques dĂ©valorisantes la rabaissent et surtout, leur mĂ©pris Ă  l’égard de sa personne et de son travail monumental la rĂ©volte. Un jour lui vient une idĂ©e ; elle voulait s’arrĂȘter au milieu de la route afin de paralyser la circulation et de crier « Je suis Mathilde ! J’existe malgrĂ© tout et malgrĂ© vous ! Je suis une femme de mĂ©nage et je suis fiĂšre de mon mĂ©tier qui vous dĂ©goute, ĂŽ sales inhumains ! » Mais elle abandonne cette idĂ©e car elle savait que si elle l’exhausserait, personne ne l’écouterait. Elle avale son amertume et se contente de continuer sa vie terne est dans l’ombre de cette sociĂ©tĂ© ingrate.

  • Le Cercle (1/2)

    I Chaque annĂ©e Ă  la mi-aoĂ»t, le club organise un stage de prĂ©saison dans un complexe sportif prĂšs de la cĂŽte. Les quatre Ă©quipes sĂ©niors y sont conviĂ©es, filles et garçons. Toute la semaine on dort sur place, on prend les repas ensemble et on organise des soirĂ©es dĂ©tente qu’on maudit le lendemain durant le footing matinal. À huit heures tapantes on dĂ©marre, lancĂ©s sur des pistes ensablĂ©es Ă  travers la forĂȘt de pins. On pousse jusqu’à la plage oĂč les coaches nous Ă©puisent de montĂ©es de dune, puis retour Ă  la salle pour la session de renforcement musculaire. On pompe, on tippe, on gaine, on dĂ©crasse la machine avant la reprise des hostilitĂ©s. La matinĂ©e s’achĂšve par des sĂ©ances de tirs, et tout l’aprĂšs-midi on se consacre au jeu. C’est le seul moment de la saison oĂč l’on peut se confronter aux mecs. Je trouve ça dommage. J’ai toujours aimĂ© leur rentrer dedans, leur faire savoir que je ne suis pas en sucre. Ceux qui font les feignants, qui dĂ©fendent Ă  un mĂštre ou lĂšvent Ă  peine les bras sous prĂ©texte que je suis une femme, je les sanctionne. Je ne suis ni grande ni Ă©paisse, mais j’ai de la dynamite dans les jambes et depuis toute petite je suis une vraie gĂąchette. Quand ils en ont pris deux-trois sur la tĂȘte, que leur coach et leurs Ă©quipiers leur ont demandĂ© de se bouger, alors ils te prennent au sĂ©rieux et on peut enfin se mettre Ă  jouer. Le plus plaisant c’est de les effacer d’un dribble dans le dos ou d’un bon cross dans le timing. Si en prime ils trĂ©buchent c’est double peine. Ça dĂ©clenche un tollĂ© et le pauvre gars ne sait plus oĂč se mettre. C’est le moyen le plus sĂ»r de gagner leur respect. Les filles ne se permettent pas souvent ce genre de moves. Je n’ai jamais compris pourquoi. Les garçons au contraire ont tendance Ă  en abuser. J’aime les prendre Ă  leur propre jeu. Gamine je passais des heures devant le miroir, Ă  rĂ©pĂ©ter des dribbles flashy façon Kyrie ou Iverson. Je ne compte plus le nombre de chevilles adverses que j’ai laissĂ©es sur le parquet. Cette annĂ©e l’équipe masculine a fait un solide recrutement. Il y a surtout ce type, BenoĂźt, un ailier d’un quatre-vingt-quinze qui a fait du banc en pro-B. Mes parents ont assistĂ© aux sĂ©ances d’essai et tout l’étĂ© ils m’ont rebattu les oreilles Ă  son sujet. Il les a complĂštement bluffĂ©s, aussi j’étais curieuse de voir ce qu’il donnerait durant le stage. C’est vrai qu’il est impressionnant : vif et athlĂ©tique, adroit, une lecture du jeu impeccable et une conduite de balle trĂšs sĂ»re. Il est aussi confortable Ă  la mĂšne qu’au poste-bas. En dĂ©fense aussi il assure. J’ai tentĂ© plusieurs fois de le crosser mais pas moyen de passer au travers. J’ai quand mĂȘme apprĂ©ciĂ© qu’il ne me prenne pas pour un susucre. Le stage touche Ă  sa fin. Tout le monde s’est fait beau pour la soirĂ©e de clĂŽture. L’odeur de viande grillĂ©e couvre celle de la rĂ©sine de pin. Une playlist mainstream dĂ©roule en arriĂšre-fond et les bouteilles descendent Ă  un rythme festif. L’ambiance est dĂ©tendue. La musique et les Ă©clats de voix rompent le silence de la forĂȘt. Certains se dandinent dĂ©jĂ , plus ou moins grisĂ©s par l’alcool. La prĂ©pa’ s’est bien dĂ©roulĂ©e. Je nous sens d’attaque pour le championnat. AprĂšs toute une semaine Ă  transpirer et bosser les systĂšmes d’équipe, galvanisĂ©s par les speechs de motivation des coaches, j’ai la sensation que nous faisons corps. J’aime ce sentiment d’appartenance, ĂȘtre au service d’un collectif qui progresse dans une direction commune. Il n’y a qu’au basket que j’ai trouvĂ© ça. Depuis toujours c’est ma soupape. Le club c’est ma maison, une extension du foyer parental. Ce qui me plaĂźt aussi, en dehors de l’esprit d’équipe et du dĂ©passement de soi, c’est que l’aire de jeu soit nettement dĂ©limitĂ©e, que l’objectif soit clair et les rĂšgles Ă  l’avenant. Pendant quarante minutes il n’y a plus de questions Ă  se poser. Il suffit de marquer plus de paniers que ceux d’en face. Et marquer des paniers ça je sais faire, alors sur le terrain je me sens Ă  ma place. En dehors on me prend pour une jolie poupĂ©e. Sur le parquet je brille. J’existe Ă  la maniĂšre dont j’ai choisi de m’inventer. Les filles jacassent. Elles disent que de toute la semaine BenoĂźt ne m’a pas lĂąchĂ© du regard. LĂ  c’est plus des appels de phares, c’est un projo du stade de France. Il n’y a que moi pour ne pas m’en ĂȘtre aperçue. Ce n’est pas le cas. J’avais relevĂ©. Mais beaucoup d’hommes aiment me regarder et j’ai appris Ă  ne pas les encourager. Ça permet de limiter les emmerdes. C’est qu’à certains il en faut peu, pour s’arroger un consentement et nous inscrire dans leurs fantasmes. De toute façon sur le terrain je ne caresse que la balle orange. Il vient quand mĂȘme tenter sa chance. C’est vrai qu’il n’est pas mal en chemisette. Un beau sourire, le regard fier. Un peu trop. Il n’est pas sans charisme mais il a tendance Ă  s’écouter parler. Il me complimente sur mon jeu pour mieux rebondir sur le sien. Je le trouve marrant malgrĂ© tout, sympa. Les filles se sont retirĂ©es pour nous laisser seuls. Je les surprends Ă  fureter et Ă  ricaner un peu plus loin. Ça me fait sourire. BenoĂźt me tanne et finalement j’accepte de danser avec lui. Ce n’est pas dĂ©sagrĂ©able. Il s’avĂšre qu’il n’est pas mauvais danseur. Quand il devient trop entreprenant je m’éclipse, retrouve les filles qui cancanent et me chambrent. Mais merde Claire qu’est-ce que t’as Ă  perdre ? Si t’y vas pas moi je tente ma chance. AprĂšs toi ma chĂ©rie. Moi j’ai la tĂȘte ailleurs. De l’air. BenoĂźt continue de bloquer sur moi mais je ne veux plus m’occuper de lui. La nuit est douce je bois je danse. Ce soir je ne veux penser Ă  rien. BenoĂźt s’est trĂšs vite intĂ©grĂ©. Il faut dire qu’il a cartonnĂ© d’entrĂ©e et que les victoires n’ont pas tardĂ© Ă  suivre. Cela a de quoi ravir mes parents, qui en plus d’ĂȘtre des bĂ©nĂ©voles actifs sont sans doute les plus fervents supporters du club. Ils n’arrĂȘtent pas de l’encenser. Ça en devient pĂ©nible, les repas du dimanche Ă  Ă©numĂ©rer ses mĂ©rites. Mais je suis obligĂ©e d’admettre qu’il en impose. Comme on est trĂšs soudĂ© avec la premiĂšre des garçons, dĂšs que le calendrier le permet on vient se supporter mutuellement. J’ai souvent l’occasion d’assister aux matchs de BenoĂźt, et lui aux miens. Je le surprends Ă  me suivre du regard, assis sur le bord du terrain avec des gars de son Ă©quipe. Quand aprĂšs les rencontres on poursuit la soirĂ©e au foyer de l’asso’, ou dans un pub du centre-ville qu’on considĂšre comme notre fief, BenoĂźt multiplie les approches. Il blague, fait le coq, me flatte Ă  propos de ma prestation ou de ma tenue du soir. Il insiste toujours pour remplir mon verre, me paie des shoots au pub et me bassine pour que je danse avec lui, ce que je lui accorde de temps Ă  autre. S’il a trop bu il se met Ă  me faire des cĂąlins, et moi microscopique je disparais entre ses bras tentaculaires. Si je suis de bonne humeur je le laisse faire, mais si je lui signifie qu’il m’étouffe BenoĂźt s’écarte au premier commandement. Il trouve un bon mot pour garder la face, puis se contente de m’épier de loin en loin pour le restant de la soirĂ©e. Quand je le prends en flagrant dĂ©lit il ne se dĂ©monte pas. Il soutient mon regard et m’affiche un grand sourire satisfait. Il ne m’intĂ©resse pas. C’est vrai qu’il est beau-gosse, drĂŽle et moins bĂȘte qu’il en a l’air, mais je le trouve trop Ă©gocentrĂ©, arrogant comme un type Ă  qui tout rĂ©ussit. Il plaĂźt et il le sait, ce pourquoi je ne le laisserai pas me plaire. Les filles ne comprennent pas. Elles disent que je fais ma princesse. C’est juste que j’ai d’autres choses Ă  penser. Je viens de doubler ma troisiĂšme annĂ©e de vĂ©to. Si je me plante une seconde fois mes parents me couperont les vivres. Et sans eux impossible d’assumer le loyer. Entre les piles de fascicules Ă  ingurgiter pour la fac, les quatre entraĂźnements par semaine et le match du week-end Ă  l’autre bout du pays, je ne vois pas comment je trouverais le temps de prendre un boulot Ă  cĂŽtĂ©. Et pas question de retourner vivre avec eux. Mes parents je les aime, tant que j’ai un point de repli pour les fois oĂč ils me rendent barges. La vĂ©ritĂ© c’est que je n’ai jamais eu de chance avec les mecs. Le dernier m’a trompĂ© salement, le prĂ©cĂ©dent Ă©tait fade et ronflant comme un programme prĂ©sidentiel. Puis il y a eu ce gros tarĂ©, que j’ai suivi Ă  son camion un soir de festival. J’étais foncedĂ©e, MD et toute la pharmacie... Sur le coup il m’a inspirĂ© confiance. Heureusement qu’il y avait des tentes autour, que mes cris ont rameutĂ© de bonnes Ăąmes. Pas si bonnes d’ailleurs. L’un des sauveurs en a profitĂ© pour m’offrir une place dans son sac de couchage. MalgrĂ© tout nous nous rapprochons. Si parfois il m’agace, BenoĂźt sait aussi se rendre attachant. Il continue de me faire du rentre dedans mais c’est plutĂŽt devenu un jeu entre nous. Notre mode de communication. Au fond j’aime bien qu’il me regarde, tant qu’on en reste lĂ . On adore se chambrer. On se donne des surnoms dĂ©biles qu’on scande devant la salle pour afficher celui de nous deux qui joue ce soir-lĂ . AprĂšs les matchs on a pris l’habitude de dĂ©briefer nos performances ensemble. J’essaie de tenir compte de ses conseils, j’argumente si je ne suis pas d’accord mais la plupart du temps ses remarques sont sensĂ©es. Lui je ne suis pas sĂ»re qu’il m’écoute, mais je ne pourrais pas affirmer l’inverse. Il m’a demandĂ© mon numĂ©ro et je n’y ai pas vu d’inconvĂ©nients. AprĂšs tout c’est un pote. Il m’envoie pleins de bĂȘtises par texto. Je rĂ©ponds par GIF ou Ă©moticons. L’équipe masculine a fini premiĂšre du championnat. On a fĂȘtĂ© la montĂ©e comme il faut et tout le monde s’est dispersĂ© pour les vacances. Je suis restĂ©e dans les parages. Pas de sous pour voyager, ni le courage de polluer mon Ă©tĂ© Ă  trimer dans la friture d’un McDo. BenoĂźt travaille. Lui aussi est restĂ© en ville. Il m’a Ă©crit pour me proposer une virĂ©e Ă  la plage. Je n’ai rien de mieux Ă  faire alors j’ai acceptĂ©. Il est passĂ© me prendre, et ce n’est qu’en sortant de chez moi que j’ai rĂ©alisĂ© qu’il Ă©tait venu seul. J’ai tellement l’habitude qu’on sorte en groupe que je ne me suis pas posĂ©e la question, persuadĂ©e qu’il rappliquerait avec deux ou trois membres de son Ă©quipe. Il a dĂ» lire la gĂȘne sur mon visage car tout de suite il m’a lĂąchĂ© une vanne pour dĂ©tendre l’atmosphĂšre. Ça marche : je me dĂ©cide Ă  grimper et nous prenons la route. Au final nous avons passĂ© un bon moment. Trois jours plus tard j’accepte que nous remettions ça. AprĂšs la plage on se dĂ©gotte un restaurant en bord de mer. On boit du blanc en mangeant des bulots. Je me sens de plus en plus Ă  l’aise. Ce n’est pas prise de tĂȘte. C’est tout ce dont j’ai besoin. J’ai validĂ© mon annĂ©e de fac, ric-rac mais c’est passĂ©. Il faudra recommencer en septembre mais pour l’instant je veux relĂącher la pression. La semaine suivante c’est moi qui prends l’initiative de tĂ©lĂ©phoner Ă  BenoĂźt. Il passe me prendre aprĂšs le boulot et on lĂ©zarde jusqu’au coucher du soleil. Quand nous ne sommes que tous les deux il parade moins, se confie davantage. J’en viens Ă  lui trouver du charme. Sur le sable je me surprends Ă  le mater Ă  mon tour, discrĂšte pour ne pas qu’il en fasse un foin. Je zyeute quand il roupille sur sa serviette, lorgne quand il sort de l’eau, les cheveux ruisselants, les pecs’ et les abdos scintillants d’eau de mer. Le soir je repense aux piailleries de mes coĂ©quipiĂšres et je ne vois plus trĂšs bien ce que j’aurais Ă  perdre Ă  me laisser tenter. Je sens que ma libido se rĂ©veille et je trouve ça rassurant. Peu avant la reprise je me dis que c’est ce soir ou jamais. Nous arrivons en bas de chez moi mais au lieu de l’inviter Ă  monter je panique et je me dĂ©bine. En rentrant dans l’appart’ je suis furieuse. La main crispĂ©e sur le portable je tourne dans le salon sans trouver de prĂ©texte pour lui Ă©crire. Je vais, je viens, puis en passant devant la fenĂȘtre je me stoppe net. Une voiture qui semble ĂȘtre la sienne est garĂ©e sur le trottoir d’en face. De lĂ  je ne vois pas si quelqu’un l’occupe. Trop heureuse d’avoir un motif, j’envoie T’as oubliĂ© ta caisse. Quelques secondes aprĂšs il sort du vĂ©hicule, mime quelque chose, fait le clown, puis il m’écrit Je suis tombĂ© en panne d’essence. T’as qu’à siphonner une voiture dans les rues parallĂšles, je rĂ©plique, Ă  quoi il rĂ©torque qu’à cause de la taxe carbone on ne trouve plus que des modĂšles Ă©lectriques. Je le laisse faire lorsqu’il traverse la rue. J’ouvre quand l’interphone retentit. AprĂšs avoir jouĂ© Ă  Bataille-pas tu dors dans le salon, je l’entraĂźne dans ma chambre. Au rĂ©veil je me sens bien. Il faut croire que les mecs m’avaient manquĂ©. On s’est dit que c’était juste pour cette fois, qu’on n’en parlerait pas. Mais durant le stage on a craquĂ©. Deux fois on a fait le mur pour aller se cĂąliner dans les dunes. Bien sĂ»r Ă  la fin de la semaine c’était grillĂ©. Tout le monde Ă©tait « hyper content » pour nous. « Vous deux », disaient dĂ©jĂ  certains. Comme ça jase beaucoup dans le club, mes parents n’ont pas tardĂ© Ă  l’apprendre. Ils sont aux anges. Moi qui croyais qu’on avait juste couchĂ© ensemble pour se faire du bien, qu’on aimait manger des crustacĂ©s face aux vagues et parler NBA, je suis la derniĂšre Ă  avoir compris que je suis dĂ©sormais la copine de BenoĂźt. Au fond ça ne change pas grand-chose, Ă  part que maintenant on s’embrasse devant les autres, qu’on rentre Ă  deux Ă  la sortie du pub et que certains dimanches BenoĂźt est invitĂ© Ă  dĂ©jeuner chez mes parents. Ils sont fous de lui. Et lui sait entretenir la bonne entente. Tout le monde, c’est-Ă -dire tout le club, semble y trouver son compte. Alors pourquoi pas moi ?, je me dis devant le fait accompli. Je n’ai pas vraiment de sentiments pour lui, mais je n’exclus pas qu’ils puissent se dĂ©velopper. Je veux me laisser une chance de tomber amoureuse. Les mois passent. La fougue des dĂ©buts est retombĂ©e et je sens que ça ne vient toujours pas. Aujourd’hui j’entrevois ma relation sous un autre angle. Depuis que je suis avec BenoĂźt, qui en moins de deux ans est devenu la coqueluche du club, j’éprouve comme une espĂšce de dĂ©classement. « DĂ©possession » est le mot juste. On me porte de moins en moins d’attention, non que ça me soit indispensable, mais je n’ai pas pu m’empĂȘcher de le noter. Lorsqu’on s’adresse Ă  moi, il est toujours plus ou moins question de nous. Quand je ne me trouve qu’avec les filles, ce qui est de plus en plus rare vu que BenoĂźt passe me rĂ©cupĂ©rer aprĂšs chaque entraĂźnement, on me demande sans cesse Alors ton mec il devient quoi ?, C’est quoi vos plans pour les vacances ?, ou bien Quand est-ce que vous emmĂ©nagez ensemble ? Idem quand je tĂ©lĂ©phone Ă  mes parents. Comme si aux yeux de tous je n’étais plus tout Ă  fait Claire, la meneuse titulaire de l’équipe fĂ©minine N1, mais la petite amie du meilleur joueur du club. La question de l’emmĂ©nagement s’est d’ailleurs posĂ©e il y a peu, soulevĂ©e par BenoĂźt qui souhaite que je m’installe chez lui. Comme son salaire de dĂ©veloppeur informatique lui assure de bons revenus, il met un point d’honneur Ă  ce que je ne paie pas de loyer. Ainsi je ne dĂ©pendrais plus de mes parents, argumente-t-il, ce qui me libĂšrerait l’esprit pour les Ă©tudes. Il offre mĂȘme de convertir son cagibi en salle de rĂ©vision. Bien sĂ»r je lui ai dit que c’est hors de question. Avec les formes, mais ferme. Lui me rĂ©pond que rien ne presse. Parfois il me relance mais je n’en dĂ©mords pas. DĂ©pendre de mes parents est incommode, mais l’idĂ©e de me retrouver coincĂ©e chez lui me fait l’effet d’un sac plastique sur le visage. AprĂšs plusieurs mois de relation on est loin du type dĂ©contract’ et relativement attentif qui m’emmenait dĂźner sur le front de mer. BenoĂźt est irritable, de mauvaise foi, et je ne supporte plus ses travers nombrilistes. Avant ça m’amusait, il suffisait que je l’envoie bouler. Mais Ă  prĂ©sent je le subis des soirĂ©es entiĂšres, du restau jusqu’au lit Ă  jouer le rĂŽle de spectatrice. Il se fout totalement de mon avis, ou de ma vie en gĂ©nĂ©ral. Les seules marques d’attention qu’il me tĂ©moigne sont d’ordre sexuel, mais lĂ  encore je sens qu’il s’agit davantage de lui. Au lit, comme au basket, il lui tient Ă  cƓur de soigner son jeu. Pour la photo. L’autre jour, je suis passĂ©e chez mes parents et je l’ai trouvĂ© en train de prendre le cafĂ© avec eux. Ils m’ont expliquĂ© que ça arrivait souvent, qu’il passait dire bonjour Ă  la dĂ©bauche. J’ai haussĂ© les Ă©paules, mais au fond je trouve ça dĂ©rangeant. Et un peu oppressant. À part chez moi, les soirs oĂč je m’isole pour potasser, il n’y a plus nulle part oĂč je puisse me reposer de sa prĂ©sence. Il se pointe mĂȘme Ă  la sortie des cours. Il a photographiĂ© mon emploi du temps sans m’en avertir, selon lui pour m’éviter de prendre le bus. Je me suis souvenue de ce qu’il m’avait avouĂ©, les dessous de la « panne d’essence ». Le fait que ce n’était pas la premiĂšre fois qu’il stationnait en bas de chez moi, qu’il poirotait parfois durant une heure aprĂšs m’avoir raccompagnĂ©e, espĂ©rant que je redescende ou qu’il m’aperçoive par la fenĂȘtre. Sur le coup ça m’a Ă©tonnĂ©e, mais Ă  la rĂ©flexion j’ai trouvĂ© ça mignon. Maintenant je ne suis plus sĂ»re. Je rĂ©alise que ce type m’est devenu antipathique, qu’il a sans doute un grain et qu’il faut que je m’en dĂ©barrasse avant de ne plus pouvoir m’en dĂ©pĂȘtrer.

Vous souhaitez vous inscrire à la newsletter ?

Merci pour votre envoi !

  • Youtube
  • Instagram
index.png
universite_limoges.jpg

© 2021 par le Master I Fabli et Wix.com

bottom of page