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- Les Couleurs
En ma double qualitĂ© de femme et dâauteure, il mâĂ©tait compliquĂ© de concilier les deux, Ă tel point quâil me fallait prendre le nom de James Howard, au lieu de mon vĂ©ritable prĂ©nom, Jane. Cela me permettait de me faire publier, et surtout lire, le public ne voulant pas dâune femme auteure, ce qui supposait naturellement que je me fasse passer pour un homme. Seul mon Ă©diteur connaissait le secret, et avait la bontĂ© de ne pas le rĂ©vĂ©ler, mieux encore, il me faisait une belle presse, ce qui mâassurait de vivre de mes Ă©crits. Pour cela, je lâen remerciais rĂ©guliĂšrement. Or il me fallait un nouveau sujet dâĂ©criture, qui me permettrait de poursuivre un peu plus longtemps ma carriĂšre dâĂ©crivaine. Ma rationalitĂ© naturelle et bornĂ©e mâempĂȘchait de croire en Dieu, encore moins au folklore ordinaire que lâon peut trouver partout. Ce dĂ©tail mâamenait Ă ne pas croire aux histoires de maisons hantĂ©es, et câest prĂ©cisĂ©ment ce dernier point qui mâintĂ©resse dans cette sordide histoire qui mâarriva en juin 1933. Ă cette Ă©poque, jâavais entendu parler de lâĂ©trange histoire du manoir Manson, une superbe demeure entourĂ©e de forĂȘts et de grands jardins colorĂ©s qui faisaient tout le charme de la propriĂ©tĂ©. Si lâhistoire sâarrĂȘtait lĂ , il serait Ă©vident que je nâaurais pas poursuivi mon investigation plus loin. Il sâavĂ©rait en effet que la maison fut hantĂ©e, en dĂ©pit du fait que plus personne nây habitait. Je dis en dĂ©pit de, car pour que cela se sache quâelle fut hantĂ©e, il eĂ»t bien fallu des tĂ©moins pour le percevoir. Justement, les jardiniers, qui Ă©taient toujours sur place, assuraient avoir vu des choses Ă©tranges au travers des vitres de la propriĂ©tĂ©. Ils Ă©taient payĂ©s par les actuels maĂźtres des lieux, qui avaient fui la maison pour une raison inconnue. Dâabord la rumeur fut locale, puis avec les dĂ©placements des jardiniers terrifiĂ©s, elle fit le tour des diffĂ©rents comtĂ©s des Ătats-Unis, au point dâarriver dans le mien par le biais des journaux. Ayant lu toute cette histoire, je fus dans un premier temps des plus sceptiques car ma nature rationnelle Ă©tait en train de prendre les devants. Mais, devant lâextrĂȘme nĂ©cessitĂ© de manger qui allait se faire urgente dans lâannĂ©e Ă venir, je mâempressais de rĂ©diger une lettre aux propriĂ©taires afin de leur demander la permission de loger un temps dans ce manoir. Mon plan Ă©tait simple : que la maison fĂ»t hantĂ©e ou non, jâallai recevoir bon nombre de stimuli qui enrichiraient mon Ă©criture, et par lĂ mĂȘme me donner de lâinspiration pour mon prochain roman, qui serait un roman dâĂ©pouvante. Ma demande fut rapidement traitĂ©e, et en moins de temps quâil nâen fallut pour le dire, jâĂ©tais prĂȘte Ă me dĂ©placer jusquâau manoir Manson, situĂ© non loin de la cĂŽte ouest, Ă cĂŽtĂ© de la Californie. CâĂ©tait entre autres ce dĂ©tail qui me frappait, car la Californie se trouvait ĂȘtre un Ă©tat relativement rĂ©cent. En consĂ©quence, il ne sâagissait pas dâune terre oĂč lâon avait lâhabitude de trouver des fantĂŽmes, dâoĂč mon scepticisme encore plus fort quâĂ lâaccoutumĂ©e. Je me mettais alors en route. Pour ce faire, jâempruntai une automobile Ă un ami qui nâen avait pas besoin dans les dix jours Ă venir, ce qui mâarrangeait sur bien des points, nâayant pas la fortune nĂ©cessaire pour faire lâacquisition dâun vĂ©hicule. En Ă©change je lui offrais un livre dĂ©dicacĂ© par James Howard, il en fut ravi. MĂȘme lui ignorait alors que lâauteur, câĂ©tait moi, et personne dâautre, je conservai le secret. Tout le monde Ă©tait gagnant dans lâaffaire. Le voyage fut long, quoique agrĂ©able et parsemĂ© de nombreuses petites dĂ©couvertes, qui alimentĂšrent mon esprit crĂ©atif. Combien de pages me traversĂšrent lâesprit Ă mesure que je roulais ? Je ne saurai le dire avec exactitude, mais je sais quâelles furent fort nombreuses. Jâarrivai sur place au bout de deux jours, quelque peu dĂ©contenancĂ©e par lâendroit : tout Ă©tait Ă lâabandon, si ce nâĂ©tait la forĂȘt que jâavais traversĂ©e, qui me paraissait bien entretenue, ainsi que les jardins, dâune trĂšs grande beautĂ©, bĂątis selon la mĂ©thode française, qui leur donnait un charme fou. Je me garai devant la propriĂ©tĂ©, quand un drĂŽle de bonhomme vint Ă ma rencontre. De grande stature, il avait les cheveux Ă©trangement longs, dâun noir trĂšs prononcĂ©. Son visage, burinĂ©, marquĂ© par le temps, affichait une expression sĂ©vĂšre, qui me fit comprendre quâil sâagissait dâun genre dâintendant qui ne se laisserait pas marcher sur les pieds, jâen pris note. Il frappa doucement deux fois sur la vitre cĂŽtĂ© conducteur, mâobligeant Ă la descendre, et se prĂ©senta. Il sâappelait Vern Jones, et entreprit de me montrer tout le mĂ©pris quâil avait Ă mon Ă©gard. Pour commencer, jamais il ne me regarda dans les yeux, son regard flottait largement au-dessus de ma tĂȘte, comme sâil guettait quelque chose qui nâexistait que dans son esprit. Je compris rapidement que mon statut de femme faisait « tout le charme » de son regard, et quâil Ă©prouvait un profond rejet non pas Ă lâendroit de ma personne Ă proprement parler, mais Ă lâĂ©gard de mon sexe, qui semblait le rĂ©vulser au possible. Il savait pourquoi jâĂ©tais lĂ . En lâespace de quelques mots, je me sentis comme mise Ă lâĂ©cart du reste du monde. Je ne lui prĂȘtai quâune oreille, encore quâelle fĂ»t inattentive, et appris quâil me mettait en garde contre les supposĂ©s spectres qui hantaient la propriĂ©tĂ©. Il insista par deux fois sur le mot spectre, ce qui, sans me glacer le sang dâeffroi, mâintrigua plus quâautre chose. Jâappris Ă©galement quâil Ă©tait le majordome de la maison depuis prĂšs de dix ans, et que ses maĂźtres, effrayĂ©s par leur propre domaine, avaient fait le choix de le fuir, sans cependant le revendre, afin dâĂ©pargner aux Ă©ventuels nouveaux arrivants quelques terreurs mal venues. Je mâinstallai dans une chambre au premier Ă©tage avec vue sur les jardins, et y dĂ©posai mes affaires, prĂȘte Ă mener mon aventure jusquâau bout. Mais, comme il Ă©tait dĂ©jĂ fort tard, je me sustentai dâun dĂźner prĂ©parĂ© par monsieur Jones, et allai me coucher. Je sus dâoffice que si ses plats nâĂ©taient pas Ă mon goĂ»t, alors il me laisserait la cuisine pour me prĂ©parer mes propres repas. Je me doutai que jâallais bientĂŽt tout prĂ©parer moi-mĂȘme, car monsieur Vern Jones nâĂ©tait pas fin cuisinier. Jâeus beaucoup de peine Ă terminer son rĂŽti et partis me coucher le ventre rond. Le soir, je fis un rĂȘve pour le moins Ă©trange. JâĂ©tais dans le jardin des Manson, de nuit, alors que le ciel Ă©tait bien dĂ©gagĂ©. Soudain, devant moi, des formes apparurent. CâĂ©taient des vagues de couleur resplendissantes et brillantes, qui ondulaient devant moi. Dâune dizaine de pieds de haut, elles ondoyaient et venaient Ă ma rencontre. Je sentais des pensĂ©es bouillir Ă lâintĂ©rieur, et ne savais pas comment je le savais, mais jâen Ă©tais convaincue. Elles me parlaient via des sortes dâondes mystĂ©rieuses qui me traversaient la tĂȘte et tout le reste du corps, rĂ©sonnant au plus profond de mes entrailles. Cela me fit trĂšs peur, et je hurlai dans le cauchemar. Je me rĂ©veillai en sursaut, Ă©pouvantĂ©e par ce rĂȘve dĂ©ment, parce que les couleurs pensantes semblaient me vouloir du mal. JâĂ©cartai les rideaux et ouvrai la fenĂȘtre pour me ressaisir, et eut devant mes yeux une vision pour le moins incongrue. Devant moi sâĂ©talaient dans les jardins des formes serpentines qui me laissĂšrent sans voix. Les fleurs avaient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©es par quelque chose, et lâarrangement des lignes continues frisaient une sorte de gĂ©nie inhumain. Je descendis immĂ©diatement, et frappai Ă la porte du bureau de monsieur Jones, qui devait ĂȘtre levĂ© Ă ce moment de la journĂ©e, lâhorloge dans ma chambre indiquait huit heures trente. Jâavais la ferme intention de lui demander des explications, sâil y en avait. Je le trouvai Ă faire de la comptabilitĂ©, et lui expliquai la situation en tentant dâĂ©viter son air profondĂ©ment agacĂ©. Je ne lui parlai pas de mon rĂȘve, que je mettais sur le compte de la mauvaise nourriture de la veille, trop indigeste, et lui dĂ©taillai la scĂšne qui sâĂ©tait offerte Ă moi, ce matin, pensant Ă une mauvaise plaisanterie dâune personne quelconque. AussitĂŽt, son visage se figea, puis se dĂ©composa Ă mesure que je lui racontais la scĂšne. Lorsque je prĂ©cisai que les formes Ă©taient diablement bien pensĂ©es et ordonnĂ©es, un hoquet le prit. Il baissa la tĂȘte, plongea son visage dans ses mains, et me demanda de partir, sinon câĂ©tait lui qui partirait. Je ne compris pas pourquoi il mâavait demandĂ© cela, moi qui venais Ă peine dâarriver. Comme je nâavais pas lâintention de quitter la rĂ©sidence, dĂ©cidĂ©e Ă y rester encore quelques jours, nâĂ©tant pas encore stimulĂ©e, je le vis faire ses valises lâaprĂšs-midi mĂȘme, et quitter la rĂ©sidence Ă bord du car du Greyhound quâil avait appelĂ© plus tĂŽt le matin. Je me retrouvai dĂ©sormais seule dans le manoir, beaucoup trop grand pour ma personne. Les jours se poursuivaient les uns aprĂšs les autres, et le rĂȘve au sujet des couleurs pensantes se produisait tous les soirs. Ă chaque fois, il se faisait de plus en plus prĂ©cis, et les couleurs me voulaient de plus en plus de mal, il en fut ainsi jusquâau cinquiĂšme jour. Le rĂȘve semblait ĂȘtre le mĂȘme quâĂ lâaccoutumĂ©e, Ă ceci prĂšs que le ciel Ă©tait empli de sombres nuages. Les couleurs vinrent Ă ma rencontre, comme dâhabitude, mais nâeurent pas le temps de projeter sur moi leur colĂšre quâun Ă©clair fendit un arbre en deux, non loin de lĂ . Que ce fut Ă cause de la proximitĂ© de lâincident ou du bruit, les couleurs se dissipĂšrent dâun coup, comme le cafĂ© voit son noir se diluer lorsque lui rajoute du lait. Jâen fus tout Ă la fois pĂ©trifiĂ©e et rassurĂ©e, et pour une fois, ne hurlai pas. Je me rĂ©veillai en sursaut, et ouvris la fenĂȘtre, comme je le faisais Ă chaque fois que je sortais du rĂȘve. Alors, non seulement je contemplai les lignes de fleurs brĂ»lĂ©es, mais aussi un arbre fruitier, un pommier pour ĂȘtre plus prĂ©cise, foudroyĂ© et coupĂ© en deux dans le sens de la hauteur, exactement au mĂȘme emplacement que dans mon rĂȘve. Je me prĂ©cipitai dehors pour mieux le dĂ©tailler, particuliĂšrement Ă©tonnĂ©e de constater que ce qui Ă©tait arrivĂ© dans mon rĂȘve Ă©tait advenu dans la vĂ©ritable vie. Je commençai Ă croire que ce qui se dĂ©roulait dans mes rĂȘves se rĂ©alisait pour de vrai, et que je me retrouvais rĂ©ellement la nuit Ă confronter les couleurs depuis cinq jours. Au bout de plusieurs minutes, je compris que ce nâĂ©tait pas le cas, car il avait plu la veille, et je ne trouvai que les empreintes que je venais de faire en venant constater la mort de lâarbre. Forte de ce constat, je menai une rĂ©flexion. Les couleurs me semblaient de plus en plus rĂ©elles. Je savais bien entendu que ce nâĂ©tait lĂ que le produit de mes rĂȘves, mais cela me poussait Ă songer. Autant la premiĂšre fois, jâavais mangĂ© un repas trop lourd et indigeste, ce qui avait sans doute influencĂ© mon esprit, me poussant Ă produire pareil cauchemar, autant les autres fois, jâavais mangĂ© correctement. Jâavais tout particuliĂšrement fait attention Ă ne pas prĂ©parer de nourriture qui soit trop mauvaise pour ma personne, ne souhaitant pas rĂ©itĂ©rer mon expĂ©rience passĂ©e, et pourtant, mon esprit persistait Ă mâenvoyer ce message peu rassurant. Je finissais par conclure que ce nâĂ©tait pas le dĂźner, mais la maison qui produisait le rĂȘve. Comment, je ne savais pas le dire, mais cette conclusion me parut Ă©vidente. La maison faisait se produire ce genre de rĂȘve aux gens, ce qui expliquait pourquoi les actuels propriĂ©taires avaient dĂ©cidĂ© de dĂ©serter leur propre demeure. En revanche, mon rĂȘve prĂ©monitoire me posait toujours problĂšme : quâĂ©tait-il rĂ©ellement ? Je nâavais pas la rĂ©ponse Ă mes soucis, mais je pouvais cependant mener lâenquĂȘte par moi-mĂȘme, pour mâassurer de la vĂ©racitĂ© de mes pensĂ©es. Aussi eu-je lâidĂ©e de me promener de nuit dans les jardins, pour vĂ©rifier ce quâil sây passait rĂ©ellement. Peut-ĂȘtre allais-je tomber sur la ou les personnes qui avaient brĂ»lĂ© les fleurs, car lâont dit souvent que le coupable revient sur les lieux de son crime. Je nâavais quâune faible chance de tomber sur le responsable de ces ingĂ©nieux et terrifiants dessins, mais dĂ©cidai que cela valait le coup dâĂȘtre tentĂ©. Je fis une petite sieste lâaprĂšs-midi pour mâassurer dâavoir assez de force pour tenir toute la soirĂ©e. Curieusement, malgrĂ© plusieurs heures de sommeil, je nâavais pas rĂȘvĂ©, ou si jâavais rĂȘvĂ©, alors je ne mâen rappelais pas. Cela mâintrigua certes, mais pas plus quâautre chose. En pleine forme, je sortis le soir aprĂšs vingt-deux heures, et me baladais dans ce quâil restait des fleurs, dĂ©cidant de suivre les lignes continues pour voir oĂč elles menaient. Lâune dâentre elles me conduisit jusquâĂ lâarbre fendu en deux, ce qui ne manquait pas dâironie, compte tenu du fait que câĂ©tait prĂ©cisĂ©ment cet Ă©vĂšnement qui avait ramenĂ© un semblant de normalitĂ© dans mon passage au manoir Manson. Je ris nerveusement, et entrepris de suivre une autre ligne. Soudain, une sorte de murmure presque imperceptible suscita mon attention, aussi me retournai-je pour voir dâoĂč il provenait. Ce que je vis me figea sur place. Je ne pouvais pas dire sâil sâagissait de fascination, de terreur incontrĂŽlĂ©e, ou dâun subtil mĂ©lange des deux, mais toujours Ă©tait-il que je ne bougeais plus. Ma mĂąchoire, largement ouverte, manquait de me tomber sur les genoux, et mes bras se croisĂšrent instinctivement sur ma poitrine, comme pour la protĂ©ger dâun danger imminent. Devant moi se dressaient des vagues de couleurs chatoyantes. Du vert, du bleu, du violet et du rouge qui me parlaient toutes en mĂȘme temps. Ce nâĂ©tait pas un rĂȘve, mais bien la rĂ©alitĂ© qui sâexhibait sans honte devant moi. Elles ne bougeaient pas, mais je sentais leur rage Ă©clatante. Sans nullement rĂ©flĂ©chir, je les contournai, et courus jusque dans ma chambre, mâenfouissant sous les draps pour me protĂ©ger. Finalement, la terreur Ă©tant passĂ©e, je profitais du lit providentiel pour me reposer et me remettre ainsi de mes Ă©motions. Cette fois-ci, le rĂȘve fut diffĂ©rent. Je rĂȘvais que jâĂ©tais dans les caves du manoir, et que, faisant pivoter un chandelier prĂ©cis, jâouvrais un mur en deux. Jây trouvai un cercueil de pierre ouvert, dâoĂč sortaient les terrifiantes couleurs. Ă mon rĂ©veil, qui se fit en sursaut et en cris, je sus immĂ©diatement ce que jâavais Ă faire. Pleine de sueur de la nuit, je me hĂątais en direction de la cave. CâĂ©tait entre les couleurs et moi. Je descendis les escaliers, les dĂ©valant Ă toute allure. Je ne sais par quel miracle je nâĂ©tais pas tombĂ©e, mais nây prĂȘtais pas attention pour le moment, privilĂ©giant la rapiditĂ© aux prĂ©cautions ordinaires. Rapidement, je me retrouvai dans la piĂšce de mon rĂȘve, et quoiquâelle fĂ»t lĂ©gĂšrement diffĂ©rente dans la vie vĂ©ritable, je comprenais bien oĂč jâĂ©tais. Cela me perturba dâautant plus que je nây avais jamais mis les pieds. Je supposais que la maison, comme possĂ©dĂ©e par un esprit quelconque, avait tentĂ© de me prĂ©venir via ces rĂȘves. Que cela fĂ»t le cas ou non, je trouvai le chandelier, et, lâinclinant tantĂŽt Ă gauche, tantĂŽt Ă droite, tremblant furieusement je parvins Ă le faire basculer dâun cĂŽtĂ©. AussitĂŽt, un terrible bruit se fit entendre, et lâun des pans du mur oĂč Ă©tait accrochĂ© le chandelier sâinclina, puis sâouvrit comme par enchantement. Jây jetai un Ćil, inquiĂšte, avant dây poser le pied. Il sâagissait dâun genre de couloir oĂč il faisait noir comme dans un four. Je mâarmai de lumiĂšre dans la main droite, et pris la trousse Ă outils que jâavais empruntĂ©e dans la chambre de Vern, prĂȘte Ă mettre un terme au cauchemar provoquĂ© par les couleurs. Jâavançai difficilement, et au bout dâune dizaine de minutes, tombai sur une crypte. LĂ , sur un socle de granit, reposait un cercueil ouvert, entiĂšrement fait de bois. Je nâosai regarder Ă lâintĂ©rieur, de peur dây trouver mon adversaire mĂ©taphysique, et scellai le couvercle sur la grande boĂźte, qui se trouvait posĂ©e au sol. AussitĂŽt quâun clou sâenfonçait dans le bois dur, jâentendais des sortes de rugissements au fin fond de mon crĂąne. Je faisais de mon mieux pour les ignorer au fur et Ă mesure que je refermais dĂ©finitivement lâobjet funeste. Quand le dernier clou fut enfoncĂ©, le rugissement se tut. CâĂ©tait le calme absolu. Jâattendis au moins un quart dâheure avant enfin de quitter le lieu, mâassurant par ce temps Ă rester immobile que les couleurs nâallaient pas se montrer Ă nouveau. Une fois sortie du caveau, je refermai le mur en repositionnant le chandelier, et partis mâallonger. Lors des nuits suivantes, je ne faisais plus de mauvais rĂȘve. Lâhorreur semblait enfin terminĂ©e. Je rĂ©digeai Ă la hĂąte une lettre aux propriĂ©taires, leur expliquant la situation, espĂ©rant quâils allaient revenir dans le manoir, et le quittai le lendemain, fraĂźche comme un gardon. Pourtant, aujourdâhui encore je ne peux mâempĂȘcher de dĂ©truire cette histoire chaque fois que je la rĂ©dige. Non pas quâelle fĂ»t plus effrayante que lâhistoire quâelle mâinspira Ă lâĂ©poque, mais le fait que je lâavais rĂ©ellement vĂ©cue me marqua durablement, aussi brĂ»lerai-je cette nouvelle tout Ă lâheure, Jane Howard.
- La fille des larmes
Alma. Quatre lettres pour un prĂ©nom court et concis, donnĂ© Ă une jeune fille fragile. Car fragile, Alma lâĂ©tait, elle ne le niait jamais. Il faut dire que jusquâici, la vie ne lui avait pas fait de cadeaux : orpheline de pĂšre seulement quelques mois avant sa naissance, Alma nâavait pas eu la chance dâavoir une figure masculine Ă ses cĂŽtĂ©s pour la guider durant son enfance et son adolescence. Non, seulement une mĂšre pour lâĂ©lever. Une mĂšre scientifique de renom qui plus est, et donc pas toujours aussi prĂ©sente quâelle lâaurait souhaitĂ© auprĂšs de son enfant. MalgrĂ© tout cela, Alma et sa mĂšre avaient longtemps partagĂ© un lien fort, nourri dâamour, de tendresse et de complicitĂ©. Un lien qui avait brusquement pris fin, Ă lâaube des seize ans de la jeune fille⊠En effet, un drame sâĂ©tait dĂ©roulĂ© au sein de lâinstitut scientifique oĂč travaillait la mĂšre dâAlma : une mauvaise manipulation de certains produits avait entraĂźnĂ© un violent incendie, occasionnant la mort de nombreux chercheurs. Et pas de chance pour Alma, sa mĂšre faisait partie de la liste des victimes. Ă compter de ce jour, la vie autrefois insouciante et plutĂŽt heureuse de la lycĂ©enne avait basculĂ© dans le dĂ©sespoir le plus complet. Ce ne fut pas trĂšs difficile pour elle, plongĂ©e dans une solitude des plus accablantes, de sombrer dans la dĂ©pression. Ăpuisement constant, manque de motivation, maux de tĂȘte frĂ©quents, perte dâappĂ©tit et de sommeil, chagrin permanent, sensation de culpabilitĂ©, perte dâintĂ©rĂȘt pour les loisirs et autres centres dâintĂ©rĂȘts⊠Oui, la liste des symptĂŽmes Ă©tait longue comme le bras. Pourtant, Alma avait essayĂ© de se battre. Elle avait vraiment essayĂ©. Se voir plonger dans un Ă©tat pareil lâavait Ă©pouvantĂ©e ; et elle savait pertinemment que sa mĂšre nâaurait pas aimĂ© la voir comme ça, non plus. Mais⊠elle nâavait pas rĂ©ussi Ă trouver la force nĂ©cessaire pour se reprendre en main ; il faut dire que les circonstances ne lâavaient pas vraiment aidĂ©e⊠EnvoyĂ©e dans un orphelinat en attendant dâatteindre sa majoritĂ©, Alma nâavait pas reçu les soins essentiels pour combattre sa maladie. DĂ©semparĂ©e, la jeune fille avait donc dĂ©cidĂ© de trouver du rĂ©confort Ă sa maniĂšre⊠et elle lâavait vite mis la main dessus. Sans doute lâun des pires exutoires qui soit : lâalcool. On ne prĂ©venait jamais assez des dangers que reprĂ©sentaient les boissons alcoolisĂ©es : câĂ©tait comme un serpent qui se mordait la queue, un cercle vicieux qui transformait la vie en enfer lorsquâon tombait dedans. Un piĂšge quâAlma nâavait pas su Ă©viter : vin, pastis, rhum, whisky, biĂšre⊠Aucun alcool nâĂ©tait dĂ©daignĂ© par la dĂ©sormais jeune femme, mĂȘme aprĂšs son dĂ©part de lâorphelinat ; lâalcoolisme sâĂ©tait ancrĂ© en elle, tel le plus rĂ©sistant des poisons. Ă maintenant vingt ans, Alma voyait bien comment ces quatre derniĂšres annĂ©es dâalcoolisme avaient dĂ©teint sur elle : sa beautĂ© sâĂ©tait fanĂ©e, son caractĂšre sâĂ©tait encore ombragĂ©. Ă tel point quâelle ne supportait plus de se regarder dans un miroir, Ă cause de ce quâelle voyait : une fille fantĂŽme, dĂ©pressive et alcoolique⊠Comme situation, il ne pouvait pas y avoir pire. RoulĂ©e en boule dans son lit, plusieurs bouteilles vides au pied de sa table de chevet, Alma laissa les larmes couler sur ses joues, sans bruit. Larmes de dĂ©sespoir face Ă une situation dĂ©sespĂ©rĂ©e⊠Qui pourrait donc la sauver de ce chaos sans fin ? oOoOo Parfois, il faut croire que Dame Fortune peut sourire envers les plus malheureux ; aprĂšs quatre longues annĂ©es de cauchemars empreintes dâalcool et de douleur, Alma eut la chance de rencontrer sa grĂące salvatrice par une belle matinĂ©e dâĂ©tĂ©. Pourtant, la journĂ©e avait trĂšs mal commencĂ© : aprĂšs sâĂȘtre rendu compte que toutes ses bouteilles Ă©taient vides, la jeune Ă©tudiante avait tentĂ© dâaller en acheter dans les Ă©piceries du coin, mais sans succĂšs. Pour quelle raison ? Pas assez dâargent⊠Il faut dire quâun emploi de femme de mĂ©nage ne rapportait pas grand-chose⊠et en plus, Alma gaspillait la majoritĂ© de son salaire dans la boisson, quoiquâelle sâefforçùt de toujours payer son loyer. Et maintenant, elle nâavait plus rien pour assouvir son addiction. AprĂšs avoir longuement parcouru les rues dĂ©sertes de son quartier, Alma finit par sâarrĂȘter, seule et Ă©puisĂ©e. La soif la tenaillait de façon insupportable et elle se sentait trembler comme une feuille. Mais comment avait-elle pu en arriver lĂ , Ă tomber aussi bas ? AcculĂ©e dâangoisse, la jeune femme laissa finalement libre cours Ă ses larmes, les mains cachant son visage, ne se souciant pas de savoir si quelquâun la voyait pleurer. Larmes de douleur face Ă une dĂ©pendance empoisonnĂ©e qui la dĂ©truisait de lâintĂ©rieur⊠Soudain, Alma sentit une main se poser sur son Ă©paule ; se retournant avec brusquerie, elle fut abasourdie en voyant le jeune homme qui lui faisait face, ses beaux yeux noirs la contemplant avec inquiĂ©tude. Il lui demanda alors, dâune voix plutĂŽt douce, si tout allait bien. Dans une sorte de hoquet mĂ©langĂ© Ă un sanglot, Alma fit alors quelque chose qui ne lui ressemblait pas du tout : se blottir contre lâinconnu, cherchant de la consolation dans son odeur et sa chaleur humaine. Une action qui ne lui fut pas prĂ©judiciable, au contraire⊠Si le jeune homme - qui sâappelait Antoine - fut dâabord pris au dĂ©pourvu par la situation, il ne se rĂ©solut pas Ă abandonner cette pauvre fille Ă son sort. AprĂšs lâavoir calmĂ©e, il lâemmena Ă la terrasse dâune brasserie, curieux de connaĂźtre la cause dâun si grand dĂ©sarroi. Sans doute heureuse dâavoir enfin une oreille attentive prĂȘte Ă lâĂ©couter, Alma dĂ©balla toute son histoire, comme on confesse ses pĂ©chĂ©s Ă un prĂȘtre. Passant seulement sous silence les circonstances exactes de la mort de sa mĂšre, la jeune femme ne lui cacha rien de sa vie, depuis son envoi Ă lâorphelinat jusquâau dĂ©veloppement de son alcoolisme. â Aujourdâhui, je me sens comme une moins-que-rienâŠ, conclut-elle en se remettant Ă pleurer. Je suis une Ă©pave quâon ne pourra jamais remonter hors de lâeau, une fusĂ©e qui ne dĂ©collera jamais du sol, une⊠â Alma, tu ne peux pas dire une chose pareille, lâinterrompit Antoine avec un calme Ă©tonnant. Ăcoute, je comprends exactement ce que tu ressens : il y a encore quelques annĂ©es, moi aussi jâen suis passĂ© par lĂ . â Quoi ? Tu veux dire que⊠toi aussi⊠tu Ă©tais⊠? â Alcoolique ? Non, mais câĂ©tait tout comme : jâĂ©tais accro aux somnifĂšres. Comme ta mĂšre, mes parents sont morts dans un accident et les mĂ©dicaments Ă©taient la seule chose qui me permettait de ne pas sombrer. Comme jâai Ă©tĂ© bien entourĂ©, jâai finalement pu mâen sortir Ă temps. Ce qui nâest pas ton cas⊠Mais je peux y remĂ©dier, si tu le dĂ©sires. â ⊠â Alma, acceptes-tu que je tâaide, oui ou non ? â ⊠Oui. oOoOo Le jour oĂč elle avait dit « oui » Ă Antoine, Alma ne lâavait jamais regrettĂ©. AprĂšs tout, leur rencontre avait Ă©tĂ© une bĂ©nĂ©diction pour elle : il lui a sauvĂ© la vie. En fait, lorsque cette fille, Ă la fois dĂ©licate et ravagĂ©e, lui avait racontĂ© sa vie, Antoine sâĂ©tait entiĂšrement reconnu dans son rĂ©cit : lui aussi avait Ă©tĂ© comme ça autrefois, Ă fleur de peau, durant une trĂšs longue pĂ©riode⊠Et comme le jeune homme Ă©tait un garçon bien - trĂšs bien, mĂȘme - il avait eu envie dâapporter son soutien Ă son tour. Lâhospitalisation dâAlma dans un centre sâĂ©tait rapidement rĂ©vĂ©lĂ©e indispensable pour deux raisons : sa dĂ©pression et son isolement familial, deux choses la rendant vulnĂ©rable face Ă sa dĂ©pendance. Et mĂȘme si la jeune femme savait cette Ă©tape essentielle pour suivre la voie de la guĂ©rison, elle nâavait pu sâempĂȘcher dâavoir peur la veille de son dĂ©part. En fait, elle avait honte dâelle-mĂȘme puisque la dĂ©sintox nâĂ©tait pas toujours vue avec bienveillance⊠Mais Antoine lâavait rassurĂ©e : puisquâil Ă©tait rapidement devenu son seul vĂ©ritable ami, il ne la laisserait pas tomber. Il lui promit de lâappeler tous les jours afin quâelle gardĂąt le moral, Ă©tant donnĂ© que les visites nâĂ©taient pas autorisĂ©es. Une telle sollicitude avait intriguĂ© Alma au plus haut point : â Pourquoi tu te soucies autant de moi comme ça ? Je veux dire, ça ne fait pas longtemps quâon se connaĂźt, toi et moi⊠Je pourrais ne pas ĂȘtre quelquâun de si bien que ça, tu sais ? â Peut-ĂȘtre, mais je ne suis pas dâaccord avec toi, Alma : tu ne tâen rends sans doute pas compte, mais tu es beaucoup plus forte que tu ne le crois. Une force dont tu nâas pas encore conscience⊠et que je finirai bien par te montrer, un jour ou lâautre. RĂ©confortĂ©e par cette marque de confiance, Alma Ă©tait partie le cĆur plus lĂ©ger au centre dĂšs le lendemain. Les mĂ©decins lâexaminĂšrent puis dĂ©cidĂšrent de lâhospitaliser pour un mois. Un mois ! Alors que la moyenne se situait Ă deux semaines ! Ă ce moment-lĂ , la jeune femme avait pensĂ© que dĂ©cidĂ©ment, son sevrage ne se ferait pas sur un tapis de roses⊠Mais finalement, le sĂ©jour dâAlma sâĂ©tait plutĂŽt bien passĂ© : traitement mĂ©dical, groupes de soutien, sĂ©ance avec un/une psychologue, elle avait suivi toutes les recommandations Ă la lettre. En rĂ©alitĂ©, câĂ©tait surtout la nuit que câĂ©tait le plus dur : anxiĂ©tĂ©, agitation, cauchemars, voire insomnies venaient facilement perturber son sommeil. CâĂ©tait toujours dans ces moments-lĂ quâAlma sâautorisait Ă pleurer sur son oreiller⊠Larmes de dĂ©pendance face Ă la puissance de lâaddiction. Mais cette fois, la jeune femme avait quelque chose en elle quâelle nâavait pas ressentie depuis des lustres : lâenvie de se battre. Une envie donnĂ©e par la force dâune rencontre heureuse ; car il fallait bien dire quâavec le temps, Alma sâĂ©tait de plus en plus attachĂ©e Ă Antoine, attendant avec impatience son appel tĂ©lĂ©phonique quotidien depuis lâhĂŽpital. Sans doute allait-elle un peu trop vite en ce qui concernait ses sentiments. Mais le cĆur pouvait faire preuve dâune force insoupçonnĂ©e, une force que la jeune femme avait dĂ©cidĂ© dâĂ©couter. Alors, dĂšs sa sortie du centre, Alma sâĂ©tait prĂ©cipitĂ©e chez Antoine, voulant lui faire la surprise de son retour. Une surprise dâabord accueillie avec stupeur par son ami, puis avec plaisir lorsquâil la prit dans ses bras. Un geste qui donna lieu Ă une confession inattendue : â Antoine, je sais que ça va te paraĂźtre fou⊠mais je crois bien que je suis en train de tomber amoureuse de toi. Alors si tu aimes le genre de fille un peu fĂȘlĂ©e qui me ressemble⊠ça te dirait de sortir avec moi ? oOoOo Lâinattendue dĂ©claration dâamour dâAlma Ă©tait bien lâune des choses qui avaient le plus surpris Antoine dans le cours de sa vie. Il faut dire quâune fille lui demandant ainsi, spontanĂ©ment, dâĂȘtre son petit-ami, ce nâĂ©tait pas banal ! Et Antoine nâavait pas pu dire non. AprĂšs tout, comment aurait-il pu ? Lui aussi avait fini par dĂ©velopper des sentiments, plus forts que la simple amitiĂ©, envers Alma. CâĂ©tait une fille qui le touchait, Ă la fois courageuse et dĂ©terminĂ©e, mĂȘme si elle-mĂȘme ne le croyait guĂšre ; et grĂące Ă sa cure au centre de dĂ©sintoxication, sa beautĂ© avait commencĂ© Ă refleurir de façon touchante. Ses longs cheveux auburn et bouclĂ©s avaient pris davantage de volume ; sa peau Ă©tait devenue plus lumineuse ; et son regard vert sombre avait retrouvĂ© cet Ă©clat pĂ©tillant, tĂ©moin du bonheur de vivre. En bref, Alma renaissait ; certes, elle nâĂ©tait pas encore guĂ©rie de sa dĂ©pression, ni de son alcoolisme mais au moins, elle suivait enfin le chemin de la guĂ©rison. Câest donc de cette façon que les deux amis avaient commencĂ© Ă sortir ensemble. Dâabord chaste et fragile car rĂ©cente, leur relation sâest faite de plus en plus forte, au fil des jours, des semaines, des mois, un lien se nourrissant de lâaffection et de la tendresse quâils se vouaient lâun Ă lâautre. CâĂ©tait un couple charmant que rien ne semblait pouvoir Ă©branler. oOoOo Et pourtant⊠Au bout de six mois de relation, une violente dispute mit Ă mal lâamour unissant les deux amants. Un jour oĂč Alma rentrait chez elle aprĂšs avoir passĂ© son dernier partiel de littĂ©rature, elle eut la surprise de trouver Antoine dans son salon, paraissant lâattendre de pied ferme. Assis sur le canapĂ©, les bras croisĂ©s sur la poitrine, il dĂ©visagea sa petite-amie dâun regard quâelle ne lui connaissait pas⊠et qui honnĂȘtement lui fit peur. â Antoine ? Que fais-tu ici ? Et pourquoi tu me regardes comme ça ? Ăa ne va pas ? â Alma⊠Tu comptais me dire quand la vĂ©ritĂ© Ă propos de ta mĂšre ? â La vĂ©ritĂ© ? Quelle vĂ©ritĂ© ? Je ne te suis pasâŠ, bredouilla la jeune femme avec une brusque anxiĂ©tĂ©. â ArrĂȘte de me prendre pour un idiot ! hurla soudainement le jeune homme avec une colĂšre inattendue, faisant violemment sursauter la femme qui lâaimait. Tu comptais me dire quand que tu Ă©tais la fille de Catherine Forestier ?! Tu pensais peut-ĂȘtre que je nâapprendrais jamais que tu es la fille dâune ancienne cĂ©lĂ©britĂ© de la science ?! â Non⊠Antoine attends ! sâexclama Alma, Ă prĂ©sent penaude et dĂ©semparĂ©e. Ăcoute, je nâai jamais voulu te cacher quoi que ce soit sur moi ou sur ma mĂšre, et câest vrai que jâaurais dĂ» te parler davantage dâelle⊠Mais je ne voulais pas que tu tâintĂ©resses Ă moi juste Ă cause de sa cĂ©lĂ©brité⊠Et puis de toute façon, elle est morte depuis quatre ans, le passĂ© est le passé⊠â Non, ce nâest pas que du passĂ© pour moi ! Est-ce que tu sais que câest Ă cause de ta mĂšre⊠si mes parents sont MORTS ?! â Que⊠QUOI ?! Mais⊠Quâest-ce que tu me racontes ?! Tu mâas dit que tes parents Ă©taient dĂ©cĂ©dĂ©s dans un accident ! â Justement ! Mes parents aussi Ă©taient scientifiques, de simples chercheurs sans renom qui ont Ă©tĂ© victimes de lâincendie causĂ© par ta mĂšre⊠Parce que câest Ă cause dâelle quâil y a eu cet incendie, il y a quatre ans ! Et toi, tu as lĂąchement prĂ©fĂ©rĂ© me cacher la vĂ©ritĂ© plutĂŽt que dâĂȘtre honnĂȘte avec moi ! Comment je pourrais continuer Ă te faire confiance et Ă sortir avec toi ?! MĂȘme dans ses pires cauchemars, Alma nâaurait jamais pensĂ© vivre une situation pareille. Et alors que la douleur et la colĂšre montait en elle, elle sentit les larmes lui perler aux yeux. Larmes de rage devant tant dâinjustice gratuite dirigĂ©e contre elle⊠â Je pourrais te retourner la question, Antoine⊠AprĂšs tout, toi aussi tu mâas menti en me cachant la vĂ©ritĂ© sur la mort de tes parents ! Et vu les circonstances, on nâa plus le choix : je te quitte Antoine, tout est fini entre nous ! Je ne veux plus jamais te revoir, jamais ! oOoOo Je ne veux plus jamais te revoir⊠Tels Ă©taient les derniers mots quâavaient adressĂ©s Alma au garçon quâelle aimait⊠juste avant que leur dispute ne tourne dĂ©finitivement Ă lâorage. Ils sâĂ©taient longuement criĂ© dessus, chacun adressant des reproches Ă lâautre sur son mensonge, et voulant tous deux dĂ©fendre lâhonneur de leurs parents. Finalement, ce fut la fatigue qui les avait dĂ©cidĂ©s Ă se sĂ©parer : ivre de rage, Antoine Ă©tait parti en claquant la porte tandis quâAlma sâĂ©tait Ă©croulĂ©e dans le premier fauteuil venu, prise dâune crise de larmes sans prĂ©cĂ©dent. Elle Ă©tait alors tellement en colĂšre contre Antoine⊠Mais trĂšs vite, la rage avait laissĂ© place Ă une douleur incommensurable : le chagrin dâamour⊠Un Ă©norme vide dans le cĆur⊠Exactement comme si la personne quâon aimait venait de mourir⊠Mourir dans les sentiments. oOoOo Cela faisait deux semaines quâAlma nâavait pas revu Antoine⊠et quâelle nâarrĂȘtait pas de pleurer. Larmes du chagrin dâamour⊠Elle qui avait fait tellement dâefforts dans son combat contre lâalcool et la dĂ©pression, la voilĂ qui retombait dans les griffes de ses vieux dĂ©mons⊠Et tout ça parce quâelle nâavait plus la raison de lâamour pour se battre. Un soir, la jeune femme but tellement de rhum quâelle fut incapable de regagner son lit. La vision floue, ne sachant plus oĂč elle en Ă©tait, Alma parvint nĂ©anmoins Ă se rendre dans le salon et sâeffondra sur le canapĂ©, plongeant aussitĂŽt dans un trĂšs profond sommeil⊠oOoOo La premiĂšre chose dont la jeune femme se rendit compte en se rĂ©veillant, câĂ©tait quâelle se sentait privĂ©e de la moindre force. Ensuite, elle ne reconnut pas du tout le salon de son appartement. Enfin, elle sentit comme des tuyaux dans son nez qui la dĂ©rangeaient vivement ; mais lorsquâelle voulut essayer de les retirer, elle sentit une main se poser sur la sienne : â Non Alma, nây touche pas ! Ils tâaident Ă respirer. â An⊠Antoine⊠? Câest⊠Câest bien⊠toi⊠? â Oui Alma, câest moi. Tu ne peux pas tâimaginer Ă quel point je suis soulagĂ© que tu sois rĂ©veillĂ©e ! Jâai eu si peur⊠â Que⊠Quâest-ce qui sâest⊠passé⊠? Je suis oĂč⊠? â Ă lâhĂŽpital. Tu as sombrĂ© dans un coma Ă©thylique⊠Et si je ne tâavais pas dĂ©couvert Ă temps chez toi, tu aurais mĂȘme pu en mourir⊠Alma se sentit perdue : hĂŽpital ? Coma Ă©thylique ? Abus dâalcool ? Et puis⊠â Oui, je me souviens⊠Jâallais si mal ce soir-lĂ que⊠jâai replongé⊠Jâai bu tellement de rhum⊠Comme jâai honte⊠â Alma, ne culpabilise pas ! Tout ça, câest entiĂšrement de ma faute : je nâaurais jamais dĂ» te quitter de cette maniĂšre⊠Je nâai pas arrĂȘtĂ© dây rĂ©flĂ©chir ces derniers jours et câest pour ça que je suis venue te voir, ce matin : pour mâexcuser⊠â ⊠â Mais quand je tâai dĂ©couvert sur le canapĂ© de ton salon, jâai tout de suite compris que quelque chose nâallait pas : tu Ă©tais si pĂąle et tu ne te rĂ©veillais pas⊠Puis quand jâai vu les bouteilles, jâai rĂ©alisĂ© ce qui se passait⊠et jâai appelĂ© une ambulance. â Antoine⊠â Attends Alma, laisse-moi juste finir ! Pendant notre dispute, tu as dit quelque chose de trĂšs juste : le passĂ© est le passé⊠Et tu as raison, nos parents sont morts, on ne pourra pas changer ce fait. Par contre, je sais quâensemble, nous pourrons dĂ©passer notre traumatisme commun⊠et aussi que je tiens beaucoup trop Ă toi pour pouvoir tâabandonner une seconde fois. Alors, si au fond, tu mâaimes encore un peu⊠Est-ce que tu accepterais que je revienne vers toi ? oOoOo Il y avait certaines questions, dans une vie, qui Ă©taient capables de faire basculer le cours de lâexistence ; et celle quâavait posĂ©e Antoine Ă Alma Ă lâhĂŽpital faisait partie de ces fameuses questions du genre. Ce nâĂ©tait pas pour autant que la jeune femme avait aussitĂŽt acceptĂ© de redonner une seconde chance Ă son premier petit-ami. Il lui avait fait tellement de mal⊠Mais elle ne voulait pas non plus le perdre Ă nouveau : il lui manquait vraiment trop⊠Câest pourquoi ils sâĂ©taient mis dâaccord sur une trĂȘve dâamitiĂ©, le temps de ressouder leur lien. Alma Ă©tait restĂ©e un moment Ă lâhĂŽpital : son coma lâavait vraiment secouĂ©e⊠mais il avait eu le mĂ©rite de lui remettre enfin les idĂ©es en place. Cette fois, elle avait compris que si elle ne sâarrĂȘtait pas dĂ©finitivement avec lâalcool, elle courrait tĂŽt ou tard Ă sa perte. Elle avait donc repris son combat de plus belle, tout comme sa bataille contre la dĂ©pression. Comme si rien de mal ne sâĂ©tait passĂ© entre eux, Antoine Ă©tait revenu dans la vie de la jeune femme, lui apportant Ă nouveau son soutien, si essentiel pour elle. Mais cette fois-ci, le duo Ă©tait complĂštement sincĂšre lâun envers lâautre : ils ne se cachaient plus rien sur la mort de leurs parents et arrivaient Ă en discuter Ă peu prĂšs calmement. Alma avait commencĂ© Ă admettre que sa mĂšre avait effectivement commis une faute ayant conduit Ă sa mort tragique et Antoine sâĂ©tait montrĂ© encore plus bavard : le dĂ©cĂšs accidentel de ses parents, alors quâil nâavait que treize ans, lâavait conduit Ă sombrer dans lâaddiction des somnifĂšres. Un cauchemar dont il ne sâĂ©tait sorti que quelques annĂ©es auparavant, grĂące au soutien de ses grands-parents, attentifs et aimants. oOoOo Le temps avait passĂ© et de son cĂŽtĂ©, Alma avait obtenu des succĂšs inespĂ©rĂ©s dans diffĂ©rents domaines : retrouvant un peu de sa joie de vivre dâantan, elle nâavait plus retouchĂ© Ă une goutte dâalcool, et avait mĂȘme rĂ©ussi Ă trouver un emploi au journal local oĂč elle fut rapidement reconnue pour la qualitĂ© de sa plume incisive. De plus, elle avait fini par pardonner Antoine et Ă se remettre en couple avec lui, aprĂšs trois mois de trĂȘve amicale. oOoOo â Alma ! Tu es prĂȘte ma chĂ©rie ? â Presque mon amour ! Jâarrive ! Aujourdâhui nâĂ©tait pas un jour comme les autres : cela faisait maintenant deux ans, jour pour jour, que le duo sâĂ©tait rencontrĂ© pour la premiĂšre fois. Antoine avait prĂ©venu sa petite-amie quâil comptait lâemmener Ă la brasserie oĂč ils avaient fait connaissance pour lui parler de quelque chose dâimportant ; et la jeune femme avait bien une petite idĂ©e de ce que cela pourrait ĂȘtre⊠Un peu plus tard, le couple Ă©tait installĂ© Ă une table de la terrasse, enveloppĂ© par la douce chaleur du printemps. Le jeune homme entama sa dĂ©claration : â Alma, depuis notre premiĂšre rencontre, jâai su trĂšs vite que toi et moi, nous Ă©tions faits pour ĂȘtre ensemble⊠Alors je te le demande Alma Forestier : est-ce que tu acceptes de devenir ma femme ? En voyant lâanneau dâor finement ciselĂ© et incrustĂ© de petits diamants venir glisser Ă son annulaire gauche, Alma sentit les larmes lui monter aux yeux. Mais diffĂ©rentes, cette fois-ci : larmes de joie puisquâelle allait devenir la femme aimĂ©e dans le cĆur dâun seul homme. â Oui Antoine ! Bien sĂ»r que jâaccepte de tâĂ©pouser ! Mais en retour, je veux que tu me promettes dâĂȘtre toujours lĂ pour moi, comme je le serai pour toi⊠Tu me le jures ? â Je te le promets mon amour. Je te le promets.
- Rekia
Le 25 septembre 1975, un bon matin dâautomne, dans un grand silence, on nâentendait que le cri dâun bĂ©bĂ© : « Ăa y est, elle est nĂ©e, elle est nĂ©e », crie la sage-femme. « Câest une fille », continue-t-elle, « elle est blanche comme la neige, toute douce, les lĂšvres et les joues rouge comme le sang, petit nez, petites oreilles. » Sa mĂšre Ă©tait trĂšs contente mais malheureusement son pĂšre nâĂ©tait pas lĂ , il travaillait en France, il nâĂ©tait lĂ quâune pĂ©riode sur deux, il travaillait pour envoyer de lâargent Ă sa famille, pour quâils puissent vivre une vie magnifique... Rekia, cette jolie petite fille, elle grandissait vite. Plus elle grandissait, plus elle devenait belle, la vie Ă©tait si merveilleuse pour elle, une petite fille gĂątĂ©e, elle avait tout ce dont elle avait besoin. Mais on finit toujours par grandir : les rĂȘves de lâenfance, le futur imaginĂ©, lâinnocence, tout finit par disparaĂźtre. Elle est devenue une jeune femme, elle Ă©tait si marrante, si gentille. Tous ceux qui vivaient dans son village lâaimaient bien. Un jour son oncle lui annonça quâun homme voulait lâĂ©pouser. Sans hĂ©siter, elle accepta car, pour elle, son oncle Ă©tait le remplaçant de son pĂšre, pendant son absence elle Ă©tait obligĂ©e de le respecter, et elle savait aussi que toute femme finit un jour par se marier. Et pour elle câĂ©tait le moment. Elle disait souvent quâelle ne savait pas ce quâelle avait ressenti Ă ce moment-lĂ , elle ne savait pas si câĂ©tait une sorte dâenthousiasme ou de la peur, ou peut-ĂȘtre de la joie. Elle ne savait pas oĂč allait sa vie ni ce que le futur lui rĂ©servait. Pendant les soirĂ©es de son mariage,- car dans la culture kabyle on fĂȘte le mariage pendant plusieurs jours, il y a une soirĂ©e qui sâappelle la henna, câest une soirĂ©e exceptionnelle pour presque toutes les femmes, câest une soirĂ©e magique -, la mĂšre de Rekia a mis du henna sur ses mains, puis elle lâa passĂ© aux autres femmes pour quâelles puissent sâen mettre aussi, ce fut indiscutablement un Ă©vĂšnement, avec des chants et des danses, mais pour elle cela a juste Ă©tĂ© une fĂȘte comme les autres : elle lâa considĂ©rĂ©e comme une fin aux jours vĂ©cus dans la maison de son pĂšre. Cependant, la fin du mariage est arrivĂ©e et pour Rekia cela a Ă©tĂ© le moment de son dĂ©part pour sa nouvelle maison, celle de son mari, une maison quâelle ne connaissait pas, ce serait une nouvelle vie, une nouvelle famille. Elle savait que tout son temps elle le consacrerait Ă sa nouvelle famille. Elle Ă©tait une femme courageuse, et bien Ă©duquĂ©e, elle avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e parfaitement par sa mĂšre et sa grande sĆur. Ses premiĂšres journĂ©es ont Ă©tĂ© comme un examen pour elle, il fallait montrer Ă son mari et sa famille quâelle Ă©tait capable de sâoccuper dâeux, quâelle savait cuisiner, nettoyer et surtout quâelle savait traire les vaches et les chĂšvres, puisque son beau-pĂšre en avait des dizaines. AprĂšs avoir Ă©tĂ© la princesse de son pĂšre, elle avait la responsabilitĂ© dâune famille sur ses Ă©paules, du jour au lendemain elle avait tournĂ© un chapitre de sa vie, et il nây aurait pas de retour en arriĂšre. Elle ne se plaignait jamais, mĂȘme si elle Ă©tait fatiguĂ©e elle allait en effet jusquâau bout. Ce qui la rendait heureuse, c'Ă©tait quand son mari lui proposait de sortir et de se balader en ville, ça lui fait vraiment plaisir, mais rien ne durant jamais toujours la belle journĂ©e se terminait et câĂ©tait le retour Ă la rĂ©alitĂ©. Deux ans ont passĂ© et elle a appris quâelle Ă©tait enceinte. Bien sĂ»r, elle en a Ă©tĂ© contente, câĂ©tait son premier bĂ©bĂ©. Toute la famille voulait un garçon, sauf son mari : il espĂ©rait une fille car, selon lui, une fille ne laisse jamais tomber sa famille, elle est toujours lĂ pour elle. Le docteur nâa pas tardĂ© Ă leur annoncer la bonne nouvelle, ce serait une fille, cela a rendu le mari trĂšs heureux, câĂ©tait la meilleure nouvelle de toute sa vie. Les journĂ©es sâĂ©coulaient et le ventre de Rekia grandissait mais ses souffrances aussi : ceux quâelle considĂ©rait comme Ă©tant sa famille ne la respectaient plus, ils la voyaient comme une femme Ă©trangĂšre, une femme sans importance. Elle mit une fille au monde, une fille qui ressemblait plutĂŽt Ă sa mĂšre ; son mari Ă©tait ravi car ce quâil attendait depuis neuf mois Ă©tait enfin arrivĂ©. AprĂšs lâaccouchement, elle a nourri lâespoir que tout changerait avec cette fille, laquelle allait lui rendre la vie en rose. Malheureusement, rien de ce quâelle a imaginĂ© nâest arrivĂ©, la situation sâest aggravĂ©e. Elle avait juste le droit de veiller sur sa fille et de garder le silence. Ce qui la touchait encore, ce nâĂ©tait pas la fatigue, mais son mari, la personne Ă qui elle avait donnĂ© toute sa confiance, la personne avec qui elle avait dĂ©cidĂ© de finir sa vie. Il lui avait menti en lui faisant croire quâil travaillait. Rekia commença Ă se poser des questions : allait-il continuer ainsi ? regrettait-il avait fait ? changerait-il pour la nouvelle-nĂ©e ou pas ? Lasse de vivre dans la douleur, un jour, elle parla Ă sa mĂšre. AprĂšs lui avoir donnĂ© deux enfants, son mari ne voulait toujours pas changer, refaire sa vie, trouver des solutions : â Pardonne-moi maman mais cette vie est insupportable. Jâai cru Ă cette famille, jâai cru Ă votre dĂ©cision, jâai dit oui Ă ce mariage sans mĂȘme hĂ©siter, jâai tout acceptĂ©. Depuis la premiĂšre journĂ©e oĂč jâai posĂ© mes pieds dans leur maison, je nâai pas cessĂ© une seule fois de croire que la situation allait changer, que lui allait changer, que sa famille allait changer, mais rien nâa bougĂ©. â Ma fille, dans la vie, il y a des choses quâon ne peut jamais changer ni arrĂȘter ; et lâune de ces choses câest le destin. Il faut que tu restes et que tu supportes tout pour tes filles, elles sont encore petites ; sinon, comment tu feras, dis-moi ? â Oui, câest vrai, le destin est dĂ©jĂ un chemin tracĂ©, tu as raison maman, mais il faut essayer dâaliĂ©ner ce chemin. Aujourdâhui, tu es lĂ , mon pĂšre aussi mâaide or si un jour vous nâĂȘtes plus Ă mes cĂŽtĂ©s, comment ferai-je ? comment continuerai-je ma vie ? â Tiens donc, si tu penses comme cela, câest que tâas dĂ©cidĂ© dâen faire Ă ta tĂȘte, aussi, pense bien aux consĂ©quences car le divorce ne va pas seulement changer ta vie, il affectera aussi celle de tes filles⊠DĂ©sespĂ©rĂ©e, Rekia Ă©couta sa mĂšre et laissa le passĂ© derriĂšre elle ; elle continua sa vie en espĂ©rant quâun jour son mari renonce Ă ses mauvais comportements. Le mari Ă©tait un homme trĂšs intelligent et cultivĂ© ; il adorait bouquiner, surtout les livres dâAlbert Camus et ceux de Victor Hugo. Il nâaimait pas seulement la langue française mais aussi la gĂ©ographie et lâhistoire. MalgrĂ© toutes ces connaissances, il nâavait pas de travail, on pouvait appeler cela de la flemme, du dĂ©couragement, de lâapathie, il ne travaillait pas. Une fois, la fille de Rekia, pendant quâelle regarde la tĂ©lĂ©vision, elle tombe sur un film qui sâappelle « Ă la recherche du bonheur ». Il relate les souffrances dâun pĂšre en quĂȘte dâun travail, mais on ne va pas ici raconter toute cette histoire, on va revenir Ă celle que lâon a commencĂ© Ă conter. La fille dĂ©clare Ă sa mĂšre : â Maman, maman, est-t-il vrai quâune personne puisse avoir le courage de faire tout cela pour sa famille, tu penses vraiment que câest une histoire rĂ©elle ? â Oui, ma fille, ce nâest pas juste une seule histoire, ni mĂȘme deux, il a des milliers dâhistoires comme celle-là ⊠Ces gens savent que la vie est dure et quâil faut faire de son mieux pour soutenir la famille. â Maman, si je te pose une question, peux-tu y rĂ©pondre ? â Oui, bien sĂ»r, ma chĂ©rie, demande-moi tout ce que tu veux ! â Quelle est la chose la plus importante pour toi dans la vie ? â La famille ! La famille, câest sacrĂ©, la famille câest elle qui te relĂšve quand tu tombes. Câest elle qui te guide, qui te donne la main et te montre le chemin, oui, ma chĂ©rie, câest ta famille qui te pardonne si tu fautes, qui ne te souhaite que du bien, le bonheur, et la joie dans ta vie, cette joie que je souhaite pour toi et tes sĆurs. â Donc moi et mes sĆurs, nous sommes ta famille, maman ? â Oui, ma belle, toi et tes sĆurs, vous ĂȘtes ma petite famille, mes anges, vous ĂȘtes toute ma vie. â Merci ! maman, pour nous aussi tu es notre famille, et quand je vais grandir je souhaite devenir comme toi. â De rien, ma belle⊠Qui est dans le vrai, qui est dans le faux ? Qui tâaime, qui te dĂ©teste ? Les jours ont permis Ă Rekia de dĂ©couvrir plein de choses quâelle ne soupçonnait pas. Des amis devenaient des ennemis, des proches la poignardaient le dos. Elle se mĂ©fiait de tous les gens autour dâelle. Son mari essayait dâĂȘtre un exemple pour ses filles et pour ses frĂšres dont il Ă©tait lâaĂźnĂ©, mais la vie le frappait Ă chacune de ses tentatives, il ne rĂ©ussissait pas Ă changer dâattitude. Un jour, Rekia dĂ©cida de parler avec lui et de jouer carte sur table : â Pourquoi es-tu comme cela, quel est le problĂšme, tu ne trouves vraiment pas de travail ou tu ne veux pas en trouver ? â Tu crois que je nâessaie pas, que je ne veux pas ? Moi aussi je souffre, jâai envie de donner Ă mes filles tout ce dont elles ont besoin, pourquoi tu ne comprends pas cela ? La vie nâa pas Ă©tĂ© facile pour moi, et elle ne lâest toujours pas. Quoi que je fasse, quoi que je dise, ça ne sert Ă rien, on dirait que câest mon destin. â Ne rejette jamais tes mauvaises dĂ©cisions et tes actes sur le destin, câest toi qui as choisi une telle vie, Dieu tâa tout donnĂ©, lâintelligence, tu as Ă©tait toujours le premier pendant tes Ă©tudes mais, malheureusement, quand le temps est venu pour que tu choisisses ton travail, tu as reculĂ© de mille pas, je ne sais pas ce que câest, si câest de la peur, ou de lâhĂ©sitation, mais tâas pas rĂ©ussi cette Ă©tape, cette Ă©tape qui est la plus importante dans ta vie, celle qui dĂ©termine lâavenir, tu as Ă©chouĂ©, câest le mot quâil faut employer, tu as Ă©chouĂ©, et Ă cause de ça, aujourdâhui, tu souffres, et tu nous fait souffrir avec toi. â Mais de quoi tu parles, tu parles de la vie alors que tu ne connais rien de la vie, tu nâas jamais souffert dans ta vie⊠Rekia lâinterrompt : â Ah, oui, lĂ tu as vraiment raison, quand jâĂ©tais chez mes parents, je vivais comme une princesse, et maintenant regarde-moi, je fais tout pour mes filles et pour cette famille, moi je ne fuis pas mes responsabilitĂ©s, moi je fais tout pour nous, pour cette famille dans tu es le pĂšre. Et câest Ă toi aussi de prendre ta part de responsabilitĂ©. Je fais tout pour que mes filles puissent vivre une belle vie, je fais en sorte que rien ne les touche, que rien ne leur manque, dis-moi maintenant, si tout ce que je fais, cela ne te suffit pas, dis-moi ? â Il faut vraiment arrĂȘter cette discussion, elle ne sert Ă rien, tu ne mâas jamais compris et tu ne me comprendras jamais, ce nâest pas ma faute si jâai abandonnĂ© mes Ă©tudes, et tu sais trĂšs bien qui a dĂ©truit ma vie, si mon pĂšre avait Ă©tĂ© prĂ©sent pour moi je ne serais pas dans cet Ă©tat aujourdâhui. â Reste comme cela, et souviens-toi bien que tu rĂ©coltes ce que tu as semĂ©, rĂ©veille-toi, avant quâil ne soit trop tard. Lorsque nous essayons de rester inĂ©branlables, une puissante tempĂȘte survient, dĂ©truit tout, nous laisse une grande marque sur notre vie, afin que nous ne puissions jamais oublier ce qui sâest passĂ©, et tous les dĂ©gĂąts quâelle a causĂ©s. Ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă Rekia, câĂ©tait exactement cela. La douleur lâa frappĂ©e tellement fort quâelle ne peut pas se lever. Son pĂšre, son soutien dans la vie, la lumiĂšre qui Ă©clairait sa vie, est parti et lâa laissĂ©e dans ses souffrances. Rekia a souvent dit que câĂ©tait vrai, quâil nâĂ©tait presque jamais lĂ , de toute sa vie, sauf de courts moments oĂč il rentrait et restait avec les siens. MĂȘme sâil venait pendant lâhiver, câĂ©tait pour elle la pĂ©riode la plus chaleureuse. Son pĂšre, pour elle, câĂ©tait son hĂ©ros⊠Vous allez dire que toutes les filles considĂšrent leur pĂšre comme des hĂ©ros : ici, câĂ©tait diffĂ©rent car cette distance qui les a sĂ©parĂ©s lâa rendue plus proche de lui, mĂȘme si on sâattendrait Ă lâinverse, elle a eu toujours lâespoir quâil reviendrait dĂ©finitivement et quâils vivraient ensemble en harmonie et en paix. Elle ignorait que lâultime fois oĂč elle le verrait, ce serait le jour de son enterrement. FatiguĂ©e de tous, de cette vie, des gens qui lâentouraient, elle ne pouvait plus rien supporter, câĂ©tait comme si le ciel lui Ă©tait tombĂ© sur la tĂȘte. Rekia parlait avec sa sĆur, les larmes dans les yeux : â Il Ă©tait juste lĂ , assis, me regardant, plein dâĂ©motion, câĂ©tait un si beau moment, un moment que je voudrais garder avec moi pour lâĂ©ternitĂ©, je ne sais pas pourquoi mais je lâai senti, jâai senti cette fin, je me suis dit au fond de moi que câĂ©tait un pressentiment et que rien ne lui arriverait mais, pauvre cĆur, il savait ce que moi je ne savais pas, il savait quâil allait me quitter et quâil nây avait pas dâissue, je me demande maintenant si lui aussi savait que câĂ©tait la derniĂšre fois, et que son retour serait aussi misĂ©rable et triste. Elle se leva pour Ă©teindre la lumiĂšre, elle ne voulait voir ni entendre personne, elle est restĂ©e dans lâobscuritĂ© et le noir pendant quinze jours, elle mangeait Ă peine, elle nâacceptait de parler Ă personne, elle Ă©tait si dĂ©sespĂ©rĂ©e quâelle voulut suivre son pĂšre, et mourir Ă sa suite. Les jours passĂšrent et puis les mois, elle finit par guĂ©rir de sa blessure, mais elle nâa jamais pu oublier, jusquâĂ aujourdâhui elle dit quâ« on nâoublie jamais les morts, et on ne guĂ©rit pas de leur perte, on vit avec eux et avec elle ». Elle a finalement fini par accepter la rĂ©alitĂ©, la vie telle quâelle est, son mari nâallait jamais changer et tout le monde finit un jour par mourir, elle devait reprendre sa vie, pour ses filles parce quâelles Ă©taient encore jeunes et quâelles avaient besoin de son aide et de son soutien pour quâelles puissent vivre. Elle sâest donnĂ©e Ă fond pour que ses filles puissent grandir dans un meilleur endroit, quâelles soient bien Ă©duquĂ©es et cultivĂ©es. Chaque annĂ©e nâĂ©tait rien dâautre pour elle quâune pĂ©riode de sacrifice et de travail, sa mĂšre lâaidait en lui donnant de lâargent, mais cela ne lâaidait pas car plus elle lui donnait de lâargent, plus son mari restait inactif, il n'avançait pas, elle lui fournissait ainsi lâoccasion de rester Ă la maison et de ne rien faire. Elle a saisi que, quand on prend des dĂ©cisions sans rĂ©flĂ©chir et quâon fait confiance aux gens sans connaĂźtre leur vrai visage, ils nous donnent des claques, câest ce quâil lui Ă©tait arrivĂ©, et elle nâarrĂȘtait pas de les recevoir, comme pour lui dire : « RĂ©veille-toi, Rekia, câest le moment de laisser tout cela derriĂšre toi et dâavancer dans ta vie⊠» Elle a passĂ© des annĂ©es Ă essayer dâoublier et de continuer sa vie sans son pĂšre, qui Ă©tait tout pour elle, quand la vie lâa frappĂ©e une nouvelle fois mais Rekia Ă©tait plus sage et mature, câĂ©tait douloureux pour elle mais elle pouvait supporter, elle devait patienter et rester forte pour ses filles, sa famille, sa mĂšre qui lâa aidĂ©e dans ses souffrances. Une matinĂ©e, elle sâest levĂ©e de son lit en transpirant, le visage pĂąle, elle pleurait car elle avait fait un terrible rĂȘve. Elle le raconta Ă sa sĆur : « Je me suis rĂ©veillĂ©e dans une piĂšce toute noire, il n'y avait aucun rayon de soleil, jâavais trĂšs peur, je ne savais pas oĂč j'Ă©tais. Jâai commencĂ© Ă chercher partout une sortie, jâai regardĂ© Ă gauche, Ă droite, rien du tout. Alors jâai avancĂ©, jâai couru et jâai couru, câĂ©tait lĂ que jâai aperçu quelquâun au bout du couloir, jâai reconnu son visage immĂ©diatement, câĂ©tait notre pĂšre. Il Ă©tait habillĂ© tout en blanc, il ressemblait Ă un ange tombĂ© du ciel. Il mâa tendu sa main et mâa demandĂ© de ne pas avoir peur, il Ă©tait lĂ pour me dĂ©livrer un message : « Je suis dĂ©solĂ© de tâavoir laissĂ© tomber, je suis encore dĂ©solĂ© car je dois prendre ce qui se trouve dans tes mains. Jâai regardĂ© mes mains, il y avait une pomme, rouge comme le sang, avant mĂȘme de lui demander quel Ă©tait la signification et quelle Ă©tait la vĂ©ritĂ© derriĂšre tout cela, il avait dĂ©jĂ disparu avec la pomme que je tenais dans mes mains, et pourtant je lâavais serrĂ©e pour quâil ne puisse pas la prendre. Quelle est lâinterprĂ©tation de ce rĂȘve, ma sĆur ? » Sa sĆur Ă©tait terrifiĂ©e, elle savait que ce nâĂ©tait pas un bon signe et que quelque chose de mauvais allait arriver Ă lâun dâentre eux. Elle nâa pas expliquĂ© ce que ça voulait dire, car tous finiraient par le dĂ©couvrir. Dimanche 10 avril 2016, par une journĂ©e dâĂ©tĂ© trĂšs chaude, Rekia regardait la tĂ©lĂ© quand elle entendit des chuchotements venant de la porte dâentrĂ©e. Son mari parlait avec une voisine, une voisine quâil nâaimait pas trop, celle-ci lui cria que la mĂšre de Rekia Ă©tait trĂšs malade et que peut-ĂȘtre elle allait mourir. Il essaya de la calmer pour que sa femme nâentende pas cette sinistre nouvelle mais câĂ©tait comme sâil parlait Ă une pierre, elle continuait de crier, Ă ce moment Rekia sortit de sa chambre pour savoir ce quâil se passait. La nouvelle apprise, elle a couru Ă lâhĂŽpital. Le mĂ©decin annonça que la mĂšre Ă©tait dans le coma et quâil y avait peu de chance pour lâen tirer. Rekia et sa sĆur savaient que leur mĂšre ne se rĂ©veillerait pas mais elles Ă©taient courageuses pour leur famille et leurs proches. Et câest ce qui est arrivĂ© : le vendredi 15 avril 2016, aprĂšs cinq jours de coma, leur mĂšre mourut et laissa ses deux filles orphelines. Ce fut alors que sa sĆur rappela Ă Rekia son rĂȘve, le rĂȘve de son pĂšre, la pomme que son pĂšre avait prise faisait rĂ©fĂ©rence Ă leur mĂšre. Sa sĆur lui dit quâil y a toujours un bon cĂŽtĂ© des choses et que leur mĂšre Ă©tait partie sans souffrir, sĂ»rement Ă cause de ses bonnes actions, et quâelle irait au paradis. Elles soulagĂšrent ainsi leur douleur. Aujourdâhui Ă lâĂąge de 47 ans, Rekia est une femme trĂšs brave, avec quatre filles qui ont toutes rĂ©ussi Ă construire leur vie. Personne nâa cru que cette femme ayant traversĂ© toute cette misĂšre surmonterait ces Ă©preuves, elle a rĂ©ussi Ă se battre et Ă devenir une incroyable mĂšre. Il nous faut, toutes et tous, applaudir devant la beautĂ© de la femme, devant la tendresse et le sacrifice de la mĂšre, devant lâamour et la fatigue de la fille. Le lien entre la mĂšre et le fils, ou la fille, personne ne peut le comprendre car câest un lien du cĆur et de lâĂąme, câest un lien sacrĂ©. Des gens ne les respectent pas, ni la femme ni la mĂšre, la fille, parce quâils ne connaissent pas leur valeur, ils ne savent pas que la tendresse vient dâelles.
- Injustices
Injustice Une grande aire verte oĂč ont poussĂ© des pistes de dĂ©collage, des tornades et des lianes-de-la-jungle-comme-il-fait-Tarzan. Câest lĂ que joue ma Eva et son frĂšre. Ils jouent ensemble Ă glisser sur la piste, sauter de la liane pour aller gratter les nuages ou faire tourner la tornade toujours plus vite. Elle sâamuse toujours bien, ici, ma Eva. Avec Capitaine Mâman et Papa de ContrĂŽle, toujours aux aguets, elle et moi, on est toujours sĂ»rs que rien ne peut nous arriver. Vas-y ma Eva, piste de dĂ©collage ! Câest une vraie pilote, prĂȘte Ă dĂ©couvrir le monde. Son buste avancĂ©, ses coudes pliĂ©s et les mains fixĂ©es aux poignets de lancement, elle est Ă deux orteils de se lancer. â Bouge, Aydan ! Aydan, son frĂšre. Il lâembĂȘte toujours. Ils adorent se chamailler, ça les rapproche. Ils ont ce jeu du « puninnocent » : Ă celui qui fera une bĂȘtise en faisant punir lâautre. Ils y jouent souvent, mais Aydan gagnait tout le temps. â Allez, Aydan ⊠! Je suis prĂȘte Ă dĂ©coller ! â Papa, il dit quâon doit pas dĂ©coller si un autre avion stationne devant, alors tu restes lĂ . â Stationne ailleurs, Aydan ! Mais il bouge pas. Il bouge jamais. Mais câen est trop, je la connais, ma Eva. Une grande respiration, les jambes tendues comme des super-rĂ©acteurs et elle se lance. â AĂŻeuh ! Ăa sent pas bon, ça. Capitaine Mâman est tĂ©moin de lâexplosion. â Eva ! Fais attention Ă ton frĂšre ! Tu sais ce que Papa a dit. Ils sont tellement adorables, la tĂȘte baissĂ©e et leurs moues coupables que Capitaine Mâman les a laissĂ©s sâen tirer sans contraventions. Les tours de pistes suivants se sont Ă©changĂ©s sans aucun conflit que Papa de contrĂŽle nâa dĂ» relever. Eva, viens me chercher ! Et elle vient, me serrer dans ses bras et me propulser haut dans le ciel. â Viens Dibou, faut que tu voles toi aussi. Avec moi ! Houhou ! Dibou le super-hibou ! Ho ! Viens, Dibou, on va dans la tornade ! Oui, dans la tornade ! Elle attrape une des barres de fer, commence Ă la faire tourner puis me lance dedans. â Ăa tourne trop vite, saute Eva ! Elle court encore un peu, entre dans la tornade et me sert trĂšs fort contre elle. Le monde tourne tout autour de nous, si vite, tellement vite que je ne sais pas si on survivra Ă la tornade. Mais câest pas grave, câĂ©tait drĂŽle ! Jâaurais vĂ©cu dans les bras dâEva dans une tornade de stade beaucoup beaucoup ! Tous les Dibou ne peuvent pas en dire autant ! Je vois Aydan, il a arrĂȘtĂ© de jouer Ă la piste, et des quatre Aydan qui nous tournent autour, aucun nâa de bonne idĂ©e. Je le vois, il se prĂ©pare Ă sauter. â Ralentis ma chĂ©rie ! Il court un peu partout, il prend de lâĂ©lan. Oh, non. Il va sauter. Il arrive ! Non, Aydan, laisse-nous, Eva et moi ! Il arrive Eva ! Il saute, rate la barre, mâattrape, boum la barre ratĂ©e, crac ma couture, aĂŻe Aydan, Dibou perd Eva. Je me souviens dâavoir vu Capitaine Mâman et Papa de contrĂŽle reprendre leurs visages de MamĂ©contente et Papascontent. â Je tâavais dit de ralentir, Eva. Il faut que tu sois plus attentive... lui dit Papascontent. â Mais... â Pas de mais, jeune fille, lui rĂ©torque MamĂ©contente. â Mais, maman, essaye Aydan. â Ăa va aller, tu es fort mon chĂ©ri, ça va passer, le rassure-t-elle. Ils se sont tous les deux regardĂ©s, Eva portant mon corps et Aydan ma tĂȘte. Il est fort. Elle est attentive. Je suis perdu. Apprentissage On est tous les trois dans la chambre dâEva : Papa, elle et moi. On regarde les Ă©toiles que la veilleuse-ours projette. Papa nous tient dans ses bras, et il nous lit un conte de son enfance. â La Belle, prise dâun malĂ©fice, sâendormit profondĂ©ment. Il tourne la page. â Papa... ? Pourquoi on lâappelle la Belle ? â Parce que câest une princesse, et quâelle est belle. â Mais elle a pas de nom ? Si, sĂ»rement... tiens. Aurore, elle sâappelle Aurore. Aurore sâendormit profondĂ©ment, jusquâĂ ce que le vaillant prince charmant arrive, Ă©pĂ©e au poing et bĂ©nĂ©dictions fĂ©eriques Ă la cape, afin de terrasser le terrible dragon, gardien du sort de lâenchanteresse. Deux coups dâĂ©pĂ©e, un bond et une derniĂšre estocade, la bĂȘte fut neutralisĂ©e. Le prince monta alors trois par trois les 666 marches de la Tour dâĂ©pines et trouva finalement la princesse endormie. Il sâapprocha et admira la femme de ses rĂȘves, espĂ©rant pouvoir la sortie de ce malĂ©fice. Il caressa ses cheveux, sa joue et ses lĂšvres, avant dâaller dĂ©poser un baiser dâun amour quâil dira sincĂšre, sans mĂȘme lui demander son consentement, alors quâil ne la connaĂźt pas et ne lâaime que pour son apparence. Hein ? Mais... Pourquoi il fait ça Ă chaque conte ? â De quoi, Papa ? â Eva. Aujourdâhui, tu sais ce que je vais tâapprendre ? â Non. â Exactement, Ă dire non. Ce conte-lĂ , il ne te lâapprendra pas. Quelquâun qui tâembrasse dans ton sommeil ou sans ton accord, câest mal. Eva, si tu ne veux pas faire de cĂąlin Ă tonton, si tu ne veux pas faire la bise Ă papy, parce quâil pique ou parce que tu nâen as pas envie, ou que tu ne veux pas attraper la main, tu sais ce que tu peux dire ? Tu peux, tu te dois de dire non ! â MĂȘme si câest tata Rosie ? â MĂȘme si câest maman ou moi. Eva, tu nâas pas besoin dâun prince pour te sauver. Tu as Dibou, et surtout, tu tâas toi, pour toujours. Si tu ressens quelque chose que tu ne veux pas ressentir, dis non. Et si tu veux tâĂ©chapper de quelque chose ou quelquâun qui te fait mal, dis non, ou enfuis-toi de la tour. Je veux quâĂ chaque fois quâon te lit cette histoire, ou nâimporte quelle autre, ce soit le droit de la changer qui te revienne. Tu peux changer les histoires, et la tienne. Dâaccord ? â Oui, papa. â Je tâaime, princesse guerriĂšre. Bonne nuit Eva. â Bonne nuit. Bonne nuit, Eva et Papa. Marque 14h30. La cloche sonne, câest enfin lâheure de la rĂ©crĂ©ation. AprĂšs une heure intensive dâanglais, je sais que tous voudront se dĂ©fouler, sâarracher des ballons, se disputer des cordes Ă sauter et se crier les rĂšgles bafouĂ©es. Soudain, le signal. « Attrapez-les ! » hurle Eva Toutes les filles se positionnent. 3,2,1... Sprint ! Elles se mettent toutes Ă courir aprĂšs les garçons, qui pour beaucoup nâatteignent mĂȘme pas le camp, pris au dĂ©pourvus. Eva sâest placĂ©e en Gardienne, juste Ă cĂŽtĂ© de la « prison » et prĂȘte Ă capturer tout ĂȘtre masculin trop fou ou dĂ©sespĂ©rĂ© pour tenter de libĂ©rer ses congĂ©nĂšres. Une cheffe de guerre. Ethan arrive ! Et je vois son sourire en coin, son regard fixĂ© droit devant elle, prĂȘte Ă briser ses espoirs. Ethan, suffisamment proche, se met Ă courir, bras tendus devant lui, comme un brise-chaĂźne... â TouchĂ© ! Ethan, en prison ! Il grommelle et sâaccroche aux autres garçons en chaĂźne humaine autour de lâarbre. BientĂŽt, Benjamin, le dernier garçon, est attrapĂ© par Lily. PremiĂšre manche gagnĂ©e ! Seconde manche... Go ! Toutes se sont mises Ă courir jusquâau camp, et aucune nâest capturĂ©e avant dâĂȘtre en sĂ»retĂ©. â Allez, sortez ! â On a 20 secondes, on reste !, crie Lily â 1... 2... 3... Deux filles sortent et rĂ©ussissent Ă Ă©chapper au filet masculin. Deux maillons partent en chasse. â 4... 5... 6 ⊠â Ethan, tu nous auras pas. Laisse tomber. â Et vous ne mâĂ©chapperez pas, Eva. â 9... 10... 11... Trois filles sortent et rĂ©ussissent Ă esquiver habilement les mains des garçons. â 12... 13... 14... â Tu sais, Ethan. Tu manques de dĂ©termination, et tâes lent. Vas-y Eva ! â Ha oui ? Et bah, toi, dâabord, tu cours comme une fille ! Eva et les trois derniĂšres filles sautent et foncent dans des directions diffĂ©rentes. Elles gravitent autour de la prison, jusquâĂ ce quâEva tente une percĂ©e, se plie au dernier moment, Ă©vite la prise de Benjamin, et parvient Ă taper dans la main de LĂ©a. â Oui, plus vite que toi ! Ethan crie, accĂ©lĂšre. Il ne sâarrĂȘtera pas avant dâavoir repris le dessus ! Cours, Eva ! Elle fait deux sauts Ă droite quâEthan nâa pas prĂ©vus. Il glisse, manque de tomber tĂȘte la premiĂšre mais rĂ©ussit Ă se rattraper. Sa colĂšre est dĂ©finitivement Ă son apogĂ©e. Cours, Eva ! Toutes les filles sont arrivĂ©es au camp, il ne reste plus quâEva pour leur assurer la double victoire. Les garçons se placent en Ă©ventail et Ethan la mĂšne vers le piĂšge. Elle vire encore une fois Ă droite, mais cette fois, Ethan sâen doutait et il gagne de lâavance sur elle. Les filles tapotent les Ă©paules des garçons, tentent de dĂ©tourner leur attention de la fugitive. Lily feint de sortir dâun cĂŽtĂ© et sort de lâautre. Les huit garçons se tournent vers elle, sans bouger, leur position stratĂ©gique ne devant pas ĂȘtre Ă©branlĂ©e. Mais Eva profite de la brĂšche et fonce. Cinq mĂštres. Les garçons ne regardent pas. Quatre mĂštres, Ethan sâest rapprochĂ© dâune main. Cours, Eva ! Trois mĂštres. Ethan se tend encore plus, atteint presque ses cheveux. Deux, elle sâapprĂȘte Ă sauter. Un, elle saute, attrape la grille du camp, les filles tiennent ses bras mais Ethan sâaccroche Ă ses cheveux et tire un bon coup en arriĂšre, la faisant presque tomber. â LĂąche-la, Ethan ! â Non, je lâai attrapĂ©e avant. Sors. Tout de suite. â Non... tu me fais mal, Ethan â Câest ta faute, tu mâas provoquĂ© ! Sors du camp !, dit-il en tirant plus fort. â Non ! Jâai dit non, Ethan, alors tu dois me lĂącher ! â MaĂźtresse !, crie Lily. Au nom de la Police, Ethan sâĂ©loigne et abandonne son emprise, revenant vers les garçons, dâun air totalement innocent. MaĂźtresse arrive et les filles rapportent les faits, avec pour preuves les pleurs dâEva. â Ethan ? Quâas-tu Ă dire pour ta dĂ©fense ? â On jouait juste., dit Benjamin â Câest vrai ça, les garçons ? Tous acquiescent. â Je suis dĂ©solĂ©e, les filles... Je nâai pas vu, je ne peux pas. Câest votre parole contre la leur... Je suis dĂ©solĂ©e, Eva. Tu as encore mal ? â Câest ça qui fait mal. Elle part vers les toilettes, vite rejointe par Lily et LĂ©a. Non, parler ne suffit pas... Ăa ne suffit jamais. LibĂ©ration CâĂ©tait une guerre sĂ©culaire, une boucle temporelle Ă©ternelle. Dans cette plaine, sous le ciel rouge sang, la bataille faisait encore rage. Au centre, les deux Immortels, chefs de deux factions ennemies et frĂšres nĂ©s rivaux se livraient un combat sans merci Ă coup dâĂ©pĂ©es enchantĂ©es et de lances soumettant les Ă©lĂ©ments. Tous ces combats se rĂ©sumaient sous un seul but : dĂ©terminer qui Ă©pousera la belle HĂ©lĂšne, prisonniĂšre de la Tour du Marais. « Pourquoi nây-a-t-il jamais de femme-chevalier pour libĂ©rer la princesse de la tour ? Pourquoi la princesse mĂȘme aurait besoin dâĂȘtre sauvĂ©e, surtout par le prince charmant ? Câest de lui quâon doit se sauver. Le prince charmant. Venu nous dĂ©livrer, sans nous connaĂźtre pour accomplir une mission sacrĂ©e ou gagner en rang. Venu sacrifier sa vie pour une femme quâil ne connaĂźt pas, et quâil Ă©pousera sans quâelle ne puisse mot dire. Câest de lui quâon doit se sauver. Pas de vie forcĂ©e, pas de Grand Chevalier Blanc complexĂ©. Juste notre acceptation de soi. Juste la princesse et moi. EmprisonnĂ©e, non pas pour sa beautĂ©, mais parce quâelle Ă©tait une brigande, une voleuse, une justiciĂšre, lâhĂ©roĂŻne masquĂ©e au milieu de la nuit, sauvant le veuf et lâorpheline du village voisin. Jâattendrais quâelle se libĂšre de ses liens, puis on partirait ensemble, rĂ©gler la justice lĂ oĂč ils ne la font pas appliquer. Mais tout ça, personne ne le raconte. Seulement parce que « ChevaliĂšre », câest un objet, une bague. Un trophĂ©e, un trĂ©sor Ă garder sous clĂ©, comme ces princesses. » CâĂ©tait toujours une guerre sĂ©culaire. Une boucle temporelle Ă©ternelle. Dans cette plaine, sous le ciel rouge sang, la bataille faisait rage. « Brutes. Tout rĂ©gler Ă coup dâĂ©pĂ©es. Pas de diplomatie, juste des bĂȘtes comparant la taille de leurs poings et de leurs bravoures. Rien dâimportant. Les hommes ne comparent jamais rien dâimportant. » Eva regarde son livre, dĂ©chire la page puis le ferme. Elle regarde quelques instants le soleil sâĂ©teindre derriĂšre les vagues, mâĂ©blouissant de ses teintes enflammĂ©es. Elle sâapproche du prĂ©cipice, surplombant la mer agitĂ©e, prend une profonde inspiration, le parfum des arĂŽmes alentour rĂ©confortent son nez. « Autant Ă©crire mon histoire. » Elle lance le livre et sa page dĂ©chirĂ©e, puis observe les vagues engloutir le premier, lâĂ©cume le couler dans lâoubli. Elle inspire plus profondĂ©ment encore, cette fois lâodeur de la libertĂ© mĂšne lâappel, celui de la fin dâun Ă©tĂ©, du dĂ©but de lâeffondrement dâun cycle. Et celui-ci ne se rĂ©pĂ©tera pas. La boucle est brisĂ©e. Vestige de lâancienne Eva, le vent dĂ©pose Ă ses pieds la page dĂ©chirĂ©e. Un souvenir, la ruine dâun temps ancien pour ne pas oublier dâoĂč lâon vient. Eva attrape la page, un stylo de sa poche. Elle la griffonne, pose ces symboles devant moi, puis sâassoit. Le dernier rayon orangĂ© illumine son Ă©criture alors quâelle admire un avenir radieux. Immortelle RĂ©bellion â Ăa fait si longtemps que tu les as pas vus, tu tiendras le coup ? ⊠HĂ©, hey ! Nonononon, laisse ça, tu vas te faire mal. Ben lui arrache des mains le sac rempli de boĂźtes rouges, vertes et dorĂ©es ornĂ©es de sapins et de nĆuds papillons et lui prend le sac Ă dos dĂ©bordant dâaffaires en tout genre. â Ben... Il la regarde et ferme la portiĂšre. Alors quâelle sâapprĂȘte Ă prendre son sac Ă main, il plonge ses yeux dĂ©sapprobateurs dans le sien et lâattrape. â MĂȘme celui-lĂ ? Il ne lĂąche pas, lui sourit, lâembrasse. Elle sâapprĂȘte Ă le sermonner. Il lâembrasse une fois encore, un peu plus longtemps et lui esquisse un sourire espiĂšgle. Elle soupire, lĂąche le sac Ă main et se dirige vers la porte dâentrĂ©e, son compagnon la talonnant alors quâil porte vaillamment la responsabilitĂ© de sa paternitĂ© Ă venir. â JâespĂšre juste avoir la paix ce soir... Elle sonne. En attendant quâon vienne lui ouvrir, Eva regarde autour dâelle et Ă travers les fenĂȘtres du haut. Elle me voit, perchĂ© sur le rebord de lâune dâelles. Bonsoir, Eva. Soudain, la porte claque et une armĂ©e de quatre enfants saute dans les bras de leur tata adorĂ©e, Ă©liminant toute chance de riposte de leur cible. La petite derniĂšre, pour le coup fatal, grimpe sur ses frĂšres et sĆurs afin dâarriver Ă hauteur dâEva et de se poster dans ses bras, qui lâenlacent joyeusement et la parsĂšment de chatouilles. â Claire, descends tout de suite. Au son de la voix du tonton, portant toujours raison, la petite baisse la tĂȘte et redescend. Sa compagne le sermonne du regard. â Ăa fait au moins super longtemps quâon tâa pas vue ! Tu joues avec nous ? Hein, dit ? â Laissez votre tata respirer et se poser dâabord, elle viendra jouer si elle en a envie, dâaccord ? Les quatre enfants acquiescent timidement et les tirent Ă lâintĂ©rieur jusquâĂ leurs parents et grands-parents. Le pavillon, dont lâintĂ©rieur est dâordinaire composĂ© de teintes monotones grises et beiges, porte aujourdâhui une heureuse nouvelle : au milieu des guirlandes et des tapisseries rouges et vertes brillent des boules de NoĂ«l bleues et roses, des hochets, des petites statuettes de filles et de garçons jouant Ă une bataille de boules de neige. Tommy vient me chercher. Ă peine sa belle-fille arrivĂ©e que Karen sâapproche, main prĂȘte Ă analyser le bĂ©bĂ© dĂ©jĂ trop sollicitĂ©, comme un piĂšge qui venait de se refermer. â Alors ? Garçon ? Fille ? Ben refuse de me le dire ! â Bonjour, Karen. â Oui, bonjour. Alors, cet enfant ? Dites-moi, il faudra bien savoir quels cadeaux vous offrir ! Eva serre les dents. â Tu auras la surprise Ă la naissance, maman. â Que de surprises et de cachotteries ! Est-ce que vous vous rendez-compte de lâattente ? â Je crois que si quelquâun a une notion du temps ici, câest Eva. â Les hormones la travaillent ? â Eva peut parler pour elle-mĂȘme... Et elle a besoin de respirer. Sur ses mots, elle sâĂ©loigne et va pour sâasseoir Ă la table, lĂ oĂč lâattend Mathilde, la belle-sĆur de Ben. Elle profite du calme avant la tempĂȘte pour la rassurer. AprĂšs tout, elle l'avait traversĂ©e quatre fois. Mais comment ? Mathilde hausse les Ă©paules. Elle y est arrivĂ©e, câest tout. Tous sâassoient Ă table, autour de petits fours, tandis que les enfants viennent et repartent, des plateaux de nourriture en main, incapables de tenir en place alors quâils sont si proches de la venue du PĂšre NoĂ«l. Par soucis de limite de charge manuelle, Tommy dĂ©cide de me poser entre deux allers, afin de porter plus efficacement les ravitaillements. â Tata... Tu viens jouer avec nous ? â Claire, va jouer avec tes frĂšres et sĆurs, câest mieux pour votre pauvre tante de rester assise, lui dit Karen. â Je viendrai aprĂšs. Eva lui fait un clin dâĆil, la petite sourit et part en criant sur ses camarades de jeu. Le repas continue. Les plats traditionnels Ă base de fruits de mer dĂ©filent sous son nez, lui causant des nausĂ©es de plus en plus insistantes. Entre deux haut-le-cĆur, Eva se risque Ă une messe basse : â Pourquoi ils appellent ça des fruits de mer ? Il me semble pas avoir besoin de tuer un animal pour manger une pomme ? â Ho vous allez pas encore nous embĂȘter avec ça ! â Câest une question de vocabulaire... CâĂ©tait juste... â Vous le savez, câest trĂšs dangereux pour votre enfant de ne pas manger de viande, de poisson ou de produits laitiers dâailleurs ! Regardez, des crevettes, du foie gras, des huĂźtres, du saucisson, tout ce quâil faut ! â Câest dâailleurs pour ça que les mĂ©decins nous prĂ©conisent de ne pas manger de charcuterie, de poisson et de produits laitiers non cuits, marmonne-t-elle. â Ho bah ! Avec toutes les Ăąneries que vous gobez des mĂ©decins de nos jours, ce ne sont pas trois tranches de saumon et un pauvre saucisson qui tueront votre bĂ©bĂ©. Vous savez, moi, je mangeais de tout et mes fils vont trĂšs bien. On ne sait pas si vous pourrez en dire autant ! â Maman, ça va maintenant. On fait du mieux avec ce quâon a, dâaccord ? Un grand vide a suivi, seuls des petits « ce vin a une belle robe » ou « comment va le petit ? » : « Oh bah lâĂ©cole tu sais... les enfants sont cruels ». Des discussions classiques de parents impliquĂ©s, seules contre le « No Words Land ». â Tata ⊠? â Ho mais câest pas possible, allez jouer ailleurs !, s'Ă©crie le grand-pĂšre. â Oui, Tommy ? â Je devais te rendre Dibou, merci de me lâavoir prĂȘtĂ©, mais jâen veux plus. Nous y voilĂ . Ses yeux noirs transplantent en moi les souvenirs dâune enfance Ă refaire. Eva... â Pourquoi tu ne veux pas le garder ? Un classique du virilisme. Le grand et fort Papy et son immense sagesse mal placĂ©e. â Pour ĂȘtre un grand garçon, faut pas avoir de doudou... Je peux plus lâemmener avec moi Ă lâĂ©cole, et je suis trop triste quand je le laisse, alors je veux te le donner, il sera plus seul. â Tommy... Jâai gardĂ© Dibou jusquâĂ 26 ans, tu sais ? Et (elle chuchote) tonton a toujours son Tigrou au lit. Et câest un grand garçon ! Je sais quâil sera toujours lĂ pour te protĂ©ger, comme il lâa fait pour moi. Et tu le donneras toi aussi, Ă ton tour, quand quelquâun dâautre en aura besoin, dâaccord ? Tommy me reprend entre ses petites mains tremblotantes. Il a les mĂȘmes yeux quâEva Ă lâĂ©poque. â Et Tommy. Joue avec ce que tu veux et porte ce que tu veux. Trucs de filles ou de garçons. Ăa, câest ĂȘtre toi, et câest tout ce qui compte. Pas ce que pensent les autres, dâaccord ? Tommy secoue vivement la tĂȘte et serre sa tata dans ses petits bras, lance un rapide regard pour vĂ©rifier lâapprobation de son tonton et de ses parents, sans lâattendre, puis repart en me serrant contre lui. Par-dessus son Ă©paule, je vois Mathilde adresser un sourire entendu Ă Eva et Ben. Eva se retourne, me transmet lâavenir dâune enfance Ă protĂ©ger. Au revoir, Eva, et je te le promets, Il est entre de bonnes plumes.
- Clervie, une invisible de l'histoire
Une silhouette, recroquevillĂ©e sur elle-mĂȘme est assise sur le sol de la piĂšce. Sombre et humide, seul le bruit des gouttes tombant une Ă une est perceptible. Si lâon sâapproche de ce corps, peu couvert, on devine une prĂ©sence, amaigrie, presque invisible. Ce peu de tissu laisse entrevoir des cĂŽtes saillantes. Cette jeune femme, autrefois reconnue pour sa dite malĂ©fique beautĂ©, revĂȘt une apparence squelettique proche de la mort. EnchaĂźnĂ©e, ses poignets sont liĂ©s entres eux, fermement fixĂ©s. Des blessures recouvertes de sang sĂ©chĂ© les sillonnent. Ses mains sont jointes, on pourrait croire quâelle prie, appelant lâaide de celui qui lâa conduite dans cette geĂŽle, cette ancienne cave devenue prison. Elle nâa aucune notion du temps, elle sait juste que ça fait longtemps. Longtemps que son corps dĂ©pĂ©rit, disparaissant tout simplement. Les yeux bandĂ©s, elle ne peut voir ce lieu, le dernier endroit quâelle foule. Elle entend encore cette goutte de pluie. Les frissons sur ses bras trahissent lâhumiditĂ© de la piĂšce. Elle ressent le froid, sâinfiltrant entre les coutures de son vĂȘtement et de sa peau. Clervie tente de percevoir ce quâil lâentoure. Le temps nâest pas son alliĂ©, bien plus dâune semaine quâelle est ici. Des pas et des voix inconnues rythment ses journĂ©es. Elle les entend passer au-dessus de sa tĂȘte, ces sons sâinfiltrent au travers dâune grille dâaĂ©ration. Elle sâamuse Ă reconnaĂźtre ou Ă inventer une identitĂ© Ă ces voix, qui sâinfiltrent dans ses oreilles. Le temps dĂ©file sans quâelle ne puisse le saisir, et ça sans conscience ni heures. Les minutes disparaissent pour accueillir des secondes infiniment longues, sans pause ni fin. Une infinitude semble avoir pris possession de sa vie. Son esprit est comme inactif, encore hantĂ© par les blessures qui recouvrent lâamas de peau quâelle est devenue. TorturĂ©, il divague encore dans le lieu de ses peines, oĂč nombreux ont assistĂ© Ă son malheur. LĂ oĂč son silence ne lui a pas coĂ»tĂ© la vie mais son existence. Ce jour-lĂ son humanitĂ© sâest envolĂ©e. DĂ©sorientĂ©e par la douleur, son esprit sâest dĂ©finitivement perdu. Disparaissant sous ce flot de violence, Clervie sâest Ă©teinte. De nombreux bleus, Ă©corchures et griffures la strient, tentant vainement de cicatriser. Le visage recouvert de crasse, les yeux fermĂ©s, des chemins de larmes dĂ©valent sur ses joues. Elles ne brillent plus, Ă©teintes elles aussi. Câest avec un effort dĂ©mesurĂ©, presque inhumain quâelle tente de se relever. AnnihilĂ©e, ses sourcils se froncent mobilisant ses derniĂšres forces. Sa bouche sâouvre difficilement, elle sort sa langue et la glisse faiblement sur ses lĂšvres espĂ©rant les rĂ©hydrater. Il ne devrait pourtant plus tarder. Un verre dâeau par jour, câest tout ce quâelle a le droit. La mort nâest pas une option, pour lâinstant. Le feu, lâattend, elle lâentend, lâappeler et lui murmurer son funeste destin. Pourtant, dans un fin mouvement, ses lĂšvres sâĂ©tirent en un sourire. Faible, il rayonne. Des larmes viennent se glisser sur cet Ă©lan de bonheur, de courage et de force. Câest un souvenir, ce souvenir de lui qui suscite ce sourire. Ses lĂšvres remontent, reprennent vies, Ă en dĂ©voiler ses dents. Quelque chose dâauthentique, dâhumain, dâamoureux. Elle se remĂ©more cet homme, aux yeux marron si expressifs. Elle se revoit dans ses bras. Assise sur une chaise de sa cuisine, autour de la table, en plein travail, le nez dans les bouquins et les doigts plein dâencre, elle se souvient de ses lĂšvres dĂ©posant un baiser sur son Ă©paule. Fermant les yeux, elle le revoit venir sceller son menton sur cette mĂȘme Ă©paule, regardant ses derniers Ă©crits et dessins. Il lui embrassait finalement la joue pour aller prĂ©parer un breuvage Ă partager dans la cuisine. Les yeux de la jeune femme observaient ce bel homme se mouvoir. La chemise dĂ©braillĂ©e, faisant apparaĂźtre des bretelles soutenant son pantalon, il ne cessait de se retourner en lui souriant. Abandonnant son activitĂ©, elle se rapprochait de lui, le prenant dans ses bras, humant lâodeur de lâhomme quâelle aime. La senteur la plus agrĂ©able que son nez ait pu connaĂźtre. Un mĂ©lange de transpiration et de pages de parchemin, lâodeur naturelle de cette peau lĂ©gĂšrement halĂ©e transperce le cĆur de cette jeune femme. Câest exactement ce moment, lâemballement de son cĆur, qui a fait naĂźtre ce sourire. Un amour fou. Câest ce quâil Ă©tait pour elle. Elle ne le reverra sans doute jamais, câest peut ĂȘtre mieux ainsi. En mer, il ne pourra pas voir lâamour flamber dans le vert de ses yeux ni elle disparaĂźtre dĂ©finitivement. Elle aime Ă penser que la vie lui a offert la joie de le connaĂźtre, de connaĂźtre ce sentiment, tout en Ă©tant libre. Libre dâexister, de vivre seule, dâĂȘtre et dâaimer. Elle se souvient aussi du jour, oĂč son chat Ă©ventrĂ© sâest retrouvĂ© devant sa porte dâentrĂ©e. Ce moment fut si perturbant, que le seul souvenir quâelle en garde est la tendresse de cet homme. Il lâavait prise dans ses bras, la berçant en essayant de faire disparaĂźtre la tristesse de cette dĂ©couverte. Sa condition de femme seule avait commencĂ© Ă ennuyer son quotidien, bien avant quâelle ne soit dĂ©noncĂ©e. SORCIĂRE. Câest le mot qui Ă©tait inscrit sur sa porte. AloĂŻs, câĂ©tait son prĂ©nom. Inquiet du destin de sa chĂšre et tendre, il avait Ă©tĂ© jusquâĂ lui demander de lâĂ©pouser. Elle aurait pu Ă©chapper Ă ce funeste destin en acceptant la demande de son amant, mais elle voulait continuer Ă faire honneur Ă sa mĂšre. Câest donc pour ça quâon lâaccusait de sorcellerie. Parce quâelle Ă©tait une femme seule et savante ? Apparemment. Seulement il aura fallu quâelle perde un de ses patients pour se retrouver, presque nue, sans rien, dans une cellule. TrĂšs cultivĂ©e, la jeune femme montrait un intĂ©rĂȘt tout particulier et trĂšs jeune pour la nature et ses plantes. Elle les observait, les cueillait, les dissĂ©quait et les dessinait. Elle savait les manier et en faire de la magie, non pas en ayant vendu son Ăąme au diable mais en apprenant Ă soigner autrui avec les pouvoirs de la nature. Elle adorait sa mĂšre. Aucun homme Ă lâhorizon, son pĂšre Ă©tait mort bien avant sa naissance. Elle ne lâavait donc jamais connu, seules les histoires que sa mĂšre lui racontait permettaient Ă la jeune femme dâimaginer ce pĂšre inconnu et absent. Elle ne lui en voulait pas et ne lui en avait jamais voulu, elle le remerciait mĂȘme, tristement, de lui avoir permis de grandir avec la possibilitĂ© et lâespoir de vivre en Ă©tant indĂ©pendante. JusquâĂ sa disparition, câĂ©tait avec sa mĂšre quâelle avait appris son mĂ©tier et quâelle avait soignĂ© ses premiers patients. Elle avait vu le bonheur sur le visage des proches de ceux quâelle avait sauvĂ©s. AprĂšs le dĂ©cĂšs de sa plus fidĂšle alliĂ©e, Clervie continuait dâentretenir la maison et de prendre soin du jardin de sa mĂšre. Les annĂ©es passaient et la jeune femme continuait dâexercer et de faire ce quâil lui avait Ă©tĂ© appris. Elle rĂ©ussissait par ailleurs Ă survivre en vendant lors des marchĂ©s ses plantes et concoctions. Des soins pour la peau, pour les cheveux et enfin, ceux pour allĂ©ger toute souffrance du corps. Elle se souvient de cette jeune fille, tout juste ĂągĂ©e de dix-sept ans, qui paniquĂ©e ne savait quoi faire. Elle cherchait Ă faire disparaĂźtre un mal en elle. Clervie voulait lâaider mais ne le pouvait sans plus dâinformations. Câest ce jour que la guĂ©risseuse a compris. La chance que reprĂ©sentait son mode de vie. La libertĂ© de vivre en femme libre et sans obligations. Quâen Ă©tait-il de cette jeune fille, contrainte de sâadresser Ă une inconnue pour lâaider ? Elle ne pouvait dĂ©finitivement pas en parler, elle serait mise Ă la porte, reniĂ©e de sa propre famille. Cette demoiselle nâavait pas choisi de porter en elle cet enfant. Elle avait dĂ©couvert les joies du plaisir charnel au cĂŽtĂ© dâun jeune homme de son Ăąge. Ces comportements Ă©taient loin dâĂȘtre tolĂ©rĂ©s. Les deux jeunes gens sâaimaient en secret, tous deux ne souhaitent pas voir leur vie dĂ©truite par cette nouvelle. Câest donc dans la plus grande discrĂ©tion que Clervie avait donnĂ© le nĂ©cessaire Ă la jeune fille. Anna, câĂ©tait son prĂ©nom. Elle espĂ©rait sincĂšrement quâelle aille bien, elle aimait beaucoup cette gamine quâelle croisait de temps Ă autre. Ce tourbillon de souvenirs assaille Clervie, prisonniĂšre dâeux et du bonheur quâils lui procurent. Elle aimait tellement sa vie, son quotidien, son travail. Vivant en marge de la sociĂ©tĂ©, elle nâavait pas beaucoup dâamis. Ses clients du marchĂ© et ses anciens patients la saluaient parfois. Elle rĂ©pondait en un sourire la main levĂ©e. Elle aimait revoir les gens quâelle avait pu aider. Un autre souvenir bien prĂ©cis anime sa mĂ©moire. Elle avait dĂ©cidĂ© dâaller boire un verre dans la taverne du village, chose peu commune quand on est une femme. Un foulard sur la tĂȘte, les lĂšvres colorĂ©es en rouge, elle sâĂ©tait assise face au comptoir et avait commandĂ© un verre dâalcool au serveur. Celui-ci avait Ă©tĂ© obligĂ© de lui demander une seconde fois, Ă©tonnĂ© du choix de la femme assise devant lui. Son arrivĂ©e dans lâĂ©tablissement avait provoquĂ© un grand silence, bondĂ©, rempli dâhommes en train de la regarder dĂ©laissant verres et cartes sur les tables. Elle le savait, sa prĂ©sence dĂ©rangeait, elle nâen avait rien Ă faire. Assise, se dĂ©lectant de son breuvage, elle y avait rencontrĂ© AloĂŻs. Il sâĂ©tait assis Ă cĂŽtĂ© dâelle, lui demandant ce quâune aussi jolie femme pouvait faire ici, seule. Ils avaient alors beaucoup discutĂ© et rit tous les deux. Il lâavait raccompagnĂ©e jusquâĂ chez elle, lui embrassant la joue avant de lui souhaiter une bonne nuit, le sourire aux lĂšvres. Elle ne se lasse jamais de rejouer cette scĂšne dans son esprit. Pourtant aujourdâhui elle est hantĂ©e par le regard de cette femme, quand de dĂ©tresse, elle lâavait giflĂ©e lui reprochant la mort de son enfant. ForcĂ©ment, comment rĂ©agir lorsque lâĂȘtre le plus prĂ©cieux dâune vie sâest Ă©teint Ă jamais ? Elle ne peut que la comprendre, elle avait pourtant fait de son mieux mais elle nâavait pas pu lâaider. Tout ce mĂ©lange dans sa tĂȘte quand, elle se souvient du dĂ©part dâAloĂŻs. Il devait repartir en mer, travailler pour un temps indĂ©fini, ce dont il Ă©tait coutumier. CâĂ©tait pourtant la derniĂšre fois quâelle le verrait et quâelle lui faisait ses adieux, lui chuchotant Ă lâoreille quâelle lâaimait et que câĂ©tait avec plaisir que finalement elle acceptait sa demande datant de quelques semaines maintenant. Elle voulait devenir sa femme, non pas pour sa sĂ©curitĂ© mais pour le plaisir de parcourir la ville au bras de cet homme. De pouvoir vivre cette histoire dâamour sans avoir Ă se cacher. Assaillie par la culpabilitĂ©, elle revoit ce corps livide, sans vie, quâil lui avait Ă©tĂ© impossible de sauver. Elle avait tout essayĂ©, sans jamais parvenir au moindre rĂ©sultat. Clervie se rappelle de ce jour, cette heure de la matinĂ©e oĂč lâon avait frappĂ© Ă sa porte. En lâouvrant, elle ne se doutait pas que ce serait la derniĂšre fois. Sa thĂ©iĂšre, remplie dâeau Ă©tait en train de chauffer, elle se prĂ©parait un thĂ©. Deux hommes lâattendaient. AprĂšs avoir confirmĂ© son identitĂ©, elle avait Ă©tĂ© plaquĂ©e contre le mur extĂ©rieur de sa maison. Le bruit attirant les voisins, dâautres portes sâouvraient et des chuchotements se sont Ă©levĂ©s, crĂ©ant un brouhaha. Perdue, la jeune femme Ă©tait tirĂ©e par ces individus en direction de sa future geĂŽle. Le plus dur Ă supporter pour elle ne fut pas la douleur provoquĂ©e par la corde scellant ses poignets mais bien par le regard des autres villageois. LâinactivitĂ© de tous, leur silence. Certains commentaient la scĂšne, Ă©voquant la justice de celle-ci, que câĂ©tait mĂ©ritĂ©, elle lâavait cherchĂ© de toute maniĂšre. Le regard voilĂ© par la colĂšre et la tristesse de cette mĂšre de famille en deuil. Câest dâailleurs la derniĂšre chose quâelle verra, une fois ses yeux recouverts dâun sac en toile de jute. CâĂ©tait donc elle quâil lâavait dĂ©noncĂ©e, la dĂ©signant comme responsable de la mort de son jeune fils. Elle se souvient trĂšs bien de ces visages. AncrĂ©s dans sa mĂ©moire elle ne peut les faire disparaĂźtre. Ces villageois quâelle avait aidĂ©s parfois. Elle en avait mĂȘme reconnus certains. Le dĂ©sespoir avait assailli la jeune femme et elle le savait, câĂ©tait la fin. Clervie se remĂ©more, lâĂ©tau de malaise et de dĂ©tresse qui sâest insinuĂ© entre ses Ă©paules, les recourbant, fatalement. DĂ©semparĂ©e, elle se mure dans le silence acceptant son sort. JusquâĂ cette aprĂšs-midi, son arrivĂ©e au tribunal, la violence, les cris. Elle sent encore les mains de ces hommes, ces individus qui nâavaient aucun droit de la toucher de la sorte. Des caresses violentes, sans amour ni respect. Il lui avait volĂ© une intimitĂ© quâelle nâavait accordĂ©e quâĂ un seul homme, la salissant. Ses cheveux avaient Ă©tĂ© rasĂ©s, seules quelques parties de son crĂąne Ă©taient encore recouvertes de petits carrĂ©s de cheveux un peu plus longs. DĂ©possĂ©dĂ©e de tous ses poils, les dĂ©tenteurs de la justice tentaient de trouver sur le corps de la jeune femme la marque du diable, dĂ©posĂ©e sur les sorciĂšres lors de la conclusion de leur pacte. Elle avait Ă©tĂ© passĂ©e au crible comme elle avait pu le faire avec les plantes quâelle analysait dans un passĂ© dĂ©sormais lointain. Clervie nâavait pas pleurĂ© un instant, pourtant son corps entier Ă©tait parcouru de soubresauts de rĂ©pugnance. Cette jeune femme nâavait aucunement conscience ni connaissance que cette absence de sanglots confirmerait sa culpabilitĂ©. En effet et paradoxalement lors dâun procĂšs pour sorcellerie, les larmes sont synonymes dâaveu et leur absence Ă©voque un endurcissement dĂ» au malin. Clervie est tourmentĂ©e par ce moment dâintimitĂ© qui lui avait Ă©tĂ© volĂ©, si soudainement. Elle nâĂ©tait donc pas quâune sorciĂšre, mais aussi un objet, celui des hommes. Clervie le savait, le tribunal lâavait dĂ©jĂ condamnĂ©e avant mĂȘme son arrivĂ©e ou son arrestation. Elle Ă©tait destinĂ©e Ă ne pas sâen sortir. COUPABLE. Elle se souvient de ce mot qui rĂ©sonne fortement et sans appel, elle le savait, câen Ă©tait fini pour elle. Elle avait tentĂ© de regarder le juge dans les yeux, lui faire comprendre son innocence. Plaider sa cause nâĂ©tait pas une option, Ă aucun moment elle nâavait pu se dĂ©fendre. ForcĂ©e, elle avait dĂ» avouer un crime, son crime. Pas celui dâavoir tuĂ© un jeune garçon ni dâavoir usĂ© de la magie noire mais bien dâĂȘtre femme. Effectivement, elle sâest rendu compte de sa condition, assise et dĂ©nudĂ©e sur cette chaise, face au juge et lâassemblĂ©e dâyeux accusateurs rassemblĂ©s dans le tribunal. La justice nâexiste pas, pas pour elle. Il ne sâagit pas seulement dâĂ©radiquer le mal et la sorcellerie. Son orthodoxie lui aura coĂ»tĂ© la vie, elle aurait sĂ»rement dĂ» sâen prĂ©occuper plus tĂŽt. Elle se souvient de tous ces dimanches oĂč elle nâavait pas eu envie dâaller Ă lâĂ©glise, trop occupĂ©e par son travail dâherbologie. Elle doit donc servir dâexemple, son exĂ©cution sera publique. Câest ce que le juge vient dâannoncer Ă la salle, la mort par le feu, câest ce quâils lui rĂ©servaient. Retour dans cette cave oĂč cet Ă©lan dâespoir et de joie vient de sâeffacer, tous ces souvenirs lui ont Ă©tĂ© enlevĂ©s. Ils lui ont tout pris, bien plus quâun bout dâelle. Toute son existence est accusĂ©e. La sorciĂšre, la femme, la guĂ©risseuse. Une femme seule et qui pense, Ă quoi bon, quel intĂ©rĂȘt, aucun. Un grincement alerte la jeune femme, elle va enfin avoir son verre dâeau. Elle entend les pas de son geĂŽlier, la porte sâouvre. Clervie est aux aguets, comme Ă chaque fois. Lâhomme prend la parole : LĂšve-toi. Câest la premiĂšre fois quâelle entend ce son, une voix rocailleuse. Elle obĂ©it Ă lâordre de son bourreau, soutenant son corps difficilement, dĂ©sĂ©quilibrĂ©e par le flageolement de ses jambes engourdies. Une fois debout, elle sent une main dĂ©faire le nĆud de son bandeau. Ăblouie, elle ouvre enfin les yeux. Elle le voit, cet homme qui vient chaque jour. Il nâest pas bien beau, ni laid. Aucune Ă©motion ne fait danser ses yeux. Elle le sait, câest maintenant. Alors, ça y est, câest le moment ? Câest ce quâelle demande Ă lâĂ©tranger. Sa voix est Ă©raillĂ©e par la soif, elle tousse. La vibration de ses cordes vocales lui chatouille la gorge. Il lui tend le verre dâeau quâelle saisit pour boire une gorgĂ©e. Lâhomme la regarde, il voit lâĂ©tat de cette jeune femme. Il songe Ă la beautĂ© disparue de la prisonniĂšre. Elle Ă©tait magnifique. Il se souvient dâelle. Il la voyait souvent Ă la taverne. Elle ne semblait pas avoir comme motivation de noyer son chagrin dans lâalcool comme lui, le faisait chaque jour. Depuis quelque temps, il ne supportait plus le rĂŽle qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ©. Son mĂ©tier, gardien de sorciĂšres. Il avait vu tellement de femmes dĂ©filer dans ces cachots, certaines auraient pu ĂȘtre sa mĂšre ou sa grand-mĂšre. NĂ©anmoins lors de lâarrivĂ©e de Clervie, il sâĂ©tait Ă©tonnĂ© de sa jeunesse, de ses traits fins et merveilleux. Il avait hĂ©sitĂ© Ă plusieurs reprises, tentant vainement de trouver un peu de courage pour aller aborder cette jeune femme accoudĂ©e au comptoir, sirotant allĂ©grement son verre. Il avait devinĂ© lâamour de Clervie pour ce breuvage, sâĂ©tant fait la rĂ©flexion que câĂ©tait un choix Ă©tonnant pour une femme. NĂ©anmoins, il nâavait jamais eu le courage, sâĂ©tant par la suite aperçu des Ă©changes de la demoiselle avec un autre. Un marin, semblait-il avoir compris. Il se demandait oĂč il Ă©tait, sâil savait quâaujourdâhui la jeune femme disparaĂźtrait. CâĂ©tait maintenant une habitude pour lâhomme, sâoccuper de ces femmes pendant des semaines. Leur amener chaque jour un verre dâeau, accompagnĂ© seulement et que de temps en temps dâun bout de pain, jusquâĂ les conduire au bĂ»cher, les ligotant fermement Ă un piquet tout en laissant Ă un autre homme le luxe dâallumer ce feu meurtrier. Il ne restait jamais sur place pour voir le spectacle. Il lâavait fait la premiĂšre fois, câĂ©tait tout bonnement insoutenable. Lâodeur de chair brĂ»lĂ©e, les hurlements aigus qui sâimprĂ©gnaient jusque sous sa peau, faisant naĂźtre une chair de poule incontrĂŽlĂ©e. Il se souvient du visage de cette premiĂšre femme, brĂ»lĂ©e sur la place principale du village. Elle avait soutenu son regard jusquâĂ dĂ©faillir de douleur. Elle lâavait appelĂ© Ă lâaide et il nâavait rien fait. Lâalcool brouillait quelques instants lâatrocitĂ© de ces images qui ne cessaient de revenir le hanter. CâĂ©tait devenu le remĂšde idĂ©al Ă ses maux mais il nâavait pourtant pas le choix. Câest avec ces nombreux souvenirs quâil prend en mains le bras gauche de Clervie pour la mener vers le bĂ»cher. Elle ne peut sâempĂȘcher de dĂ©tailler le visage de cet inconnu qui la mĂšne Ă lâextĂ©rieur de sa cellule. Ils parcourent ensemble les couloirs de cette cave. Elle aperçoit alors quelques femmes qui, comme elle, allaient trĂšs certainement pĂ©rir par le feu. Elle ne peut retenir un hoquet dâeffroi quand elle reconnaĂźt lâun des corps, recroquevillĂ© sur le sol dâune cellule. Clervie se fige un instant. Lâhomme se retourne alors curieux de cet arrĂȘt soudain. Il suit le regard de la jeune femme pour observer une autre prisonniĂšre, le ventre rond Ă la peau tendue. Anna⊠souffle alors Clervie, dans un sanglot. Elle se rend alors compte que pour cela aussi elle avait Ă©chouĂ©, elle nâavait finalement pas rĂ©ussi Ă lâaider. Lâhomme ne peut sâempĂȘcher de sentir sa poitrine se serrer face au spectacle qui se joue devant lui. Les deux femmes se connaissent. Il aimerait la rassurer en lui disant quâils attendent la naissance du fĆtus avant de la mener au bĂ»cher ou bien de lui faire passer lâune des nombreuses Ă©preuves du jugement de Dieu. Pourtant il ne dit rien, sachant pertinemment le sort qui est rĂ©servĂ© au deux ĂȘtres enfermĂ©s dans cette autre cellule. Dâun petit geste, doux mais sec, il fait comprendre Ă Clervie de continuer Ă le suivre. Un bourdonnement vient prendre dâassaut les oreilles de la jeune femme, encore dĂ©boussolĂ©e par sa dĂ©couverte. Elle ne veut ni ne peut accepter de voire une enfant enfermĂ©e dans une cage alors quâelle va donner la vie. Allait-elle ĂȘtre exĂ©cutĂ©e enceinte ? Lâenfant allait-il sâen sortir et ĂȘtre accueilli par une autre famille, qui regarderait la mĂšre disparaĂźtre par le feu ? Clervie ne peut concevoir une telle chose, elle se dit que de toute façon elle ne serait pas lĂ pour le voir. Cette pensĂ©e bien que macabre la rassure quelque peu. VoilĂ un avantage Ă sa disparition. Avant de sortir du bĂątiment, le geĂŽlier arrĂȘte la jeune femme et se positionne face Ă elle. Il entreprend alors de recouvrir le visage de la sorciĂšre dâun des sacs de jute prĂ©vus Ă cet effet. Il ne put sâempĂȘcher de soutenir le regard voilĂ© par le chagrin de Clervie. Le sac occultant sa vue, elle ne peut apercevoir ce quâil se passe mais cependant elle entend. Dans ses oreilles, siffle le brouhaha fait par les personnes rĂ©unies au point central du village. Elle entend les cris, les insultes, les accusations. Elle le sait, elle va mourir. ArrivĂ©s Ă destination, il la fait monter sur lâestrade en bois, scellant son corps fermement au poteau. Il fait glisser la corde sur ses jambes, son ventre et ses Ă©paules. Clervie recouvre la vue lorsque lâhomme retire le sac. La jeune femme sent la corde sâenrouler autour de son cou, lâattachant avec force au poteau. CollĂ©e Ă ce bout de bois, Clervie ne peut quâobserver ce quâil se passe en face dâelle. Elle reconnaĂźt la presque totalitĂ© du village regroupĂ©e en ce jour de fĂȘte. Elle ne peut empĂȘcher lâeffroi imprĂ©gnant ses pores lorsque quâelle se rend compte du regard triomphant des villageois. Ils semblent heureux de ce quâils voient, hurlant avec force et dâune joie morbide. AU FEU, SORCIĂRE. Ces trois mots flottent au-dessus dâelle. Les berçant dans les derniĂšres heures de son existence. Le regard de Clervie balaye la foule, jusquâĂ quâil se fige et que de stupĂ©faction sa bouche se forme en un rond. Muette, ses yeux se remplissant de larmes quand elle le reconnaĂźt, debout parmi la foule. Il la fixe de ses yeux marron. AloĂŻs est lĂ , comme un ange venu la sauver. Elle voit dans son regard danser une flamme de vengeance, elle le connaĂźt assez pour savoir ce quâil va essayer de faire. Il va y perdre la vie et elle ne peut se rĂ©soudre Ă ĂȘtre responsable dâune nouvelle disparition. Elle intercepte son regard, qui semble analyser la scĂšne pour trouver une solution. Clervie le fixe avec amour et reconnaissance. Elle ne peut quâaimer un peu plus cet homme qui semble prĂȘt Ă tout pour elle, jusquâĂ sacrifier sa propre vie. Alors dans un Ă©change, elle lui demande de ne rien faire, le supplie de la laisser sâen aller. Il secoue nĂ©gativement la tĂȘte, le visage ruisselant de larmes. Elle lâimplore, formant les mots avec ses lĂšvres. Il abdique, impuissant face au regard de Clervie. Elle le remercie alors, ses yeux tĂ©moignent de son affection. Elle dĂ©taille alors le visage fatiguĂ© et abĂźmĂ© par le labeur dâAloĂŻs. Il la fixe et elle lui sourit tellement quâelle en a mal Ă la mĂąchoire. Elle sâarrĂȘte un moment, sur le grain de beautĂ© quâil a sur la joue. Elle observe les lĂšvres charnues de lâhomme quâelle aime, le plus beau quâelle a vu sur cette terre. Câest sĂ»rement lâamour qui influence son jugement mais elle nâen a rien Ă faire, elle ne peut sâempĂȘcher de le contempler. Lui et sa tenue de travail, sa chemise blanche en lin, elle imagine les bretelles cachĂ©s en dessous. Elle se rappelle alors de toutes les fois, oĂč la pulpe de ses doigts avait parcouru les vĂȘtements pour les lui ĂŽter. Tous les deux sâabandonnant Ă une Ă©treinte charnelle. Elle lâaime plus que sa propre vie. Elle souffre de savoir quâil va assister Ă cela tout en Ă©tant heureuse de pouvoir le voir une derniĂšre fois. Dans un ultime souffle, son regard toujours ancrĂ© dans celui dâAloĂŻs, Clervie prononce ses derniĂšres paroles, un je tâaime, Ă©touffĂ© par le bruit de la foule. AloĂŻs comprend, ses yeux se serrent de douleur et de tristesse. Elle ferme alors les yeux et dans un dernier sourire elle sâabandonne Ă la douleur des flammes sur sa peau. Câest dans un dernier cri que cette invisible de lâhistoire sâĂ©teint.
- Ă deux voix
Le 25 septembre 2013. Câest Ă©trange. Jâavais oubliĂ© sa voix. Jâavais oubliĂ© comme elle Ă©tait claire. AprĂšs, quand elle a Ă©tĂ© alitĂ©e en permanence, elle a fondu progressivement, elle sâest Ă©touffĂ©e au fur et Ă mesure des mois. Câest ce filet de voix que jâavais gardĂ© dâelle. Jâavais oubliĂ© aussi que je zozotais, que je disais Sarlotte et que quand je me prĂ©sentais ça faisait rire les gens. Au dĂ©but, je ne comprenais pas pourquoi, je pensais que câĂ©tait une cĂ©rĂ©monie normale et pas seulement rĂ©servĂ©e Ă moi. QuâĂ chaque fois quâon faisait de nouvelles rencontres, ça donnait des rires et des Ă©clats de joie. Et puis aprĂšs jâai compris. Mâentendre sur la bande a fait remonter tout ça, je me vois passer toute une soirĂ©e face Ă un miroir Ă rĂ©pĂ©ter Sarlotte. Ă Ă©toffer le son, Ă Ă©paissir la lettre, Ă chercher de la langue lâentre-deux pour devenir Charlotte. Mais le plus Ă©trange, câest que jâavais oubliĂ© quâelle nous enregistrait sans cesse. Ce vieux magnĂ©tophone qui suivait dans chaque piĂšce et qui trĂšs vite a fait partie des meubles. Qui a fini sa course sur sa table de chevet avec les deux touches en permanence enfoncĂ©es. Ce bon vieux magnĂ©tophone qui macĂ©rait au fond dâun placard et sa poussiĂšre poisseuse pour le rĂ©conforter. Il a jetĂ© un arc-en-ciel au milieu de cette foutue journĂ©e. Parce que, quand dâautres pour leurs dix-huit ans vont faire la fĂȘte, moi jâai dĂ» finir dâenterrer ma mĂšre. Vider lâappartement dans lequel je nâĂ©tais pas rentrĂ©e depuis quatre ans et nous en dĂ©barrasser Ă tout jamais. Tourner la page. Ăa puait le renfermĂ© lĂ -dedans, ça puait la vie qui sâĂ©tait fait la malle. Jâavais tout organisĂ© pour que ce soit rapide, grands sacs poubelle et sacs Ikea, les meubles partiraient aprĂšs, merci Ă lâabbĂ© Pierre. Jâai procĂ©dĂ© piĂšce par piĂšce, la cuisine, le salon, sa chambre. Dans les nĂŽtres il nây avait plus rien depuis longtemps, nos affaires nous avaient accompagnĂ©es de famille dâaccueil en famille dâaccueil pendant toutes ses annĂ©es. Je me suis forcĂ©e Ă ne pas penser, Ă ne pas voir dans cet amas dâobjets inanimĂ©s toute la lumiĂšre ouatĂ©e quâils avaient auparavant diffusĂ©e. Je jette, sac poubelle, je garde, sac Ikea. Les habits je jette, les bijoux je garde, les serviettes, je jette, les bibelots, je jette, la vaisselle, je jette je jette je jette. Les photos je garde, je ne regarde pas. Et puis, derriĂšre une pile de linge, il mâest apparu. Et tout Ă lâintĂ©rieur de moi sâest coulĂ©, tout a fondu, tout sâest relĂąchĂ©. 11 avril 1995 - Auzourdâhui, zâai quatre ans Non tu as cinq ans Charlotte. Auzourdâhui zâai cinq ans Et câest quand lâanniversaire de Juliette ? AprĂšs ! Câest dimanche. Et quâest-ce quâelle va faire dimanche Juliette pour ses trois ans ? Elle va souffler les bouzies. Et câest un gros pĂ©pĂšre ! [rires de Charlotte et sa maman] Câest extraordinaire ces visions sonores. Ăa dĂ©passe le point de vue de lâobjectif, ça dĂ©cale du cadre de la camĂ©ra. Les voix forment des visages au travers de souvenirs fixĂ©s par les photos, les cheveux longs de ma mĂšre, mes boucles blondes. Tout est flou, tout est faux. Ăa fait revivre Ă travers soi, ça essentialise, tout est vrai. Des multiples Ă©coutes Ă©mergent des dĂ©tails qui dĂ©brident lâimagination. Elle se dĂ©ploie, se dilate. Ce petit bruit qui gratte, câest les miels pops dans mon bol qui roulent et se frottent les uns contre les autres. Et ce va-et-vient continu Ă©touffĂ© derriĂšre une porte, câest ma sĆur qui roule Ă fond la caisse sur sa petite voiture au grand dam des voisins. Ăa rebondit, ça se diffracte. Nous voilĂ maintenant au parc, juchĂ©es sur nos vĂ©los, vent dans les cheveux Ă se tirer la bourre. Ăa atomise aussi, des morceaux, des fragments auxquels la mĂ©moire se raccroche. Le visage joufflu de ma sĆur, jâavais oubliĂ© ses rondeurs. La toile cirĂ©e vert anis incrustĂ©e de petits trous faits en douce qui dessinent une fleur. Le sourire de ma mĂšre. Ăa multiplie, ça divise, ça fractionne, câest sans fin, câest sans fond. Câest vertigineux. *** Le 20 aoĂ»t 2014. Des dizaines et des dizaines de cassettes en bazar dans un grand sac Ikea ont migrĂ© bien alignĂ©es sur mes Ă©tagĂšres, pastille verte collĂ©e sur celles Ă©coutĂ©es puis rĂ©pertoriĂ©es dans un cahier Ă spirales. Une vie en son, triĂ©e, classĂ©e, numĂ©rotĂ©e de mes 5 ans Ă mes 14 ans. Les annĂ©es sâimpriment sur nos paroles, celles de ma sĆur qui sâĂ©toffent, les miennes qui sâaffinent et gagnent en profondeur et ma mĂšre dont on entend le sourire dans les rĂ©ponses. Câest amusant, lĂ©ger comme des bulles de savon. Et puis la maladie qui de chimio en chimio lâamoindrit et enferme la bande-son dans sa chambre. Le rythme des enregistrements sâintensifie, plusieurs fois par semaine, parfois plusieurs fois par jour, existence un temps rĂ©duite Ă lâĂ©tat de bandes. Et la voix de maman, prisonniĂšre de son lit, qui se livre en pensĂ©es et en rĂ©cits. Elle est magnifique cette voix, Ă peine voilĂ©e par lâallongement du corps, pleine de force, de courage et dâĂ©lan vital. *** Le 4 octobre 2015. Cassettes numĂ©risĂ©es en format MP3, mes muscles Ă©chauffĂ©s, mon corps rĂ©uni, Ă©couteurs reliĂ©s Ă l'Ipod, je cours. Une face par sortie, une cassette par semaine, je cours avec nos voix, je cours avec sa voix pour lâautre bout du monde. Jâai vingt ans, elle dix-huit. Comme câest beau comme câest frais ce premier amour. Trajectoires qui se tĂ©lescopent et se renvoient la balle Ă quarante ans dâintervalle. Un copain du lycĂ©e, mon voisin de pallier, des regards qui se croisent et peinent Ă se lĂącher. Le ciel est bleu, les feuilles tourbillonnent et la vie frissonne. Les visages se rapprochent et les mains moites se cherchent, jâai la foulĂ©e lĂ©gĂšre. Les vĂȘtements qui sâeffeuillent, le cĆur qui cogne, les jambes qui flageolent, cet Ă©tat de tension et lâadrĂ©naline qui monte, mes pieds frappent le sol de plus en plus vite. Ta peau sous mes doigts, mes bronches qui brĂ»lent, la douceur des caresses et notre Ăąme qui sâĂ©tonne de nouvelles sensations. Les foulĂ©es sâallongent et les gestes tĂątonnent quand dans une plainte contenue la membrane se rompt. Ma mĂšre se crispe, les ondes me tordent. JâaccĂ©lĂšre encore. La voix off de ma mĂšre, la valse de nos corps et le trottoir qui dĂ©file sâentremĂȘlent et se fondent. Ma mĂšre déçue, ses chairs meurtries, les miennes sâembrasent. Mon souffle trop court stoppe ma course folle. Ma cage thoracique se gonfle, expulse, se gonfle, expulse, halĂšte, halĂšte, je crache mes poumons. Je marche. Pour retrouver mon souffle. Pour rassembler mes voix. Et je pense Ă cet Ă©change que nous nâaurions jamais eu ensemble, je lâemporte avec moi dans la douceur de lâautomne. *** Le 17 mars 2016. Les vendredis, pour clore la semaine, je dĂ©bouche une bouteille et mâenivre de sa voix, câest devenu un rituel. Le cahier se noircit, les gommettes sâalignent et je crains Ă lâavance ce moment funeste oĂč sa voix sâĂ©teindra. Je me rationne, je gĂšre ma dĂ©pendance, une face par semaine. Jâai besoin de lâentendre, jâai besoin de savoir. Je me love dans le moelleux du vin et le ventre de ma mĂšre. Je les aime tellement mes filles. Elles sont merveilleuses et elles sont magnifiques en plus, magnifiques. Ma petite maman chĂ©rie qui a quittĂ© sa chambre, ma petite maman, guĂ©rie pour le moment. *** Le 27 dĂ©cembre 2017. Muscadet ou Pinot gris, plus câest sec mieux câest. Tout est noir tout est froid. Je mâenfonce dans les limbes, Paname sâĂ©teint et Kamel mon voisin mon sublime Kamel me quitte. Mais oĂč est la petite lumiĂšre qui me maintenait en vie ? Et sa voix qui me suit, sa voix qui me poursuit. Ăa me dĂ©plaĂźt assez dâaller Ă Paris, câest une ville que je ne supporte plus, câest une ville oĂč les gens se croisent mais ne se rencontrent pas, comme une indiffĂ©rence pĂ©nĂ©trĂ©e dâun vague mĂ©pris. Il neige sur Paris et je suis seule. Seule avec sa voix, sa voix qui mâaspire et me tire vers le fond. La voix mâenvahit, ce nâest plus mĂ©lodie, elle est devenue cri qui me rĂ©veille la nuit. Elle sâenfonce dans les graves, elle s'Ă©crase et devient grains de sable qui me broient. Mais jây reviens encore, jây retourne tous les soirs et jâĂ©coute en boucle sa longue litanie. Son corps qui la lĂąche, son cancer resurgi qui la cloue de nouveau au lit et qui me mĂ©tastase. Ses peurs qui la tĂ©tanisent, la longue nuit qui arrive et quâelle dĂ©gueule pendant que je bois. Que vont devenir mes filles ? Elles pleurent tes filles, maman, elles tâĂ©coutent et elles pleurent. Ton journal intime devient confession avant lâoraison funĂšbre. Et tu te rĂ©pands, mais je ne veux pas savoir, je ne veux plus savoir et pourtant jây reviens. Tu parles de mon pĂšre, de ton grand amour, et ce bref mot posĂ©, arrachĂ© Ă un carnet, sur la commode du salon. Ă cet endroit mĂȘme oĂč tu posais aprĂšs ce bon vieux magnĂ©tophone. Je ne peux pas ĂȘtre pĂšre, je tâaime. Et ces mots qui rĂ©sonnent, ces mots qui rejaillissent, au boulot, au cafĂ©, dans la rue, dans le mĂ©tro, je ne peux pas ĂȘtre pĂšre je tâaime. Les hommes ne sont pas fiables. Ăa me cogne. Et je pense Ă Kamel. Ăa me cogne. Mais je nâen veux plus de ta voix ! Je veux la faire taire mais elle revient sans cesse, toujours dans ma tĂȘte. Laisse-moi dĂ©couvrir par moi-mĂȘme, laisse-moi me dĂ©couvrir moi-mĂȘme. Et lĂąche-moi ! Tire-toi en fait. DĂ©croche-moi. *** Le 15 fĂ©vrier 2024. Jâai ZĂ©lie dans les bras. LĂ elle porte un petit pyjama en velours bleu nuit que lui a offert ma sĆur, avec sur le devant une girafe orangĂ©e qui porte autant de colliers que son cou peut en porter. Elle est lovĂ©e contre moi, ses petites mains veloutĂ©es qui effleurent ma peau, câest tellement doux la peau dâun bĂ©bĂ©. Elle est accrochĂ©e Ă mon sein comme un camĂ© Ă sa dose, le corps entier secouĂ© de contentements jusquâau bout des pieds. Jâapproche mon tĂ©lĂ©phone pour mieux capter tous les sons quâelle fait. Succion, dĂ©glutition, aspiration, tout n'est quâurgence, tout nâest que sens. Je parle tout bas parce quâil est trois heures du matin et quâAntoine dort dans la chambre dâĂ cĂŽtĂ©. Elle a deux mois et demi notre fille et elle est merveilleuse, elle est magnifique en plus. Le soir, aprĂšs sa derniĂšre tĂ©tĂ©e qui la plonge dans le sommeil, Antoine la couche dans son petit berceau et nous la contemplons tous les deux, les traits de son visage complĂštement relĂąchĂ©s, les jambes en grenouille et les bras en corolle, la grĂące dâune danseuse de ballet. Et chaque soir je supplie en silence quâelle fasse une nuit complĂšte pour la premiĂšre fois. Parce que lĂ je commence Ă fatiguer. Le mois dernier, on a dĂ» lâemmener aux urgences. Son rhume avait dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, elle ne voulait plus tĂ©ter, peinait Ă respirer. Et moi aussi je haletais, jâĂ©tais paniquĂ©e, je traversais lâappartement dans tous les sens avec la petite dans les bras, le corps contorsionnĂ©, le visage cramoisi, ses hurlements qui rĂ©sonnaient et me prenaient la tĂȘte, sans pouvoir rĂ©flĂ©chir, sans savoir quoi faire. Antoine Ă©tait au boulot et jâĂ©tais toute seule. La solitude de la maternitĂ©. Alors jâai pensĂ© Ă maman, Ă ce quâelle nous disait de faire quand on se sentait submergĂ©es. Respire ma chĂ©rie, inspire profondĂ©ment et souffle, souffle sur les cailloux, tes sanglots, tes regrets et tes craintes, et laisse-les se lisser, fais-en des galets. Ăcoute le murmure des vagues jusquâĂ ce que ton corps se calme. Alors jâai pu appeler Antoine. Ils lâont gardĂ©e trois jours en observation, bronchiolite du nourrisson. Et puis on lâa ramenĂ©e et on lâa encore plus choyĂ©e. Le petit grincement rĂ©gulier quâon entend, câest le bruit du rocking-chair qui se balance et qui nous berce. Autour de nous, projetĂ©es sur les murs, dansent et tournoient les ombres bleues et vertes dâune forĂȘt que de temps en temps les phares dâune voiture balayent et envoient valdinguer. Je ne sais pas si on peut entendre ma main qui caresse ses cheveux. La rue est silencieuse, Paris dort dans la torpeur de lâhiver. Il a neigĂ© la semaine derniĂšre, ZĂ©lie, dans les bras de son pĂšre, regardait derriĂšre la vitre les flocons suspendus dans les airs. Sa voix me manque, son absence me pĂšse. Ce trou de ma naissance Ă mes cinq ans quâil faut que je comble, quâil faut que j'invente. Alors moi aussi je pose ma voix, moi aussi je dessine un sillon dans le sillage de ma mĂšre, je laisse une trace. Une histoire Ă deux voix qui se rĂ©pondent et se complĂštent. Ce matin, quand Antoine est parti travailler et que ZĂ©lie sâest rĂ©veillĂ©e, je la lui ai fait Ă©couter, sa voix feutrĂ©e et qui pourtant se redessine, redevient cristalline, quand elle raconte ce jour de mai, dans un musĂ©e de Chicago. Elle y Ă©tait seule, mon pĂšre que je ne connais pas ne lâaccompagnait pas. Elle se faisait une joie de dĂ©couvrir ce tableau, le joyau de lâArt Institute of Chicago, Rue de Paris, temps de pluie, de Gustave Caillebotte, bourgeois abritĂ©s sous des parapluies sur un coin de trottoir et les pavĂ©s ruisselants de Paris. Mais la foule agglutinĂ©e devant ce pan de mur, cette immense toile, lâavait rebutĂ©e et conduite ailleurs, vers Les Deux SĆurs de Renoir. Et ce nâest pas nous quâelle voit, ma mĂšre, nous ne sommes pas encore nĂ©es. Ce quâelle voit dâabord, ce sont les couleurs du printemps qui Ă©clate de tout son saoul, de toute sa joie, le camaĂŻeu vert des feuillages enchevĂȘtrĂ©s, le rouge coquelicot, les nuances de rose, de poudrĂ© Ă corail, et le bleu profond dâune robe. Ce qui lâaccroche ensuite câest le contraste avec la blancheur de leur peau, la finesse des mains qui se dĂ©tachent, le teint diaphane de leur visage, leurs joues lĂ©gĂšrement empourprĂ©es et leur bouche close, mĂȘmes lĂšvres dĂ©licatement ourlĂ©es. Et ce qui la happe, câest leur regard, le regard de la jeune fille, de la mĂȘme couleur que sa robe, ce bleu marine qui lâentraĂźne avec elle avec le bleu azurĂ© de sa petite sĆur. Elle se laisse aspirer tout entiĂšre par leurs grands yeux qui plongent en elle, entrent en elle, voient en elle et la font chavirer. Et lâinsistance dâun autre regard que je perçois Ă cĂŽtĂ© de moi, cet homme ĂągĂ©, un mouchoir Ă la main, ses joues emportĂ©es par ses larmes, qui me fixe un instant et me dit simplement, de son accent amĂ©ricain, Renoir. Ce sont les mĂȘmes larmes qui tâont accueillie ma ZĂ©lie, câest la mĂȘme Ă©motion qui les a fabriquĂ©es, une mĂȘme joie ivre et mĂ©lancolique. Les battements de ton cĆur dans ce cabinet froid qui envahissent lâespace et suspendent le temps. Ton petit cĆur qui cogne tellement prĂšs du mien et qui absorbe tout, le regard Ă©merveillĂ© de ton pĂšre et le sourire du mĂ©decin, le silence de la piĂšce et les bruits de la rue, mes nausĂ©es et mes peurs. Et quelques mois plus tard, le premier regard que tu me portes, la douceur de ta peau et ma voix qui te berce. Alors je te raconterai que Paris peut ĂȘtre grise mais que la plupart du temps elle est jolie, que câest juste une question dâĂ©tat dâesprit. Que derriĂšre ces silhouettes sans visage, sans sourire ni regard, quâon croise matin et soir, se cachent de luxuriants jardins secrets que tu peux tâamuser Ă imaginer. Que câest normal dâavoir peur et de trembler comme une feuille la premiĂšre fois quâon fait lâamour mais que les frissons transforment les corps. Que lâamour peut parfois faire mal et laisser des plaies et que ce sera peut-ĂȘtre toi un jour qui abĂźmera. Que les hommes ont des failles et que certains fuient mais que dâautres se relĂšvent la nuit. Quâune mĂšre peut mourir sans que ses filles ne se sentent abandonnĂ©es. Je te raconterai Ă quel point on peut se sentir aimĂ©e.
- Hommage rouge
Je suis Humaine, face aux tambours des guerres et leurs enfants-larmes Humain, face Ă toi Elle mâa dit quâelle Ă©tait la rencontre dâune branche de vent et dâune fleur dâĂ©toile. Je me souviens dâelle, empoignant la force des dĂ©buts, qui Ă©tire funambule les falaises dâhommes, rigole dans le prĂ©cipice. De quand elle est rentrĂ©e, le visage couvert de larmes et de cendres. Face Ă elle, que faire dâautre ? Je prononce lâinterdit : quâas-tu fait ? Sa voix dĂ©chire lâair pour y tailler sa place : « Jâai fait un pas. Si je ne veux pas le dĂ©faire, il va me coĂ»ter le reste de ma vie. » Son regard mâintime de laisser le sac tomber de son Ă©paule. « Je ne reculerai pas. » La peau du sac embrasse la peau du sol. Devant moi tout entiĂšre, elle nâa pas pris racine, elle a pris bloc. Un bloc de certitudes ; elle nâa fait quâun pas. Je lâamĂšne Ă la chambre. Pendant la route le cuir se traĂźne, accrochĂ© Ă lâangle de ce bloc de femme qui avance. LâavancĂ©e faite bloc. Son regard qui dissipe la ville est un flot de pĂ©trole : viscĂ©ral, coulant noir, il mâenglue. Je ne parle plus, de peur de craquer lâallumette, incertain au fond de savoir si câest elle ou si câest moi qui en finirait brĂ»lĂ©. La porte sâouvre, elle pose le sac contre le radiateur, ouvre le tuyau de la douche, disparaĂźt. Je mâassieds dans le canapĂ© sans dĂ©faire mes chaussures. Je ne comprends plus rien. Ă quelques pas, le sac me dĂ©visage. Ce sacrilĂšge, lâouvrir⊠pourrait-elle le savoir ? Il faudrait ĂȘtre fou. Ce serait toute la forĂȘt qui prendrait feu⊠Non, le risque est trop grand. Lâeau coule sur ma peau dâhumaine, ruisselle dans mes yeux dâhumaine, sâinfiltre dans ma bouche dâhumaine, humain, et je me demande pourquoi je suis allĂ©e, humaine, humaine, derriĂšre ce bĂ©ton plĂątrĂ©. Un sac, Ă la main, le temps, attachĂ© ; et le soleil qui sâĂ©tirait dâun bout Ă lâautre des deux mondes, indĂ©fectiblement. Jâai voulu ĂȘtre le soleil. Jâai portĂ© mes tripes, mon sac, mes yeux dâhumaine, et je suis partie, avançant liquide et bloc, au-devant comme le soleil. De ma peau dâhumaine, dâhumaine⊠jâai vu des tripes, tripes de fer et des cĂŽlons, cĂŽlons dâalbĂątre rĂ©pandus dans la poussiĂšre, poussiĂšre terre. CâĂ©tait ma peau dâhumaine, dâhumaine oĂč coule lâeau oĂč ont coulĂ© les larmes ; les miennes/les siennes. Je lâai rencontrĂ© quelques mains aprĂšs. Jusquâalors jâavançais comme si jâĂ©tais immortelle. Jâavais lâeuphorie des corps dĂ©faits, du cordon, toujours rattachĂ© mais depuis longtemps dĂ©vorĂ© parmi les loups. Et puis ce fut ma rencontre avec le premier corps de chair. Il reposait, rĂȘvait lĂ , infini, Ă©ternel, et ses rires qui ont coulĂ© sur ma peau cachaient ses larmes dâenfant, de crocodile tapis sous la peau du fleuve, Ă peine Ă©corch⊠et sa peau dâhumain Ă©tait comme ma peau dâhumaine, dâailleurs il mâa appelĂ©e « Humaine, humaine ! », alors de toute ma peau dâhumaine je lui ai souri. Ses yeux Ă©taient deux noisettes Ă©pargnĂ©es par les Ă©cureuils, il mâa sautĂ© dans les bras et les flaques sans eau se sont mises Ă briller sous le soleil dâaprĂšs lâalbĂątre ! « Humaine, humaine ! » quâil disait avec ses mimines collĂ©es sur mon visage. Et puis il a sautĂ© comme un oiseau, comme sâil avait entendu une cigale le dĂ©fier, alors il mâa tendu son trĂ©sor, soigneusement gardĂ©, puis sâest mis Ă pĂ©pier : « âVais voir maman ! ». Je lâai laissĂ© partir avec une larme dâhumaine, humain, humaine et jâai glissĂ© la trousse dans mon sac, et jâai glissĂ© mon sac sur mon dos, et câĂ©tait tout. MĂȘme peau qui reçoit lâeau ou qui reçoit les larmes. Jâai appris Ă vivre pour un enfant-fleuve, noyĂ© sous ses larmes-crocodiles. Quand je suis revenue lâhomme Ă©tait lĂ , bloc trouĂ©, presque effacĂ© et presquâenfantin, je voulais lui demander « Quâas-tu fait ? », mais quâimporte il mâa recueillie jusquâĂ lâeau qui coule, sâĂ©coule hommage sur lâhumaine aux fleuves, rouge. Lâeau coule depuis bien vingt minutes. Le sac nâa pas bougĂ©. Je ne tiens plus, Ă le fixer : il faut que je sache, que je lâouvre. Chaque minute oĂč jâhĂ©site est une minute qui me rapproche de sa sortie, pourtant jâhĂ©site. Le danger grandit avec le besoin. Je ne peux que grimacer au son que fait le canapĂ© quand je me lĂšve. Je suis devant le sac. La fermeture argentĂ©e est tout en bas. Je ne rĂ©alise quâĂ moitiĂ© que lâeau ne coule plus. La poussiĂšre sur le sac mâagresse, jâessaie dâĂ©claircir ma gorge tout en tirant le minuscule zip. Le sang tambourine Ă mes oreilles. Je ne me rends pas compte que je nâentends pas. Le trĂ©sor ! De ma peau dâhumaine, humaine je sors de lâeau, attrape un linge bien trop blanc, blanc pour humain, rouge dâhumaine. Jâagrippe le sac, peau contre peau â on nâouvre pas un enfant â et lâamĂšne ventre contre peau au pied du lit. Dos au mur, son trĂ©sor contre moi, je le sens qui bat. Qui bat ! Sur le haut du lit, des sillons gris oĂč se rĂ©fugier : je me regarde plonger. Le long de chaque ligne, des ronds comme des cellules dâor sâĂ©coulent. Du sable dans un dĂ©sert de temps. Ils filent leur destin en petites bulles, fleuves et circonvolutions, ils filent. Je nâose regarder Ă travers la porte entrouverte. Mes mains tremblent encore de surprise. Mais elle est bien lĂ , dans la chambre, je ne vais pas avoir peur dâelle⊠Elle est recroquevillĂ©e sur la moquette, une simple cape blanche sur la peau. La couleur du tissu Ă©ponge la fait presque disparaĂźtre contre le mur ; ses yeux oscillent au-dessus du lit. Elle ne va pas bien. Je nâai jamais Ă©tĂ© prĂ©parĂ© pour rĂ©agir à ça. Contre lâencoignure de la porte, il est venu mâarracher aux sillons du lit. Aux mystĂšres de la vie qui se dessinent devant moi. Je vois les cellules couler, irisĂ©es du soleil qui nâarrive pas jusquâici. SOLEIL ! Il tremble. Quâil tremble. Je ne le laisserai pas toucher aux soleils. Cette fois-ci je plonge, sans reprendre ma respiration, je plonge plus profond. Percer la peau de cette tristesse-crocodile depuis lâintĂ©rieur ; enfant-fleuve. Elle sâest levĂ©e, dâune main elle tient le sac comme un nourrisson, de lâautre elle Ă©tend les doigts et marche, bloc terrible, jusquâau bord de lâarmoire. Elle agrippe la premiĂšre pile de vĂȘtements et lâenvoie valser par terre : « Le soleil qui sâinfiltre partout, et ici il nâarrive pas ? » Sa voix tremble autant de peur que de colĂšre, elle plonge de nouveau sa main dans lâarmoire, dĂ©loge la deuxiĂšme pile puis la tire, jusquâĂ Ă©parpiller les vĂȘtements dans lâair. « On ne pense quâà ça ! Et eux nâont que leur peau », ses doigts sâenfoncent dans le tissu, « ILS NâONT QUE LEUR PEAU !! » et le bruit mĂ©tallique des fermetures entame le parquet. Câest une lionne qui me fixe au milieu des corps dĂ©faits. Des manches ployĂ©es, des jambes Ă©cartelĂ©es. Elle sâeffondre sur le sol, et tout Ă coup sanglote : « Ils sont lĂ , cigales ou Ă©cureuils, ils chantent âhumaine, humaineâ comme le soleil⊠Ils chantent comme des oiseaux, quâimporte aux fleuves si les oiseaux chantentâŠ? » Son regard mâa laissĂ© clouĂ©. Elle a attrapĂ© mon tĂ©lĂ©phone, ouvert les rĂ©seaux en tenant toujours le sac contre elle, puis elle a regardĂ© les nouvelles du monde entier. Je nâose pas bouger, mĂȘme engourdi jusquâau cou. Devant ses yeux en larmes dĂ©filent les tsunamis et les coulĂ©es de boue, les prises dâotages, les attentats, les appels Ă la haine de dirigeants lointains. Il y a les corps montrĂ©s et ceux que lâon ne montre pas, quâelle regarde dĂ©filer tous dâune seule vague. Le pus de lâhumanitĂ©. Et moi ? Moi, je suis censĂ© lâenfermer pour quâelle arrĂȘte de le boire ? De lâeau. Je gagne la cuisine, prends un verre. Le bruit du robinet ouvert couvre ses larmes. Mon regard sâĂ©tire vers la fenĂȘtre : que vais-je faire dâelle ? Les minutes sâĂ©coulent : que vais-je faire dâelle ? Un oiseau passe. Je prends conscience que je ne lâentends plus depuis un moment. Lâeau, le verre, la fenĂȘtre, le dĂ©sespoir, lâoiseau. Le verre Ă©clate sur le carrelage, je me vois courir vers la chambre : pas question quâelle devienne un ange. Mais non, elle est assise dans la piĂšce, silencieuse. Elle vient dâenfiler un vieux jean avec un sweat trouĂ© : ce quâelle imagine qui ne me manquera jamais. Sur son visage Ă contre-jour, elle a sĂ©chĂ© quelques larmes. Le sac attachĂ© sur son dos, elle se lĂšve, me contourne. Elle ne me regarde pas quand elle murmure « Enfant-fleuve », et quâelle part. La sidĂ©ration commence Ă sâestomper, mais un frisson amer la remplace. Je retrouve la cuisine, le verre Ă©clatĂ©. Le sac a laissĂ© une trace devant le radiateur. Peu importe vers quoi je me tourne, je ne vois que ça⊠tout comme je nâentends que le faible grincement de la porte de la chambre qui vient dâĂȘtre fermĂ©e. Jâenfile des chaussons, me sers un deuxiĂšme verre dâeau en faisant crisser celui qui est par terre. Je bois, simplement. Ă chaque gorgĂ©e le temps mâĂ©crase un peu plus. Elle est partie, câest son choix. Ce nâest plus mon problĂšme. Je mâinstalle dans le canapĂ© : ce nâest plus mon problĂšme. * Les murs de brique dĂ©filent devant mon regard. Gris uniforme. Cette fois-ci le frisson vient du vent : le soleil est voilĂ©. Je sais que je nâaurais pas dĂ» craquer. Mais jâaurais pas pu rester dedans, faut au moins que je la cherche. Une boĂźte aux lettres taguĂ©e, deux rues et trois lampadaires plus loin, je refais mon lacet sur un banc. Mes pensĂ©es osent se dirent : au fond je ne crois pas que je la retrouverai. Je suis parti pour me donner bonne conscience, câest tout. La vision du banc prend lâeau. Son regard de fauve a dĂ©chirĂ© quelque chose en moi⊠peut-ĂȘtre lâinnocence que je lui avais toujours prĂȘtĂ©e. JâĂ©tais pas prĂ©parĂ©. La fragilitĂ© a sorti les griffes, et moi je suis restĂ© sciĂ© muet⊠Des pigeons passent. La boucle intacte de mon lacet trĂŽne sur le banc depuis trop longtemps, les gens commencent Ă me dĂ©visager. Le monde coule sur ma peau dâhumaine, ruisselle sur mes mains dâhumus, sâinfiltrent dans mes lĂ©zardes de briques, humaines. Bloc Ă©miettĂ© au vent. Mes pieds avalent les pas, je regarde les tĂąches noires envelopper les sombres gris. LâHumain a cachĂ© ses couleurs. Sur ses maisons carrĂ©es des mots placardĂ©s qui effacent dâautres mots, partant en lambeaux de papier qui ne rĂ©pondent mĂȘme plus au vent. Je file la route qui nâa pas de fin. Sur la boĂźte Ă mots, des gribouillis rouges et blancs. Une goutte qui tombe de la riviĂšre des toits. Deux envolĂ©es de maisons rangĂ©es, trois arbres Ă lumiĂšre, je scrute les barres dâun rĂ©ceptacle Ă corps. Il faut que je dĂ©code le message : « Pourquoi les fleuves ? ». Le faux silence du banc est tout ce quâil me rĂ©pond. Mais rien⊠rien ne me dit comment, comment sortir les enfants du fleuve ? Et mon cĆur se serre Ă la barre, pour en dĂ©chiffrer tous les Ă©crous et le mĂ©tal en dedans. DĂ©chirer les poutres et la peinture. Jâai envie dâhurler, inutile mĂšre, le besoin de les rappeler Ă leurs larmes alors que les crocodiles rĂŽdent : ENFANTS-FLEUVES ! La rue sent la sciure et le sel. Ăa mâassaille les poumons. Au loin les voitures klaxonnent, les gens sâagitent devant les boutiques. Humains qui pleurent, humains qui cherchent leur genĂšse hors du cĆur. MĂ©lange de poussiĂšre et de pollution. La crasse accrochĂ©e aux caniveaux rabat mes semelles. OĂč est le pont ? Je croise deux vieilles femmes qui refont le monde en me chassant du regard. Sur le fleuve-larmes, oĂč est le guet pour les attraper ? Cette journĂ©e est interminable. Je me retourne sur chaque bruit de pas, je guette chaque silhouette. Ils coulent, coulent sâĂ©coulent avec lâeau. Lâhabitude me gagne, je sursaute chaque fois un peu moins, je ne mâattends plus Ă la voir. Vous les avez vus vous aussi ? Les enfants qui cachent les crocodiles sous leurs rires ? Alors oĂč est le guet pour les rattraper ? Je ne la trouve pas. Dites, comment puis-je les aider ? Je ne la trouve pas bon sang, et ça ne mâinquiĂšte mĂȘme plus. Dites⊠Câest la fatigue, comment sauver câest la fatigue qui veut ça les enfants⊠Tu pourrais ĂȘtre partout. Laissez⊠Une femme est lĂ laissez-moi , on dirait quâelle dites-moi comment sâest perdue. Elle⊠comment les sauver ? Un oiseau chantonne. une noisette tombe devant moi . La femme disparaĂźt au coin de la rue que le soleil , perçant la grisaille, vient de sauver. Tu vois comme moi ? Je saisis son tintement ricochant sur les murs. Il est lĂ , le mur. Devant moi il se dresse, aprĂšs les pas perdus, et le soleil parti se cacher. Mon cĆur a envie de pleurer sous une peau de fleuve, comme lâenfant, des larmes de crocodile qui transformeraient la poussiĂšre en terreau. Et le terreau en paix comme le soleil, qui sâĂ©tirerait dâun bout Ă lâautre du bĂ©ton. Ăternel Ă©tirĂ©. Mes pieds heurtent le sol trop parfait de la rue, les pavĂ©s bien vissĂ©s, au milieu des passants qui ne font quâavaler. La toute-colĂšre est retombĂ©e, je mâabrite de mon regard contre le mur, et je pleure. Le ciel se dĂ©lave jusquâĂ mes pieds, je ne peux que baigner dans leur misĂšre sans remuer. Je sens que ça me rentre par le nez, que ça inonde mes poumons, jâaimerais fermer mes yeux, mes oreilles, mes mains Ă cette horreur. Pas au monde qui mâentoure, mais Ă moi qui ne peux le changer. Jâai lâimpression dâentendre ses rires qui cachent ses larmes, dans les miennes de sentir ses petites mains couler et couler sur mon visage. Comment sauver les enfants-fleuves ? Je mâavale dans mon propre gouffre. Un tambour gronde la guerre et je ne veux pas entendre. La surface est si loin maintenant que la lumiĂšre ne me parvient plus, et voici que sur mon Ă©paule se pose sa petite main de pluie, je relĂšve la tĂȘte et je le vois Ă quelques centimĂštres de moi, le visage barbouillĂ© de soleil, qui me rĂ©veille doucement « humaine ? humaine ? », et le frisson qui parcourt ma peau sâĂ©tiole, ma vue sâembue avec ma tristesse, je murmure tout ce que je ressens et il mâĂ©coute, et me prend dans ses petits bras, avec ses vibrisses de chat qui frissonnent sur mon cou. Il me laisse pleurer longtemps, le temps de vider toutes mes larmes, et lui qui est un fleuve nâose pas mĂȘme dĂ©verser une larme lorsquâil annonce : « âTrouve pas maman. Humaine, âas vu ma maman ? » Que pouvais-je rĂ©pondre Ă son souffle effleurant la peau du fleuve ? Jâai attrapĂ© sa petite main et lui ai dit : « Ta maman est partie. » Il a serrĂ© ma main, et je crois quâĂ ce moment-ci il a compris. Dans un dernier Ă©lan de courage, ravalant les larmes de ses deux yeux, il a lancĂ© « On va la voir ? » Oui. On va la voir. Alors mes larmes reviennent, je ne peux plus ne pas entendre le son des tambours qui marque ce que je ne nommerai pas. Un peu maladroitement, lâenfant Ă©carte une mĂšche de mon visage sans me lĂącher, puis il sourit, et cela nous rassure tous les deux. Je lui ai promis que tout allait bien se passer. Jâaimerais tellement, petite noisette⊠mais regarde-moi. Je nâai rien pour faire fuir les crocodiles et te ramener Ă ta maman. Je ne suis que moi. Je ne suis que moi. Il se met Ă chantonner, sans Ă©couter le bruit des tambours, et sa voix recouvre notre peur. On se tient ensemble, il me ramĂšne le sac devant moi et ensemble, on lâouvre. On lâouvre tout doucement, comme on manipulerait un nouveau-nĂ©, et on cajole notre petit frĂšre Ă nous. AprĂšs le sac, la trousse. Je sens quâil nâa pas besoin de mâappeler, je sais quâil me parle quand il chantonne⊠on ouvre le trĂ©sor, un rayon de lumiĂšre se rĂ©vĂšle un instant⊠il fait briller le mica dâune petite pierre tout contre les restes dâune gomme et les crayons de couleur en pagaille. Il y a un feutre, rouge, quâil me met dans la main et doucement, il referme un Ă un mes doigts par-dessus. On pose la trousse, il me sourit en dĂ©voilant son adorable trou laissĂ© par une dent qui pousse. Il murmure « Humaine⊠» puis recule dâun bond, prĂȘt Ă rire, et se dissipe dans un ruban de vent jusquâaux derniĂšres secondes de sourire. Dos au mur je sens mon cĆur qui bat la chamade, la pluie encore humide sur mes joues, le tube de plastique rouge serrĂ© dans ma main et la poussiĂšre qui sâenvole un peu plus terre. Je me lĂšve et ça vient de mes entrailles, jâĂ©lĂšve le crayon dans les airs, puis lâappuie contre le bĂ©ton du mur. Les tripes de fer et les cĂŽlons dâalb⊠non, se lĂšve le soleil dâaprĂšs lâalbĂątre. Je sens vibrer contre ma paume la derniĂšre pulsation de lâenfant. SâĂ©lĂšve lâhommage rouge. Le fĂ©minin sâĂ©tire, les fibres sang sâappuient sur la peau du mur. Le ciel se met Ă parler. Elle dit, et le chant reprit⊠trace courbe, un bouillon de sang du dedans, la larme, et des tambours commencent Ă sâĂ©lever eux-aussi. Les tambours viennent de ce cĂŽtĂ© du mur, ils pulsent un rythme trop fou pour ĂȘtre lent, chacun est une dĂ©chirure, et la main contre le mur trace. Trace le crayon sur le mur au premier battement de tambour. Trouver un cĆur pour le premier rĂȘveur en paix qui cherche le repos les Ă©toiles. Du bout des doigts dans la poussiĂšre-terre, du ciel qui sâeffile Ă la pointe du feutre⊠Et le premier cĆur bat sur le mur, je le sens pulser hors du crayon, il vit lĂ , infini, Ă©ternel ! lâinfini⊠le tambour reprend, je me glace et trace : deuxiĂšme cĆur. Les rĂȘveurs nâont pas dâautre nom que celui du tambour, qui se met Ă chanter leur chant, et je mâĂ©merveille de voir des cils papillonner sur le mur, derriĂšre et tout autour. Lâencre coule, sâĂ©coule rouge, donne vie aux vies perdues. Le rythme saccade, se rompt et reprend, dans ma poitrine se brise, troisiĂšme cĆur sur le mur. Mur, main, mine, et danse lâencre des genĂšses humaines hors des corps humains. Hors des corps sous les Ă©toiles avec le soleil. Lâentends ? Lâentends ? la main trace aux rires dâenfants coulant rouge. Rattrapez-les. La main sâĂ©corche sur le mur, elle crie et je pleure, le tambour foudroie. Foudroie. Mais la folie tambour sâĂ©crase et sâĂ©crase, le rythme sâeffondre en prĂ©cipices, je le regarde sâeffondrer et ma main trace et trace, vite, plus vite, les cĆurs Ă lâencre sur le bĂ©ton. Les cĆurs manquent, ceux lĂ -bas sâeffondrent, ils ne chantent plus, ne chantent plus le soleil la joie la tristesse, ils sâĂ©teignent et cherchent un nouveau cĆur oĂč sâabriter. ProtĂ©ger. Au rythme, protĂ©ger, la cadence de la foudre, des Ă©clairs et feu. Humaines, humains. Le tambour me retourne, troue mes viscĂšres jusquâĂ ma gorge qui ploie en sanglots. Les cĆurs ! faire battre les cĆurs, tarir le tambour Ă son fleuve⊠je ne peux pas. Ma main tremble cette frĂ©nĂ©sie qui sait. Les cĆurs sâĂ©teignent, je ne peux pas tous les faire vivre. Je nâai pas la force. Trop de cĆurs, trop peu de murs, de mains, de mines pour tous les rĂ©fugier. Tous rĂ©fugier )En;FAântS ÂĄFLeUvE/s !! La mine chute dans un silence horrible. Le tambour sâest tu. Mon corps ne tient plus, la peau dâhumaine caresse la peau du sol, et mon encre couleur de crayon la parsĂšme de petites Ă©toiles. Ma vision sâĂ©tiole, mes mains tentent dâarracher ma carcasse dâexistence et je sais quâelles ne sont quâune caresse face Ă tout ce quâils ont connu. Et je sais que je ne sais pas Ă quel point ils ont connu des mains plus douces que les caresses les cueillir. Je ne sais pas, je nâentends que ce tambour qui ne se bat plus en moi, ce tambour des cĆurs perdus, des encres vidĂ©es, des sacs ouverts. Il se met Ă pleuvoir⊠Je revois son regard, lâenfant rĂȘveur qui mâa cachĂ© ses crocodiles sous ses larmes. Ses yeux Ă©taient deux noisettes Ă©pargnĂ©es par les Ă©cureuils, il cherchait sa mam⊠Ăcureuil. Bonjour, Ă©cureuil. Alors ça y est, tu es venu ramasser ses yeux-noisettes ? ne me le dis pas, viens mon ami. Tu sais, ce sont peut-ĂȘtre tous dĂ©jĂ des Ă©toiles⊠Le ciel se met Ă chanter avec moi, tu les entends hurler aussi ? Si tu savais comme jâai envie de les retrouver. De te chasser, leur dire que ce nâest pas vrai, les secouer et les rĂ©veiller tous. Ce nâĂ©tait quâun drĂŽle de rĂȘve ! tu peux venir, Ă©cureuil. Tu peux, regarde-les⊠in(fin:is,, imâmor!telsâŠ. Câest fini. Il pleut ? Le noisetier perd une feuille encore verte. La mĂ©tĂ©o se dĂ©traque. Non, lâorage arrive. Le vent est plus fort depuis tout Ă lâheure. Elle a disparu. Je vais faire autre chose. Je mâen vais, ailleurs⊠non, soleil ! Attends !⊠Me voilĂ qui parle au soleil. Câest ce quâelle, elle ferait. Fini les « je dois », si je vais la chercher, câest parce que je le choisis. Je suis mes choix. Dans mes tympans, ça pulse fort. Lentement, mais pas comme le sang. Je sais pas, câest comme plus⊠cachĂ© au fond. Les gouttes sâĂ©crasent sur les tuiles sans grand bruit, je me sens brouillĂ©. EnivrĂ©, mais je sens surtout que je perds pied. Le noisetier sous le rayon de soleil, la pile de corps de tissus, son regard de fauve. Tout se mĂ©lange, ma tĂȘte ne pense plus clair. Jâentends juste le tambour battre fort et vite, pulse rouge. Jâai peur de la trouver elle. De ce fond quâelle excave sans fatigue de moi. Quâelle me dĂ©robe encore mon sol bien certain dâun seul regard de lumiĂšre. Je blottis ma chair contre ma chair, lovĂ©e contre le mur rĂąpeux, je laisse le fleuve couler. Sur tout mon corps, par tous mes yeux et toutes mes bouches, je laisse couler le fleuve dans les larmes crocodile. Humaine, je suis humaine. Le bruit me transperce les oreilles, Humaine, je suis humaine. Je tremble de la trouver, je nâai pas de solution Ă sa dĂ©tresse. Ni Ă la leur. Je ne peux pas lui dire quoi faire, je lâignore. Je lâignore, je nâai pas ta solution ! Je tâen prie, apparais. Apparais ! Oublie ce que tu as vu, reviens. Repasse le mur, dĂ©fais ton pas, reviens avec moi⊠Quâest-ce que⊠Humaine, je suis humaine. Un Ă©cureuil ? Il sâenfuit et je mâĂ©lance ; le soleil, la pluie, quelques grains de bĂ©ton, et les tambours qui me rendent fou sâarrĂȘtent enfin. Mes yeux sâaccoutument, il nây a pas dâĂ©cureuil, juste la ville, et pourtant. AcouphĂšnes ; je la vois. Le fracas des Hommes au son des tambours Celle qui dit ĂȘtre nĂ©e dâune branche de vent et dâune fleur dâĂ©toile IrrĂ©el du feu des cĆurs qui sâĂ©tiole, et sâĂ©toile Femme qui tend lâhommage LâĂ©cureuil grimpe sur mes genoux et me fixe de ses deux grandes billes noires Ă©clatantes de vie. Il semble me sourire, alors dans toutes mes larmes je lui souris aussi. Il fait quelques bonds en arriĂšre puis passe dans une lĂ©zarde vers lâautre moitiĂ© du mur. Sous les cĆurs sur le mur. La pluie cĂšde au silence. MĂȘme mon cĆur ne veut plus battre lâair. Les perles de lumiĂšre ruissellent le long de la route, et je sais que lĂ -bas le cercle de peau est encore tannĂ© sous les coups. Mais mes mains ne peuvent pas recueillir tous les espoirs naufragĂ©s. Le fleuve qui passe par mon corps ne sâest pas tari, je ne cherche pas Ă le cacher sous les rires ; ce nâest plus important. AcouphĂšnes ; je la vois. Elle est roulĂ©e brouillĂ©e contre ce grand mur bĂ©ton. Des dizaines et des dizaines de cĆurs rouges se tapissent sur le mur et sous sa peau. Elle pleure des larmes qui ne lui appartiennent pas. Lâhomme est arrivĂ©. Il sâapproche de moi, ne me rassure pas, ne me parle pas. Il ne me console pas car il sait le fleuve aussi fort que les enfants. Il dĂ©fait sa veste et mâenveloppe Ă lâintĂ©rieur, il saisit la trousse et la glisse contre moi. Puis il ramasse le crayon. La derniĂšre pulsation de lâenfant. Il lâĂ©tend dans les airs vers le mur, et alors que ni lui ni moi ne sommes capables de suivre le rythme du tambour, jâentends la mine dessiner sur le mur la trace courbe en bouillons de sang. Mon corps a pris le dessus. La femme est lĂ , elle relĂšve la tĂȘte et me voit. Ses yeux-larmes semblent avoir trouvĂ© leurs irisations de soleil. Sur le mur il trace un cĆur plus grand que tous les autres, un cĆur de la taille rĂ©unie dâune poitrine dâhum⊠Il referme le cĆur afin que la vie sâĂ©coule Ă lâintĂ©rieur, puis inscrit dans le cĆur : « Ceci est un cĆur servant de cĆur Ă tous ceux qui en cherchent un nouveau. » Jâentends son cĆur qui se remet Ă pulser sous le torrent de larmes. Le pont. Le pont du fleuve loin des crocodiles. Finis les pleurs sous les rires. Câest le guet. Le crayon dans la main, il se retourne et me sourit : « Tu appelles ça comment ? » Ses lĂšvres tremblantes dĂ©voilent un sourire, ses deux mains serrent la trousse comme une bouĂ©e, elle me rĂ©pond de sa voix couleur soleil : « Lâhommage rouge ». Je rebouche le crayon et le glisse dans la trousse dâenfant. Juste lâaccueillir. Branche de vent et fleur dâĂ©toile. Lâhomme a rendu le rouge aux couleurs de lâarc-en-ciel. Il inspire lâair frais Ă pleins poumons, les yeux bercĂ©s dans lâhorizon, puis il atterrit Ă cĂŽtĂ© de moi. Avec chaleur il me tend sa main rougie par lâencre, et câest son cĆur qui parle Ă mon cĆur quand il demande : « Tu viens ? »
- Le Lac des Ămes SĆurs (2/3)
* Lâassourdissant sifflement de la bouilloire tire LĂŠria de sa rĂȘverie. Ă travers la vitre de la porte, elle observe Anthea jouer avec sa fille. Les bras croisĂ©s, appuyĂ©e contre une armoire, elle se ronge les sangs et les ongles. DerriĂšre elle, sa grand-mĂšre fait entrechoquer les tasses de thĂ©. â Comment va-t-elle ? demande la vieille dame, inquiĂšte. â Elle va. Ce qui est dĂ©jĂ un bien grand mot. Dâailleurs, comment pourrait-elle le savoir ? Ce nâest pas elle qui a fini sur la route. Au beau milieu de ce fleuve de monstres, qui auraient tous pu la tuer⊠Non ; elle se trompe : les automobilistes nây Ă©taient pour rien. Lâassassin, ce sadique, ce dĂ©traquĂ©, mais câest lui putain ! Pourquoi il a pas postulĂ© comme dĂ©traqueur chez Warner Bros, aussi ? MĂȘme pas besoin dâeffet spĂ©ciaux pour bouffer lâĂąme dâHarry ! Et il aurait pas coĂ»tĂ© un rond au producteur, le fumier⊠Un soupir dâexaspĂ©ration sâĂ©chappe. Elle aurait bien cognĂ© cette pauvre armoire, si sa grand-mĂšre nây tenait pas tant⊠â Et si tu allais dans la bibliothĂšque ? Comme quand tu Ă©tais petite⊠propose-t-elle. LĂŠria hoche la tĂȘte, pas tout Ă fait calmĂ©e. Pourquoi pas ? Elle sort de la cuisine pour traverser la piĂšce oĂč la mĂšre et lâenfant sâamusent. Lorsque son regard croise celui, fatiguĂ©, dâAnthea, elle lui sourit. Une mĂšche brune tombe sur ses yeux quand elle le lui rend ; le cĆur de LĂŠria se fissure au souvenir de feu ses cheveux blonds. Mais sa tristesse disparaĂźt aussitĂŽt quâelle passe le pas de la porte⊠La bibliothĂšque est restĂ©e conforme Ă lâidĂ©e quâelle chĂ©rissait dâelle : une piĂšce remplie de bouquins, de bonheur et de convivialitĂ©. Les Ă©tagĂšres sont toujours placĂ©es contre les murs, encadrant son cher coin de paradis. Sofa et fauteuils rouges nâont pas bougĂ© du centre, soigneusement entretenus. Elle sâapproche des Ă©tagĂšres et fait courir ses doigts le long des livres... La poussiĂšre vole par centaines de grains, mais elle nây prĂȘte pas attention. IntriguĂ©e par un dos de livre rouge et ornĂ© de lettres dorĂ©es, elle incline la tĂȘte : M-I-R-A-C-L-E-S. Ah ça, elle en aurait bien besoin⊠De lâindex, elle tire le livre en arriĂšre et le sort de sa maison. Elle lâouvre. Le bouquin lui tombe presque des mains alors quâelle rit du titre : « EncyclopĂ©die des miracles » ! Elle en a la larme Ă lâĆil tandis quâelle feuillette quelques pages. Le livre regorge de mythes et lĂ©gendes diverses, mais lâune dâentre elles attire particuliĂšrement son attention. Le Lac des Ămes SĆurs⊠Un lac magique et souterrain qui aurait le pouvoir dâexaucer un vĆu Ă ceux qui cĂšderaient la preuve qui lâunissent Ă leur Ăąme sĆur. Il faudrait dĂ©jĂ la trouver... La grotte du lac se trouverait au cĆur dâune forĂȘt, dont les arbres seraient touchĂ©s par un phĂ©nomĂšne physiologique dans un rayon dâun kilomĂštre : leurs feuilles ne seraient jamais tombĂ©es depuis leur naissance. POUF. LĂŠria ferme brusquement le ramassis de bĂȘtises quâelle vient de lire. Vraiment, elle se demande comment les auteurs dĂ©nichent de telles idĂ©es⊠Le lac souterrain qui exauce les vĆux, encore, ne la surprend pas. On fait bien ça avec les fontaines et les piĂšces de monnaie⊠Mais les arbres qui ne perdent pas leurs feuilles, vraiment... ? Elle se marre ! Puis elle repense Ă la photo prĂ©fĂ©rĂ©e de sa grand-mĂšre, oĂč sa petite-fille et son mari rient sous un arbre pourvu de toutes ses feuilles. Et si cette forĂȘt⊠? Non. Ce nâest pas possible. Elle refuse dây croire. Pourtant, câest bien avec le livre rouge et or quâelle sort de la bibliothĂšque. * Anthea promĂšne son regard sur les merveilles qui se trouvent autour dâelle. Ă ses pieds, le sol est jonchĂ© de feuilles jaunes, rouges, orange. Des couleurs chaudes qui la refroidissent et la pĂ©trifient de peur. Anthea relĂšve la tĂȘte, retient une respiration, cherche son point de repĂšre. Ses yeux finissent par tomber sur LĂŠria qui, la main posĂ©e sur un tronc dâarbre, semble examiner quelque chose. Sa crainte soulagĂ©e, Anthea libĂšre son souffle tandis que le rire dâEmma parvient Ă ses oreilles. Elle sourit : sa fille est en train de poursuivre un pauvre Ă©cureuil qui nâa rien demandĂ©, si ce nâest manger sa noisette tranquille. Les yeux dâAnthea quittent sa fille et grimpent le long des troncs dâarbres, les escaladent jusquâaux branches nues et sâenvolent au-delĂ des cimes. Tranquillement, ils baignent dans un ocĂ©an cĂ©leste, peint dâun bleu uni que seuls de petits nuages parsĂšment. Câest un magnifique spectacle qui sâoffre Ă elle ; dâailleurs il lui rappelle que, sans ces deux ĂȘtres, elle ne serait certainement plus que poussiĂšre. Au loin, LĂŠria lâappelle pour lui montrer quelque chose. Anthea sâapproche lentement dâelle et de lâarbre : incrustĂ©e dans lâĂ©corche, il y a une inscription des initiales de LĂŠria et de celles de ses grands-parents. Anthea sourit en reconnaissant lâarbre de la photo, mais quelque chose la chiffonne. â Pourquoi nous as-tu rĂ©ellement emmenĂ©es ici, LĂŠria ? Son amie marque un temps dâarrĂȘt, avant que son visage ne sâassombrisse. â Je veux que ton ex sorte de ta vie. Jâen ai marre quâil se croie permis de dĂ©barquer et de ruiner ta vie en se foutant du mal quâil te fait ! â Et tu crois vraiment que cette forĂȘt va y changer quelque chose ? â Non. Mais le Lac des Ămes SĆurs, oui. â Quoi ? Ne me dis pas que tu crois sĂ©rieusement Ă cette bĂȘtise ! LĂŠria lĂšve les yeux au ciel et appelle Emma. Lâenfant rejoint les deux femmes en sautillant, tandis que LĂŠria les guide plus loin dans la forĂȘt. â Regarde les arbres autour de toi, Anthea. En sâexĂ©cutant, elle remarque quâils ne sont en effet pas comme les autres. Ils sont grands et forment un cercle Ă©trangement vide. Et, Ă leur cime, des milliers de feuilles tiennent fiĂšrement sur les branches. â La⊠La magie nâexiste pas ! bĂ©gaie Anthea pour la contredire. â Mais maman, la magie ça existe que parce quâon y croit ! LĂŠria Ă©bouriffe les cheveux roux de la fillette en la fĂ©licitant, puis tend ses mains Ă Anthea. Celle-ci les attrape, mais doute encore. Lorsque LĂŠria ferme les yeux, elle hausse un sourcil. â Quâest-ce que tu fais ? â Jây crois.
- Le cercle (2/2)
II Jâai prĂ©fĂ©rĂ© attendre la fin de la saison, songeant que la coupure faciliterait les choses. Quand je lui apprends que je le quitte, BenoĂźt reste trĂšs calme. Il mâassure quâil « comprend », convenant que nous nous sommes perdus en cours de route. Un peu de recul nous ferait le plus grand bien, le temps pour chacun de se recentrer, et reconnecter le moment venu. Ăa me fait sortir de mes gonds et je prĂ©cise ma pensĂ©e en des termes plus Ăąpres. Lui continue de mâafficher sa mine « comprĂ©hensive ». Quand jâai fini il pose une main sur mon Ă©paule. Je mâen arrache. Sur un ton monocorde il me dit Claire, mon amour tu es en colĂšre, je vois bien ce qui se passe en toi. Pour lâinstant je te laisse, garde en tĂȘte que je tâaime, et que je ne tâoublie pas. La lassitude mâempĂȘche de rĂ©pliquer. Il part et câest tout ce qui compte. Quand je leur apprends la nouvelle, mes parents sont atterrĂ©s. Mon pĂšre se referme sur lui-mĂȘme, le regard sombre. Il sâexile au jardin pour sâoccuper de la haie. Ma mĂšre nâhĂ©site pas Ă me dire mes quatre vĂ©ritĂ©s : mon caractĂšre de chien et mes caprices dâenfant gĂątĂ©e, lâavenir de solitude que je suis en train de me bĂątir et le regret qui me frappera bientĂŽt dâavoir laissĂ© filer un garçon comme BenoĂźt. MĂȘme si je mâattendais Ă une rĂ©action de ce genre, je suis blessĂ©e. Je mâen vais en claquant la porte. Les premiers jours BenoĂźt ne se manifeste pas, puis il se remet Ă mâĂ©crire. En dĂ©couvrant le message au matin jâĂ©prouve un vif dĂ©goĂ»t. Il veut savoir si jâai fait le point, si Ă prĂ©sent jây vois plus clair. Il me propose dâaller boire un cafĂ© pour que nous mettions tout Ă plat. Je lâenvoie chier mais il ne lĂąche pas le morceau. Il change de stratĂ©gie, fait son mea culpa, mâexplique en des termes pompeux combien il mâaime. Il veut que nous repartions Ă zĂ©ro, se dit prĂȘt Ă faire tout ce quâil faudra. Il clame sa conviction que quelque chose nous lie, ce « feu surnaturel » qui sâexprime chaque fois que nous faisons lâamour. DâaprĂšs lui je ne peux pas le nier. Je nie. Câest donc que je me voile la face : les Ă©lans du corps ne trompent pas. Sur ce point jâabonde en son sens. Et puisquâil mâentraĂźne sur le versant sensuel jâen profite pour frapper oĂč les petits garçons sont vulnĂ©rables. Je lui apprends que de mon cĂŽtĂ© le feu sâest Ă©teint il y a un moment, ce quâil nâa pas pu remarquer Ă©tant donnĂ© quâil est du genre à « se regarder baiser ». Jâajoute que cet essoufflement est lâune des raisons pour lesquelles jâai tenu Ă me sĂ©parer de lui, le sexe mâĂ©tant devenu aussi pĂ©nible que ses laĂŻus interminables sur le dĂ©veloppement de tel ou tel logiciel. Sa rĂ©ponse est cinglante. Sur un ton sarcastique il met en cause mes propres aptitudes sexuelles, images et mots crus Ă lâappui. Je sais que jâai tapĂ© dans le mille. Cela me vaut quelques jours de rĂ©pit. Les textos reprennent. Il veut me gĂącher mes vacances. Ă nouveau BenoĂźt change de stratĂ©gie. Les reproches fusent, rancuniers et fielleux, ponctuĂ©s de concessions factices et de doux sobriquets qui me collent des haut-le-cĆur. Je le rembarre une derniĂšre fois puis je cesse de rĂ©pondre. Les messages affluent malgrĂ© tout. Je ne les consulte plus et les laisse sâentasser dans ma boĂźte de rĂ©ception. Il se met Ă mâappeler cent fois par jour. Je raccroche Ă la premiĂšre sonnerie mais un quart dâheure plus tard mon tĂ©lĂ©phone se remet Ă vibrer. Il sature ma messagerie de vocaux que je nâĂ©coute pas. Rien quâĂ la vue de son nom sur lâĂ©cran jâai un dĂ©but de tournis. Lorsque je bloque son numĂ©ro il contourne en mâenvoyant des emails. Je ne lui ai pourtant jamais donnĂ© mon adresse. Je ne veux pas savoir comment il lâa obtenue. Je parcours des forums sans trouver le moyen de faire barrage Ă ses courriers Ă©lectroniques. Je les identifie en tant que spams, mais je ne peux mâempĂȘcher de vĂ©rifier pĂ©riodiquement sâil persiste Ă mâĂ©crire. Ăa devient obsessionnel. Il suffirait que je lâignore, mais la simple idĂ©e dâĂȘtre lâobjet de ses pensĂ©es, savoir quâil continue de sâoccuper de moi, dâĂ©laborer ses plans et de fantasmer Ă mon sujet, mâinterdit de me sentir tout Ă fait libre. Sâil fait silence durant un jour je me laisse aller Ă y croire. Mais lorsquâen cliquant le lendemain je dĂ©couvre un Ă cinq courriers non lus Ă©mis par BenoĂźt Boniface, je ressens une nausĂ©e physique, un peu comme un mal des transports, et lâimpression mal dĂ©finie dâun rĂ©trĂ©cissement du champ de vision. En supprimant les mails je mâefforce de ne pas en dĂ©chiffrer les objets, mais câest dâautant plus difficile que BenoĂźt les rĂ©dige en majuscules : Objet : RĂPONDS-MOI MON AMOUR ; Objet : CLAIRE REDESCENDS SUR TERRE ; Objet : SALE PUTE POUR QUI TU TE PRENDS. Je dĂ©couvre une enveloppe vierge dans ma boĂźte aux lettres. Je sais quâil sâagit de lui, pourtant en la dĂ©cachetant jâai espoir de me tromper. Il sâagit de lui. Je rĂ©alise que pour la glisser dans la boĂźte il a fallu quâil passe le sas dâentrĂ©e. Je ne souviens plus si je lui ai donnĂ© le digicode. Par curiositĂ© je me mets Ă lire, mais aprĂšs quelques lignes je dĂ©chire la lettre dâĂ©pouvante. Je balance les confettis par la fenĂȘtre et mâeffondre dans le canapĂ© pour le restant de lâaprĂšs-midi. Jâai horreur dâĂ©taler ma vie intime. Je suis celle sur laquelle on peut compter, celle qui Ă©coute et rĂ©conforte, mais qui rĂ©pugne Ă solliciter pour elle-mĂȘme. MĂȘme lâhistoire du camion je nâen ai jamais parlĂ© Ă quiconque. AprĂšs lâagression jâai retrouvĂ© mon campement, je me suis faufilĂ©e dans ma tente et le lendemain tout le monde nây a vu que du feu. Cette fois pourtant je me rĂ©sous Ă passer des coups de fil. Me tourner vers mes parents serait peine perdue, aussi je tĂ©lĂ©phone Ă celles de mes coĂ©quipiĂšres qui me sont les plus proches. Toutes sont au courant de ma rupture. Je suis surprise mais lĂ encore je ne cherche pas Ă savoir comment elles lâont appris. AprĂšs que je lui ai exposĂ© la situation, la premiĂšre sous-entend que si BenoĂźt insiste câest que je nâai pas fait preuve dâassez de fermetĂ©. JâĂ©courte la discussion. Ă mots couverts, une autre met en question ma dĂ©cision de rompre, fouinant pour savoir ce qui nâallait pas dans notre couple, interrogeant la perspective de lui offrir une seconde chance. JâĂ©courte. La troisiĂšme prend davantage mon parti. Elle me conseille de me rendre aux flics. Pourtant, quand je lui oppose que ce nâest pas envisageable, que jâai trop honte et que de toute façon je nâai jamais eu confiance en eux, elle semble sâagacer et me rĂ©pond quâalors rien ne sert de me plaindre, que BenoĂźt poursuivra son harcĂšlement, ce dont il aurait tort de se priver puisque je le laisse faire. Je lui raccroche Ă la figure. Je nâen reviens pas. BenoĂźt les a surement contactĂ©es pour leur donner sa version de lâhistoire. Quâimporte. Pourquoi lui accorder plus de crĂ©dit quâĂ moi ? JâĂ©prouve une vague humiliation. Câest la derniĂšre fois que je mâabaisse Ă demander de lâaide. Quand je reçois une seconde lettre, que je rĂ©duis en morceaux sans lâouvrir, je dĂ©cide que câen est assez. Jâappelle BenoĂźt et Ă peine a-t-il dĂ©crochĂ© que je hurle dans le combinĂ©. Sur un coup de bluff je le menace de porter plainte. Il me rit au nez, arguant quâil me connaĂźt et que je nâen ferai rien. Sans transition il me demande sâil peut me rendre visite, et se dit fatiguĂ© de la comĂ©die que nous nous jouons. DĂ©sarçonnĂ©e je perds contenance, bredouille dâune voix mal assurĂ©e, ce qui achĂšve de me discrĂ©diter. Je lui raccroche au nez puis fonds en larmes. Quelques jours passent. Un aprĂšs-midi en sortant de chez moi je le trouve garĂ© en bas. Je vrille. Je fonce droit sur son vĂ©hicule et je lui gueule CASSE-TOI ! DĂGAGE ! DISPARAĂS DE MA VIE TU ME RENDS DINGUE ! Les passants sâarrĂȘtent et me dĂ©visagent. BenoĂźt joue lâĂ©tonnement, mâoppose une moue dubitative, un rictus dĂ©testable au coin des lĂšvres. Aller, te donne pas en spectacle. Câest vrai que tâas lâair dingue. Monte quâon se trouve un coin pour discuter. Prise dâun accĂšs irrĂ©pressible je martĂšle la portiĂšre Ă grands coups de pied. Au dĂ©part il ricane, mais soudain il bondit hors du cabriolet. Jâesquive la portiĂšre de justesse. BenoĂźt est rubicond, tendons du cou saillants. Je ne lâai jamais vu dans cet Ă©tat. Dans son regard luit une Ă©tincelle inconnue, ou trop connue. Il marche sur moi les poings serrĂ©s, deux tĂȘtes de plus et trois largeurs dâĂ©paules. Je me fige. Les passants assistent au spectacle. Je ne peux plus bouger un orteil mais bizarrement un grand calme mâenvahit. BenoĂźt me toise, et brusquement il retrouve ses esprits. Tout son corps se relĂąche. Il me lance un regard de haine mais lâĂ©tincelle sâest Ă©vanouie. Il sâagenouille prĂšs de la portiĂšre, y promĂšne le plat de la main et siffle entre ses dents. Il se retourne vers moi : Pâtite conne. Tâas de la chance quâon soit pas seuls. Je ne rĂ©ponds rien. Je nâai pas repris ma mobilitĂ©. Enfin il remonte en voiture et dĂ©marre en faisant crisser les pneus. Je ne sais plus pourquoi je suis descendue alors je rentre me mettre au lit. Je nâai pas le courage de participer au stage de prĂ©saison. Jâappelle mon entraĂźneur et prĂ©texte une indisponibilitĂ©. Depuis les coups dans la portiĂšre je fais des allers-retours Ă la fenĂȘtre, guettant la prĂ©sence de son vĂ©hicule. Je mâenferme Ă double-tour, garde les rideaux tirĂ©s. Pour ma tranquillitĂ© dâesprit jâai supprimĂ© mon adresse mail. En bas, les courriers sâamassent dans ma boĂźte aux lettres. Sâil mâarrive de sortir, Ă mon retour je vĂ©rifie chacune des piĂšces de mon appartement. Parfois je regarde sous le lit, jâexamine le dressing. Je le fais sans trop y croire, comme on contrĂŽle une Ă©niĂšme fois que lâon a coupĂ© le gaz. Ăa me relaxe. Mon sommeil se dĂ©traque. Je me lĂšve souvent durant la nuit pour jeter un Ćil au-dehors. Un soir, je discerne une voiture qui ressemble Ă la sienne. Mon cĆur sâemballe. La nausĂ©e les frissons. Depuis peu la municipalitĂ© a dĂ©cidĂ© dâĂ©teindre les rĂ©verbĂšres Ă vingt-trois heures. Dans la pĂ©nombre la couleur de la carrosserie est indistincte. Je ne dors quasiment pas. Je me relĂšve sans cesse pour constater que le vĂ©hicule nâa pas bougĂ©. Aux alentours de quatre heures du matin la place de stationnement est libre. Je rejoins lâĂ©quipe Ă lâissue de la prĂ©saison, apprĂ©hendant de rencontrer BenoĂźt. Je veux mâoublier dans le jeu, lâoublier lui et reprendre possession de moi. Pourtant jâai un mal fou Ă donner le change. Sur le terrain je ne suis pas dans le rythme, commets toutes sortes de maladresses. Avec les filles je me montre taciturne, renfrognĂ©e, dâautant moins amĂšne avec celles qui ne mâont pas tendu la main. Elles sâenquiĂšrent timidement de ce qui me turlupine, mais elles nâinsistent pas, mettant sans doute mon attitude sur le compte de la sĂ©paration. Elles mâapprennent que pendant le stage BenoĂźt a tenu Ă clarifier la situation. Il nâĂ©tait pas entrĂ© dans les dĂ©tails, mais avait assurĂ© que nous nous Ă©tions quittĂ©s en bons termes. Nous avions simplement rĂ©alisĂ© que nous nous aimions dâamitiĂ© et non dâamour. Il avait assurĂ© Ă tout le monde que nous ne polluerions pas la cohĂ©sion de groupe avec nos vies sentimentales. AprĂšs une performance mĂ©diocre au cours du match dâouverture, le coach me prend Ă part. Bien que je sois tentĂ©e de mâouvrir Ă lui, consciente que je deviens peu Ă peu lâombre de moi-mĂȘme, je choisis de me taire. Il sâagit moins de pudeur que dâune peur viscĂ©rale Ă Ă©prouver un nouveau sentiment de trahison. Mon coach est lâune des rares personnes pour laquelle mon respect demeure intact. Jâexplique que mes Ă©tudes me prĂ©occupent, ce qui est faux puisque je nâassiste quâĂ un cours sur deux et remise sans scrupules les fascicules au fond de mes tiroirs. Jâajoute que je nâai pas Ă©tĂ© sĂ©rieuse durant lâĂ©tĂ©, nĂ©gligeant lâentretien physique et faisant un peu trop la fĂȘte. Il est perplexe mais me libĂšre. Peu aprĂšs, mes parents me convoquent Ă leur tour. Je les avais vus de loin en loin durant lâĂ©tĂ©, faisant chaque fois preuve de froideur, dâautant que je nâignore pas que BenoĂźt passe toujours les voir. Je me rends nĂ©anmoins chez eux, avec le vague espoir quâils sâaperçoivent enfin que quelque chose ne tourne pas rond. Ce nâest pas le cas. Ils me font la morale, me rappellent Ă lâordre au sujet de la fac, ce qui mâindique que mon entraĂźneur a cafetĂ©. Mon cercle se rĂ©trĂ©cit. Je suis abasourdie lorsquâils Ă©voquent lâincident de la portiĂšre, exprimant leur rĂ©probation et la honte que je leur ai causĂ©e. Ma vue se brouille. Sans laisser rien paraĂźtre je mâassois sur une chaise. BenoĂźt est un chic type, poursuivent-ils. Il a eu beau protester tant quâil lâa voulu, mes parents ont fini par lâavoir Ă lâusure. Il a acceptĂ© le remboursement. PrĂšs de 400 euros. Câest au tour de mes oreilles de dysfonctionner. Leur sermon sur la valeur de lâargent me parvient comme Ă travers un scaphandre. La voiture est reparue, de jour cette fois-ci. Je descends en trombe. Quand je dĂ©boule sur le trottoir, il dĂ©marre avant que je lui tombe dessus. Je lâappelle dix fois il ne dĂ©croche pas. Je fonce jusquâĂ chez lui. Je vais lui sauter Ă la gorge. Je sonne Ă lâinterphone mais sans succĂšs, puis je presse toutes les sonnettes Ă la fois. Quelquâun finit par mâouvrir. Je monte les marches quatre Ă quatre, tambourine Ă la porte qui reste close en vocifĂ©rant des insultes. Le voisin de palier apparaĂźt et me fait des yeux ronds. Avant quâil ait ouvert la bouche, je dĂ©campe. Je rode sur le parking mais sa voiture ne sây trouve pas. Jâabandonne. Jâerre au hasard, atterris sur le banc dâun parc oĂč je passe de longues heures Ă tenter de reprendre le contrĂŽle. Le second match a lieu Ă domicile. BenoĂźt dĂ©barque avec les membres de son Ă©quipe pendant que nous nous Ă©chauffons. Jâessaie de faire abstraction mais câest peine perdue. Le match nâa mĂȘme pas dĂ©butĂ© que dĂ©jĂ je nây suis plus. Je dĂ©marre dans le cinq mais aprĂšs quelques minutes, deux briques et trois pertes de balle, lâentraĂźneur me remplace. Sur le bord du terrain BenoĂźt est Ă©gal Ă lui-mĂȘme, chef de file des agitateurs, encourageant avec dâautant plus de vĂ©hĂ©mence quâil veut quâon le remarque. Je tente de me remobiliser mais rien Ă faire. Chaque fois que je mets le pied sur le terrain câest la cataâ. Plus je tente de me concentrer, plus jâai la tĂȘte qui tourne. Le coach fait une ultime tentative en troisiĂšme quart temps, puis il me relĂšgue sur le banc jusquâĂ la fin de la rencontre. Nous gagnons de justesse. Je nâarrive pas Ă mâen rĂ©jouir. Certaines joueuses mâencouragent. Tâen fais pas Claire, câĂ©tait juste un soir sans. Jâai la sensation quâelles se moquent de moi. JâexpĂ©die mes parents qui mâattendent Ă la sortie des vestiaires en reprenant lâargument de mes coĂ©quipiĂšres. Juste un soir sans. Sans plus dâexplications ils regagnent leurs pĂ©nates. Tout le monde se retrouve au foyer. Jâai envie de partir en courant mais je me fais violence. Je veux lui tenir tĂȘte. AprĂšs que lâĂ©quipe dâen face a pris la route, on pousse le son et on sort les bouteilles. BenoĂźt sâamuse comme un petit fou, volubile et charmeur. Dans ma tĂȘte câest lâenfer. Je nâai rien bu, pourtant mon oreille interne se dĂ©traque. Toute la salle tangue, ballotĂ©e par une houle invisible. FidĂšle Ă la version quâil a donnĂ©e de notre rupture, il se comporte comme si nous Ă©tions les meilleurs amis du monde. Il vient plaisanter avec moi, envahissant comme autrefois, entre camaraderie et parade amoureuse. Je mâefforce de lui tourner le dos, je ne ris pas Ă ses blagues et refuse de lui donner la rĂ©plique. Tout le monde sâamuse, ce qui dĂ©cuple mon calvaire. Je passe pour le mouton noir. Jâai la poitrine qui se comprime, des difficultĂ©s Ă trouver mon souffle. BenoĂźt se pointe une fois de trop, sympa, goguenard. Je lui hurle de me foutre la paix. InterloquĂ©s les gens se tournent vers moi. BenoĂźt rĂ©plique dâun air navrĂ©, confus, puis il se retire sur la pointe des pieds. Je surprends lâembarras sur les visages, quand ce nâest pas de la dĂ©sapprobation. Je me contiens pour ne pas faire plus de scandale, puis je tourne les talons et vide les lieux. Le lendemain en sortant mâaĂ©rer, je dĂ©couvre un bouquet sur le palier de ma porte. Des fleurs cueillies sur un rond-point ou arrachĂ©es en bord de route. Elles sont ficelĂ©es entre elles par un lacet de chaussure. Le tournis me reprend. En somnambule je me rends chez BenoĂźt. Peu avant dâarriver chez lui, je pile volontairement dans une crotte de chien. Je teste les sonnettes une Ă une jusquâĂ pĂ©nĂ©trer dans le bĂątiment. AprĂšs avoir dĂ©posĂ© les fleurs sur son paillasson, je les disloque en brossant vigoureusement ma chaussure souillĂ©e. Jâen Ă©tale aussi sur la porte. Enfin je rentre me recoucher. La semaine suivante nous jouons Ă lâextĂ©rieur. Le coach voulait me laisser au repos mais jâai insistĂ© pour ĂȘtre prĂ©sente. Je mâen suis mieux tirĂ©e que la derniĂšre fois, câest-Ă -dire que jâai livrĂ© une prestation mĂ©diocre. Nous rentrons dans la nuit. En pĂ©nĂ©trant dans lâappartement une odeur inhabituelle me saute au nez. Jâallume la chambre et pousse un cri en dĂ©couvrant la piĂšce remplie dâune douzaine de bouquets. Un trente-cinq tonne se gare sur ma cage thoracique. Je suis incapable de rassembler mes idĂ©es. En automate, je jette les fleurs dans deux grands sacs poubelle que je balance dans la cage dâescalier. La chute produit un grand vacarme mais personne ne pointe le bout de son nez. Je retourne le bureau pour mettre la main sur mon double de clĂ©. Je le retrouve. BenoĂźt est plus tordu que tous les teuffeurs-prĂ©dateurs de festivaliĂšres insouciantes. A-t-il fait une copie du double ? La panique me saisit. Je me prĂ©cipite Ă la fenĂȘtre et tente de percer le noir de la rue. La voiture nây est pas. Un nouveau frisson me foudroie. Je nâai pas inspectĂ© lâappartement. Je le fouille de fond en comble, mâĂ©lance dans toutes les piĂšces et les mets sens dessus dessous. Je retourne le matelas, dĂ©poile le canapĂ©, me rue sur la penderie et dâun geste animal jâarrache la tringle oĂč sont suspendus mes vĂȘtements. Jâouvre chacun des placards, mĂȘme ceux qui se trouvent en hauteur dans la cuisine et dans lesquels un enfant de six ans aurait du mal Ă se dissimuler. Je perds pied. Je ne peux pas dormir dans lâappartâ. Je nâai nulle part oĂč me rĂ©fugier. Je suis une enfant de six ans. Je dĂ©gage les bassines et produits dâentretien pour me glisser dans le placard sous lâĂ©vier. Les canalisations rendent cet abri inconfortable. Finalement je trouve asile dans le dressing. AprĂšs une nuit blanche, dĂšs les premiĂšres lueurs du jour je quitte ma cache et me rends au commissariat en titubant. La femme flic Ă la rĂ©ception ne mâĂ©coute pas. Je lui raconte les fleurs, la merde, les pĂ©tales en charpie, le vin blanc sur le front de mer et la jalousie de mes coĂ©quipiĂšres, mon ex qui tourne dans un camion de punk Ă chien pour kidnapper des gamines de six ans. Plusieurs agents mâentourent. Mademoiselle calmez-vous, nous ne vous voulons pas de mal. Ils posent leurs mains sur moi, de grosses pattes dâhommes en uniformes. Ăa me hĂ©risse. Je me dĂ©bats comme une hystĂ©rique en les traitant de tous les noms. Ils me ceinturent, me neutralisent et me mettent en cellule. Câest pour ton bien, dit nous seulement ce que tâas pris. Je mâagrippe aux barreaux et postillonne dans la gueule du gardien en paix : Coco, MD, Victor a fait les courses en prĂ©vision de la fiesta. Whisky, vodka. Beaucoup. PĂ©tards. SĂ»rement. Jâai perdu tout le monde au concert de Fat Boy Slim. Devant le mur de son il y avait ce tarĂ© bourrĂ© de prodâ. Le flic roule les yeux dâun air dĂ©pitĂ©. Un de ses collĂšgues mâapporte une couverture qui sent trĂšs fort ainsi quâune bouteille dâeau. Va tâallonger. Oh ! Toi. Laisse-lui la place !, ordonne-t-il Ă un sans-abri recroquevillĂ© sur la banquette. Hydrate-toi. Dors si tu peux. Attends que ça descende. Je reste ici je te surveille. Vous avez entendu je la surveille !, grogne-t-il aux autres occupants. Il sâassied au bureau dâen face. Je mâexĂ©cute et mâĂ©croule sur ma couchette de fortune. Je grelotte. MalgrĂ© lâodeur je mâenfouis sous la couverture et mâendors instantanĂ©ment. Au rĂ©veil je suis seule dans la cellule. Je dois fuir cet endroit. Quand les flics mâinterrogent je leur dis que je suis dâaplomb. Comme papa et maman ils me font la morale. Je plaide la naĂŻvetĂ©, un caractĂšre influençable. Je leur assure que jâai retenu la leçon. La drogue câest mal. Quâest-ce qui mâa pris de mâadresser Ă eux ? Finalement ils me reconduisent chez moi. En arrivant jâaimerais que BenoĂźt soit prĂ©sent. LoupĂ©. Il nâapparaĂźtra quâĂ la nuit tombĂ©e. Je reste plantĂ©e devant la fenĂȘtre jusquâĂ ce quâil quitte les lieux. Jâai informĂ© mon coach que jâai besoin de repos. Je dois me concentrer sur mes Ă©tudes afin de rattraper mon retard. Alors seulement je pourrais me consacrer au basket. Il mâaccorde sa bĂ©nĂ©diction. Reviens-nous vite. Un peu plus tard dans la journĂ©e ma mĂšre mâappelle. Je me montre rassurante. Ă lâĂ©vocation des Ă©tudes elle est tranquillisĂ©e. Travaille bien ma chĂ©rie. On tâaime. Ăa fait trois semaines que je ne me rends plus Ă la fac, ni oĂč que ce soit. Lorsquâon me tĂ©lĂ©phone pour sâinformer de mon Ă©tat, jâexplique que les rĂ©visions me prennent tout mon temps, mais que je commence Ă entrevoir le bout du tunnel. Il nâen faut pas plus pour les tenir Ă distance. Je me fais livrer mes courses Ă domicile, sur le pas de ma porte. BenoĂźt fait rĂ©guliĂšrement le guet en bas de chez moi. Il ne prend mĂȘme plus la peine de se cacher. Il se gare bien en Ă©vidence. Parfois il quitte son vĂ©hicule, sâadosse Ă la portiĂšre et joue sur son smartphone en levant le nez vers ma fenĂȘtre. Ă vrai dire, je ne sais pas si câest toujours le cas. Ăa fait des jours que je nâai pas relevĂ© les stores. Un jour la sonnette retentit et je me mords les joues pour Ă©viter de hurler. Le goĂ»t du fer emplit ma bouche. Je me dirige vers lâĆilleton Ă pas de loup. Câest le facteur, encombrĂ© dâune pile de courrier. Sans doute nây a-t-il plus de place dans ma boĂźte aux lettres. Lorsquâil est parti, jâouvre prudemment et ramasse le paquet quâil a laissĂ© sur le pas de la porte. Au milieu des rĂ©clames, il y a toute une sĂ©rie dâenveloppes vierges. Jâen ouvre quelques-unes au hasard. Pute, salope, pute, connasse. De la Tourette Ă toutes les pages. Je picore des morceaux choisis : Combien de fois jâai eu envie de te pĂ©ter les dents : ton pĂšre tâa jamais appris Ă sucer salope ? Ou bien : Samedi dernier ils ont retrouvĂ© une joggeuse dans le fossĂ©. Lâune aprĂšs lâautre je rĂ©duis les lettres en copeaux, puis je les Ă©vacue dans les toilettes. Je me rĂ©veille en sursaut. Jâai rĂȘvĂ© quâon ouvrait ma porte dâentrĂ©e. Je tends lâoreille. Silence. Je repose la tĂȘte sur lâoreiller. Je glisse dans le sommeil mais un bruit sourd balaie la somnolence. Je me raidis. JâĂ©coute. Rien. Je dĂ©cide que câest dans ma tĂȘte. JâĂ©coute quand mĂȘme. Le plancher vient de craquer. Il craque encore. Plus prĂšs. Il sâagit dâun cauchemar. De ceux oĂč lâon anticipe un Ă©vĂšnement terrifiant, ce qui lâentraĂźne Ă se dĂ©rouler sous nos yeux. Ăa se dĂ©roule. Le plancher craque. Plus prĂšs. Rien ne sert de crier. Dans ce genre de cauchemar ça ne produit aucun son. Le plancher craque. Encore. Plus prĂšs. La poignĂ©e ne va pas tarder Ă sâabaisser. Il ne peut en ĂȘtre autrement puisque je lâanticipe. Je me cramponne Ă la couette. Encore. Je tĂ©tanise. Une lueur dĂ©coupe lâencadrement de la porte. Jâoublie de respirer. VoilĂ . La poignĂ©e cliquette. Câest moi qui prĂ©cipite les Ă©vĂšnements. La porte sâouvre dans un lĂ©ger couinement. La lueur pĂ©nĂštre dans la chambre, se braque sur moi. Je soutiens lâĂ©blouissement les yeux grands ouverts. Je ne crie pas. Câest Ă lâintĂ©rieur que ça hurle, vibrionne dans chaque fibre de mon corps. La silhouette sâavance. Ma chĂ©rie. Il sâassoit doucement prĂšs de moi. Le matelas se creuse. Il pose le tĂ©lĂ©phone sur le lit, torche en direction du plafond. Claire. Il parle tout bas. Je ne discerne pas son visage. Quand il pose la main sur ma tĂȘte je sursaute Ă peine. Il me caresse les cheveux. Mon amour. Je ne crie pas. Il presse sa bouche contre la mienne. Mes lĂšvres sont soudĂ©es. Claire. Je tâaime. Le cri jaillit enfin, libĂ©rateur. Il me plaque une main sur la bouche et je le frappe au visage. Il pousse un cri hargneux. Il tente de me rendre le coup mais il me loupe. Je me jette hors du lit, il me retient par le mollet. Je donne des coups de pieds au hasard, balance les bras dans tous les sens Ă la recherche dâune prise. Il me serre par la taille. Ma main rencontre un objet froid, saisit lâune des altĂšres qui se trouvent sous le lit, remisĂ©es lĂ depuis que je ne fais plus de sport. Au moment oĂč il grimpe sur moi tout mon corps se contracte. LâaltĂšre nâa plus de poids. Je lâemporte avec moi dâun mouvement circulaire et lâĂ©crase dans la tĂȘte de lâassaillant. Il sâeffondre en cognant contre le montant du lit. Je me dĂ©gage. LâaltĂšre est toujours au bout de mon bras, inexistante. Jâallume la lampe de chevet. Il y a ce corps immense et lâoreiller tĂąchĂ© de sang. Le visage est sanglant. Ce nâest pas BenoĂźt. Ni le teuffeur. Ou si. Lâun des deux ou nâimporte qui. Comment savoir ? Je ne me rappelle plus. Lorsquâil bat des paupiĂšres en Ă©mettant un gĂ©missement plaintif, lâaltĂšre sâabat dâelle-mĂȘme. Je la laisse oĂč elle est, encastrĂ©e dans le front de lâinconnu. SoulagĂ©e je mâinstalle dans le dressing.
- CĆur de Pierre
Limoges, le 16 novembre 2021 Ma ChĂ©rie, Alors ça y est comme ça les mots sont lĂąchĂ©s en pleine nature. Ils galopent dĂ©sormais dans la prairie Ă bride abattue. Tu veux te sentir pleinement femme et passer au stade supĂ©rieur. Tu veux un enfant de moi, que ma sĂšve de vie fasse gonfler ton ventre comme un ballon de baudruche. Ă-tâen craqueler la peau. Tristes vergetures pires que les rides qui nous dĂ©figurent. Le soleil fera aussi germer cette toute petite graine que tu souhaites que je sĂšme en toi. Pourtant mon CĆur comme je te lâai dit lâautre soir je mây refuse. Je suis pĂšre par trois fois dĂ©jĂ et je ne souhaite pas en faire un Ă©levage. Mes paternitĂ©s mâont causĂ© plus de tort que de joie. Ce nâest pas que je nâaime pas mes enfants vois-tu. Câest seulement que je les vois de moins en moins, et que ma petite derniĂšre de quatre ans, je ne lâai quasiment jamais vue. OĂč est donc partie sa mĂšre ? Sans doute est-elle dans les bras dâun autre homme Ă lâheure oĂč je tâĂ©cris cette lettre. Elle mâa vu comme un simple gĂ©niteur, une semence fertile quâil faut garder en soi prĂ©cieusement tout en faisant le poirier, les jambes en lâair appuyĂ©es contre le mur. Homme brun aux yeux verts, pour, ĂŽ joies de la gĂ©nĂ©tique, faire un enfant aux yeux bleus ! Une bĂȘte histoire de gĂ©nome dominant... Ce nâĂ©tait pas gagnĂ© pourtant ! Mon ex Ă©tait mĂ©tissĂ©e, cheveux bruns, frisĂ©s et crĂ©pus, peau couleur cafĂ© et yeux de biche marron foncĂ©. La peau douce comme de la soie, et les lĂšvres sucrĂ©es. Mais que de douleur, que de mots faux Ă lâintĂ©rieur de sa bouche. La veille au soir jâĂ©tais encore son Amore mio, le lendemain je nâĂ©tais plus quâun moins que rien, un paumĂ©, un zĂ©ro. Ciao basta ! Alors quoi ? Câest donc cela ĂȘtre femme ? Ătre mĂšre ? La cruautĂ© poussĂ©e Ă son paroxysme ? Jouer Ă lâAmazone et prendre lâhomme en chasse pour lui ravir ce quâil a de plus prĂ©cieux, puis une fois le mĂ©fait accompli, le relĂącher en pleine nature, totalement perdu et abasourdi ? Câest comme si on mâenlevait une partie de moi-mĂȘme Ă chaque fois. Je ne veux plus souffrir. Jâai trois enfants dĂ©jĂ . Le prochain emportera avec lui mon cĆur, ou plutĂŽt ce quâil en reste. Je tâaime mais je nâaime pas cette idĂ©e nouvelle que tu as : avoir un enfant de moi ! Mais quelle idĂ©e ! Je ne suis rien sans toi, je nâai pas de consistance physique propre, tu Ă©tais mon yin et jâĂ©tais ton yang et ainsi nous nous complĂ©tions naturellement dans un Ă©quilibre somme toute prĂ©caire. Seulement lâhorloge biologique a parlĂ©. Tu approches de la quarantaine et tous les sacrifices que tu as endurĂ©s pour moi jusque-lĂ , tu ne voudrais pas quâils soient vains, et que tu aies fait tout ça pour rien⊠Comme je te comprends. Jâaurais fait exactement la mĂȘme chose Ă ta place. Mais ce que tu me demandes est trop pour moi, ça me dĂ©passe complĂštement. Câest un trop lourd tribut Ă payer. Je ne mâen relĂšverais pas câest sĂ»r, si jamais nous devions comme tu lâespĂšres concevoir un enfant, et si jamais tu devais partir, comme lâont fait toutes les autres avant toi. Puisque les femmes partent toujours un jour en nous laissant tout seul le cĆur vide et le vague Ă lâĂąme. Si je te cĂšde ce serait uniquement pour te faire plaisir, te renvoyer lâascenseur comme on dit. Je ne suis mĂȘme pas sĂ»r de pouvoir lâaimer. DĂ©jĂ , tâaimer en soi mâa demandĂ© un terrible effort. Je pensais mon cĆur de pierre et froid comme du marbre. Il a fallu que tu tâarmes de patience ! Sans doute te dis-tu que tu rĂ©ussiras une fois de plus Ă me faire changer dâavis. Le calcul nâest pas faux en vĂ©ritĂ©. Et mĂȘme si aujourdâhui je freine des quatre fers, je nâai jamais dĂ©daignĂ© avec toi les parties de jambes en lâair. Bien au contraire ! Alors tu pourras sans doute toi aussi arrĂȘter la pilule sans me le dire et me faire un bĂ©bĂ© dans le dos. Oui sans doute, bien que tu prĂ©tendes que tu ne me feras jamais souffrir comme les autres mâont fait souffrir avant toi. Et je te croirais sans doute. Sauf quâelles disent toutes ça. Et il mâest difficile dĂ©sormais de dĂ©nouer le faux du vrai. JâespĂšre que tu comprendras⊠(Ton Pâtit Loup qui pense Ă toiâŠ) Nantes Le 21/11/21 Mon Amour, Encore un week-end lovĂ©e dans tes bras, je crois bien que je ne mâen lasserai pas. Tu vois, on peut encore avoir de trĂšs bons moments ensemble. Nous ne sommes pas Ă la fin de notre histoire, je le sens au plus profond de moi. MĂȘme si toi tu sembles en douter. Dâailleurs câest ta fragilitĂ© qui mâa fait tâaimer. Je crois que si cela nâavait pas Ă©tĂ© le cas, je serais passĂ©e Ă un autre. Tes failles, tes douleurs, tes interrogations, tes peines, toutes ces imperfections, câest ce que jâaime en toi ! Plus que toi au fond. Je crois. Ce nâest pas ton corps que jâaime, câest ton Ăąme imparfaite, câest bel et bien elle qui me fait de lâeffet. Tu me parles dans ta lettre de ton ex, lĂ encore quelle maladresse, et comme je te lâai briĂšvement expliquĂ© ce week-end, cela fait partie de ton chemin de vie, ce passĂ© te construit bon grĂ© mal grĂ©. Moi aussi jâai bien des casseroles. Chaque relation ne mâa pas laissĂ©e indemne. Elles font partie intĂ©grante de nous. Nous apprenons de nos Ă©checs, pour donner toujours le meilleur de nous-mĂȘmes. Nâen doute pas. Je serai toujours Ă tes cĂŽtĂ©s, ce genre de promesse-lĂ , je prĂ©fĂ©rerais mille fois me couper la langue, un bras ou bien me donner la mort plutĂŽt que de la trahir. Te trahir toi ! Tu es dâailleurs la seule personne Ă qui jâen fais une de telle sorte, pour te dire Ă quel point je te tiens en haute estime. Comme nous avons ri, comme nous avons bu aussi, et comme nous avons soumis nos deux corps haletants Ă lâĂ©treinte animale de lâamour ! Au point aujourdâhui dâen ĂȘtre encore fourbue. Mais mon Amour, câest si bon, ce genre de courbatures-lĂ , ça me fait sentir pleinement en vie. Et je sens encore le feu brĂ»lant que tu as allumĂ© en moi. Câest un grand incendie qui se rĂ©pand dĂ©sormais sur les prairies dâherbes sĂšches. Pour Ă©teindre tout cela les grands Canadairs nây suffiront pas⊠Pour te dire Ă quel point la passion nous a dĂ©passĂ©s. Je veux bien en ĂȘtre la cause ou la raison, je mâen fous. Si je dois ĂȘtre lâincendiaire de service je balancerai de bon grĂ© les cocktails Molotov tout autour de moi, une capuche sur la tĂȘte, et un foulard sur la bouche ; si câest pour te garder Ă mes cĂŽtĂ©s. Je prendrai les armes de la foi et je mâen irai faire la guerre sacrĂ©e pour dĂ©fendre mon pays. Puisque mon Loup, tu es mon seul pays, mon unique horizon ! Je ferai alors ma propre Intifada ! Je me ferai louve, je me ferai chienne ! Les dents plantĂ©es en avant, prĂȘte Ă mordre ! La mĂąchoire carrĂ©e et serrĂ©e du pitbull. Je dĂ©fie alors quiconque sâapprochera de toi, je lui arracherai la langue, je lui passerai lâenvie et lui referai le portrait en consĂ©quence. Elle sera dĂ©figurĂ©e Ă vie ! Acide et feu ! La pyromanie est en moi et il en sera toujours ainsi tant quâil me restera encore un souffle de vie. La flamme vacillante dâune allumette ou dâune bougie, et que par tes baisers tu ravives chaque jour que Dieu fait. Seulement voilĂ , plus je me rapproche de toi et plus tu mâesquives. Quand je remets le sujet sur la table, tu fais lâanguille. Je veux bien croire que tu nâaies pas envie dâen parler. Quâil te faille peut-ĂȘtre un peu plus de temps pour rassembler tous tes sentiments. Chaque jour qui passe tu te reconstruis, tu me fais lâimpression dâun grand brĂ»lĂ© qui retrouve greffe aprĂšs greffe lâusage de sa peau. Seulement rappelle-toi le temps passe inĂ©luctable, et Ă la fin de nous, il ne restera plus guĂšre que des os. Plus que des regrets et des poussiĂšres de sable perdus dans lâimmensitĂ© dâun dĂ©sert. Je tâaime, je tâaime ! Je tâaime mon Dieu ! Jâen deviendrais presque folle ! Cet enfant que je dĂ©sire tellement, tu sais quoi, je nâen veux pas. Si ce dernier me fait mâĂ©loigner de toi ! Je prĂ©fĂšre mille fois mâassoir dessus. Je ne suis pas Ă un sacrifice de plus. Sois en sĂ»r et certain, ce que je veux en cet instant prĂ©cis câest toi et seulement toi ! Le reste nâa plus dâimportance, au fond. Aucune valeur Ă mes yeux. Si Ă presque quarante ans je ne suis pas mĂšre câest que les choses ne devaient pas se faire voilĂ tout. Je ne serai pas mĂšre, câest entendu ! Ce nâest pas non plus la fin du monde, une sorte dâanĂ©antissement des sentiments, ou bien encore de lâexistence que la non existence. Jâavance dĂ©sormais sereinement sur le chemin de la vie avec toi Ă mes cĂŽtĂ©s Ă la recherche dâune nouvelle raison de vivre. Ma main posĂ©e dans la tienne. Sauf que jâai dĂ©sormais trouvĂ© ma nouvelle raison de vivre, et cette raison : câest toi ! Je te dis Ă vendredi prochain mon amour⊠Je tâaime et pense bien fort Ă toi ! Sarah Limoges, le 27 novembre 2021 ChĂ©rie, Que dire de plus qui nâa pas encore Ă©tĂ© dit ? Tu sais Sarah, avec toi jâai lâimpression dâavoir fait le tour de la question, ou que nous rĂ©pĂ©tons sans cesse la mĂȘme boucle Ă©motionnelle sur le théùtre absurde de notre amour. CoincĂ©s dans un des couloirs de lâespace-temps. Petites marionnettes que nous sommes, nous faisons alors des courbettes, nous piquons nos petites colĂšres comme des enfants, nous faisons notre cinĂ©ma, nous nous prenons dans les bras pour nous calmer, nous rapprocher, nous rassurer. Nous couvrons nos fronts encore tiĂšdes de tendres baisers, mais au fond, nous ne sommes plus que lâombre de nous-mĂȘmes. Je le sens au plus profond de moi, quelque chose sâest Ă©teint. Je nâai plus cette petite flamme que jâavais jadis pour toi et qui brĂ»lait dâardeur, tandis que nos corps en fusion se laissaient gagner par la sueur dans les draps blancs et dĂ©faits dâun grand lit. Seulement vois-tu, jâai lâimpression Ă©trange que ces draps-lĂ se sont transformĂ©s en suaires, et que la passion qui nous animait alors est restĂ©e enfermĂ©e Ă lâintĂ©rieur. Ă agonir dâennui, Ă gĂ©sir comme des gisants, mausolĂ©e de nous-mĂȘmes avec le rire figĂ© du masque tragique des premiers comĂ©diens. Massoud avait raison, il faudrait tous nous tuer, nous passer par le fil de lâĂ©pĂ©e, ou bien nous plaquer sur la joue le cruel sourire des anges. Pour nous faire passer toute envie de faux-semblants, dâhypocrisie, et surtout de sentiments⊠Tout est miĂšvre, dĂ©nuĂ© dâintĂ©rĂȘt autour de moi. Je vois des gens qui font semblant de sâaimer, des couples qui sâenlacent dans les parcs ou au cinĂ© et qui par derriĂšre mĂšnent une double vie pleine de compromissions faite de plaisir et de luxure. Je nâai pas du tout envie de devenir cette pĂąle caricature. Jâattends mieux de notre couple en somme. Alors pourquoi un enfant ? Pourquoi maintenant ? Ă une Ă©poque oĂč tout va trop vite dans un monde baignĂ© dâincertitudes. Nous nous cachons derriĂšre des masques, la maladie et la mort rĂŽdent autour de nous sans prendre de gant. Câest le bistouri du chirurgien qui nous refait le visage, qui nous botoxe les lĂšvres, nous fait gonfler les seins, sans oublier les fesses, nous fait tirer les rides pour ressembler Ă Monsieur et Madame tout le monde. La laideur alors saura tirer son Ă©pingle du jeu, puisque dans un monde oĂč nous serons tous beaux, la diffĂ©rence aura lâattrait des aurores. Je nous vois vieillir et jâapprĂ©cie cette petite vie qui sâĂ©coule de nous, jâaime ces petites pattes dâoie que tu as au coin des yeux. Ces petites cicatrices microscopiques que la vie tâa faites. Tes rides, jâen suis aussi un peu responsable, tout comme tu lâes de mes cheveux blancs. Ce sont les soucis, les alĂ©as. Ă la fois lâĂ©quation et lâinconnue ! Rien jamais ne dure et nous nous Ă©coulons par le goulot dâĂ©tranglement dâun sablier invisible. Et toi tu voudrais faire un enfant et le projeter dans cet horrible monde ? Mais pour quoi faire ? Dis-moi. Faut-il donc ĂȘtre cruelle ou Ă©goĂŻste Ă ce point pour ne pas penser Ă son avenir et que lui aussi va souffrir, sinon plus que nous-mĂȘmes dans cette vie rendue totalement invivable. Parfois je ressens le manque de toi Sarah, parfois aussi tu ne me manques pas. Comment te dire toutes ces choses-lĂ sinon attendre patiemment que tu les comprennes par toi-mĂȘme... (Pâtit Loup...) Nantes Le 29/11/21 Mon Pâtit Loup, Tu sais, parfois moi aussi jâen ai ma claque de la vie. Jâai envie de me tailler ailleurs, tailler la route comme on dit, me tailler les veines ou bien encore me tirer une balle ! Encore heureux mĂȘme jâai envie de dire, car sinon ça reviendrait Ă accepter ce monde dans lequel on vit comme il est sans volontĂ© ni espoir de changement. De trouver ça normal. Câest normal de se poser des questions, de douter, dâavoir peur. Pour une fois tu as raison mon Amour, tout est incertain. Et câest cette certitude qui nous fuit qui nous fait sentir en vie. Ă notre place ici-mĂȘme. Je veux dire perdu au milieu de nulle part. Mais dans toute cette incertitude me revient en plein visage une seule certitude : câest avec toi que je veux vieillir, câest dans tes bras que je veux mourir. Ce sont tes beaux yeux verts la derniĂšre chose sur Terre que je souhaite emporter avec moi dans la tombe. Alors je tâen prie tue-moi ! Ne fais pas semblant ! Tue-moi ! Ne joue pas avec mes sentiments ! Prends le revolver et nâhĂ©site pas une seconde, car moi je nâhĂ©siterai pas. Vise le cĆur ou bien ce maudit ventre qui te dĂ©goĂ»te tant. Rendu tout Ă fait inutile par ta conception trĂšs pessimiste et personnelle de la vie. Je ne serai pourtant pas aussi catĂ©gorique que toi lĂ -dessus. Une vie est une vie, lâhomme ne peut que sâenrichir de cette expĂ©rience de lâexistence. Donner la vie, câest accompagner au quotidien, soutenir sa progĂ©niture envers et contre tout, donner la vie câest lutter ! Dire que lâon refuse ce monde quâon nous impose par de la propagande dĂ©tournĂ©e. Donner la vie paradoxalement câest un acte militant ! La normalitĂ© câest se dresser poing levĂ© et cracher ses poumons dans lâair froid et sans avenir ! Hurler tout son dĂ©sarroi et quâon nâen veut plus de cette vie-lĂ ! Ce qui est anormal, câest que tu ne veuilles pas de moi. Que tu ne veuilles pas dâenfant pour laisser une trace derriĂšre toi. De ton passage, de ton sourire, de tes pensĂ©es Ă la fois utopistes et libertaires. Ou sinon quoi ? Ăcris un livre ou je ne sais pas. Un manifeste. CrĂ©e quelque chose de beau et dâimmortel ! Mets sur la table et ta peau et tes tripes et ton sang ! Frappe du poing sur la table putain ! Sauf que je ne tâai jamais vu prendre la plume pour dĂ©fendre tes idĂ©es et quâĂ la moindre difficultĂ© câest toujours toi le premier que je vois plonger au sol tĂȘte baissĂ©e. Enfouir trĂšs loin ta tĂȘte dans le sable comme une autruche, refuser lâĂ©vidence mĂȘme, la fatalitĂ© ainsi que les lois biologiques intrinsĂšques. Si tes parents, tes grands-parents ou un quelconque ancĂȘtre avaient pensĂ© la mĂȘme chose que toi, sache que tu nâexisterais pas, tu nâexisterais plus. Fin de lâhistoire. Plus dâhumanitĂ©, plus les problĂšmes qui vont avec. Plus la peine de se lever le matin pour aller trimer. Se tordre sur la machine. Plus de douleur, plus de souffrance mais aussi a fortiori plus dâexistence. Fin de chantier. Juste un grand NĂ©ant au milieu de tout ça. Un trou noir dans lequel il ne pousserait rien et qui irait grandissant. Nourri par lâamertume et les regrets. Ni Adam ni Ăve, ni encore moins de jardin dâEden, de pomme Ă la con et de serpent tentateur, ni boĂźte de Pandore ni PĂ©chĂ© originel. Pas de plaisir non plus, juste la platitude platonique dâune mer calme et sans vent. Ă en friser lâaphasie ! Alors toi et moi allongĂ©s dans un grand lit, câest fini ! Ou plutĂŽt ça nâaura jamais Ă©tĂ© ! Tu peux remballer bien haut tes idĂ©aux, et te la coller derriĂšre lâoreille. Au bout de quelques jours de grĂšve tu verras que ça nâen valait pas la peine et quâil Ă©tait bien triste dâen faire autant pour si peu. Du reste je ne tâai jamais vu impliquĂ© dans quoi que ce soit, tu nâas jamais ouvert ta gueule en grand. Sinon comme un poisson crevĂ© quâon a tirĂ© hors de lâeau. Je te trouve pathĂ©tique Pierre, sache-le. Je tâaime mais tu mâas plantĂ© un couteau en plein ventre. DĂ©sormais il ne tient quâĂ toi de mâachever, de lâenfoncer un peu plus loin afin que je ne ressente plus rien, ou le retirer en espĂ©rant que ce dernier nâait touchĂ© aucun organe vital. Du reste tu auras toujours du sang sur les mains. Si ce nâest pas celui de mon accouchement ce sera celui de mon point final Ă cette histoire-ci. Nous nous retrouverons ainsi dans cette vie ou bien dans une autre ! Nous en reparlerons Ă tĂȘte reposĂ©e dans quelques jours, en me relisant je me rends compte que je me suis un peu emportĂ©e, et que jâai rĂ©agi Ă chaud Ă la lecture de ta derniĂšre lettre. Pourquoi me fais-tu ça ? Pourquoi par moment me fais-tu devenir complĂštement folle ? Tu es le seul qui ne mâait jamais fait ça. Si ça ne veut rien dire pour toi, pour moi ça veut dire beaucoup. Ăa veut tout simplement dire que je tâaime ! Pardonne-moi de tâaimer ainsi⊠Sarah Limoges, le 1er dĂ©cembre 2021 Sarah, Ceci est la derniĂšre lettre que je tâenvoie, nâen attends plus dâautres de ma part, et surtout nâattends rien de moi. Je nâai absolument plus rien Ă tâoffrir. Je me sens comme vidĂ© ! Ce week-end câĂ©tait la goutte qui a fait dĂ©border le vase. Comme je te lâai dit nous deux câest fini ! On ne devrait jamais avoir Ă en arriver aux mains, Ă la violence, aux insultes et aux cris... DĂ©sormais il nây a plus de retour en arriĂšre possible. Je crois que tout a Ă©tĂ© dit... Je te demande maintenant de ne plus mâĂ©crire, me voilĂ gagnĂ© par la lassitude... Et si tu mâĂ©cris de toute façon sache que je ne te rĂ©pondrai pas. Je dĂ©chirerai tes lettres sans mĂȘme prendre le temps de les lire. Je les jetterai au feu. Ton souvenir est mort en moi, mort et enterrĂ©, nĂ©anmoins je te souhaite le meilleur pour la suite. Et mĂȘme, tout le bonheur du monde ! Un ami proche viendra chercher le reste de mes affaires dans les jours Ă venir. Jâai pris le nĂ©cessaire pour plusieurs semaines, ne tâen fais pas. Ma dĂ©cision est prise, je lâai mĂ»rement rĂ©flĂ©chie depuis de nombreuses semaines, je ne fais pas ça sur un coup de tĂȘte. Ce nâest pas un break, câest une rupture sans prĂ©avis ! CâĂ©tait sans doute la meilleure dĂ©cision Ă prendre du reste, depuis que je suis rentrĂ© sur Limoges je me sens comme libĂ©rĂ© dâun poids. Je te demande Ă©galement de ne pas essayer de me joindre au tĂ©lĂ©phone, ou via les rĂ©seaux sociaux, sinon je me verrai dans lâobligation de te mettre en bloquĂ©. Je te demande aussi bien Ă©videmment de ne pas venir me voir sur Limoges. Si tu as encore un minimum de respect pour nous deux et ces quatre annĂ©es passĂ©es ensemble tu respecteras je lâespĂšre ces quelques volontĂ©s. VoilĂ , lâheure est venue oĂč nos chemins se sĂ©parent. Ce nâest pas la fin dâune histoire dâamour bien au contraire, câest le dĂ©but dâune nouvelle aventure. Je te souhaite du fond du cĆur que la tienne soit enrichissante et Ă la hauteur de tes attentes et que tu tâaccomplisses enfin en tant que femme puisque je nâai pas su tâoffrir cette vie-lĂ dont tu rĂȘvais tant. Tu la trouveras bien dans les bras dâun autre homme, aprĂšs tout, je ne me fais aucun souci pour toi⊠En attendant je me sens nul, je me sens minable et je vais trĂšs vraisemblablement noyer mon chagrin dans lâalcool, aprĂšs tout je ne suis quâun sale ivrogne qui ne pense quâĂ lui, je nâarriverai jamais Ă rien dans la vie, câest toi mĂȘme qui me lâas dit ! Adieu donc... (Pierre) (MontrĂ©al, le 1er juin 2042) Mes trĂšs chers parents, Je suis heureuse en ce jour ĂŽ combien particulier pour vous de vous annoncer un trĂšs heureux Ă©vĂ©nement, sinon deux. Mais tout dâabord je tiens Ă vous fĂ©liciter pour vos vingt ans de mariage ! Ce sont cette annĂ©e vos noces de porcelaine, cela rappellera sans doute Ă papa ses deux annĂ©es dâĂ©tudes passĂ©es Ă Limoges. Vingt ans câest aussi lâĂąge radieux que jâaborde aujourdâhui. Avec le sourire au coin des lĂšvres quand je pense Ă vous, mĂȘme si cela vous ne le voyez pas, mais tout du moins vous pouvez lâimaginer. Je suis si heureuse et je tiens Ă vous faire partager tout mon bonheur ! Papa, maman, tenez-vous bien : je vais ĂȘtre mĂšre ! Avec François nous avons finalement dĂ©cidĂ© de nous jeter dans le grand bain ! La dĂ©cision nâa pas Ă©tĂ© facile Ă prendre dâautant plus que nous ne sommes pas encore installĂ©s professionnellement parlant. Mais tout du moins nous avons un toit au-dessus de notre tĂȘte. De plus nous formons François et moi un couple fusionnel et aimant, bien que nous nous disputions parfois. Nos disputes nâen sont que plus savoureuses puisquâelles nous font sentir plus unis encore et bien vivants ! Je lâaime Ă en mourir et lui mâaime aussi. Nous souhaitons de fait donner tout cet amour qui transpire de nous Ă un pâtit bout dâchou ! Nous allons faire les choses bien, François mâa fait sa demande en mariage hier. Aussi vous allez bientĂŽt ĂȘtre conviĂ©s Ă venir nous rejoindre ici au QuĂ©bec pour cĂ©lĂ©brer notre union devant Dieu. Le temps que je confectionne les faire-part et que je vous les envoie. Je souhaitais toutefois vous prĂ©venir en premier tellement la joie inonde mon cĆur. Il va me passer la bague au doigt et jâaurai une jolie robe blanche tout comme toi maman ! Je vais ĂȘtre resplendissante tout comme toi tu lâas Ă©tĂ© avant moi ! Quand je regarde le vieil album de famille et vos photos de mariage, je me dis que jâai vraiment la chance de vous avoir comme parents. Vous mâavez donnĂ© la vie, et je ne vous en serai jamais assez reconnaissante. Bien que loin de vous, vous restez Ă chaque instant prĂ©sents dans mon cĆur, et oĂč que jâaille vous mâaccompagnez. Bien Ă©videmment je vous demande de lâĂȘtre en chair et en os pour le jour de la cĂ©rĂ©monie et aussi pour la naissance du petit. Ou de la petite, puisquâon ne sait pas encore le sexe. François et moi on se tĂąte, on se demande mĂȘme si on a envie de le savoir. On prĂ©fĂ©rerait presque que ce soit une surprise le jour J, un peu comme une pochette surprise ou un cadeau au papier brillant que lâon dĂ©balle au pied du sapin. Dâailleurs le bĂ©bĂ© est prĂ©vu pour NoĂ«l, cela tombe bien, car cette annĂ©e vous deviez le passer parmi nous. Je me fais une telle joie de vous revoir, les visios et les lettres empĂȘchent quelque peu les embrassades et les Ă©treintes. Jâaimerais tant que vous soyez lĂ prĂšs de moi en cet instant prĂ©cis afin que je puisse vous serrer trĂšs fort dans mes bras. Je vous dois tout, mon bonheur, ma vie ! Mon Ă©ducation et tout lâamour et la confiance que vous avez placĂ©s en moi. Jâaimerais tant pouvoir vous le rendre au centuple. Aussi quand je suis tombĂ©e par erreur sur cette petite boĂźte lâautre jour contenant quelques-unes de vos lettres, jâai eu du mal Ă le lire et Ă le croire. Jâavais sans doute dĂ» ouvrir quelque boĂźte de Pandore ou bien entrouvrir une porte restĂ©e longtemps secrĂšte et Ă demi ouverte. Vous Ă©tiez au bord de la rupture Ă cette Ă©poque et pourtant je vous vois si radieux et si amoureux, comme au premier jour ; je me dis que vous avez trĂšs certainement fait le meilleur choix qui soit : celui de la vie ! Et la petite vie que je suis mais aussi que je porte en moi aujourdâhui vous en remercie du fond du cĆur. Je voudrais pouvoir crier Ă la face du monde et hurler sur tous les toits Ă tue-tĂȘte que Pierre et Sarah sont mes trĂšs chers parents et que jâen suis fiĂšre malgrĂ© tous les alĂ©as de la vie ! Vous vous ĂȘtes perdus, vous vous ĂȘtes retrouvĂ©s, puis vous mâavez eue et vous vous ĂȘtes unis devant Dieu ! Vous avez su tenir les belles promesses dâengagement que vous avez pu vous faire. Et je suis trĂšs fiĂšre dâavoir reçu votre Ă©ducation, la couleur de vos yeux, de vos cheveux. Je suis un peu le mĂ©lange de vous deux, en somme le meilleur hĂ©ritage qui soit ! JâespĂšre que notre enfant aura aussi cette chance-lĂ , celle de vous avoir encore longtemps pour grands-parents. JâespĂšre aussi du fond du cĆur que nous rĂ©ussirons Ă nous voir plus souvent. Pourquoi aprĂšs tout ne pas venir vous installer par chez nous, certes les hivers sont froids ici mais les maisons en bois sont bien chauffĂ©es et chaleureuses de nous ! Je pourrais vous aider Ă trouver un logement. Depuis que papa est Ă la retraite jâimagine que vous devez ĂȘtre pĂ©tris dâennui. Et toi ma petite maman jâespĂšre que ton dos va mieux et que tes rhumatismes te laissent un peu tranquille. VoilĂ je vous laisse et vous envoie un peu de mon bonheur en ce jour un peu particulier pour vous. Je vous aime papa, maman ! Et vous dis Ă trĂšs trĂšs vite ! Votre fille qui vous aime trĂšs fort : Piedra !
- Femelles
Moi câest Lady Di, seulement Di, pour les intimes. Ouais, je sais, ça claque comme nom. Avant, je nâen avais pas. Je crois quâon mâavait attribuĂ© un numĂ©ro. Du moins, câest ce qui Ă©tait Ă©crit sur ma cage. Ce sont Aja et Medeina qui me lâont donnĂ©, les deux humains qui mâont sortie de lâĂ©levage intensif oĂč jâĂ©tais pour mâemmener au refuge Cotcot, lĂ oĂč ils travaillent. Ils lâappellent « le paradis sur Terre des animaux ». Ăa donne envie, pas vrai ? Pour une poule rĂ©formĂ©e de trois ans comme moi, lâendroit me semble idĂ©al. Je dĂ©barque donc dans ce lieu féérique qui me change TO-TA-LE-MENT de lâendroit oĂč jâĂ©tais avant. Imaginez-vous des prĂ©s tout verts, avec une herbe grasse et abondante (je nâen avais jamais vu auparavant mais que câest beau !), des arbres tous plus majestueux les uns que les autres, des animaux qui vivent (presque) en libertĂ© (parce que bon, il y a bien des clĂŽtures mais on mâa assurĂ© que câĂ©tait pour notre propre sĂ©curitĂ©). Et puis les pensionnaires ont lâair heureux ! Aja et Medeina mâont dâabord prĂ©sentĂ© Charles, un cochon de quinze ans qui claudique un peu. LĂ oĂč il se trouvait, les humains donnaient des coups dans les pattes des cochons pour quâils sâĂ©cartent plus vite de leur passage. Je reconnais bien lĂ le dĂ©sir de rapiditĂ© et de productivitĂ© Ă lâhumaine. Jâai aussi fait la connaissance de Marguerite, une velle de trois mois que sa maman, EugĂ©nie, a mise au monde au refuge Ă son arrivĂ©e. Toutes deux sont trĂšs timides. Il faut dire que les multiples sĂ©parations entre EugĂ©nie et ses bĂ©bĂ©s lâont quelque peu refroidie. Tout comme le rĂ©cit de ces dĂ©sunions a profondĂ©ment marquĂ© Marguerite. Et puis jâai rencontrĂ© Manu, un mouton Ă©lĂ©gant et beau parleur, qui nâa de cesse de raconter combien il Ă©tait le plus fort et le plus respectĂ© de tous dans le bĂątiment oĂč il se trouvait â mais, en mĂȘme temps, il est toujours plus facile de se vanter devant des personnes qui ne peuvent confirmer ou infirmer une histoire donnĂ©e. Et lĂ , rĂ©vĂ©lation. Sâavance devant moi une apparition, que dis-je une apparition ?, une divinitĂ© parmi les divinitĂ©s animales de ce monde. Une truie, magnifique. StĂ©phanie. Telle un modĂšle se pavanant sur son podium, une Antigone fiĂšre et inĂ©branlable, la ClĂ©opĂątre au groin proĂ©minent, elle caresse de ses pieds pointĂ©s lâherbe fraĂźche sur laquelle la rosĂ©e perle encore. Soudain, elle chute. Nâallez pas croire que ce dĂ©tail altĂšre la description mĂ©liorative mais surtout vĂ©ridique que nous en avons faite. Non, elle a, mĂȘme dans sa façon de tomber, une grĂące Ă©vidente, parfaite, qui se passe de mots. Et sa voix. Sa voix mĂ©lodieuse et chaude, ponctuĂ©e de petits grognements folĂątres. Comme jâaime cette voix. Comme jâaime cette truie. Je viens Ă peine de la rencontrer mais je sais dĂ©jĂ que câest le dĂ©but dâune grande amitiĂ©. * * * AprĂšs avoir Ă©changĂ© quelques mots de prĂ©sentation, jâose enfin, poussĂ©e par ma curiositĂ© naturelle, lui demander ce qui lâa conduite ici. Elle me livre un tĂ©moignage qui me hĂ©risse les plumes : - Pour ce qui est de ma naissance, jâai vraiment peu de souvenirs. Je me rappelle juste du froid (je suis nĂ©e en plein hiver) et de ce sol tout dur, en bĂ©ton. Des mamelles de maman, aussi, et du bon goĂ»t de son lait. Jâai davantage de souvenirs de quand jâĂ©tais adulte lĂ -bas. Je me souviens bien des insĂ©minations â câĂ©tait assez⊠étrange comme pratique. Puis on nous mettait dans un enclos collectif par groupe dâune dizaine ou dâune quinzaine de truies, en fonction de notre poids. Ăa non plus câĂ©tait pas trĂšs plaisant. Mais ce qui Ă©tait encore moins plaisant câest quand, une semaine avant la mise bas, on nous plaçait dans des cages individuelles. Comme elles faisaient tout juste notre taille, il nous Ă©tait impossible de nous retourner : nous ne pouvions que nous mettre debout, assises ou allongĂ©es. Le bĂ©ton nous abĂźmait la peau et provoquait des blessures, et le confinement mettait Ă mal nos articulations. Je mâennuyais comme jamais je me suis ennuyĂ©e. Dâailleurs, jâavais pris pour habitude de mordiller les barreaux de ma cage, histoire de faire passer le temps. Heureusement quâil y avait la nourriture pour nous distraire un peu ! Quand jâai eu ma premiĂšre portĂ©e (quinze petits porcelets), jâai compris ce que ça voulait dire « ĂȘtre maman ». Je voulais les protĂ©ger, tu vois, mais bon, plus facile Ă dire quâĂ faire dans de telles circonstances. Certains de mes petits se coinçaient les pattes dans les fentes du caillebottis et mourraient lĂ , faute de pouvoir se libĂ©rer. Quand un humain a saisi deux ou trois de mes petits, les plus chĂ©tifs, je nâai pas vraiment compris ce quâil se passait, jusquâĂ ce que je le voie les « assommer » en leur frappant la tĂȘte contre une barriĂšre mĂ©tallique, juste sous mes yeux. Il a ensuite reportĂ© ces incidents sur la fiche fixĂ©e devant ma cage. JâĂ©tais⊠dĂ©truite. Que veux-tu, Di, il faut croire que les humains (sauf Aja et Medeina, bien sĂ»r), ne nous voient que comme de la chair Ă saucisse. Ils ont lâair dâoublier que nous sommes capables dâaffection. Au bout dâune semaine, on mâa enlevĂ© tous mes porcelets. Ăâa durĂ© quelques heures avant quâon me les redonne. On les avait castrĂ©s, leur avait coupĂ© la queue et limĂ© les dents â sans anesthĂ©sie, bien Ă©videmment. Tout cela pour Ă©viter quâils mâabĂźment les mamelles et que mes bĂ©bĂ©s mĂąles ne deviennent cannibales une fois enfermĂ©s dans lâenclos dâengraissement. Ils ont Ă©galement reçu les premiĂšres vaccinations, et sont restĂ©s avec moi pendant trois semaines. Puis je ne les ai jamais revus. Et rebelotte pendant deux ans, avec deux portĂ©es par an. Je pense tous les jours Ă mes petits qui doivent ĂȘtre tous morts depuis, dans les ventres bien repus des humains, ou plus certainement dans leurs fosses septiques. La premiĂšre fois que jâai vu la lumiĂšre du jour, câest quand Aja et Medeina sont venus me chercher. Ils Ă©taient entourĂ©s dâune aurĂ©ole dorĂ©e, jâai cru que câĂ©taient des dieu et dĂ©esse. Je nâoublierai jamais ce moment. Un tĂ©moignage pareil ne peut vous laisser indiffĂ©rente. Je vois au fond de ses yeux noirs sa profonde tristesse et sa grande force face Ă cette vie de souffrances injustifiables. Mais je vois aussi toute sa beautĂ© et son amour pour les autres qui irradient. Jâessuie dĂ©licatement, du bout de mes plumes, une larme qui glisse le long de sa joue. Je lui promets que dĂ©sormais nous sommes ensemble et que nous ne nous quitterons plus. Câest le moment quâont choisi Aja et Medeina pour arriver vers nous, en poussant une brouette remplie de victuailles. De quoi nous redonner le sourire, au moins pour un temps. Au menu ce midi, des pommes, carottes et betteraves ainsi que du quinoa et de la luzerne pour StĂ©phanie ; un mĂ©lange de maĂŻs, orge et blĂ©, des fraises et du concombre pour moi. Câest la premiĂšre fois de ma vie que je vois des fruits et des lĂ©gumes ; comme câest beau toutes ces couleurs, et que câest bon ! Je sens la chair tendre et sucrĂ©e de la fraise se rompre dans mon bec, lâeau du concombre dĂ©gouliner le long de mon barbillon et de mon cou, les graines glisser dans mon Ćsophage. Câest dĂ©licieux. Câest merveilleux. Et dire que je mangeais de la poudre Ă longueur de journĂ©e lĂ oĂč jâĂ©tais avant ! Je jette un coup dâĆil Ă StĂ©phanie, qui dĂ©vore goulĂ»ment son repas. Elle sâest habituĂ©e Ă cette nourriture de qualitĂ©. Normal, elle est lĂ depuis deux ans maintenant. AprĂšs avoir fait le tour des pensionnaires, Aja et Medeina reviennent vers StĂ©phanie et moi et sâassoient auprĂšs de nous. Si vous voulez mon avis, ce sont de trĂšs beaux spĂ©cimens humains. Aja a de grands yeux bruns et dâirrĂ©guliĂšres fentes parsĂšment son visage, ce que vous nommez « rides ». Un nom bien laid pour des traits si poĂ©tiques. Je trouve ça beau la vieillesse, je nâavais jamais vu une personne ĂągĂ©e avant ; ne dit-on pas chez les humains quâelle est aussi signe de sagesse ? Medeina est pĂ©tillante et grosse ; elle porte au poignet droit deux bracelets qui tintent quand elle remue son bras. Son sourire large et imparfait, ses fossettes aux deux joues lui donnent un air dâune sympathie inĂ©galable. Aja tend vers moi ses mains dâĂ©bĂšne et les glisse sous mes ailes pour masser dĂ©licatement mes flancs. StĂ©phanie sâest laissĂ©e tomber sur le cĂŽtĂ© afin que Medeina lui gratte le ventre. Je grave ce moment dans ma mĂ©moire. Câest si agrĂ©able. Je ferme les yeux Ă demi, ne vois plus quâune vague tache rose Ă la place de mon amie, le vert de lâherbe qui mâentoure et je me laisse porter par ce plaisir serein, un plaisir tout nouveau pour moi et incomparable. Je voudrais que ça dure toujours. Aja et Medeina finissent par nous quitter mais, je ne saurais lâexpliquer, ce moment passĂ© avec eux a laissĂ© en moi une profonde sensation de bien-ĂȘtre. Je me sens une nouvelle poule, plus forte, plus fiĂšre. Je suis enfin respectĂ©e et aimĂ©e comme je le mĂ©rite. Ăa fait du bien, vraiment. StĂ©phanie me sort de mes pensĂ©es : - Tu vois, la vie est belle ici, nâest-ce pas ? Câest comme ça tous les jours. Jâimagine que toi non plus tu nâas pas dĂ» avoir une vie facile avant dâarriver ici⊠- Effectivement. CâĂ©tait un peu dans la mĂȘme veine que pour toi, Steph : pas terrible. Les humains ont cru bon de nous enfermer par dix dans des cages oĂč nous nâavions que trĂšs peu de place et nous ne pouvions, bien Ă©videmment, ni Ă©tendre nos ailes, ni faire fonctionner nos muscles Ă cause de cette promiscuitĂ©. Nos cages sâempilaient sur plusieurs mĂštres de hauteur et sâĂ©tendaient dans ce hangar sur plusieurs centaines de mĂštres. Moi non plus, je nâavais jamais vu le soleil avant de sortir de cet endroit plus quâinsalubre â de grands pans de poussiĂšre pendaient du plafond, le sol Ă©tait jonchĂ© de souris mortes et nos Ćufs, qui tombaient devant nos cages grĂące au sol inclinĂ©, Ă©taient recouverts de poux. LâĂ©clairage artificiel Ă©tait constamment allumĂ©, de sorte que nous croyions quâil faisait jour tout le temps afin que nous mangions en plus grande quantitĂ© et que nous produisions davantage dâĆufs. MĂȘme le sol de nos cages Ă©tait grillagĂ©, ce qui, soit dit en passant, nous abĂźmait beaucoup le dessous des pattes. Nous ne pouvions pas gratter le sol, comme je le fais ici, ni chercher notre nourriture. Tout Ă©tait fait et pensĂ© pour accroĂźtre notre rentabilitĂ©. Je suis restĂ©e lĂ -bas un an et jây ai pondu plus de trois cents Ćufs â jâavais tout le temps de les compter et de les voir rouler un par un le long du grillage en pensant que, si un Monsieur coq avait Ă©tĂ© lĂ , jâaurais Ă©tĂ© mĂšre dâune grande famille. Parfois, la course des Ćufs Ă©tait freinĂ©e par des cadavres de poules qui traĂźnaient ici et lĂ sur le sol. Ne va pas croire que ces carcasses Ă©taient retirĂ©es des cages. Non, les humains ne perdaient pas de temps Ă cela. Elles restaient lĂ , plusieurs jours, plusieurs semaines et se dĂ©composaient sous nos yeux, jusquâĂ atteindre le stade de poules momifiĂ©es rendues grisĂątres par les effets du temps. Nos becs Ă©taient assurĂ©ment coupĂ©s sans anesthĂ©sie quand nous nâĂ©tions encore que des poussins afin dâĂ©viter le cannibalisme et que nous ne nous blessions par piquage. MĂȘme sâils Ă©taient amputĂ©s, nous trouvions tout de mĂȘme le moyen de nous arracher des plumes et de causer des plaies bĂ©antes. Comme tu peux le voir, je suis mise Ă nue devant toi, Steph, au sens propre comme au figurĂ©. - Di, je te promets que les horreurs que tu as vĂ©cues, tu ne les revivras plus jamais. Et certainement pas ici. Comme tu me lâas dit : nous sommes ensemble dĂ©sormais et rien ne pourra nous sĂ©parer. Je suis si heureuse de tâavoir rencontrĂ©e et je crois au destin qui tâa mise sur ma route et moi sur la tienne afin que nous partagions nos histoires de vie. Voudrais-tu que nous Ă©crivions une chanson pour cĂ©lĂ©brer cette rencontre ? Depuis que je suis ici, je me plais Ă inventer des mĂ©lodies et des paroles et je serais heureuse de crĂ©er quelque chose avec toi. Je suis Ă©videmment trĂšs enthousiaste Ă cette idĂ©e et StĂ©phanie et moi commençons Ă rĂ©flĂ©chir Ă une chanson⊠Hey, hey, moi câest Lady Di Hey, hey, moi câest StĂ©phanie Hey, hey, nous sommes deux amies Au refuge Cotcot câest trop la folie Câest lâhistoire dâune poule qui rencontre une truie Et toutes deux se lient de sympathie Elles se racontent leurs histoires respectives Les Ă©levages intensifs, on les met aux archives NaĂźtre truie câest vraiment pas aisĂ© Tu passes tes journĂ©es Ă allaiter Tes petits meurent sous ton propre ventre Et puis aprĂšs, câest toi quâon Ă©ventre Hey, hey Ătre poule câest pas cool non plus Tu ponds jusquâĂ câque tu nâen puisses plus Tâes enfermĂ©e dans une petite cage Puis tu finis en steak Ă un certain Ăąge Vous savez quoi ? Les vĂ©gans sont malins : Manger de la viande, câest pas bĂ©nin Au goĂ»t peut-ĂȘtre mais pas pour la planĂšte Ni pour les animaux Ă qui on coupe la tĂȘte Hey, hey, câest toujours Lady Di Hey, hey, câest toujours StĂ©phanie Hey, hey, les deux meilleures amies Le refuge Cotcot câest pour la vie ! * * * - Tu imagines, Steph, si tous les humains devenaient vĂ©gans ? Ăa me paraĂźt tellement impossible⊠Mais ce serait le paradis pour nous ! Finis lâenfermement, lâexploitation, la dĂ©sanimalisation constante! Toutes les poules de la Terre pourraient connaĂźtre les joies de se balader en libertĂ©, de voir le soleil et ses belles couleurs quand il se couche, lâherbe verte ; elles gratteraient le sol, chercheraient leur nourriture Ă longueur de temps ! - Et toutes les truies du monde pourraient se rouler dans la boue quand bon leur semble, rester avec leurs petits et les cajoler, ne plus ĂȘtre prises pour des utĂ©rus sur pattes et du bacon ! - Le rĂȘve, nâest-ce pas ? - Oui, le rĂȘve⊠Nous marquons un silence, imprĂ©gnĂ©es des images qui nous viennent en tĂȘte. - Steph, tu crois que ça arrivera un jour ? - Je ne sais pas⊠Aja et Medeina disent que de plus en plus dâhumains sâintĂ©ressent Ă nous et Ă la façon dont nous sommes traitĂ©s mais que la plupart dâentre eux ne prennent pas conscience que ce sont des corps quâils consomment alors quâeux-mĂȘmes seraient incapables de nous assassiner. - Je pense quâil faudrait que les humains nous rencontrent, viennent nous voir au refuge pour se rendre compte que nous sommes bien plus que de la nourriture et quâils ne peuvent plus nous maltraiter comme ils le font. StĂ©phanie marque un temps avant de me rĂ©pondre. - Il faudrait que les animaux dâĂ©levage se rebellent. - Comment veux-tu faire ça ? Toi comme moi Ă©tions enfermĂ©es, il nous Ă©tait impossible de faire quoi que ce soit dâautre que manger et enfanter ! - Oui. Mais quand mĂȘme, il faudrait quâils le fassent. Je ne sais pas, ça existe bien les histoires dâanimaux qui rĂ©ussissent Ă sâenfuir dâĂ©levages⊠Sâils agissaient collectivement, ils pourraient peut-ĂȘtre parvenir Ă quelque chose. Câest ce qui nous manque dans les Ă©levages : la force collective. On est lĂ , on subit, on se plaint, on sâĂ©nerve, on se violente entre nousâŠTout le monde rĂȘve de sâenfuir mais personne ne pense Ă sauver les autres ! Nous, les animaux dâĂ©levage, nous sommes intelligents, malgrĂ© ce que doivent penser beaucoup dâhumains. Nous aurions pu le faire, Di. Nous aurions pu essayer de sauver nos sĆurs. Jâaurais pu essayer de sauver mes bĂ©bĂ©s. - Oui, nous aurions pu essayer.
- Elles
Encore cinq minutes, non cinq heures, telle fut la pensĂ©e de ZoĂ© lorsque sonna son rĂ©veil. Sa seule motivation Ă se lever fut la hĂąte de voir le soir arriver. Le soir, un horizon tellement lointain que celui de la veille Ă©tait plus proche que celui du jour mĂȘme. ZoĂ© arriva vers 5h45 alors que les lĂšve-tĂŽt formaient une queue dĂ©jĂ consĂ©quente devant la prĂ©fecture. Certains avaient apportĂ© une chaise de camping et, un bandeau sur les yeux, ils replongeaient dans les bras du marchand de sable. ZoĂ©, elle, se rĂ©chauffait de la froide nuit dâoctobre dans son manteau, les doigts agrippĂ©s Ă son thermos de cafĂ© brĂ»lant. Et lâattente commença, longue, ennuyeuse, infinie. Autour de ZoĂ©, les gens sâanimĂšrent ; certains lisaient un bouquin, dâautres berçaient leur bĂ©bĂ© et dâautres encore, bonnes Ăąmes, distribuaient des biscuits aux chocolat. On sympathisait les uns avec les autres, parlait dans les langues du monde entier, se racontait son parcours et ses origines. LĂ ce nâest pas gĂȘnant, se rĂ©jouit ZoĂ©, ce nâest pas comme quand on mâarrĂȘte au milieu de la rue en me criant « Turc ! » sans raison. Ou encore ce vieil homme au supermarchĂ© qui me racontait Ă quel point il aimait lâAmĂ©rique Latine et Ă quel point jâavais lâair dâune princesse exotique. Laissez-moi monsieur, jâachĂšte des pĂątes. Quand je rĂ©ponds que je suis Française pour leur clouer le bec et quâils me rĂ©torquent que ma peau nâest pas blanche, je devrais regarder la couleur de mon bras et mâexclamer : « Oh mon Dieu ! Quâest-ce quâil sâest passĂ© cette nuit ? » Enfin, 8h30 sonnĂšrent, les fonctionnaires pouvaient recevoir leur public. AprĂšs avoir traversĂ© avec succĂšs les dĂ©tecteurs de mĂ©tal, ZoĂ© et son prĂ©cieux sac se dirigĂšrent vers lâĂ©tage qui leur Ă©tait destinĂ©. ZoĂ© obtint le numĂ©ro 59E et, au chaud cette fois, lâattente recommença. Cinquante-huit personnes Ă attendre, cinquante-sept, cinquante-six, cinquante-cinq⊠De tous cĂŽtĂ©s, des malheureux pleuraient ou sâĂ©nervaient sans obtenir lâaide attendue. Ă un guichet, une vieille dame essayait de se faire comprendre en hĂ©breu ou dans une autre langue que ZoĂ© ne reconnaissait absolument pas, et lâagent de lâautre cĂŽtĂ© de la vitre non plus. Il essaya de correspondre en français, puis en anglais mais non, le dialogue Ă©tait impossible et empĂȘchait tout mouvement. Lâintervention inopinĂ©e dâun Ă©tranger rĂ©solut la situation. Dix-sept, seize, quinze⊠à 10h30 pile, le ticket gagnant sâafficha sur lâĂ©cran. ZoĂ© se prĂ©senta devant la fonctionnaire qui lui demanda son dossier : passeport, carte dâidentitĂ©, acte de naissance, lâauthentique et une copie, justificatif de domicile de moins de trois mois, certificat de scolaritĂ© de lâannĂ©e en cours, preuve dâassiduitĂ©, traduction des chiffres du relevĂ© bancaire et ancien titre de sĂ©jour pour recevoir le Graal, le nouveau. Le titre de sĂ©jour qui lâautorisait Ă rester un an de plus en France car, non, Maurice nâest pas française comme le pensait cette dame Ă Versailles. Elle avait insistĂ© auprĂšs de ZoĂ©. Vous en ĂȘtes sĂ»re ? ZoĂ© en Ă©tait extrĂȘmement sĂ»re. Et comme certains le prĂ©sument, les Mauriciens ne viennent pas non plus de Mauritanie, dĂ©solĂ© de vous dĂ©cevoir. Une signature plus tard, sa nouvelle carte en main, ZoĂ© sortit de la maison des fous, salua le soleil et se mit en route pour rejoindre sa classe. Le prochain cours Ă©tait sur le point de commencer. La place Ă cĂŽtĂ© dâAlice lâattendait. â Alors, tu as rĂ©ussi Ă vaincre le systĂšme administratif ? â Yes, jâai officiellement le droit de rester en France. Par contre rĂ©veille-moi si je mâendors. LâarrivĂ©e du prof fit taire les conversations en cours. « Bonjour Ă tous. JâespĂšre que vous nâĂȘtes pas fatiguĂ©s⊠Personne ? Parfait. Aujourdâhui, câest vous qui allez parler. Je vous donne un sujet et vous en dĂ©battez deux par deux⊠Non pas avec votre voisin mais par⊠tirage au sort, oui, câest ça ! Ah je vois la joie Ă©clairer vos visages. » Alice et ZoĂ© furent sĂ©parĂ©es par le sort qui lia le nom dâHugo Ă celui de la premiĂšre. Alice ne le connaissait pas particuliĂšrement ; câĂ©tait une bonne occasion de parler. Elle le rejoignit au fond de la classe au moment oĂč le prof distribua un petit papier avec « MeToo, un an aprĂšs » Ă©crit dessus. Alice ne sut si elle devait se rĂ©jouir ou non. Y a-t-il encore besoin dâen dĂ©battre ? Il nây a plus de controverse Ă dire que toute forme de harcĂšlement sexuel est inacceptable. â Jâen ai marre de parler de ça, dĂ©marra Hugo. â Tu en as marre de parler de lâavancĂ©e de la cause des femmes ?, lâinterrogea Alice. â Ă cause de ça, ça fait un an que nous, les hommes, on est culpabilisĂ©s dĂšs quâon bouge le petit doigt ou quâon ouvre la bouche. On nâa plus le droit ni de faire, ni de dire ce qui nous chante. â Chante tant que tu veux, tant que tu ne nuis Ă personne. Nous ne nous sentons coupable que si notre comportement est Ă remettre en cause. â Mon comportement va trĂšs bien. Tu insinues encore que tous les hommes sont sexistes. â Je ne dis pas que tous les hommes sont sexistes mais que cent pour cent des femmes en sont victimes. Câest à ça que sert le fĂ©minisme. â Le fĂ©minisme veut nous dominer comme les hommes vous ont dominĂ©es. â Il veut instaurer lâĂ©galitĂ© entre les genres. â LâĂ©galitĂ© qui existe dĂ©jĂ . On a, genre, les mĂȘmes droits, la mĂȘme Ă©ducation, des femmes obtiennent de hautes positions comme euh⊠Angela Merkel. â Comme qui dâautre ? Vas-y, cite en dix puis aprĂšs le double dâhommes. Et tant quâon y est, tu sais que les hommes ont toujours un salaire dix pour cent supĂ©rieur Ă celui des femmes ? â Le salaire de lâun contrebalance celui de lâautre dans un couple⊠â Câest complĂštement stupide. Tu impliques quâune femme qui fait exactement le mĂȘme travail quâun homme doit obligatoirement ĂȘtre en couple, avec un homme, pour que leurs deux salaires soient « contrebalancĂ©s ». Tu appelles cela lâĂ©galitĂ© ? Le prof qui passait voir tous les duos arriva Ă leur niveau. â Alors, qui est le roi ou la reine du dĂ©bat ? Ă la fin du cours, Alice rejoignit son groupe dâamis Ă la cafĂ©tĂ©ria qui proposait des cĂŽtes de porc au menu du jour. Assis Ă leur table de six, Simon sâinquiĂ©ta de lâabsence de SolĂšne. « Vous reprendrez du gĂąteau, mamie ? » Le repas de famille auquel participait SolĂšne touchait Ă sa fin. Tata Caroline resservait une part de dessert que son oncle avait prĂ©parĂ© tandis que sa grande sĆur sâĂ©touffait Ă cause du cacao en poudre qui parsemait sa deuxiĂšme part. SolĂšne lui tapa dans le dos et Ă©changea avec elle un regard complice. La conversation battait son plein. Les accents que lâon dissimulait Ă la ville réémergeaient en compagnie des siens. Les grands-parents cĂŽte Ă cĂŽte depuis soixante ans, cĂŽte Ă cĂŽte Ă la table qui cĂ©lĂ©brait leur union nâĂ©coutaient ni nâentendaient plus les mots de la discussion. Ils assistaient Ă ce brouillard joyeux qui les honore et les ignore. Ah ça doit leur faire plaisir de voir du monde, eux qui ne peuvent plus sortir. Tous les cousins rattrapaient le temps quâils nâavaient pas passĂ© ensemble et se remĂ©moraient leur enfance chez papy et mamie, le ballon quâil fallait aller chercher dans le jardin du voisin, le jeu de lâoie quand il pleuvait et la cueillette des cerises, des fraises et des Ćufs en chocolat dans le verger. Ils se partageaient des mĂšmes et des vidĂ©os sur leurs portables. SolĂšne reçut un message de Camille Ă ce moment-lĂ : « Simon a appris notre sortie de ce soir mais je crois quâil est encore plus triste de ne pas te voir en cours aujourdâhui . » « Ah la la, les jeunes, toujours sur leur Ă©cran⊠», lança tout haut tonton Patrick. Maman, sa petite-niĂšce gazouillante sur les genoux, sâexclama : « Oh ça vaut la photo, de mamie Ă Lily. » SolĂšne fut commanditĂ©e pour fixer pour lâĂ©ternitĂ© une image de quatre gĂ©nĂ©rations de filles. Et puis, des enfants et de tous les cousins et de tout le monde et enfin de ceux qui fĂȘtaient leur anniversaire de mariage, quand mĂȘme. Le rosier qui leur avait Ă©tĂ© offert attendait dâĂȘtre mis en terre. Une fois le dessert terminĂ©, il fallut tout remballer. Les hommes restĂšrent assis ou se levĂšrent de table, discutĂšrent des derniĂšres nouvelles, du travail et de la rĂ©colte des tomates. Non, ça va, yâa pas trop dâmildiou ctâannĂ©e. Dit donc, je tâai pas vu Ă lâenterrement de Michel jeudi. Dans le journal, y disent quây veulent construire une autre maison de retraite. Le petit frĂšre fit le pitre pour amuser la galerie. Les mamans, les tantes, les filles et les cousines attrapĂšrent assiettes, Ă©ponges et torchons. La vaisselle ne se fera pas toute seule. SolĂšne se glissa du cĂŽtĂ© de lâarmoire qui autrefois ouvrait sur un univers de sucreries mais qui maintenant contenait de quoi essuyer les couverts. Les boĂźtes de biscuits que la bande de cousins volait en secret Ă la connaissance de tous nâapparaissaient plus sur la liste des courses et avaient, en consĂ©quence, disparu du placard. Et ce fut lâheure du dĂ©part. On prit un quart dâheure pour faire le tour de tout le monde, de la petite derniĂšre Ă la grand-mĂšre, du parent que lâon voit tous les jours Ă celui dont on avait oubliĂ© lâexistence. « Oh mais câest SolĂšne. Quâest-ce quâelle a grandi, je tâai connue haute comme ça ! » Et SolĂšne souriait, embarrassĂ©e. Elle devait demander plus ou moins discrĂštement Ă sa maman : « Câest qui ? » Allez, une derniĂšre fois. Bisous papy, bisous mamie et tout le monde sâen va. MaĂ«va fit la bise Ă chacune des filles dĂ©jĂ arrivĂ©es dans le vestiaire. Elles se racontaient les nouvelles de la journĂ©e, commentaient lâĂ©mission dâhier soir et Ă©coutaient la derniĂšre chanson Ă la mode. Sans ĂȘtre ses amies, pas comme SolĂšne, Camille, Alice et ZoĂ©, MaĂ«va Ă©tait impatiente de les retrouver chaque semaine. Certaines se connaissaient depuis plus de dix ans, dâautres depuis moins de deux mois et toutes Ă©voluaient une et ensemble dans un univers parallĂšle Ă celui des salles de classe. MaĂ«va posa son sac sur une chaise, accrocha sa veste Ă un cintre quâelle fit tinter au portant et commença Ă se changer. Elle enfila ses collants, la jambe droite puis la gauche, son justaucorps, sa jupette nouĂ©e Ă la taille, ses protections dâorteils, droite et gauche, ses pointes quâelle laça autour de ses chevilles, droite et gauche, et ses guĂȘtres, droite et gauche. Une fois changĂ©es, les filles se dirigĂšrent vers la salle oĂč leur professeure les accueillit comme toujours, le sourire dans la voix. Le cours des plus jeunes se terminait. Dans celui-ci comme dans celui-lĂ , aucun garçon nâavait osĂ© sâinscrire. MaĂ«va se demanda pourquoi. Pourquoi la danse Ă©tait-elle dĂ©signĂ©e comme lâactivitĂ© par excellence des fillettes alors que le surnom du Roi Soleil, symbole de sa puissance, lui vient du ballet ? Comment, oui comment balayer les clichĂ©s ? Ă la barre. Les Ă©lĂšves se placĂšrent en seconde, prĂȘtes Ă suivre la musique. PliĂ©s, battements, jambe sur la barre, droite et gauche. Au milieu. Arabesques, pas-de-bourrĂ©e, dĂ©boulĂ©s, tours-piquĂ©s, pirouettes, fouettĂ©s, grand jetĂ©, grand Ă©cart. Et dans ses mouvements tournoyants, MaĂ«va se demandait pourquoi. Pourquoi ses goĂ»ts avaient-ils pour miroir les dessins animĂ©s et les publicitĂ©s qui passaient Ă la tĂ©lĂ© ? La dissonance cognitive encerclait ses pensĂ©es. Comment envoyer valser les conventions dictĂ©es par la sociĂ©tĂ© tout en les incarnant ? Car câĂ©tait la sociĂ©tĂ© qui dĂ©cidait que les filles naissaient dans les roses roses et les garçons dans les choux bleus. Car dans dâautres sociĂ©tĂ©s, la norme Ă©tait inversĂ©e. La violence des chevaliers en armure sâincrustait dans le rouge de leur sang et la cape azur de Marie dessinait la douceur des dames de la cour ; les femmes viennent du halo bleutĂ© de VĂ©nus et les hommes de la pourpre guerriĂšre de Mars. Mais non, MaĂ«va nâapprouvait pas ces rĂšgles. MĂȘme si, oui, elle aimait le rose. Le rose de ses habits roses dans sa chambre rose dans la ville rose. Le rose lui parlait comme aucune autre couleur, le rose des fleurs et des cĆurs, le rose des poupĂ©es et du crĂ©puscule, le rose de Pink et de Piaf, le rose de la vie Ă lâenvie. Elle aimait le rose et le tulle des tutus. Elle aimait le rose, les tutus et les cheveux longs et blonds, le plaisir de les sentir librement dĂ©tachĂ©s dans son dos et de les enrouler en chignon sur le sommet de son crĂąne. Elle aimait le rose et la danse et les Juliette et les Cendrillon. Mais elle aimait aussi que les autres filles aiment lâorange et le basket et les tortues ninja et elle aimait que les garçons aiment le rose et la danse et Juliette. Elle aimait que les filles aiment ce que les garçons aiment et que les garçons aiment ce que les filles aiment, que les garçons aiment la vanille et que les filles aiment le chocolat, que les filles aiment les garçons et que les garçons aiment les filles, que les garçons aiment les garçons et que les filles aiment les filles. Bien que Camille aimĂąt SolĂšne de tout son cĆur, un soupir de frustration sâĂ©chappa de ses lĂšvres lorsquâelle reçut son sms alors quâelle lâattendait depuis longtemps dĂ©jĂ Ă la station de Rangueil. « Je suis dĂ©solĂ©e, jâai un petit contretemps chez moi On se retrouve au Bikini pour la meilleure soirĂ©e de notre vie ??? » Camille aurait prĂ©fĂ©rĂ© ne pas devoir sây rendre seule. Elle lui rĂ©pondit : « Rien de grave jâespĂšre⊠Et oui !!! PrĂȘte Ă chanter et danser toute la nuit » et sâengouffra dans la rame. Assise, elle enfonça ses Ă©couteurs dans ses oreilles et regarda dĂ©filer les murs de bĂ©ton et les stations de la ligne B. Des Ă©tudiants sâarrĂȘtĂšrent Ă lâUniversitĂ©, une femme se dĂ©battait avec son cabas, son sac Ă main, sa poussette et ses deux bras et un groupe dâamis Ă©changeait des blagues. Au terminus de Ramonville, les passagers restants descendirent et se dispersĂšrent. Camille prit la direction du canal que les lampadaires qui sâallumaient un Ă un Ă©clairaient par vagues de leur lumiĂšre jaune. La nuit tombait aussi vite que les feuilles des arbres et avec lâobscuritĂ©, le froid sâimmisçait dans tous les interstices. Camille resserra sur sa poitrine sa veste en simili cuir et tira sur sa jupe bleu marine qui remontait sur ses cuisses. Elle dĂ©testait se retrouver lĂ , seule Ă guetter chaque son, du clapotis de lâeau au bruissement du vent. Pour se donner du courage, elle Ă©changea une ballade contre une chanson solaire dont elle connaissait les paroles par cĆur. Dix minutes sâĂ©taient Ă©coulĂ©es. Elle se trouvait Ă la moitiĂ© du chemin lorsquâelle perçut un sifflement strident. Ă ce sifflement sâajoutĂšrent le son de chaussures sur le sol et une forme noire, rapide la dĂ©passa, puis une autre, plus impressionnante. Elle sursauta⊠et sourit en reconnaissant un labrador qui entraĂźnait son maĂźtre derriĂšre lui. Elle se sentait Ă peine remise de ses Ă©motions quâun autre sifflement la fit tressaillir. Il lui Ă©tait adressĂ©. Elle continua sa route. Un homme lâapprocha, lâaborda, lâinsulta. Camille sâenfonça dans sa musique pas assez forte pour couvrir cette voix. Elle lâignora de toutes ses forces, accĂ©lĂ©ra son pas et pria. Il la suivit et insista, insista, insista. Elle sentit et entendit les battements de son cĆur recouvrir le son sortant de ses Ă©couteurs. Elle lui rĂ©pondit, elle lui dit non. Il insista, insista, insista. Tu mens. Elle ne dit rien. Il lui attrapa le bras. Elle voulut lui hurler de la lĂącher, elle voulut le frapper, avoir la force de lâĂ©loigner. Elle ne dit rien. Elle nâarrivait plus Ă respirer, le souffle bloquĂ©, noyĂ©e. Ils avançaient toujours sur le mĂȘme chemin, sur deux longueurs dâondes. Il la pressa mais elle ne voulait pas, non, elle ne voulait pas, ne voulait pas, pas. « HĂ©loĂŻse, te voilĂ ! Tout va bien ? » Un aboiement fit prendre conscience Ă Camille que le joggeur de tout Ă lâheure intervenait. Et lâautre disparut. Camille nâavait pas entendu la discussion des deux hommes Ă cause de la bulle dans laquelle elle sâĂ©tait enfermĂ©e. « Ăa va aller mademoiselle ? Vous allez oĂč ? Je peux vous accompagner si ça vous rassure. » Lâhomme se tenait Ă un pas de distance. Il alla avec elle jusquâau Bikini oĂč Alice, ZoĂ© et MaĂ«va papotaient en attendant leurs deux amies. Camille les rejoignit et sa bulle Ă©clata et avec elle les sanglots et les larmes qui firent couler son mascara. Sans hĂ©siter, les filles lâentourĂšrent de leurs bras pour protĂ©ger Camille de sa peur et du monde environnant. Elles la consolĂšrent Ă force de caresses et de paroles dâencouragement. Elles formaient encore une masse dâamour lorsque SolĂšne arriva. Lâhistoire fut racontĂ©e. Toutes sâaccordĂšrent pour raccompagner Camille chez elle le moment venu ; dâailleurs, aucune dâentre elles ne rentrerait seule et les deux derniĂšres resteraient au tĂ©lĂ©phone pour vĂ©rifier que tout va bien. Câest ce quâelles devraient faire quand elles sortaient le soir. Non, câest ce quâelles Ă©taient obligĂ©es de faire pour avoir le moins dâennui possible ; lĂ demeurait la diffĂ©rence pensa MaĂ«va. â Quel est ce monde de fous dans lequel chaque homme est un harceleur potentiel ? demanda ZoĂ©. On dirait un cauchemar. Pincez-moi pour que je me rĂ©veille. â Un monde dans lequel lâĂ©ducation interdit aux garçons dâexprimer leur sensibilitĂ©. â Alice a raison. Regarde, nous vivons Ă cĂŽtĂ© dâeux et comme les voisins, les garçons ne sont pas tous Ă craindre : Simon est adorable, mon petit frĂšre ne ferait pas de mal Ă une mouche, le monsieur qui tâa raccompagnĂ© nâavait que de bonnes intentions, lĂ -bas la fille sur le porte-bagage du vĂ©lo nâa pas lâair de craindre celui qui pĂ©dale et, quant Ă ce soir, nous ne serions pas venues sâils avaient Ă©tĂ© des monstres ; mieux encore, ils valorisent les femmes. Ils nous aident Ă choisir la maniĂšre dont on se souviendra de nous, conclut SolĂšne avec un clin dâĆil. Camille sourit Ă la rĂ©fĂ©rence et Ă lâamitiĂ©. Que ferait-elle sans elles si elles nâĂ©taient pas elles cinq ? Elle aimait lâhumour de ZoĂ©, la verve dâAlice, la gentillesse de SolĂšne et elle aimait que MaĂ«va aime inconditionnellement. â Et si on y allait ? Je ne voudrais pas vous avoir fait dĂ©couvrir leur musique pour vous empĂȘcher ensuite dâaller Ă leur concert. Ă peu prĂšs remises de leurs Ă©motions, les filles entrĂšrent bras dessus bras dessous dans le bĂątiment qui accueillait un nombre croissant de spectateurs. Sur scĂšne, les instruments, batterie, clavier, basse, guitare et micros attisaient lâimpatience dans la salle. Le fourmillement dâĂ©nergie et les corps en mouvement augmentaient lâĂ©lectricitĂ© dans lâair que la musique ferait vibrer. Les cinq amies se faufilĂšrent au premier rang oĂč aucune nuque ni aucun dos ne pourrait faire obstacle Ă leur plaisir. SolĂšne prit des photos. Des photos dâAlice qui pianotait sur la barriĂšre, petite chorĂ©graphie digitale pour tromper lâattente. Des photos de ZoĂ© qui remerciait le ciel dâavoir fait advenir cette soirĂ©e. Des photos de MaĂ«va et de Camille qui bougeaient leurs Ă©paules au rythme de leur complicitĂ©. La derniĂšre Ă©tait encore tourmentĂ©e par la marĂ©e dans laquelle elle avait plongĂ©. Quatre musiciens sâavancĂšrent ; les cris et les applaudissements du public redoublĂšrent. Puis lui prit place. Les premiĂšres notes sâĂ©levĂšrent. Des photos de lui, la moitiĂ© dâHer. Celui pour qui ZoĂ©, Alice, SolĂšne, MaĂ«va et Camille Ă©taient venues. Ses lĂšvres Ă quelques millimĂštres du micro sâentrouvrirent et alors que les lumiĂšres bleues et roses se fondaient en un camaĂŻeu de violet sur le t-shirt blanc du chanteur, elles chantĂšrent en chĆur avec lui : « We choose the way weâll be remembered ». Playlist ZoĂ© â Five Minutes, Her Alice â Queens, Her ft. ZĂ©Fire SolĂšne â Union, Her MaĂ«va â Blossom Roses, Her Camille â Swim, Her ft. ZĂ©Fire RĂ©union â Neighborhood, Her / We choose, Her
- Le Lac des Ămes SĆurs (1/3)
CoincĂ©e dans le trafic avec le van dâAnthea, LĂŠria se concentre. Câest dur de rĂ©sister Ă la tentation⊠Pourtant, elle sait que son amie nâaime pas quâelle fasse preuve dâune telle impatience. « Câest mon van, ici. Interdit de klaxonner dans les bouchons ! », lâentend-elle presque la rappeler Ă lâordre. Un sourire finit par se dessiner sur ses lĂšvres : quel petit bout de femme, quand mĂȘme, cette Anthea⊠mais pour rien au monde elle ne voudrait la remplacer. Elle est et restera Ă tout jamais sa plus belle rencontre. Depuis que le destin lui a permis de croiser sa route, LĂŠria a Ă©tĂ© bĂ©nie par cette relation qui nâa cessĂ© dâapporter joie et force dans sa vie monotone. Comment ne pas ĂȘtre reconnaissante dâavoir une personne aussi dĂ©vouĂ©e et loyale comme amie ? Quand tous les autres la lĂąchaient, cette femme est la seule Ă ĂȘtre restĂ©e Ă ses cĂŽtĂ©s. Ă sâĂȘtre montrĂ©e motivante, dans les pleurs comme dans la joie. Ă lâavoir soutenue, envers et contre tous. La seule Ă ne jamais avoir perdu foi en elle, Ă tout de suite rĂȘver grand pour elle, alors que LĂŠria en Ă©tait elle-mĂȘme incapable. Il Ă©tait donc naturel quâelle voie Anthea comme une aubaine, mais elle regrettait profondĂ©ment de ne jamais rĂ©ussir Ă lui rendre la pareille... Son vĆu sâest exaucĂ© un soir, quand Anthea a sonnĂ© chez elle. Le souvenir de son visage terrorisĂ© et baignĂ© de larmes lui tord encore le ventre de douleurs, tellement elle a eu mal. Puis, leurs yeux se sont croisĂ©s, et câĂ©tait terminĂ© ; elle savait sans savoir. Ce soir-lĂ , bien quâAnthea se soit libĂ©rĂ©e dâun amour toxique, Ă jamais elle a Ă©tĂ© brisĂ©e. Les menaces avaient valsĂ© Ă travers tout leur appartement ; dans un tumulte de cris et de larmes ; frappant tour Ă tour sa tĂȘte, son cĆur, son Ăąme. Lâinstinct de survie guidant sa fuite, elle avait rĂ©ussi Ă semer lâhomme. Mais, Ă peine arrivĂ©e chez LĂŠria, des milliers de SMS ne lui criaient quâune chose : « OĂč que vous soyez, je vous retrouverai. Toi et le bĂ©bĂ©. » Ces sombres mots ont ainsi cognĂ©, des heures durant, contre lâhabitacle de la voiture. LâĂ©cho accompagnait les larmes des deux femmes, lorsque leur promesse de ne plus faire confiance Ă personne est nĂ©e. * Tout sourire, Anthea sort de la pĂątisserie ; dans ses mains, le magnifique gĂąteau quâEmma a commandĂ©. Elle entame sa marche dâun pas tranquille, fredonnant un air empreint de joie et de jovialitĂ©. Elle est pressĂ©e dâarriver, mais surtout de voir lâĂ©merveillement sur le visage de sa fille. Des semaines quâelle rĂȘve de son anniversaire ; quâelle les bassine, elle et LĂŠria, avec les cadeaux, les copines et les dĂ©cos quâelle rĂ©clame pour le jour J⊠Anthea se souvient que, elle aussi, Ă©tait dans le mĂȘme Ă©tat quand la date fatidique approchait. Alors, pour ne plus la faire languir, elle dĂ©cide de couper par le parc du centre-ville. Câest marrant⊠Sur le moment, les gens comme Anthea se fĂ©licitent toujours dâavoir eu une idĂ©e aussi gĂ©niale. Ils nâont pas tous les indices ; ils sâimaginent profiter tranquillement, gratuitement, sans se soucier dâun possible retour de flamme quâon Ă©crit avec un K. Oui, comme câest marrant ! Ce ciel qui se voile, ce sourire qui tombe, cette boule au ventre qui se forme⊠Cette soudaine envie de recracher ses tripes. LĂ -bas. Le long du sentier. La tĂȘte aux cheveux enflammĂ©s. Pas tout prĂšs, mais pas trĂšs loin. Il est lĂ . Il la fixe. Il sourit. Câest vraiment lui ? Quâest-ce quâil lui veut ? Il lâa reconnue ? Depuis quand il est lĂ ? Il lâespionne ? Il va la poursuivre ? Comment il lâa retrouvĂ©e ? OĂč est Emma ? Leur Emma ? Non ! Son Emma ! La respiration saccade. La sueur coule. Le cĆur sâemballe. Se contracte violemment. Plusieurs fois. Elle frissonne. Elle tremble. Elle a peur. Elle a mal. Tout tourne. Sa tĂȘte appelle Ă lâaide. Sa voix se tait. Sa bouche sâouvre. Ses poumons ? Clos. Puis le vertige. SĂ©vĂšre. Elle tombe, elle tombe⊠Personne pour la rattraper. Sauf ses mains. Couvertes de cailloux noirs. De peinture blanche. Au loin, un son. ĂtouffĂ©. NoyĂ©. Plus prĂšs. Encore. Un son long. Assourdissant. Terrifiant. Grinçant. Crissant. Câest fatiguant. * Plus tard, câest le silence ; le noir complet. Une douce chaleur lui caresse la main, tendrement. Elle veut retourner la pareille mais nâest pas aux commandes. Son cĆur repart de plus belle, puis ses oreilles la laissent entendre la voix quâelle voulait. Câest sa sĂ©curitĂ©.
- Des femmes de lâombre
Le rĂ©veil sonne Ă quatre heures du matin. Elle extirpe son bras de la couverture chaude et lâĂ©teint avec ennui. Puis, elle glisse ses gros pieds dans la vieille pantoufle grise et met sa robe de chambre rose qui, avec le temps, se dĂ©grade en blanc sale. La masse corporelle avance dans lâobscuritĂ© vers la salle de bain, en bĂąillant Ă grande bouche. Elle souhaite continuer son rĂȘve qui sâenvole de ses pauvres cils pendant quâelle brosse ses dents et quâelle Ă©coute lâĂ©coulement doux de lâeau chaude. Le lait bout sur la plaque, elle attend patiemment quâil se refroidit pour rajouter du cafĂ©. Elle aime le prĂ©parer ainsi et le boire Ă petites gorgĂ©es dans le calme absolu de la ville endormie. Câest le seul moment de la journĂ©e oĂč tout lui semble sâeffacer et oĂč son esprit se calme. Le cafĂ© est un rituel sacrĂ©, elle lui consacre des minutes dâadoration en le dĂ©gustant aisĂ©ment. Le travail peut attendre quâelle finisse sa tasse. Et si elle arrive en retard ? Ce nâest pas la fin du monde. Il faut respecter les rites des gens vieux. Ensuite, elle se dirige vers sa garde robe pour mettre son unique uniforme de travail et le couvrir par son long manteau noir car elle doit le protĂ©ger et se protĂ©ger de la pluie qui menace. Elle ne connaĂźt pas les inquiĂ©tudes des gens riches qui posent la mĂȘme question absurde devant leur penderie : « Qu'ai-je Ă porter aujourdâhui ? ». Ce nâest pas parce quâelle ne se soucie point de ce que les autres vont penser dâelle mais parce quâelle nâa pas le choix. Il est cinq heures moins le quart, elle va vers la chambre de son petit fils qui dort tranquillement dans son lit. La femme sourit en voyant son visage angĂ©lique, insĂšre des bonbons au fond de son oreiller et sort discrĂštement sans faire de bruit. Dans la rue, elle trottine vers lâarrĂȘt de bus. Le chauffeur ferme les portes et dĂ©marre. La femme se trouve incapable de courir avec ses quatre vingt six kilos qui pĂšsent sur ses pieds et elle hurle. Sa voix terrible dĂ©stabilise le chauffeur qui faisait un frein sec au milieu de la route ce qui agaçait les passagers. Elle monte et dit bonjour. Le chauffeur rĂ©pond le sourire au visage malgrĂ© lui, car il ne peut pas montrer son indignation devant cette femme ĂągĂ©e tandis que les passagers, exaspĂ©rĂ©s, la regardent du coin de lâĆil. La femme sâassoit sur une chaise au milieu, elle fait semblant de ne rien comprendre et regarde dans la vitre en cachant un rire de victoire. En fin de compte, elle nâarrivera pas au boulot, en retard, aujourdâhui ! Il est six heures du matin, le coq chante ââkokou-âokkou ââ, il a trouvĂ© un ver par terre ! Bchira laisse ses enfants endormis dans leur chambre et se dirige vers sa cuisine de cinq mĂštres carrĂ©s. Elle rassemble son matĂ©riel de travail : cinq kilos de farine, trois kilos et demi de semoule, un litre d'huile dâolive, deux sachets de levure, un demi-sachet de sel et un peu de sucre. Elle verse le tout dans un grand bol en bois et commence Ă les malaxer avec ses puissantes mains veineuses, longtemps accoutumĂ©es Ă ce travail. Elle ajoute de lâeau chaude pour empĂąter le mĂ©lange. Ensuite, elle coupe la pĂąte en des petites portions et les aligne dans un grand plateau huileux. Finalement, elle les couvrir dâun sac plastique au-dessus afin quâelles se ballonnent et quâelles soient prĂȘtes pour la cuisson. Bchira lave ses mains soigneusement et essaie dâenlever les tĂąches de la pĂąte gĂ©ante qui collent sur ses doigts boudinĂ©s. Elle reste dans la cuisine pour contempler ses jolies boules qui brillent sous la lumiĂšre jaune de la lampe accrochĂ©e au plafond. Elle doit attendre une demi-heure avant de commencer la cuisson du pain. Pendant ce temps, elle se rappelle le petit-dĂ©jeuner. Un Ćuf et quelques cuillĂšres de « Bsissa » saisissent sa faim. Cette femme Ă la taille maigre et au visage osseux semble ĂȘtre accoutumĂ©e Ă la faim. Dâailleurs, ils ont Ă©tĂ© intimement liĂ©s depuis quâelle Ă©tait dans le ventre de sa mĂšre jusquâĂ ce quâelle grandissait et se mariait avec ââJalloul ââ, son Ă©poux enfuit il y a quatre jours de la maison. Elle ne sait pas oĂč il est et ne le cherche point. Trente minutes se sont Ă©coulĂ©es, Bchira se dirige vers sa « Tabouna » ; un four quâelle cache souvent avec des feuilles des chĂȘnes pour le protĂ©ger des bourrasques et de la neige du mois de Janvier. Pour allumer le feu au fond de la « Tabouna », Bchira Ă©crase des branches dâarbres et les jette dedans puis, elle rajoute des papiers, des feuilles et des cartons et elle les brouille ensemble jusquâĂ ce que le frottement de tous ces objets crĂ©e une montagne de feu. Une fois la « Tabouna » est chauffĂ©e, Bchira apporte un plat sur lequel il y a dix-huit boules. Elle trempe sa main dans de lâeau, prend une boule et elle l'aplatit sur la paume de sa main dĂ©licatement. Ensuite, elle lâenvole dans lâair tel un chef italien et la colle Ă la rapiditĂ© dâun Ă©clair, sur la paroi de la « Tabouna ». Elle rĂ©pĂšte les mĂȘmes mouvements avec le reste des boules. A peine la cuisson prend-elle dix minutes pour que lâodeur du pain soit partout exaltĂ©e. Elle traverse les chĂȘnes-liĂšges de la ville de Tabarka, berce les marmottes et les hĂ©rissons durant leur long sommeil et chatouille les tarins qui volent dans le ciel et qui cherchent Ă dĂ©tecter la source de cette aura familiĂšre qui Ă©mane de la terre. DĂšs que Bchira finit la cuisson des pains, elle couvre toute la quantitĂ© par un grand foulard afin quâils restent chauds et quâils ne perdent pas leur goĂ»t. Lâodeur maternelle Ă©veille son fils Ibrahim de son doux rĂȘve. Il court vers sa mĂšre pour quâelle lui donne sa premiĂšre tranche de pain dĂ©licieux. Aujourdâhui câest son rĂŽle, il doit traverser la forĂȘt et atteindre la route pour vendre le pain et il a lâair content de pouvoir aider sa mĂšre pendant les vacances. DĂšs que la cheffe finit lâarrangement du pain dans le panier, Bchira le donne Ă son fils et lâordonne de ne pas aller jouer dans la forĂȘt et laisser le panier seul. Elle le regarde droit dans les yeux et lui dit fermement : â Tu te rappelles ce que je tâavais racontĂ© la derniĂšre fois ? Il y a un loup dans la forĂȘt, si tu ne te dĂ©pĂȘches pas, il va tâapercevoir et il mangera nos pains et nous demeurons sans dĂźner ce soir ! Va gagner de lâargent, tu es maintenant un homme fort et courageux !â Lâenfant sâachemine vers sa direction et lorsquâil se dĂ©robe complĂštement derriĂšre les arbres, son deuxiĂšme fils Kamel sort de la chambre, un grand sac sur le dos et les chaussures nouĂ©es. Kamel regarde sa mĂšre et dit : « Pardonne-moi, Ya, il est temps que je mâen aille !». La mĂšre demeure coincĂ©e dans le coin de la cuisine. Elle dĂ©tourne son visage et une chaude larme roule sur sa face ridĂ©e. La femme de mĂ©nage arrive au boulot Ă lâheure. SerpilliĂšre et seau Ă la main. Aujourdâhui, sa mission est pĂ©nible : elle doit nettoyer les escaliers. Oh, Comme elle les dĂ©teste ! A chaque fois quâon lui ordonne cette tĂąche, elle insulte lâagence de nettoyage, cette sale entreprise et son responsable hideux. Elle fait courber son dos et trempe la serpilliĂšre dans de lâeau de javel. En apercevant les tĂąches du cafĂ© et des jus collĂ©es sur les marches, elle plie ses genoux rhumatismaux et les frottent instamment. Plus elle avance, plus la poussiĂšre augmente et se rassemble dans les coins des marches telle des boules azurĂ©es, mornes et tristes. MĂ©gots de cigarettes, des miettes de gĂąteau jetĂ©es indiffĂ©remment par terre et quelques bouteilles dâeau vides enroulĂ©es, et plein dâordures qui font des escaliers un dĂ©potoir discret de cette respectable entreprise oĂč travaillent des officiers qualifiĂ©s et de la haute sociĂ©tĂ© ! La femme, impatiente, sâexclame enragĂ©e : Voyons ! Il ne manque que la merde ici ! ». AprĂšs trois heures et demie, elle comptait cinquante-six marches du premier jusquâau cinquiĂšme Ă©tage. Elle dit dans son for intĂ©rieur : « Jâattends jusquâĂ ce que lâascenseur tombe en panne. Ainsi, les employĂ©s seront obligĂ©s dâutiliser les escaliers. Ils seront frappĂ©s par leur propretĂ© et ils mâen feront des compliments devant mon patron. Il apprĂ©ciera mon travail et mâappellera dans son bureau pour me proposer une augmentation ! ». Puis, elle sâest rappelĂ©e quâelle doit aller nettoyer le bureau de Mr. Fiquet, lâofficier qui a Ă©tĂ© Ă©levĂ© derniĂšrement au poste de comptable. Elle dĂ©cide dâutiliser lâascenseur, il est hors de question quâelle remonte au troisiĂšme Ă©tage par les escaliers car elle ressent dĂ©jĂ des courbatures au niveau du dos et des pieds. Elle prend des chiffons et se dirige vers lâascenseur. Trois employĂ©s, deux femmes et un homme, ont montĂ© lâascenseur et ont appuyĂ© sur le bouton ââ1ââ. Elle rentre ensuite dedans et tape le numĂ©ro ââ3ââ. Les deux femmes la regardent avec hostilitĂ© et mĂ©pris. Elle leur dit « bonjour » avec un sourire au visage. Personne ne lui rĂ©pond tandis que lâhomme lui a dit : « Toi ! Qui tâa permis de monter avec nous ? La prochaine fois, prend soin de ne plus utiliser cet ascenseur ou du moins, utilise-le seule. Il ne faut pas salir lâascenseur avec lâodeur de Javel ! Que va penser de nous les fournisseurs quand ils sentiront une pareille odeur collĂ©e sur nos habits ? » Lâascenseur sâarrĂȘte au premier Ă©tage, les femmes courent pour sâen sortir sans mĂȘme lui souhaiter une bonne journĂ©e. Cependant, lâhomme lui tĂ©moigne plus de courtoisie et la regarde pour dire, un sourire sournois au visage, « Adieu ! ». La porte se ferme automatiquement. La femme y reste immobile, le visage blafard. Elle ne savait pas quoi rĂ©pondre ni quoi faire. Lui est-il permis de laisser les escaliers et de se mĂȘler avec ses gens ? Pourquoi est-elle aussi idiote ? Qui est-ce qui, elle, pour sâautoriser un tel comportement ? Ne comprend-t-elle pas encore quâelle nâest quâune simple femme de mĂ©nage ? Que son rĂŽle est de vivre invisible ? Câest faire ta tĂąche et ne te montrer jamais devant les autres. Ăa les dĂ©stabilise, idiote ! Ta prĂ©sence leur rappelle la saletĂ© tandis que ton absence les soulage. Ton Ăąge leur communique mort et finitude, ta dĂ©crĂ©pitude leur dresse les courbatures de la vieillesse ! Le temps semble ĂȘtre arrĂȘtĂ©, et le troisiĂšme Ă©tage nâarrive jamaisâŠ. Lorsque la porte sâouvre, il y a deux employĂ©s qui attendent dĂ©jĂ . Elle, dont le visage ne trahit aucune expression, dit Ă voix vibrĂ©e : « P-Par..don ». Elle sort et se dirige machinalement vers le bureau du comptable, calme et blĂȘme. Il est dix-sept heures. Ibrahim rentre Ă la maison en sursautant de joie. Le panier est vide, il a donc atteint son premier chiffre dâaffaires ! Tous les passagers ont achetĂ© le pain au prix indiquĂ©. Certains lui ont rajoutĂ© deux ou trois dinars pour lâencourager. Quand il a gagnĂ© la porte de la maison, il a commencĂ© Ă crier : « Mama ! Je suis de retour⊠». ExtasiĂ©, il tombe Ă genoux et parle en haletant : « Ya, Tu sais combien jâai gagnĂ© aujourdâhui ? » Il ouvre grandement les yeux et ajoute : « Cent cinquante dinars ! Je suis meilleur que mon frĂšre aĂźnĂ©, Kamel, car la derniĂšre fois, il nâa rapportĂ© que vingt dinars. DorĂ©navant, il devra me considĂ©rer un homme fort et responsable !». Il lĂšve sa tĂȘte trĂšs haut et son nez cherche une odeur quâil ne saisit pas puis il reprend : « Mais pourquoi les lumiĂšres sont Ă©teintes ? Je nâarrive pas non plus Ă sentir lâodeur du dĂźner. Mama, quâest-ce qui se passe ? ». Bchira soupire profondĂ©ment puis, elle rĂ©pond : « Ecoute Ibrahim, dorĂ©navant, tu es lâhomme de la maison. Ton frĂšre Kamel ne lâest plus. Il est parti et ne rentrera jamais. Ton pĂšre, vaut mieux lâoublier aussi comme il nous a oubliĂ©s. ». Des dizaines de questions sâagitent dans la tĂȘte de lâenfant mais il nâose pas les poser car sa mĂšre se lĂšve et le laisse seul. Elle entre dans la cuisine et sâassoit tranquillement. Quelques larmes chaudes sâĂ©chappent dâelle et se laissent sĂ©cher sur ses joues. Elle ne sait plus quoi faire car en Ă©tant seule, dans cette maison, au milieu de la forĂȘt, elle doit lutter pour survivre avec son fils Ibrahim. Ă dix-sept heures trente, la femme de mĂ©nage rentre Ă la maison Ă©puisĂ©e et essoufflĂ©e. La maison se trouve dans un Ă©tat chaotique ; les jouets sont Ă©parpillĂ©s par ici et par lĂ , les murs sont tachĂ©s dâune couche Ă©paisse de farine, les chaises sont renversĂ©es et la nappe de la table est jetĂ©e par terre. Au fond de la piĂšce, son petit garçon se trouve piĂ©gĂ© entre le mur et la mousse dâun canapĂ© renversĂ©. Il sâest faufilĂ© dedans pour tirer un jouet toutefois, il y est restĂ© coincĂ© alors il crie : « Maman, sors-moi dâici ! ». La femme, immobile, le regarde sans profĂ©rer un mot. « Maman, fais-moi sortir dâici ! ». Point de rĂ©action. « HĂ© maman ! Sors-moi dâici ! ». La femme sâapproche du canapĂ© sâagenouille en face de son enfant et elle dit : « Pourquoi fais-tu cela chaque jour ? » « Quâai-je fait ? » « Pourquoi la maison est-elle bouleversĂ©e ? Pourquoi rien nâest-il Ă sa place ordinaire ? » « Je ne sais pas » « Tu ne sais pas pourquoi la maison est aussi chaotique quâune Ă©curie ? » « Non » « Qui a jetĂ© les chaises contre le mur ? Qui a versĂ© la nourriture sur le sol ? Et qui a laissĂ© des traces de lâhuile sur les rideaux ? » La femme avait les joues enflammĂ©es de colĂšre. Elle arrache lâenfant du canapĂ© et lâĂ©trangle par les Ă©paules et crie : « Mais pourquoi je ne peux pas rentrer Ă la maison et trouver mon espace propre ? Ici, câest chez-moi ! Je nâen suis plus une femme de mĂ©nage, tu comprends ? » Lâenfant lui rĂ©pond stupĂ©fiĂ© : « Jâai voulu jouer un peu. Maman, sors-moi du canapĂ©. » La femme, furieuse, le regarde dans les yeux et elle lui dit fermement : « Dis-moi, âMathildeâ, sors-moi dâici. » « Maman... » « Non ! », la femme lâinterdit brutalement : « Dis, âMATHILDEâ. MA-THIL-DE ! Prononce-le correctement et je te sauve » « Maman⊠Jâai faim, tâas apportĂ© des bonbons pour moi? » Elle pleurait et sentait sa tĂȘte divaguer. Puis elle dit dâune voix mĂ©lancolique : « Sâil te plaĂźt, prononce mon prĂ©nom convenablement ! Je suis Mathilde ! Trois syllabes, câest facile Ă prononcer et agrĂ©able Ă entendre. Lâenfant sâexclame impatient : « Maman, jâai faim, je veux manger ! » La femme se tait puis elle enfonce sa main dans son sac et en tire des bonbons. Lâenfant sourit et la remercie. Elle lui sourit aussi, amĂšrement, puis elle se dirige machinalement vers la cuisine pour la nettoyer et prĂ©parer Ă manger. TrĂšs tĂŽt le matin, Bchira traverse les forĂȘts verdoyantes de Tabarka avec une hache au dos. Ne se souciant guĂšre du froid glacial ni de la duretĂ© du bois, elle le coupe avec tout ce quâelle possĂšde comme force physique. Câest comme si elle dĂ©chargeait sa rage intĂ©rieure Ă travers ses mouvements rĂ©pĂ©titifs. Quand elle dĂ©cide de rentrer chez elle, elle laisse le soleil inonder son corps et scintiller son chemin. Elle trottine dans le quartier et les gouttes de sueur tombent de son front ridĂ© Ă cause de la lourdeur du sac gĂ©ant qui pĂšse sur son dos. Plus elle avance, plus elle ressent une masse corporelle qui lâaccompagne. Les yeux de Kamel la regardent tendrement et il lui dit «Donne-moi le sac pour que je tâaide ». Elle hoche sa tĂȘte et au moment oĂč elle accroche le sac sur son dos, ce dernier tombe et le fantĂŽme sâĂ©vapore et rejoint le ciel. Bchira ramasse le bois dispersĂ© par terre et continue son chemin. Elle Ă©coute ses voisines chuchoter de loin et dire «La pauvre Bchira! Deux hommes se sont enfuis de la maison et lâont laissĂ©e seule. Ibrahim ne tardera pas non plus Ă la quitter quand il grandira. » Elle se noyait de larmes et poursuit son chemin seule et triste. Mathilde, qui vit loin de Bchira, cĂŽtoie Ă©galement un dilemme qui dĂ©chire son Ăąme. Câest une femme qui aime son mĂ©tier et qui cherche par lequel Ă sâaffirmer. On peut dire quâĂȘtre une femme de mĂ©nage Ă©tait son mĂ©tier de rĂȘve. OUI, elle aimait devenir une femme de mĂ©nage et travaillait dure pour se perfectionner dans son mĂ©tier. Quand elle finissait le nettoyage, elle avait lâhabitude de rester un bon moment pour contempler et adorer la propretĂ© de lâespace. Quelquefois, elle se sent fiĂšre et supĂ©rieure par rapport aux autres car elle considĂ©rait que sans elle, les officiers ne peuvent pas se concentrer dans leurs bureaux dĂ©sordonnĂ©s ni les grands entrepreneurs ne peuvent inventer des idĂ©es ingĂ©nieuses et cohĂ©rentes dans un milieu impropre. Câest Ă elle la gloire de la progression des civilisations et la modernitĂ© des Etats. Cependant, les regards des autres lâhumilient, leurs remarques dĂ©valorisantes la rabaissent et surtout, leur mĂ©pris Ă lâĂ©gard de sa personne et de son travail monumental la rĂ©volte. Un jour lui vient une idĂ©e ; elle voulait sâarrĂȘter au milieu de la route afin de paralyser la circulation et de crier « Je suis Mathilde ! Jâexiste malgrĂ© tout et malgrĂ© vous ! Je suis une femme de mĂ©nage et je suis fiĂšre de mon mĂ©tier qui vous dĂ©goute, ĂŽ sales inhumains ! » Mais elle abandonne cette idĂ©e car elle savait que si elle lâexhausserait, personne ne lâĂ©couterait. Elle avale son amertume et se contente de continuer sa vie terne est dans lâombre de cette sociĂ©tĂ© ingrate.
- Le Cercle (1/2)
I Chaque annĂ©e Ă la mi-aoĂ»t, le club organise un stage de prĂ©saison dans un complexe sportif prĂšs de la cĂŽte. Les quatre Ă©quipes sĂ©niors y sont conviĂ©es, filles et garçons. Toute la semaine on dort sur place, on prend les repas ensemble et on organise des soirĂ©es dĂ©tente quâon maudit le lendemain durant le footing matinal. Ă huit heures tapantes on dĂ©marre, lancĂ©s sur des pistes ensablĂ©es Ă travers la forĂȘt de pins. On pousse jusquâĂ la plage oĂč les coaches nous Ă©puisent de montĂ©es de dune, puis retour Ă la salle pour la session de renforcement musculaire. On pompe, on tippe, on gaine, on dĂ©crasse la machine avant la reprise des hostilitĂ©s. La matinĂ©e sâachĂšve par des sĂ©ances de tirs, et tout lâaprĂšs-midi on se consacre au jeu. Câest le seul moment de la saison oĂč lâon peut se confronter aux mecs. Je trouve ça dommage. Jâai toujours aimĂ© leur rentrer dedans, leur faire savoir que je ne suis pas en sucre. Ceux qui font les feignants, qui dĂ©fendent Ă un mĂštre ou lĂšvent Ă peine les bras sous prĂ©texte que je suis une femme, je les sanctionne. Je ne suis ni grande ni Ă©paisse, mais jâai de la dynamite dans les jambes et depuis toute petite je suis une vraie gĂąchette. Quand ils en ont pris deux-trois sur la tĂȘte, que leur coach et leurs Ă©quipiers leur ont demandĂ© de se bouger, alors ils te prennent au sĂ©rieux et on peut enfin se mettre Ă jouer. Le plus plaisant câest de les effacer dâun dribble dans le dos ou dâun bon cross dans le timing. Si en prime ils trĂ©buchent câest double peine. Ăa dĂ©clenche un tollĂ© et le pauvre gars ne sait plus oĂč se mettre. Câest le moyen le plus sĂ»r de gagner leur respect. Les filles ne se permettent pas souvent ce genre de moves. Je nâai jamais compris pourquoi. Les garçons au contraire ont tendance Ă en abuser. Jâaime les prendre Ă leur propre jeu. Gamine je passais des heures devant le miroir, Ă rĂ©pĂ©ter des dribbles flashy façon Kyrie ou Iverson. Je ne compte plus le nombre de chevilles adverses que jâai laissĂ©es sur le parquet. Cette annĂ©e lâĂ©quipe masculine a fait un solide recrutement. Il y a surtout ce type, BenoĂźt, un ailier dâun quatre-vingt-quinze qui a fait du banc en pro-B. Mes parents ont assistĂ© aux sĂ©ances dâessai et tout lâĂ©tĂ© ils mâont rebattu les oreilles Ă son sujet. Il les a complĂštement bluffĂ©s, aussi jâĂ©tais curieuse de voir ce quâil donnerait durant le stage. Câest vrai quâil est impressionnant : vif et athlĂ©tique, adroit, une lecture du jeu impeccable et une conduite de balle trĂšs sĂ»re. Il est aussi confortable Ă la mĂšne quâau poste-bas. En dĂ©fense aussi il assure. Jâai tentĂ© plusieurs fois de le crosser mais pas moyen de passer au travers. Jâai quand mĂȘme apprĂ©ciĂ© quâil ne me prenne pas pour un susucre. Le stage touche Ă sa fin. Tout le monde sâest fait beau pour la soirĂ©e de clĂŽture. Lâodeur de viande grillĂ©e couvre celle de la rĂ©sine de pin. Une playlist mainstream dĂ©roule en arriĂšre-fond et les bouteilles descendent Ă un rythme festif. Lâambiance est dĂ©tendue. La musique et les Ă©clats de voix rompent le silence de la forĂȘt. Certains se dandinent dĂ©jĂ , plus ou moins grisĂ©s par lâalcool. La prĂ©paâ sâest bien dĂ©roulĂ©e. Je nous sens dâattaque pour le championnat. AprĂšs toute une semaine Ă transpirer et bosser les systĂšmes dâĂ©quipe, galvanisĂ©s par les speechs de motivation des coaches, jâai la sensation que nous faisons corps. Jâaime ce sentiment dâappartenance, ĂȘtre au service dâun collectif qui progresse dans une direction commune. Il nây a quâau basket que jâai trouvĂ© ça. Depuis toujours câest ma soupape. Le club câest ma maison, une extension du foyer parental. Ce qui me plaĂźt aussi, en dehors de lâesprit dâĂ©quipe et du dĂ©passement de soi, câest que lâaire de jeu soit nettement dĂ©limitĂ©e, que lâobjectif soit clair et les rĂšgles Ă lâavenant. Pendant quarante minutes il nây a plus de questions Ă se poser. Il suffit de marquer plus de paniers que ceux dâen face. Et marquer des paniers ça je sais faire, alors sur le terrain je me sens Ă ma place. En dehors on me prend pour une jolie poupĂ©e. Sur le parquet je brille. Jâexiste Ă la maniĂšre dont jâai choisi de mâinventer. Les filles jacassent. Elles disent que de toute la semaine BenoĂźt ne mâa pas lĂąchĂ© du regard. LĂ câest plus des appels de phares, câest un projo du stade de France. Il nây a que moi pour ne pas mâen ĂȘtre aperçue. Ce nâest pas le cas. Jâavais relevĂ©. Mais beaucoup dâhommes aiment me regarder et jâai appris Ă ne pas les encourager. Ăa permet de limiter les emmerdes. Câest quâĂ certains il en faut peu, pour sâarroger un consentement et nous inscrire dans leurs fantasmes. De toute façon sur le terrain je ne caresse que la balle orange. Il vient quand mĂȘme tenter sa chance. Câest vrai quâil nâest pas mal en chemisette. Un beau sourire, le regard fier. Un peu trop. Il nâest pas sans charisme mais il a tendance Ă sâĂ©couter parler. Il me complimente sur mon jeu pour mieux rebondir sur le sien. Je le trouve marrant malgrĂ© tout, sympa. Les filles se sont retirĂ©es pour nous laisser seuls. Je les surprends Ă fureter et Ă ricaner un peu plus loin. Ăa me fait sourire. BenoĂźt me tanne et finalement jâaccepte de danser avec lui. Ce nâest pas dĂ©sagrĂ©able. Il sâavĂšre quâil nâest pas mauvais danseur. Quand il devient trop entreprenant je mâĂ©clipse, retrouve les filles qui cancanent et me chambrent. Mais merde Claire quâest-ce que tâas Ă perdre ? Si tây vas pas moi je tente ma chance. AprĂšs toi ma chĂ©rie. Moi jâai la tĂȘte ailleurs. De lâair. BenoĂźt continue de bloquer sur moi mais je ne veux plus mâoccuper de lui. La nuit est douce je bois je danse. Ce soir je ne veux penser Ă rien. BenoĂźt sâest trĂšs vite intĂ©grĂ©. Il faut dire quâil a cartonnĂ© dâentrĂ©e et que les victoires nâont pas tardĂ© Ă suivre. Cela a de quoi ravir mes parents, qui en plus dâĂȘtre des bĂ©nĂ©voles actifs sont sans doute les plus fervents supporters du club. Ils nâarrĂȘtent pas de lâencenser. Ăa en devient pĂ©nible, les repas du dimanche Ă Ă©numĂ©rer ses mĂ©rites. Mais je suis obligĂ©e dâadmettre quâil en impose. Comme on est trĂšs soudĂ© avec la premiĂšre des garçons, dĂšs que le calendrier le permet on vient se supporter mutuellement. Jâai souvent lâoccasion dâassister aux matchs de BenoĂźt, et lui aux miens. Je le surprends Ă me suivre du regard, assis sur le bord du terrain avec des gars de son Ă©quipe. Quand aprĂšs les rencontres on poursuit la soirĂ©e au foyer de lâassoâ, ou dans un pub du centre-ville quâon considĂšre comme notre fief, BenoĂźt multiplie les approches. Il blague, fait le coq, me flatte Ă propos de ma prestation ou de ma tenue du soir. Il insiste toujours pour remplir mon verre, me paie des shoots au pub et me bassine pour que je danse avec lui, ce que je lui accorde de temps Ă autre. Sâil a trop bu il se met Ă me faire des cĂąlins, et moi microscopique je disparais entre ses bras tentaculaires. Si je suis de bonne humeur je le laisse faire, mais si je lui signifie quâil mâĂ©touffe BenoĂźt sâĂ©carte au premier commandement. Il trouve un bon mot pour garder la face, puis se contente de mâĂ©pier de loin en loin pour le restant de la soirĂ©e. Quand je le prends en flagrant dĂ©lit il ne se dĂ©monte pas. Il soutient mon regard et mâaffiche un grand sourire satisfait. Il ne mâintĂ©resse pas. Câest vrai quâil est beau-gosse, drĂŽle et moins bĂȘte quâil en a lâair, mais je le trouve trop Ă©gocentrĂ©, arrogant comme un type Ă qui tout rĂ©ussit. Il plaĂźt et il le sait, ce pourquoi je ne le laisserai pas me plaire. Les filles ne comprennent pas. Elles disent que je fais ma princesse. Câest juste que jâai dâautres choses Ă penser. Je viens de doubler ma troisiĂšme annĂ©e de vĂ©to. Si je me plante une seconde fois mes parents me couperont les vivres. Et sans eux impossible dâassumer le loyer. Entre les piles de fascicules Ă ingurgiter pour la fac, les quatre entraĂźnements par semaine et le match du week-end Ă lâautre bout du pays, je ne vois pas comment je trouverais le temps de prendre un boulot Ă cĂŽtĂ©. Et pas question de retourner vivre avec eux. Mes parents je les aime, tant que jâai un point de repli pour les fois oĂč ils me rendent barges. La vĂ©ritĂ© câest que je nâai jamais eu de chance avec les mecs. Le dernier mâa trompĂ© salement, le prĂ©cĂ©dent Ă©tait fade et ronflant comme un programme prĂ©sidentiel. Puis il y a eu ce gros tarĂ©, que jâai suivi Ă son camion un soir de festival. JâĂ©tais foncedĂ©e, MD et toute la pharmacie... Sur le coup il mâa inspirĂ© confiance. Heureusement quâil y avait des tentes autour, que mes cris ont rameutĂ© de bonnes Ăąmes. Pas si bonnes dâailleurs. Lâun des sauveurs en a profitĂ© pour mâoffrir une place dans son sac de couchage. MalgrĂ© tout nous nous rapprochons. Si parfois il mâagace, BenoĂźt sait aussi se rendre attachant. Il continue de me faire du rentre dedans mais câest plutĂŽt devenu un jeu entre nous. Notre mode de communication. Au fond jâaime bien quâil me regarde, tant quâon en reste lĂ . On adore se chambrer. On se donne des surnoms dĂ©biles quâon scande devant la salle pour afficher celui de nous deux qui joue ce soir-lĂ . AprĂšs les matchs on a pris lâhabitude de dĂ©briefer nos performances ensemble. Jâessaie de tenir compte de ses conseils, jâargumente si je ne suis pas dâaccord mais la plupart du temps ses remarques sont sensĂ©es. Lui je ne suis pas sĂ»re quâil mâĂ©coute, mais je ne pourrais pas affirmer lâinverse. Il mâa demandĂ© mon numĂ©ro et je nây ai pas vu dâinconvĂ©nients. AprĂšs tout câest un pote. Il mâenvoie pleins de bĂȘtises par texto. Je rĂ©ponds par GIF ou Ă©moticons. LâĂ©quipe masculine a fini premiĂšre du championnat. On a fĂȘtĂ© la montĂ©e comme il faut et tout le monde sâest dispersĂ© pour les vacances. Je suis restĂ©e dans les parages. Pas de sous pour voyager, ni le courage de polluer mon Ă©tĂ© Ă trimer dans la friture dâun McDo. BenoĂźt travaille. Lui aussi est restĂ© en ville. Il mâa Ă©crit pour me proposer une virĂ©e Ă la plage. Je nâai rien de mieux Ă faire alors jâai acceptĂ©. Il est passĂ© me prendre, et ce nâest quâen sortant de chez moi que jâai rĂ©alisĂ© quâil Ă©tait venu seul. Jâai tellement lâhabitude quâon sorte en groupe que je ne me suis pas posĂ©e la question, persuadĂ©e quâil rappliquerait avec deux ou trois membres de son Ă©quipe. Il a dĂ» lire la gĂȘne sur mon visage car tout de suite il mâa lĂąchĂ© une vanne pour dĂ©tendre lâatmosphĂšre. Ăa marche : je me dĂ©cide Ă grimper et nous prenons la route. Au final nous avons passĂ© un bon moment. Trois jours plus tard jâaccepte que nous remettions ça. AprĂšs la plage on se dĂ©gotte un restaurant en bord de mer. On boit du blanc en mangeant des bulots. Je me sens de plus en plus Ă lâaise. Ce nâest pas prise de tĂȘte. Câest tout ce dont jâai besoin. Jâai validĂ© mon annĂ©e de fac, ric-rac mais câest passĂ©. Il faudra recommencer en septembre mais pour lâinstant je veux relĂącher la pression. La semaine suivante câest moi qui prends lâinitiative de tĂ©lĂ©phoner Ă BenoĂźt. Il passe me prendre aprĂšs le boulot et on lĂ©zarde jusquâau coucher du soleil. Quand nous ne sommes que tous les deux il parade moins, se confie davantage. Jâen viens Ă lui trouver du charme. Sur le sable je me surprends Ă le mater Ă mon tour, discrĂšte pour ne pas quâil en fasse un foin. Je zyeute quand il roupille sur sa serviette, lorgne quand il sort de lâeau, les cheveux ruisselants, les pecsâ et les abdos scintillants dâeau de mer. Le soir je repense aux piailleries de mes coĂ©quipiĂšres et je ne vois plus trĂšs bien ce que jâaurais Ă perdre Ă me laisser tenter. Je sens que ma libido se rĂ©veille et je trouve ça rassurant. Peu avant la reprise je me dis que câest ce soir ou jamais. Nous arrivons en bas de chez moi mais au lieu de lâinviter Ă monter je panique et je me dĂ©bine. En rentrant dans lâappartâ je suis furieuse. La main crispĂ©e sur le portable je tourne dans le salon sans trouver de prĂ©texte pour lui Ă©crire. Je vais, je viens, puis en passant devant la fenĂȘtre je me stoppe net. Une voiture qui semble ĂȘtre la sienne est garĂ©e sur le trottoir dâen face. De lĂ je ne vois pas si quelquâun lâoccupe. Trop heureuse dâavoir un motif, jâenvoie Tâas oubliĂ© ta caisse. Quelques secondes aprĂšs il sort du vĂ©hicule, mime quelque chose, fait le clown, puis il mâĂ©crit Je suis tombĂ© en panne dâessence. Tâas quâĂ siphonner une voiture dans les rues parallĂšles, je rĂ©plique, Ă quoi il rĂ©torque quâĂ cause de la taxe carbone on ne trouve plus que des modĂšles Ă©lectriques. Je le laisse faire lorsquâil traverse la rue. Jâouvre quand lâinterphone retentit. AprĂšs avoir jouĂ© Ă Bataille-pas tu dors dans le salon, je lâentraĂźne dans ma chambre. Au rĂ©veil je me sens bien. Il faut croire que les mecs mâavaient manquĂ©. On sâest dit que câĂ©tait juste pour cette fois, quâon nâen parlerait pas. Mais durant le stage on a craquĂ©. Deux fois on a fait le mur pour aller se cĂąliner dans les dunes. Bien sĂ»r Ă la fin de la semaine câĂ©tait grillĂ©. Tout le monde Ă©tait « hyper content » pour nous. « Vous deux », disaient dĂ©jĂ certains. Comme ça jase beaucoup dans le club, mes parents nâont pas tardĂ© Ă lâapprendre. Ils sont aux anges. Moi qui croyais quâon avait juste couchĂ© ensemble pour se faire du bien, quâon aimait manger des crustacĂ©s face aux vagues et parler NBA, je suis la derniĂšre Ă avoir compris que je suis dĂ©sormais la copine de BenoĂźt. Au fond ça ne change pas grand-chose, Ă part que maintenant on sâembrasse devant les autres, quâon rentre Ă deux Ă la sortie du pub et que certains dimanches BenoĂźt est invitĂ© Ă dĂ©jeuner chez mes parents. Ils sont fous de lui. Et lui sait entretenir la bonne entente. Tout le monde, câest-Ă -dire tout le club, semble y trouver son compte. Alors pourquoi pas moi ?, je me dis devant le fait accompli. Je nâai pas vraiment de sentiments pour lui, mais je nâexclus pas quâils puissent se dĂ©velopper. Je veux me laisser une chance de tomber amoureuse. Les mois passent. La fougue des dĂ©buts est retombĂ©e et je sens que ça ne vient toujours pas. Aujourdâhui jâentrevois ma relation sous un autre angle. Depuis que je suis avec BenoĂźt, qui en moins de deux ans est devenu la coqueluche du club, jâĂ©prouve comme une espĂšce de dĂ©classement. « DĂ©possession » est le mot juste. On me porte de moins en moins dâattention, non que ça me soit indispensable, mais je nâai pas pu mâempĂȘcher de le noter. Lorsquâon sâadresse Ă moi, il est toujours plus ou moins question de nous. Quand je ne me trouve quâavec les filles, ce qui est de plus en plus rare vu que BenoĂźt passe me rĂ©cupĂ©rer aprĂšs chaque entraĂźnement, on me demande sans cesse Alors ton mec il devient quoi ?, Câest quoi vos plans pour les vacances ?, ou bien Quand est-ce que vous emmĂ©nagez ensemble ? Idem quand je tĂ©lĂ©phone Ă mes parents. Comme si aux yeux de tous je nâĂ©tais plus tout Ă fait Claire, la meneuse titulaire de lâĂ©quipe fĂ©minine N1, mais la petite amie du meilleur joueur du club. La question de lâemmĂ©nagement sâest dâailleurs posĂ©e il y a peu, soulevĂ©e par BenoĂźt qui souhaite que je mâinstalle chez lui. Comme son salaire de dĂ©veloppeur informatique lui assure de bons revenus, il met un point dâhonneur Ă ce que je ne paie pas de loyer. Ainsi je ne dĂ©pendrais plus de mes parents, argumente-t-il, ce qui me libĂšrerait lâesprit pour les Ă©tudes. Il offre mĂȘme de convertir son cagibi en salle de rĂ©vision. Bien sĂ»r je lui ai dit que câest hors de question. Avec les formes, mais ferme. Lui me rĂ©pond que rien ne presse. Parfois il me relance mais je nâen dĂ©mords pas. DĂ©pendre de mes parents est incommode, mais lâidĂ©e de me retrouver coincĂ©e chez lui me fait lâeffet dâun sac plastique sur le visage. AprĂšs plusieurs mois de relation on est loin du type dĂ©contractâ et relativement attentif qui mâemmenait dĂźner sur le front de mer. BenoĂźt est irritable, de mauvaise foi, et je ne supporte plus ses travers nombrilistes. Avant ça mâamusait, il suffisait que je lâenvoie bouler. Mais Ă prĂ©sent je le subis des soirĂ©es entiĂšres, du restau jusquâau lit Ă jouer le rĂŽle de spectatrice. Il se fout totalement de mon avis, ou de ma vie en gĂ©nĂ©ral. Les seules marques dâattention quâil me tĂ©moigne sont dâordre sexuel, mais lĂ encore je sens quâil sâagit davantage de lui. Au lit, comme au basket, il lui tient Ă cĆur de soigner son jeu. Pour la photo. Lâautre jour, je suis passĂ©e chez mes parents et je lâai trouvĂ© en train de prendre le cafĂ© avec eux. Ils mâont expliquĂ© que ça arrivait souvent, quâil passait dire bonjour Ă la dĂ©bauche. Jâai haussĂ© les Ă©paules, mais au fond je trouve ça dĂ©rangeant. Et un peu oppressant. Ă part chez moi, les soirs oĂč je mâisole pour potasser, il nây a plus nulle part oĂč je puisse me reposer de sa prĂ©sence. Il se pointe mĂȘme Ă la sortie des cours. Il a photographiĂ© mon emploi du temps sans mâen avertir, selon lui pour mâĂ©viter de prendre le bus. Je me suis souvenue de ce quâil mâavait avouĂ©, les dessous de la « panne dâessence ». Le fait que ce nâĂ©tait pas la premiĂšre fois quâil stationnait en bas de chez moi, quâil poirotait parfois durant une heure aprĂšs mâavoir raccompagnĂ©e, espĂ©rant que je redescende ou quâil mâaperçoive par la fenĂȘtre. Sur le coup ça mâa Ă©tonnĂ©e, mais Ă la rĂ©flexion jâai trouvĂ© ça mignon. Maintenant je ne suis plus sĂ»re. Je rĂ©alise que ce type mâest devenu antipathique, quâil a sans doute un grain et quâil faut que je mâen dĂ©barrasse avant de ne plus pouvoir mâen dĂ©pĂȘtrer.