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- Les Couleurs
En ma double qualité de femme et d’auteure, il m’était compliqué de concilier les deux, à tel point qu’il me fallait prendre le nom de James Howard, au lieu de mon véritable prénom, Jane. Cela me permettait de me faire publier, et surtout lire, le public ne voulant pas d’une femme auteure, ce qui supposait naturellement que je me fasse passer pour un homme. Seul mon éditeur connaissait le secret, et avait la bonté de ne pas le révéler, mieux encore, il me faisait une belle presse, ce qui m’assurait de vivre de mes écrits. Pour cela, je l’en remerciais régulièrement. Or il me fallait un nouveau sujet d’écriture, qui me permettrait de poursuivre un peu plus longtemps ma carrière d’écrivaine. Ma rationalité naturelle et bornée m’empêchait de croire en Dieu, encore moins au folklore ordinaire que l’on peut trouver partout. Ce détail m’amenait à ne pas croire aux histoires de maisons hantées, et c’est précisément ce dernier point qui m’intéresse dans cette sordide histoire qui m’arriva en juin 1933. À cette époque, j’avais entendu parler de l’étrange histoire du manoir Manson, une superbe demeure entourée de forêts et de grands jardins colorés qui faisaient tout le charme de la propriété. Si l’histoire s’arrêtait là, il serait évident que je n’aurais pas poursuivi mon investigation plus loin. Il s’avérait en effet que la maison fut hantée, en dépit du fait que plus personne n’y habitait. Je dis en dépit de, car pour que cela se sache qu’elle fut hantée, il eût bien fallu des témoins pour le percevoir. Justement, les jardiniers, qui étaient toujours sur place, assuraient avoir vu des choses étranges au travers des vitres de la propriété. Ils étaient payés par les actuels maîtres des lieux, qui avaient fui la maison pour une raison inconnue. D’abord la rumeur fut locale, puis avec les déplacements des jardiniers terrifiés, elle fit le tour des différents comtés des États-Unis, au point d’arriver dans le mien par le biais des journaux. Ayant lu toute cette histoire, je fus dans un premier temps des plus sceptiques car ma nature rationnelle était en train de prendre les devants. Mais, devant l’extrême nécessité de manger qui allait se faire urgente dans l’année à venir, je m’empressais de rédiger une lettre aux propriétaires afin de leur demander la permission de loger un temps dans ce manoir. Mon plan était simple : que la maison fût hantée ou non, j’allai recevoir bon nombre de stimuli qui enrichiraient mon écriture, et par là même me donner de l’inspiration pour mon prochain roman, qui serait un roman d’épouvante. Ma demande fut rapidement traitée, et en moins de temps qu’il n’en fallut pour le dire, j’étais prête à me déplacer jusqu’au manoir Manson, situé non loin de la côte ouest, à côté de la Californie. C’était entre autres ce détail qui me frappait, car la Californie se trouvait être un état relativement récent. En conséquence, il ne s’agissait pas d’une terre où l’on avait l’habitude de trouver des fantômes, d’où mon scepticisme encore plus fort qu’à l’accoutumée. Je me mettais alors en route. Pour ce faire, j’empruntai une automobile à un ami qui n’en avait pas besoin dans les dix jours à venir, ce qui m’arrangeait sur bien des points, n’ayant pas la fortune nécessaire pour faire l’acquisition d’un véhicule. En échange je lui offrais un livre dédicacé par James Howard, il en fut ravi. Même lui ignorait alors que l’auteur, c’était moi, et personne d’autre, je conservai le secret. Tout le monde était gagnant dans l’affaire. Le voyage fut long, quoique agréable et parsemé de nombreuses petites découvertes, qui alimentèrent mon esprit créatif. Combien de pages me traversèrent l’esprit à mesure que je roulais ? Je ne saurai le dire avec exactitude, mais je sais qu’elles furent fort nombreuses. J’arrivai sur place au bout de deux jours, quelque peu décontenancée par l’endroit : tout était à l’abandon, si ce n’était la forêt que j’avais traversée, qui me paraissait bien entretenue, ainsi que les jardins, d’une très grande beauté, bâtis selon la méthode française, qui leur donnait un charme fou. Je me garai devant la propriété, quand un drôle de bonhomme vint à ma rencontre. De grande stature, il avait les cheveux étrangement longs, d’un noir très prononcé. Son visage, buriné, marqué par le temps, affichait une expression sévère, qui me fit comprendre qu’il s’agissait d’un genre d’intendant qui ne se laisserait pas marcher sur les pieds, j’en pris note. Il frappa doucement deux fois sur la vitre côté conducteur, m’obligeant à la descendre, et se présenta. Il s’appelait Vern Jones, et entreprit de me montrer tout le mépris qu’il avait à mon égard. Pour commencer, jamais il ne me regarda dans les yeux, son regard flottait largement au-dessus de ma tête, comme s’il guettait quelque chose qui n’existait que dans son esprit. Je compris rapidement que mon statut de femme faisait « tout le charme » de son regard, et qu’il éprouvait un profond rejet non pas à l’endroit de ma personne à proprement parler, mais à l’égard de mon sexe, qui semblait le révulser au possible. Il savait pourquoi j’étais là. En l’espace de quelques mots, je me sentis comme mise à l’écart du reste du monde. Je ne lui prêtai qu’une oreille, encore qu’elle fût inattentive, et appris qu’il me mettait en garde contre les supposés spectres qui hantaient la propriété. Il insista par deux fois sur le mot spectre, ce qui, sans me glacer le sang d’effroi, m’intrigua plus qu’autre chose. J’appris également qu’il était le majordome de la maison depuis près de dix ans, et que ses maîtres, effrayés par leur propre domaine, avaient fait le choix de le fuir, sans cependant le revendre, afin d’épargner aux éventuels nouveaux arrivants quelques terreurs mal venues. Je m’installai dans une chambre au premier étage avec vue sur les jardins, et y déposai mes affaires, prête à mener mon aventure jusqu’au bout. Mais, comme il était déjà fort tard, je me sustentai d’un dîner préparé par monsieur Jones, et allai me coucher. Je sus d’office que si ses plats n’étaient pas à mon goût, alors il me laisserait la cuisine pour me préparer mes propres repas. Je me doutai que j’allais bientôt tout préparer moi-même, car monsieur Vern Jones n’était pas fin cuisinier. J’eus beaucoup de peine à terminer son rôti et partis me coucher le ventre rond. Le soir, je fis un rêve pour le moins étrange. J’étais dans le jardin des Manson, de nuit, alors que le ciel était bien dégagé. Soudain, devant moi, des formes apparurent. C’étaient des vagues de couleur resplendissantes et brillantes, qui ondulaient devant moi. D’une dizaine de pieds de haut, elles ondoyaient et venaient à ma rencontre. Je sentais des pensées bouillir à l’intérieur, et ne savais pas comment je le savais, mais j’en étais convaincue. Elles me parlaient via des sortes d’ondes mystérieuses qui me traversaient la tête et tout le reste du corps, résonnant au plus profond de mes entrailles. Cela me fit très peur, et je hurlai dans le cauchemar. Je me réveillai en sursaut, épouvantée par ce rêve dément, parce que les couleurs pensantes semblaient me vouloir du mal. J’écartai les rideaux et ouvrai la fenêtre pour me ressaisir, et eut devant mes yeux une vision pour le moins incongrue. Devant moi s’étalaient dans les jardins des formes serpentines qui me laissèrent sans voix. Les fleurs avaient été brûlées par quelque chose, et l’arrangement des lignes continues frisaient une sorte de génie inhumain. Je descendis immédiatement, et frappai à la porte du bureau de monsieur Jones, qui devait être levé à ce moment de la journée, l’horloge dans ma chambre indiquait huit heures trente. J’avais la ferme intention de lui demander des explications, s’il y en avait. Je le trouvai à faire de la comptabilité, et lui expliquai la situation en tentant d’éviter son air profondément agacé. Je ne lui parlai pas de mon rêve, que je mettais sur le compte de la mauvaise nourriture de la veille, trop indigeste, et lui détaillai la scène qui s’était offerte à moi, ce matin, pensant à une mauvaise plaisanterie d’une personne quelconque. Aussitôt, son visage se figea, puis se décomposa à mesure que je lui racontais la scène. Lorsque je précisai que les formes étaient diablement bien pensées et ordonnées, un hoquet le prit. Il baissa la tête, plongea son visage dans ses mains, et me demanda de partir, sinon c’était lui qui partirait. Je ne compris pas pourquoi il m’avait demandé cela, moi qui venais à peine d’arriver. Comme je n’avais pas l’intention de quitter la résidence, décidée à y rester encore quelques jours, n’étant pas encore stimulée, je le vis faire ses valises l’après-midi même, et quitter la résidence à bord du car du Greyhound qu’il avait appelé plus tôt le matin. Je me retrouvai désormais seule dans le manoir, beaucoup trop grand pour ma personne. Les jours se poursuivaient les uns après les autres, et le rêve au sujet des couleurs pensantes se produisait tous les soirs. À chaque fois, il se faisait de plus en plus précis, et les couleurs me voulaient de plus en plus de mal, il en fut ainsi jusqu’au cinquième jour. Le rêve semblait être le même qu’à l’accoutumée, à ceci près que le ciel était empli de sombres nuages. Les couleurs vinrent à ma rencontre, comme d’habitude, mais n’eurent pas le temps de projeter sur moi leur colère qu’un éclair fendit un arbre en deux, non loin de là. Que ce fut à cause de la proximité de l’incident ou du bruit, les couleurs se dissipèrent d’un coup, comme le café voit son noir se diluer lorsque lui rajoute du lait. J’en fus tout à la fois pétrifiée et rassurée, et pour une fois, ne hurlai pas. Je me réveillai en sursaut, et ouvris la fenêtre, comme je le faisais à chaque fois que je sortais du rêve. Alors, non seulement je contemplai les lignes de fleurs brûlées, mais aussi un arbre fruitier, un pommier pour être plus précise, foudroyé et coupé en deux dans le sens de la hauteur, exactement au même emplacement que dans mon rêve. Je me précipitai dehors pour mieux le détailler, particulièrement étonnée de constater que ce qui était arrivé dans mon rêve était advenu dans la véritable vie. Je commençai à croire que ce qui se déroulait dans mes rêves se réalisait pour de vrai, et que je me retrouvais réellement la nuit à confronter les couleurs depuis cinq jours. Au bout de plusieurs minutes, je compris que ce n’était pas le cas, car il avait plu la veille, et je ne trouvai que les empreintes que je venais de faire en venant constater la mort de l’arbre. Forte de ce constat, je menai une réflexion. Les couleurs me semblaient de plus en plus réelles. Je savais bien entendu que ce n’était là que le produit de mes rêves, mais cela me poussait à songer. Autant la première fois, j’avais mangé un repas trop lourd et indigeste, ce qui avait sans doute influencé mon esprit, me poussant à produire pareil cauchemar, autant les autres fois, j’avais mangé correctement. J’avais tout particulièrement fait attention à ne pas préparer de nourriture qui soit trop mauvaise pour ma personne, ne souhaitant pas réitérer mon expérience passée, et pourtant, mon esprit persistait à m’envoyer ce message peu rassurant. Je finissais par conclure que ce n’était pas le dîner, mais la maison qui produisait le rêve. Comment, je ne savais pas le dire, mais cette conclusion me parut évidente. La maison faisait se produire ce genre de rêve aux gens, ce qui expliquait pourquoi les actuels propriétaires avaient décidé de déserter leur propre demeure. En revanche, mon rêve prémonitoire me posait toujours problème : qu’était-il réellement ? Je n’avais pas la réponse à mes soucis, mais je pouvais cependant mener l’enquête par moi-même, pour m’assurer de la véracité de mes pensées. Aussi eu-je l’idée de me promener de nuit dans les jardins, pour vérifier ce qu’il s’y passait réellement. Peut-être allais-je tomber sur la ou les personnes qui avaient brûlé les fleurs, car l’ont dit souvent que le coupable revient sur les lieux de son crime. Je n’avais qu’une faible chance de tomber sur le responsable de ces ingénieux et terrifiants dessins, mais décidai que cela valait le coup d’être tenté. Je fis une petite sieste l’après-midi pour m’assurer d’avoir assez de force pour tenir toute la soirée. Curieusement, malgré plusieurs heures de sommeil, je n’avais pas rêvé, ou si j’avais rêvé, alors je ne m’en rappelais pas. Cela m’intrigua certes, mais pas plus qu’autre chose. En pleine forme, je sortis le soir après vingt-deux heures, et me baladais dans ce qu’il restait des fleurs, décidant de suivre les lignes continues pour voir où elles menaient. L’une d’entre elles me conduisit jusqu’à l’arbre fendu en deux, ce qui ne manquait pas d’ironie, compte tenu du fait que c’était précisément cet évènement qui avait ramené un semblant de normalité dans mon passage au manoir Manson. Je ris nerveusement, et entrepris de suivre une autre ligne. Soudain, une sorte de murmure presque imperceptible suscita mon attention, aussi me retournai-je pour voir d’où il provenait. Ce que je vis me figea sur place. Je ne pouvais pas dire s’il s’agissait de fascination, de terreur incontrôlée, ou d’un subtil mélange des deux, mais toujours était-il que je ne bougeais plus. Ma mâchoire, largement ouverte, manquait de me tomber sur les genoux, et mes bras se croisèrent instinctivement sur ma poitrine, comme pour la protéger d’un danger imminent. Devant moi se dressaient des vagues de couleurs chatoyantes. Du vert, du bleu, du violet et du rouge qui me parlaient toutes en même temps. Ce n’était pas un rêve, mais bien la réalité qui s’exhibait sans honte devant moi. Elles ne bougeaient pas, mais je sentais leur rage éclatante. Sans nullement réfléchir, je les contournai, et courus jusque dans ma chambre, m’enfouissant sous les draps pour me protéger. Finalement, la terreur étant passée, je profitais du lit providentiel pour me reposer et me remettre ainsi de mes émotions. Cette fois-ci, le rêve fut différent. Je rêvais que j’étais dans les caves du manoir, et que, faisant pivoter un chandelier précis, j’ouvrais un mur en deux. J’y trouvai un cercueil de pierre ouvert, d’où sortaient les terrifiantes couleurs. À mon réveil, qui se fit en sursaut et en cris, je sus immédiatement ce que j’avais à faire. Pleine de sueur de la nuit, je me hâtais en direction de la cave. C’était entre les couleurs et moi. Je descendis les escaliers, les dévalant à toute allure. Je ne sais par quel miracle je n’étais pas tombée, mais n’y prêtais pas attention pour le moment, privilégiant la rapidité aux précautions ordinaires. Rapidement, je me retrouvai dans la pièce de mon rêve, et quoiqu’elle fût légèrement différente dans la vie véritable, je comprenais bien où j’étais. Cela me perturba d’autant plus que je n’y avais jamais mis les pieds. Je supposais que la maison, comme possédée par un esprit quelconque, avait tenté de me prévenir via ces rêves. Que cela fût le cas ou non, je trouvai le chandelier, et, l’inclinant tantôt à gauche, tantôt à droite, tremblant furieusement je parvins à le faire basculer d’un côté. Aussitôt, un terrible bruit se fit entendre, et l’un des pans du mur où était accroché le chandelier s’inclina, puis s’ouvrit comme par enchantement. J’y jetai un œil, inquiète, avant d’y poser le pied. Il s’agissait d’un genre de couloir où il faisait noir comme dans un four. Je m’armai de lumière dans la main droite, et pris la trousse à outils que j’avais empruntée dans la chambre de Vern, prête à mettre un terme au cauchemar provoqué par les couleurs. J’avançai difficilement, et au bout d’une dizaine de minutes, tombai sur une crypte. Là, sur un socle de granit, reposait un cercueil ouvert, entièrement fait de bois. Je n’osai regarder à l’intérieur, de peur d’y trouver mon adversaire métaphysique, et scellai le couvercle sur la grande boîte, qui se trouvait posée au sol. Aussitôt qu’un clou s’enfonçait dans le bois dur, j’entendais des sortes de rugissements au fin fond de mon crâne. Je faisais de mon mieux pour les ignorer au fur et à mesure que je refermais définitivement l’objet funeste. Quand le dernier clou fut enfoncé, le rugissement se tut. C’était le calme absolu. J’attendis au moins un quart d’heure avant enfin de quitter le lieu, m’assurant par ce temps à rester immobile que les couleurs n’allaient pas se montrer à nouveau. Une fois sortie du caveau, je refermai le mur en repositionnant le chandelier, et partis m’allonger. Lors des nuits suivantes, je ne faisais plus de mauvais rêve. L’horreur semblait enfin terminée. Je rédigeai à la hâte une lettre aux propriétaires, leur expliquant la situation, espérant qu’ils allaient revenir dans le manoir, et le quittai le lendemain, fraîche comme un gardon. Pourtant, aujourd’hui encore je ne peux m’empêcher de détruire cette histoire chaque fois que je la rédige. Non pas qu’elle fût plus effrayante que l’histoire qu’elle m’inspira à l’époque, mais le fait que je l’avais réellement vécue me marqua durablement, aussi brûlerai-je cette nouvelle tout à l’heure, Jane Howard.
- La fille des larmes
Alma. Quatre lettres pour un prénom court et concis, donné à une jeune fille fragile. Car fragile, Alma l’était, elle ne le niait jamais. Il faut dire que jusqu’ici, la vie ne lui avait pas fait de cadeaux : orpheline de père seulement quelques mois avant sa naissance, Alma n’avait pas eu la chance d’avoir une figure masculine à ses côtés pour la guider durant son enfance et son adolescence. Non, seulement une mère pour l’élever. Une mère scientifique de renom qui plus est, et donc pas toujours aussi présente qu’elle l’aurait souhaité auprès de son enfant. Malgré tout cela, Alma et sa mère avaient longtemps partagé un lien fort, nourri d’amour, de tendresse et de complicité. Un lien qui avait brusquement pris fin, à l’aube des seize ans de la jeune fille… En effet, un drame s’était déroulé au sein de l’institut scientifique où travaillait la mère d’Alma : une mauvaise manipulation de certains produits avait entraîné un violent incendie, occasionnant la mort de nombreux chercheurs. Et pas de chance pour Alma, sa mère faisait partie de la liste des victimes. À compter de ce jour, la vie autrefois insouciante et plutôt heureuse de la lycéenne avait basculé dans le désespoir le plus complet. Ce ne fut pas très difficile pour elle, plongée dans une solitude des plus accablantes, de sombrer dans la dépression. Épuisement constant, manque de motivation, maux de tête fréquents, perte d’appétit et de sommeil, chagrin permanent, sensation de culpabilité, perte d’intérêt pour les loisirs et autres centres d’intérêts… Oui, la liste des symptômes était longue comme le bras. Pourtant, Alma avait essayé de se battre. Elle avait vraiment essayé. Se voir plonger dans un état pareil l’avait épouvantée ; et elle savait pertinemment que sa mère n’aurait pas aimé la voir comme ça, non plus. Mais… elle n’avait pas réussi à trouver la force nécessaire pour se reprendre en main ; il faut dire que les circonstances ne l’avaient pas vraiment aidée… Envoyée dans un orphelinat en attendant d’atteindre sa majorité, Alma n’avait pas reçu les soins essentiels pour combattre sa maladie. Désemparée, la jeune fille avait donc décidé de trouver du réconfort à sa manière… et elle l’avait vite mis la main dessus. Sans doute l’un des pires exutoires qui soit : l’alcool. On ne prévenait jamais assez des dangers que représentaient les boissons alcoolisées : c’était comme un serpent qui se mordait la queue, un cercle vicieux qui transformait la vie en enfer lorsqu’on tombait dedans. Un piège qu’Alma n’avait pas su éviter : vin, pastis, rhum, whisky, bière… Aucun alcool n’était dédaigné par la désormais jeune femme, même après son départ de l’orphelinat ; l’alcoolisme s’était ancré en elle, tel le plus résistant des poisons. À maintenant vingt ans, Alma voyait bien comment ces quatre dernières années d’alcoolisme avaient déteint sur elle : sa beauté s’était fanée, son caractère s’était encore ombragé. À tel point qu’elle ne supportait plus de se regarder dans un miroir, à cause de ce qu’elle voyait : une fille fantôme, dépressive et alcoolique… Comme situation, il ne pouvait pas y avoir pire. Roulée en boule dans son lit, plusieurs bouteilles vides au pied de sa table de chevet, Alma laissa les larmes couler sur ses joues, sans bruit. Larmes de désespoir face à une situation désespérée… Qui pourrait donc la sauver de ce chaos sans fin ? oOoOo Parfois, il faut croire que Dame Fortune peut sourire envers les plus malheureux ; après quatre longues années de cauchemars empreintes d’alcool et de douleur, Alma eut la chance de rencontrer sa grâce salvatrice par une belle matinée d’été. Pourtant, la journée avait très mal commencé : après s’être rendu compte que toutes ses bouteilles étaient vides, la jeune étudiante avait tenté d’aller en acheter dans les épiceries du coin, mais sans succès. Pour quelle raison ? Pas assez d’argent… Il faut dire qu’un emploi de femme de ménage ne rapportait pas grand-chose… et en plus, Alma gaspillait la majorité de son salaire dans la boisson, quoiqu’elle s’efforçât de toujours payer son loyer. Et maintenant, elle n’avait plus rien pour assouvir son addiction. Après avoir longuement parcouru les rues désertes de son quartier, Alma finit par s’arrêter, seule et épuisée. La soif la tenaillait de façon insupportable et elle se sentait trembler comme une feuille. Mais comment avait-elle pu en arriver là, à tomber aussi bas ? Acculée d’angoisse, la jeune femme laissa finalement libre cours à ses larmes, les mains cachant son visage, ne se souciant pas de savoir si quelqu’un la voyait pleurer. Larmes de douleur face à une dépendance empoisonnée qui la détruisait de l’intérieur… Soudain, Alma sentit une main se poser sur son épaule ; se retournant avec brusquerie, elle fut abasourdie en voyant le jeune homme qui lui faisait face, ses beaux yeux noirs la contemplant avec inquiétude. Il lui demanda alors, d’une voix plutôt douce, si tout allait bien. Dans une sorte de hoquet mélangé à un sanglot, Alma fit alors quelque chose qui ne lui ressemblait pas du tout : se blottir contre l’inconnu, cherchant de la consolation dans son odeur et sa chaleur humaine. Une action qui ne lui fut pas préjudiciable, au contraire… Si le jeune homme - qui s’appelait Antoine - fut d’abord pris au dépourvu par la situation, il ne se résolut pas à abandonner cette pauvre fille à son sort. Après l’avoir calmée, il l’emmena à la terrasse d’une brasserie, curieux de connaître la cause d’un si grand désarroi. Sans doute heureuse d’avoir enfin une oreille attentive prête à l’écouter, Alma déballa toute son histoire, comme on confesse ses péchés à un prêtre. Passant seulement sous silence les circonstances exactes de la mort de sa mère, la jeune femme ne lui cacha rien de sa vie, depuis son envoi à l’orphelinat jusqu’au développement de son alcoolisme. – Aujourd’hui, je me sens comme une moins-que-rien…, conclut-elle en se remettant à pleurer. Je suis une épave qu’on ne pourra jamais remonter hors de l’eau, une fusée qui ne décollera jamais du sol, une… – Alma, tu ne peux pas dire une chose pareille, l’interrompit Antoine avec un calme étonnant. Écoute, je comprends exactement ce que tu ressens : il y a encore quelques années, moi aussi j’en suis passé par là. – Quoi ? Tu veux dire que… toi aussi… tu étais… ? – Alcoolique ? Non, mais c’était tout comme : j’étais accro aux somnifères. Comme ta mère, mes parents sont morts dans un accident et les médicaments étaient la seule chose qui me permettait de ne pas sombrer. Comme j’ai été bien entouré, j’ai finalement pu m’en sortir à temps. Ce qui n’est pas ton cas… Mais je peux y remédier, si tu le désires. – … – Alma, acceptes-tu que je t’aide, oui ou non ? – … Oui. oOoOo Le jour où elle avait dit « oui » à Antoine, Alma ne l’avait jamais regretté. Après tout, leur rencontre avait été une bénédiction pour elle : il lui a sauvé la vie. En fait, lorsque cette fille, à la fois délicate et ravagée, lui avait raconté sa vie, Antoine s’était entièrement reconnu dans son récit : lui aussi avait été comme ça autrefois, à fleur de peau, durant une très longue période… Et comme le jeune homme était un garçon bien - très bien, même - il avait eu envie d’apporter son soutien à son tour. L’hospitalisation d’Alma dans un centre s’était rapidement révélée indispensable pour deux raisons : sa dépression et son isolement familial, deux choses la rendant vulnérable face à sa dépendance. Et même si la jeune femme savait cette étape essentielle pour suivre la voie de la guérison, elle n’avait pu s’empêcher d’avoir peur la veille de son départ. En fait, elle avait honte d’elle-même puisque la désintox n’était pas toujours vue avec bienveillance… Mais Antoine l’avait rassurée : puisqu’il était rapidement devenu son seul véritable ami, il ne la laisserait pas tomber. Il lui promit de l’appeler tous les jours afin qu’elle gardât le moral, étant donné que les visites n’étaient pas autorisées. Une telle sollicitude avait intrigué Alma au plus haut point : – Pourquoi tu te soucies autant de moi comme ça ? Je veux dire, ça ne fait pas longtemps qu’on se connaît, toi et moi… Je pourrais ne pas être quelqu’un de si bien que ça, tu sais ? – Peut-être, mais je ne suis pas d’accord avec toi, Alma : tu ne t’en rends sans doute pas compte, mais tu es beaucoup plus forte que tu ne le crois. Une force dont tu n’as pas encore conscience… et que je finirai bien par te montrer, un jour ou l’autre. Réconfortée par cette marque de confiance, Alma était partie le cœur plus léger au centre dès le lendemain. Les médecins l’examinèrent puis décidèrent de l’hospitaliser pour un mois. Un mois ! Alors que la moyenne se situait à deux semaines ! À ce moment-là, la jeune femme avait pensé que décidément, son sevrage ne se ferait pas sur un tapis de roses… Mais finalement, le séjour d’Alma s’était plutôt bien passé : traitement médical, groupes de soutien, séance avec un/une psychologue, elle avait suivi toutes les recommandations à la lettre. En réalité, c’était surtout la nuit que c’était le plus dur : anxiété, agitation, cauchemars, voire insomnies venaient facilement perturber son sommeil. C’était toujours dans ces moments-là qu’Alma s’autorisait à pleurer sur son oreiller… Larmes de dépendance face à la puissance de l’addiction. Mais cette fois, la jeune femme avait quelque chose en elle qu’elle n’avait pas ressentie depuis des lustres : l’envie de se battre. Une envie donnée par la force d’une rencontre heureuse ; car il fallait bien dire qu’avec le temps, Alma s’était de plus en plus attachée à Antoine, attendant avec impatience son appel téléphonique quotidien depuis l’hôpital. Sans doute allait-elle un peu trop vite en ce qui concernait ses sentiments. Mais le cœur pouvait faire preuve d’une force insoupçonnée, une force que la jeune femme avait décidé d’écouter. Alors, dès sa sortie du centre, Alma s’était précipitée chez Antoine, voulant lui faire la surprise de son retour. Une surprise d’abord accueillie avec stupeur par son ami, puis avec plaisir lorsqu’il la prit dans ses bras. Un geste qui donna lieu à une confession inattendue : – Antoine, je sais que ça va te paraître fou… mais je crois bien que je suis en train de tomber amoureuse de toi. Alors si tu aimes le genre de fille un peu fêlée qui me ressemble… ça te dirait de sortir avec moi ? oOoOo L’inattendue déclaration d’amour d’Alma était bien l’une des choses qui avaient le plus surpris Antoine dans le cours de sa vie. Il faut dire qu’une fille lui demandant ainsi, spontanément, d’être son petit-ami, ce n’était pas banal ! Et Antoine n’avait pas pu dire non. Après tout, comment aurait-il pu ? Lui aussi avait fini par développer des sentiments, plus forts que la simple amitié, envers Alma. C’était une fille qui le touchait, à la fois courageuse et déterminée, même si elle-même ne le croyait guère ; et grâce à sa cure au centre de désintoxication, sa beauté avait commencé à refleurir de façon touchante. Ses longs cheveux auburn et bouclés avaient pris davantage de volume ; sa peau était devenue plus lumineuse ; et son regard vert sombre avait retrouvé cet éclat pétillant, témoin du bonheur de vivre. En bref, Alma renaissait ; certes, elle n’était pas encore guérie de sa dépression, ni de son alcoolisme mais au moins, elle suivait enfin le chemin de la guérison. C’est donc de cette façon que les deux amis avaient commencé à sortir ensemble. D’abord chaste et fragile car récente, leur relation s’est faite de plus en plus forte, au fil des jours, des semaines, des mois, un lien se nourrissant de l’affection et de la tendresse qu’ils se vouaient l’un à l’autre. C’était un couple charmant que rien ne semblait pouvoir ébranler. oOoOo Et pourtant… Au bout de six mois de relation, une violente dispute mit à mal l’amour unissant les deux amants. Un jour où Alma rentrait chez elle après avoir passé son dernier partiel de littérature, elle eut la surprise de trouver Antoine dans son salon, paraissant l’attendre de pied ferme. Assis sur le canapé, les bras croisés sur la poitrine, il dévisagea sa petite-amie d’un regard qu’elle ne lui connaissait pas… et qui honnêtement lui fit peur. – Antoine ? Que fais-tu ici ? Et pourquoi tu me regardes comme ça ? Ça ne va pas ? – Alma… Tu comptais me dire quand la vérité à propos de ta mère ? – La vérité ? Quelle vérité ? Je ne te suis pas…, bredouilla la jeune femme avec une brusque anxiété. – Arrête de me prendre pour un idiot ! hurla soudainement le jeune homme avec une colère inattendue, faisant violemment sursauter la femme qui l’aimait. Tu comptais me dire quand que tu étais la fille de Catherine Forestier ?! Tu pensais peut-être que je n’apprendrais jamais que tu es la fille d’une ancienne célébrité de la science ?! – Non… Antoine attends ! s’exclama Alma, à présent penaude et désemparée. Écoute, je n’ai jamais voulu te cacher quoi que ce soit sur moi ou sur ma mère, et c’est vrai que j’aurais dû te parler davantage d’elle… Mais je ne voulais pas que tu t’intéresses à moi juste à cause de sa célébrité… Et puis de toute façon, elle est morte depuis quatre ans, le passé est le passé… – Non, ce n’est pas que du passé pour moi ! Est-ce que tu sais que c’est à cause de ta mère… si mes parents sont MORTS ?! – Que… QUOI ?! Mais… Qu’est-ce que tu me racontes ?! Tu m’as dit que tes parents étaient décédés dans un accident ! – Justement ! Mes parents aussi étaient scientifiques, de simples chercheurs sans renom qui ont été victimes de l’incendie causé par ta mère… Parce que c’est à cause d’elle qu’il y a eu cet incendie, il y a quatre ans ! Et toi, tu as lâchement préféré me cacher la vérité plutôt que d’être honnête avec moi ! Comment je pourrais continuer à te faire confiance et à sortir avec toi ?! Même dans ses pires cauchemars, Alma n’aurait jamais pensé vivre une situation pareille. Et alors que la douleur et la colère montait en elle, elle sentit les larmes lui perler aux yeux. Larmes de rage devant tant d’injustice gratuite dirigée contre elle… – Je pourrais te retourner la question, Antoine… Après tout, toi aussi tu m’as menti en me cachant la vérité sur la mort de tes parents ! Et vu les circonstances, on n’a plus le choix : je te quitte Antoine, tout est fini entre nous ! Je ne veux plus jamais te revoir, jamais ! oOoOo Je ne veux plus jamais te revoir… Tels étaient les derniers mots qu’avaient adressés Alma au garçon qu’elle aimait… juste avant que leur dispute ne tourne définitivement à l’orage. Ils s’étaient longuement crié dessus, chacun adressant des reproches à l’autre sur son mensonge, et voulant tous deux défendre l’honneur de leurs parents. Finalement, ce fut la fatigue qui les avait décidés à se séparer : ivre de rage, Antoine était parti en claquant la porte tandis qu’Alma s’était écroulée dans le premier fauteuil venu, prise d’une crise de larmes sans précédent. Elle était alors tellement en colère contre Antoine… Mais très vite, la rage avait laissé place à une douleur incommensurable : le chagrin d’amour… Un énorme vide dans le cœur… Exactement comme si la personne qu’on aimait venait de mourir… Mourir dans les sentiments. oOoOo Cela faisait deux semaines qu’Alma n’avait pas revu Antoine… et qu’elle n’arrêtait pas de pleurer. Larmes du chagrin d’amour… Elle qui avait fait tellement d’efforts dans son combat contre l’alcool et la dépression, la voilà qui retombait dans les griffes de ses vieux démons… Et tout ça parce qu’elle n’avait plus la raison de l’amour pour se battre. Un soir, la jeune femme but tellement de rhum qu’elle fut incapable de regagner son lit. La vision floue, ne sachant plus où elle en était, Alma parvint néanmoins à se rendre dans le salon et s’effondra sur le canapé, plongeant aussitôt dans un très profond sommeil… oOoOo La première chose dont la jeune femme se rendit compte en se réveillant, c’était qu’elle se sentait privée de la moindre force. Ensuite, elle ne reconnut pas du tout le salon de son appartement. Enfin, elle sentit comme des tuyaux dans son nez qui la dérangeaient vivement ; mais lorsqu’elle voulut essayer de les retirer, elle sentit une main se poser sur la sienne : – Non Alma, n’y touche pas ! Ils t’aident à respirer. – An… Antoine… ? C’est… C’est bien… toi… ? – Oui Alma, c’est moi. Tu ne peux pas t’imaginer à quel point je suis soulagé que tu sois réveillée ! J’ai eu si peur… – Que… Qu’est-ce qui s’est… passé… ? Je suis où… ? – À l’hôpital. Tu as sombré dans un coma éthylique… Et si je ne t’avais pas découvert à temps chez toi, tu aurais même pu en mourir… Alma se sentit perdue : hôpital ? Coma éthylique ? Abus d’alcool ? Et puis… – Oui, je me souviens… J’allais si mal ce soir-là que… j’ai replongé… J’ai bu tellement de rhum… Comme j’ai honte… – Alma, ne culpabilise pas ! Tout ça, c’est entièrement de ma faute : je n’aurais jamais dû te quitter de cette manière… Je n’ai pas arrêté d’y réfléchir ces derniers jours et c’est pour ça que je suis venue te voir, ce matin : pour m’excuser… – … – Mais quand je t’ai découvert sur le canapé de ton salon, j’ai tout de suite compris que quelque chose n’allait pas : tu étais si pâle et tu ne te réveillais pas… Puis quand j’ai vu les bouteilles, j’ai réalisé ce qui se passait… et j’ai appelé une ambulance. – Antoine… – Attends Alma, laisse-moi juste finir ! Pendant notre dispute, tu as dit quelque chose de très juste : le passé est le passé… Et tu as raison, nos parents sont morts, on ne pourra pas changer ce fait. Par contre, je sais qu’ensemble, nous pourrons dépasser notre traumatisme commun… et aussi que je tiens beaucoup trop à toi pour pouvoir t’abandonner une seconde fois. Alors, si au fond, tu m’aimes encore un peu… Est-ce que tu accepterais que je revienne vers toi ? oOoOo Il y avait certaines questions, dans une vie, qui étaient capables de faire basculer le cours de l’existence ; et celle qu’avait posée Antoine à Alma à l’hôpital faisait partie de ces fameuses questions du genre. Ce n’était pas pour autant que la jeune femme avait aussitôt accepté de redonner une seconde chance à son premier petit-ami. Il lui avait fait tellement de mal… Mais elle ne voulait pas non plus le perdre à nouveau : il lui manquait vraiment trop… C’est pourquoi ils s’étaient mis d’accord sur une trêve d’amitié, le temps de ressouder leur lien. Alma était restée un moment à l’hôpital : son coma l’avait vraiment secouée… mais il avait eu le mérite de lui remettre enfin les idées en place. Cette fois, elle avait compris que si elle ne s’arrêtait pas définitivement avec l’alcool, elle courrait tôt ou tard à sa perte. Elle avait donc repris son combat de plus belle, tout comme sa bataille contre la dépression. Comme si rien de mal ne s’était passé entre eux, Antoine était revenu dans la vie de la jeune femme, lui apportant à nouveau son soutien, si essentiel pour elle. Mais cette fois-ci, le duo était complètement sincère l’un envers l’autre : ils ne se cachaient plus rien sur la mort de leurs parents et arrivaient à en discuter à peu près calmement. Alma avait commencé à admettre que sa mère avait effectivement commis une faute ayant conduit à sa mort tragique et Antoine s’était montré encore plus bavard : le décès accidentel de ses parents, alors qu’il n’avait que treize ans, l’avait conduit à sombrer dans l’addiction des somnifères. Un cauchemar dont il ne s’était sorti que quelques années auparavant, grâce au soutien de ses grands-parents, attentifs et aimants. oOoOo Le temps avait passé et de son côté, Alma avait obtenu des succès inespérés dans différents domaines : retrouvant un peu de sa joie de vivre d’antan, elle n’avait plus retouché à une goutte d’alcool, et avait même réussi à trouver un emploi au journal local où elle fut rapidement reconnue pour la qualité de sa plume incisive. De plus, elle avait fini par pardonner Antoine et à se remettre en couple avec lui, après trois mois de trêve amicale. oOoOo – Alma ! Tu es prête ma chérie ? – Presque mon amour ! J’arrive ! Aujourd’hui n’était pas un jour comme les autres : cela faisait maintenant deux ans, jour pour jour, que le duo s’était rencontré pour la première fois. Antoine avait prévenu sa petite-amie qu’il comptait l’emmener à la brasserie où ils avaient fait connaissance pour lui parler de quelque chose d’important ; et la jeune femme avait bien une petite idée de ce que cela pourrait être… Un peu plus tard, le couple était installé à une table de la terrasse, enveloppé par la douce chaleur du printemps. Le jeune homme entama sa déclaration : – Alma, depuis notre première rencontre, j’ai su très vite que toi et moi, nous étions faits pour être ensemble… Alors je te le demande Alma Forestier : est-ce que tu acceptes de devenir ma femme ? En voyant l’anneau d’or finement ciselé et incrusté de petits diamants venir glisser à son annulaire gauche, Alma sentit les larmes lui monter aux yeux. Mais différentes, cette fois-ci : larmes de joie puisqu’elle allait devenir la femme aimée dans le cœur d’un seul homme. – Oui Antoine ! Bien sûr que j’accepte de t’épouser ! Mais en retour, je veux que tu me promettes d’être toujours là pour moi, comme je le serai pour toi… Tu me le jures ? – Je te le promets mon amour. Je te le promets.
- Rekia
Le 25 septembre 1975, un bon matin d’automne, dans un grand silence, on n’entendait que le cri d’un bébé : « Ça y est, elle est née, elle est née », crie la sage-femme. « C’est une fille », continue-t-elle, « elle est blanche comme la neige, toute douce, les lèvres et les joues rouge comme le sang, petit nez, petites oreilles. » Sa mère était très contente mais malheureusement son père n’était pas là, il travaillait en France, il n’était là qu’une période sur deux, il travaillait pour envoyer de l’argent à sa famille, pour qu’ils puissent vivre une vie magnifique... Rekia, cette jolie petite fille, elle grandissait vite. Plus elle grandissait, plus elle devenait belle, la vie était si merveilleuse pour elle, une petite fille gâtée, elle avait tout ce dont elle avait besoin. Mais on finit toujours par grandir : les rêves de l’enfance, le futur imaginé, l’innocence, tout finit par disparaître. Elle est devenue une jeune femme, elle était si marrante, si gentille. Tous ceux qui vivaient dans son village l’aimaient bien. Un jour son oncle lui annonça qu’un homme voulait l’épouser. Sans hésiter, elle accepta car, pour elle, son oncle était le remplaçant de son père, pendant son absence elle était obligée de le respecter, et elle savait aussi que toute femme finit un jour par se marier. Et pour elle c’était le moment. Elle disait souvent qu’elle ne savait pas ce qu’elle avait ressenti à ce moment-là, elle ne savait pas si c’était une sorte d’enthousiasme ou de la peur, ou peut-être de la joie. Elle ne savait pas où allait sa vie ni ce que le futur lui réservait. Pendant les soirées de son mariage,- car dans la culture kabyle on fête le mariage pendant plusieurs jours, il y a une soirée qui s’appelle la henna, c’est une soirée exceptionnelle pour presque toutes les femmes, c’est une soirée magique -, la mère de Rekia a mis du henna sur ses mains, puis elle l’a passé aux autres femmes pour qu’elles puissent s’en mettre aussi, ce fut indiscutablement un évènement, avec des chants et des danses, mais pour elle cela a juste été une fête comme les autres : elle l’a considérée comme une fin aux jours vécus dans la maison de son père. Cependant, la fin du mariage est arrivée et pour Rekia cela a été le moment de son départ pour sa nouvelle maison, celle de son mari, une maison qu’elle ne connaissait pas, ce serait une nouvelle vie, une nouvelle famille. Elle savait que tout son temps elle le consacrerait à sa nouvelle famille. Elle était une femme courageuse, et bien éduquée, elle avait été élevée parfaitement par sa mère et sa grande sœur. Ses premières journées ont été comme un examen pour elle, il fallait montrer à son mari et sa famille qu’elle était capable de s’occuper d’eux, qu’elle savait cuisiner, nettoyer et surtout qu’elle savait traire les vaches et les chèvres, puisque son beau-père en avait des dizaines. Après avoir été la princesse de son père, elle avait la responsabilité d’une famille sur ses épaules, du jour au lendemain elle avait tourné un chapitre de sa vie, et il n’y aurait pas de retour en arrière. Elle ne se plaignait jamais, même si elle était fatiguée elle allait en effet jusqu’au bout. Ce qui la rendait heureuse, c'était quand son mari lui proposait de sortir et de se balader en ville, ça lui fait vraiment plaisir, mais rien ne durant jamais toujours la belle journée se terminait et c’était le retour à la réalité. Deux ans ont passé et elle a appris qu’elle était enceinte. Bien sûr, elle en a été contente, c’était son premier bébé. Toute la famille voulait un garçon, sauf son mari : il espérait une fille car, selon lui, une fille ne laisse jamais tomber sa famille, elle est toujours là pour elle. Le docteur n’a pas tardé à leur annoncer la bonne nouvelle, ce serait une fille, cela a rendu le mari très heureux, c’était la meilleure nouvelle de toute sa vie. Les journées s’écoulaient et le ventre de Rekia grandissait mais ses souffrances aussi : ceux qu’elle considérait comme étant sa famille ne la respectaient plus, ils la voyaient comme une femme étrangère, une femme sans importance. Elle mit une fille au monde, une fille qui ressemblait plutôt à sa mère ; son mari était ravi car ce qu’il attendait depuis neuf mois était enfin arrivé. Après l’accouchement, elle a nourri l’espoir que tout changerait avec cette fille, laquelle allait lui rendre la vie en rose. Malheureusement, rien de ce qu’elle a imaginé n’est arrivé, la situation s’est aggravée. Elle avait juste le droit de veiller sur sa fille et de garder le silence. Ce qui la touchait encore, ce n’était pas la fatigue, mais son mari, la personne à qui elle avait donné toute sa confiance, la personne avec qui elle avait décidé de finir sa vie. Il lui avait menti en lui faisant croire qu’il travaillait. Rekia commença à se poser des questions : allait-il continuer ainsi ? regrettait-il avait fait ? changerait-il pour la nouvelle-née ou pas ? Lasse de vivre dans la douleur, un jour, elle parla à sa mère. Après lui avoir donné deux enfants, son mari ne voulait toujours pas changer, refaire sa vie, trouver des solutions : – Pardonne-moi maman mais cette vie est insupportable. J’ai cru à cette famille, j’ai cru à votre décision, j’ai dit oui à ce mariage sans même hésiter, j’ai tout accepté. Depuis la première journée où j’ai posé mes pieds dans leur maison, je n’ai pas cessé une seule fois de croire que la situation allait changer, que lui allait changer, que sa famille allait changer, mais rien n’a bougé. – Ma fille, dans la vie, il y a des choses qu’on ne peut jamais changer ni arrêter ; et l’une de ces choses c’est le destin. Il faut que tu restes et que tu supportes tout pour tes filles, elles sont encore petites ; sinon, comment tu feras, dis-moi ? – Oui, c’est vrai, le destin est déjà un chemin tracé, tu as raison maman, mais il faut essayer d’aliéner ce chemin. Aujourd’hui, tu es là, mon père aussi m’aide or si un jour vous n’êtes plus à mes côtés, comment ferai-je ? comment continuerai-je ma vie ? – Tiens donc, si tu penses comme cela, c’est que t’as décidé d’en faire à ta tête, aussi, pense bien aux conséquences car le divorce ne va pas seulement changer ta vie, il affectera aussi celle de tes filles… Désespérée, Rekia écouta sa mère et laissa le passé derrière elle ; elle continua sa vie en espérant qu’un jour son mari renonce à ses mauvais comportements. Le mari était un homme très intelligent et cultivé ; il adorait bouquiner, surtout les livres d’Albert Camus et ceux de Victor Hugo. Il n’aimait pas seulement la langue française mais aussi la géographie et l’histoire. Malgré toutes ces connaissances, il n’avait pas de travail, on pouvait appeler cela de la flemme, du découragement, de l’apathie, il ne travaillait pas. Une fois, la fille de Rekia, pendant qu’elle regarde la télévision, elle tombe sur un film qui s’appelle « À la recherche du bonheur ». Il relate les souffrances d’un père en quête d’un travail, mais on ne va pas ici raconter toute cette histoire, on va revenir à celle que l’on a commencé à conter. La fille déclare à sa mère : – Maman, maman, est-t-il vrai qu’une personne puisse avoir le courage de faire tout cela pour sa famille, tu penses vraiment que c’est une histoire réelle ? – Oui, ma fille, ce n’est pas juste une seule histoire, ni même deux, il a des milliers d’histoires comme celle-là… Ces gens savent que la vie est dure et qu’il faut faire de son mieux pour soutenir la famille. – Maman, si je te pose une question, peux-tu y répondre ? – Oui, bien sûr, ma chérie, demande-moi tout ce que tu veux ! – Quelle est la chose la plus importante pour toi dans la vie ? – La famille ! La famille, c’est sacré, la famille c’est elle qui te relève quand tu tombes. C’est elle qui te guide, qui te donne la main et te montre le chemin, oui, ma chérie, c’est ta famille qui te pardonne si tu fautes, qui ne te souhaite que du bien, le bonheur, et la joie dans ta vie, cette joie que je souhaite pour toi et tes sœurs. – Donc moi et mes sœurs, nous sommes ta famille, maman ? – Oui, ma belle, toi et tes sœurs, vous êtes ma petite famille, mes anges, vous êtes toute ma vie. – Merci ! maman, pour nous aussi tu es notre famille, et quand je vais grandir je souhaite devenir comme toi. – De rien, ma belle… Qui est dans le vrai, qui est dans le faux ? Qui t’aime, qui te déteste ? Les jours ont permis à Rekia de découvrir plein de choses qu’elle ne soupçonnait pas. Des amis devenaient des ennemis, des proches la poignardaient le dos. Elle se méfiait de tous les gens autour d’elle. Son mari essayait d’être un exemple pour ses filles et pour ses frères dont il était l’aîné, mais la vie le frappait à chacune de ses tentatives, il ne réussissait pas à changer d’attitude. Un jour, Rekia décida de parler avec lui et de jouer carte sur table : – Pourquoi es-tu comme cela, quel est le problème, tu ne trouves vraiment pas de travail ou tu ne veux pas en trouver ? – Tu crois que je n’essaie pas, que je ne veux pas ? Moi aussi je souffre, j’ai envie de donner à mes filles tout ce dont elles ont besoin, pourquoi tu ne comprends pas cela ? La vie n’a pas été facile pour moi, et elle ne l’est toujours pas. Quoi que je fasse, quoi que je dise, ça ne sert à rien, on dirait que c’est mon destin. – Ne rejette jamais tes mauvaises décisions et tes actes sur le destin, c’est toi qui as choisi une telle vie, Dieu t’a tout donné, l’intelligence, tu as était toujours le premier pendant tes études mais, malheureusement, quand le temps est venu pour que tu choisisses ton travail, tu as reculé de mille pas, je ne sais pas ce que c’est, si c’est de la peur, ou de l’hésitation, mais t’as pas réussi cette étape, cette étape qui est la plus importante dans ta vie, celle qui détermine l’avenir, tu as échoué, c’est le mot qu’il faut employer, tu as échoué, et à cause de ça, aujourd’hui, tu souffres, et tu nous fait souffrir avec toi. – Mais de quoi tu parles, tu parles de la vie alors que tu ne connais rien de la vie, tu n’as jamais souffert dans ta vie… Rekia l’interrompt : – Ah, oui, là tu as vraiment raison, quand j’étais chez mes parents, je vivais comme une princesse, et maintenant regarde-moi, je fais tout pour mes filles et pour cette famille, moi je ne fuis pas mes responsabilités, moi je fais tout pour nous, pour cette famille dans tu es le père. Et c’est à toi aussi de prendre ta part de responsabilité. Je fais tout pour que mes filles puissent vivre une belle vie, je fais en sorte que rien ne les touche, que rien ne leur manque, dis-moi maintenant, si tout ce que je fais, cela ne te suffit pas, dis-moi ? – Il faut vraiment arrêter cette discussion, elle ne sert à rien, tu ne m’as jamais compris et tu ne me comprendras jamais, ce n’est pas ma faute si j’ai abandonné mes études, et tu sais très bien qui a détruit ma vie, si mon père avait été présent pour moi je ne serais pas dans cet état aujourd’hui. – Reste comme cela, et souviens-toi bien que tu récoltes ce que tu as semé, réveille-toi, avant qu’il ne soit trop tard. Lorsque nous essayons de rester inébranlables, une puissante tempête survient, détruit tout, nous laisse une grande marque sur notre vie, afin que nous ne puissions jamais oublier ce qui s’est passé, et tous les dégâts qu’elle a causés. Ce qui était arrivé à Rekia, c’était exactement cela. La douleur l’a frappée tellement fort qu’elle ne peut pas se lever. Son père, son soutien dans la vie, la lumière qui éclairait sa vie, est parti et l’a laissée dans ses souffrances. Rekia a souvent dit que c’était vrai, qu’il n’était presque jamais là, de toute sa vie, sauf de courts moments où il rentrait et restait avec les siens. Même s’il venait pendant l’hiver, c’était pour elle la période la plus chaleureuse. Son père, pour elle, c’était son héros… Vous allez dire que toutes les filles considèrent leur père comme des héros : ici, c’était différent car cette distance qui les a séparés l’a rendue plus proche de lui, même si on s’attendrait à l’inverse, elle a eu toujours l’espoir qu’il reviendrait définitivement et qu’ils vivraient ensemble en harmonie et en paix. Elle ignorait que l’ultime fois où elle le verrait, ce serait le jour de son enterrement. Fatiguée de tous, de cette vie, des gens qui l’entouraient, elle ne pouvait plus rien supporter, c’était comme si le ciel lui était tombé sur la tête. Rekia parlait avec sa sœur, les larmes dans les yeux : – Il était juste là, assis, me regardant, plein d’émotion, c’était un si beau moment, un moment que je voudrais garder avec moi pour l’éternité, je ne sais pas pourquoi mais je l’ai senti, j’ai senti cette fin, je me suis dit au fond de moi que c’était un pressentiment et que rien ne lui arriverait mais, pauvre cœur, il savait ce que moi je ne savais pas, il savait qu’il allait me quitter et qu’il n’y avait pas d’issue, je me demande maintenant si lui aussi savait que c’était la dernière fois, et que son retour serait aussi misérable et triste. Elle se leva pour éteindre la lumière, elle ne voulait voir ni entendre personne, elle est restée dans l’obscurité et le noir pendant quinze jours, elle mangeait à peine, elle n’acceptait de parler à personne, elle était si désespérée qu’elle voulut suivre son père, et mourir à sa suite. Les jours passèrent et puis les mois, elle finit par guérir de sa blessure, mais elle n’a jamais pu oublier, jusqu’à aujourd’hui elle dit qu’« on n’oublie jamais les morts, et on ne guérit pas de leur perte, on vit avec eux et avec elle ». Elle a finalement fini par accepter la réalité, la vie telle qu’elle est, son mari n’allait jamais changer et tout le monde finit un jour par mourir, elle devait reprendre sa vie, pour ses filles parce qu’elles étaient encore jeunes et qu’elles avaient besoin de son aide et de son soutien pour qu’elles puissent vivre. Elle s’est donnée à fond pour que ses filles puissent grandir dans un meilleur endroit, qu’elles soient bien éduquées et cultivées. Chaque année n’était rien d’autre pour elle qu’une période de sacrifice et de travail, sa mère l’aidait en lui donnant de l’argent, mais cela ne l’aidait pas car plus elle lui donnait de l’argent, plus son mari restait inactif, il n'avançait pas, elle lui fournissait ainsi l’occasion de rester à la maison et de ne rien faire. Elle a saisi que, quand on prend des décisions sans réfléchir et qu’on fait confiance aux gens sans connaître leur vrai visage, ils nous donnent des claques, c’est ce qu’il lui était arrivé, et elle n’arrêtait pas de les recevoir, comme pour lui dire : « Réveille-toi, Rekia, c’est le moment de laisser tout cela derrière toi et d’avancer dans ta vie… » Elle a passé des années à essayer d’oublier et de continuer sa vie sans son père, qui était tout pour elle, quand la vie l’a frappée une nouvelle fois mais Rekia était plus sage et mature, c’était douloureux pour elle mais elle pouvait supporter, elle devait patienter et rester forte pour ses filles, sa famille, sa mère qui l’a aidée dans ses souffrances. Une matinée, elle s’est levée de son lit en transpirant, le visage pâle, elle pleurait car elle avait fait un terrible rêve. Elle le raconta à sa sœur : « Je me suis réveillée dans une pièce toute noire, il n'y avait aucun rayon de soleil, j’avais très peur, je ne savais pas où j'étais. J’ai commencé à chercher partout une sortie, j’ai regardé à gauche, à droite, rien du tout. Alors j’ai avancé, j’ai couru et j’ai couru, c’était là que j’ai aperçu quelqu’un au bout du couloir, j’ai reconnu son visage immédiatement, c’était notre père. Il était habillé tout en blanc, il ressemblait à un ange tombé du ciel. Il m’a tendu sa main et m’a demandé de ne pas avoir peur, il était là pour me délivrer un message : « Je suis désolé de t’avoir laissé tomber, je suis encore désolé car je dois prendre ce qui se trouve dans tes mains. J’ai regardé mes mains, il y avait une pomme, rouge comme le sang, avant même de lui demander quel était la signification et quelle était la vérité derrière tout cela, il avait déjà disparu avec la pomme que je tenais dans mes mains, et pourtant je l’avais serrée pour qu’il ne puisse pas la prendre. Quelle est l’interprétation de ce rêve, ma sœur ? » Sa sœur était terrifiée, elle savait que ce n’était pas un bon signe et que quelque chose de mauvais allait arriver à l’un d’entre eux. Elle n’a pas expliqué ce que ça voulait dire, car tous finiraient par le découvrir. Dimanche 10 avril 2016, par une journée d’été très chaude, Rekia regardait la télé quand elle entendit des chuchotements venant de la porte d’entrée. Son mari parlait avec une voisine, une voisine qu’il n’aimait pas trop, celle-ci lui cria que la mère de Rekia était très malade et que peut-être elle allait mourir. Il essaya de la calmer pour que sa femme n’entende pas cette sinistre nouvelle mais c’était comme s’il parlait à une pierre, elle continuait de crier, à ce moment Rekia sortit de sa chambre pour savoir ce qu’il se passait. La nouvelle apprise, elle a couru à l’hôpital. Le médecin annonça que la mère était dans le coma et qu’il y avait peu de chance pour l’en tirer. Rekia et sa sœur savaient que leur mère ne se réveillerait pas mais elles étaient courageuses pour leur famille et leurs proches. Et c’est ce qui est arrivé : le vendredi 15 avril 2016, après cinq jours de coma, leur mère mourut et laissa ses deux filles orphelines. Ce fut alors que sa sœur rappela à Rekia son rêve, le rêve de son père, la pomme que son père avait prise faisait référence à leur mère. Sa sœur lui dit qu’il y a toujours un bon côté des choses et que leur mère était partie sans souffrir, sûrement à cause de ses bonnes actions, et qu’elle irait au paradis. Elles soulagèrent ainsi leur douleur. Aujourd’hui à l’âge de 47 ans, Rekia est une femme très brave, avec quatre filles qui ont toutes réussi à construire leur vie. Personne n’a cru que cette femme ayant traversé toute cette misère surmonterait ces épreuves, elle a réussi à se battre et à devenir une incroyable mère. Il nous faut, toutes et tous, applaudir devant la beauté de la femme, devant la tendresse et le sacrifice de la mère, devant l’amour et la fatigue de la fille. Le lien entre la mère et le fils, ou la fille, personne ne peut le comprendre car c’est un lien du cœur et de l’âme, c’est un lien sacré. Des gens ne les respectent pas, ni la femme ni la mère, la fille, parce qu’ils ne connaissent pas leur valeur, ils ne savent pas que la tendresse vient d’elles.
- Injustices
Injustice Une grande aire verte où ont poussé des pistes de décollage, des tornades et des lianes-de-la-jungle-comme-il-fait-Tarzan. C’est là que joue ma Eva et son frère. Ils jouent ensemble à glisser sur la piste, sauter de la liane pour aller gratter les nuages ou faire tourner la tornade toujours plus vite. Elle s’amuse toujours bien, ici, ma Eva. Avec Capitaine M’man et Papa de Contrôle, toujours aux aguets, elle et moi, on est toujours sûrs que rien ne peut nous arriver. Vas-y ma Eva, piste de décollage ! C’est une vraie pilote, prête à découvrir le monde. Son buste avancé, ses coudes pliés et les mains fixées aux poignets de lancement, elle est à deux orteils de se lancer. – Bouge, Aydan ! Aydan, son frère. Il l’embête toujours. Ils adorent se chamailler, ça les rapproche. Ils ont ce jeu du « puninnocent » : à celui qui fera une bêtise en faisant punir l’autre. Ils y jouent souvent, mais Aydan gagnait tout le temps. – Allez, Aydan … ! Je suis prête à décoller ! – Papa, il dit qu’on doit pas décoller si un autre avion stationne devant, alors tu restes là. – Stationne ailleurs, Aydan ! Mais il bouge pas. Il bouge jamais. Mais c’en est trop, je la connais, ma Eva. Une grande respiration, les jambes tendues comme des super-réacteurs et elle se lance. – Aïeuh ! Ça sent pas bon, ça. Capitaine M’man est témoin de l’explosion. – Eva ! Fais attention à ton frère ! Tu sais ce que Papa a dit. Ils sont tellement adorables, la tête baissée et leurs moues coupables que Capitaine M’man les a laissés s’en tirer sans contraventions. Les tours de pistes suivants se sont échangés sans aucun conflit que Papa de contrôle n’a dû relever. Eva, viens me chercher ! Et elle vient, me serrer dans ses bras et me propulser haut dans le ciel. – Viens Dibou, faut que tu voles toi aussi. Avec moi ! Houhou ! Dibou le super-hibou ! Ho ! Viens, Dibou, on va dans la tornade ! Oui, dans la tornade ! Elle attrape une des barres de fer, commence à la faire tourner puis me lance dedans. – Ça tourne trop vite, saute Eva ! Elle court encore un peu, entre dans la tornade et me sert très fort contre elle. Le monde tourne tout autour de nous, si vite, tellement vite que je ne sais pas si on survivra à la tornade. Mais c’est pas grave, c’était drôle ! J’aurais vécu dans les bras d’Eva dans une tornade de stade beaucoup beaucoup ! Tous les Dibou ne peuvent pas en dire autant ! Je vois Aydan, il a arrêté de jouer à la piste, et des quatre Aydan qui nous tournent autour, aucun n’a de bonne idée. Je le vois, il se prépare à sauter. – Ralentis ma chérie ! Il court un peu partout, il prend de l’élan. Oh, non. Il va sauter. Il arrive ! Non, Aydan, laisse-nous, Eva et moi ! Il arrive Eva ! Il saute, rate la barre, m’attrape, boum la barre ratée, crac ma couture, aïe Aydan, Dibou perd Eva. Je me souviens d’avoir vu Capitaine M’man et Papa de contrôle reprendre leurs visages de Mamécontente et Papascontent. – Je t’avais dit de ralentir, Eva. Il faut que tu sois plus attentive... lui dit Papascontent. – Mais... – Pas de mais, jeune fille, lui rétorque Mamécontente. – Mais, maman, essaye Aydan. – Ça va aller, tu es fort mon chéri, ça va passer, le rassure-t-elle. Ils se sont tous les deux regardés, Eva portant mon corps et Aydan ma tête. Il est fort. Elle est attentive. Je suis perdu. Apprentissage On est tous les trois dans la chambre d’Eva : Papa, elle et moi. On regarde les étoiles que la veilleuse-ours projette. Papa nous tient dans ses bras, et il nous lit un conte de son enfance. – La Belle, prise d’un maléfice, s’endormit profondément. Il tourne la page. – Papa... ? Pourquoi on l’appelle la Belle ? – Parce que c’est une princesse, et qu’elle est belle. – Mais elle a pas de nom ? Si, sûrement... tiens. Aurore, elle s’appelle Aurore. Aurore s’endormit profondément, jusqu’à ce que le vaillant prince charmant arrive, épée au poing et bénédictions féeriques à la cape, afin de terrasser le terrible dragon, gardien du sort de l’enchanteresse. Deux coups d’épée, un bond et une dernière estocade, la bête fut neutralisée. Le prince monta alors trois par trois les 666 marches de la Tour d’épines et trouva finalement la princesse endormie. Il s’approcha et admira la femme de ses rêves, espérant pouvoir la sortie de ce maléfice. Il caressa ses cheveux, sa joue et ses lèvres, avant d’aller déposer un baiser d’un amour qu’il dira sincère, sans même lui demander son consentement, alors qu’il ne la connaît pas et ne l’aime que pour son apparence. Hein ? Mais... Pourquoi il fait ça à chaque conte ? – De quoi, Papa ? – Eva. Aujourd’hui, tu sais ce que je vais t’apprendre ? – Non. – Exactement, à dire non. Ce conte-là, il ne te l’apprendra pas. Quelqu’un qui t’embrasse dans ton sommeil ou sans ton accord, c’est mal. Eva, si tu ne veux pas faire de câlin à tonton, si tu ne veux pas faire la bise à papy, parce qu’il pique ou parce que tu n’en as pas envie, ou que tu ne veux pas attraper la main, tu sais ce que tu peux dire ? Tu peux, tu te dois de dire non ! – Même si c’est tata Rosie ? – Même si c’est maman ou moi. Eva, tu n’as pas besoin d’un prince pour te sauver. Tu as Dibou, et surtout, tu t’as toi, pour toujours. Si tu ressens quelque chose que tu ne veux pas ressentir, dis non. Et si tu veux t’échapper de quelque chose ou quelqu’un qui te fait mal, dis non, ou enfuis-toi de la tour. Je veux qu’à chaque fois qu’on te lit cette histoire, ou n’importe quelle autre, ce soit le droit de la changer qui te revienne. Tu peux changer les histoires, et la tienne. D’accord ? – Oui, papa. – Je t’aime, princesse guerrière. Bonne nuit Eva. – Bonne nuit. Bonne nuit, Eva et Papa. Marque 14h30. La cloche sonne, c’est enfin l’heure de la récréation. Après une heure intensive d’anglais, je sais que tous voudront se défouler, s’arracher des ballons, se disputer des cordes à sauter et se crier les règles bafouées. Soudain, le signal. « Attrapez-les ! » hurle Eva Toutes les filles se positionnent. 3,2,1... Sprint ! Elles se mettent toutes à courir après les garçons, qui pour beaucoup n’atteignent même pas le camp, pris au dépourvus. Eva s’est placée en Gardienne, juste à côté de la « prison » et prête à capturer tout être masculin trop fou ou désespéré pour tenter de libérer ses congénères. Une cheffe de guerre. Ethan arrive ! Et je vois son sourire en coin, son regard fixé droit devant elle, prête à briser ses espoirs. Ethan, suffisamment proche, se met à courir, bras tendus devant lui, comme un brise-chaîne... – Touché ! Ethan, en prison ! Il grommelle et s’accroche aux autres garçons en chaîne humaine autour de l’arbre. Bientôt, Benjamin, le dernier garçon, est attrapé par Lily. Première manche gagnée ! Seconde manche... Go ! Toutes se sont mises à courir jusqu’au camp, et aucune n’est capturée avant d’être en sûreté. – Allez, sortez ! – On a 20 secondes, on reste !, crie Lily – 1... 2... 3... Deux filles sortent et réussissent à échapper au filet masculin. Deux maillons partent en chasse. – 4... 5... 6 … – Ethan, tu nous auras pas. Laisse tomber. – Et vous ne m’échapperez pas, Eva. – 9... 10... 11... Trois filles sortent et réussissent à esquiver habilement les mains des garçons. – 12... 13... 14... – Tu sais, Ethan. Tu manques de détermination, et t’es lent. Vas-y Eva ! – Ha oui ? Et bah, toi, d’abord, tu cours comme une fille ! Eva et les trois dernières filles sautent et foncent dans des directions différentes. Elles gravitent autour de la prison, jusqu’à ce qu’Eva tente une percée, se plie au dernier moment, évite la prise de Benjamin, et parvient à taper dans la main de Léa. – Oui, plus vite que toi ! Ethan crie, accélère. Il ne s’arrêtera pas avant d’avoir repris le dessus ! Cours, Eva ! Elle fait deux sauts à droite qu’Ethan n’a pas prévus. Il glisse, manque de tomber tête la première mais réussit à se rattraper. Sa colère est définitivement à son apogée. Cours, Eva ! Toutes les filles sont arrivées au camp, il ne reste plus qu’Eva pour leur assurer la double victoire. Les garçons se placent en éventail et Ethan la mène vers le piège. Elle vire encore une fois à droite, mais cette fois, Ethan s’en doutait et il gagne de l’avance sur elle. Les filles tapotent les épaules des garçons, tentent de détourner leur attention de la fugitive. Lily feint de sortir d’un côté et sort de l’autre. Les huit garçons se tournent vers elle, sans bouger, leur position stratégique ne devant pas être ébranlée. Mais Eva profite de la brèche et fonce. Cinq mètres. Les garçons ne regardent pas. Quatre mètres, Ethan s’est rapproché d’une main. Cours, Eva ! Trois mètres. Ethan se tend encore plus, atteint presque ses cheveux. Deux, elle s’apprête à sauter. Un, elle saute, attrape la grille du camp, les filles tiennent ses bras mais Ethan s’accroche à ses cheveux et tire un bon coup en arrière, la faisant presque tomber. – Lâche-la, Ethan ! – Non, je l’ai attrapée avant. Sors. Tout de suite. – Non... tu me fais mal, Ethan – C’est ta faute, tu m’as provoqué ! Sors du camp !, dit-il en tirant plus fort. – Non ! J’ai dit non, Ethan, alors tu dois me lâcher ! – Maîtresse !, crie Lily. Au nom de la Police, Ethan s’éloigne et abandonne son emprise, revenant vers les garçons, d’un air totalement innocent. Maîtresse arrive et les filles rapportent les faits, avec pour preuves les pleurs d’Eva. – Ethan ? Qu’as-tu à dire pour ta défense ? – On jouait juste., dit Benjamin – C’est vrai ça, les garçons ? Tous acquiescent. – Je suis désolée, les filles... Je n’ai pas vu, je ne peux pas. C’est votre parole contre la leur... Je suis désolée, Eva. Tu as encore mal ? – C’est ça qui fait mal. Elle part vers les toilettes, vite rejointe par Lily et Léa. Non, parler ne suffit pas... Ça ne suffit jamais. Libération C’était une guerre séculaire, une boucle temporelle éternelle. Dans cette plaine, sous le ciel rouge sang, la bataille faisait encore rage. Au centre, les deux Immortels, chefs de deux factions ennemies et frères nés rivaux se livraient un combat sans merci à coup d’épées enchantées et de lances soumettant les éléments. Tous ces combats se résumaient sous un seul but : déterminer qui épousera la belle Hélène, prisonnière de la Tour du Marais. « Pourquoi n’y-a-t-il jamais de femme-chevalier pour libérer la princesse de la tour ? Pourquoi la princesse même aurait besoin d’être sauvée, surtout par le prince charmant ? C’est de lui qu’on doit se sauver. Le prince charmant. Venu nous délivrer, sans nous connaître pour accomplir une mission sacrée ou gagner en rang. Venu sacrifier sa vie pour une femme qu’il ne connaît pas, et qu’il épousera sans qu’elle ne puisse mot dire. C’est de lui qu’on doit se sauver. Pas de vie forcée, pas de Grand Chevalier Blanc complexé. Juste notre acceptation de soi. Juste la princesse et moi. Emprisonnée, non pas pour sa beauté, mais parce qu’elle était une brigande, une voleuse, une justicière, l’héroïne masquée au milieu de la nuit, sauvant le veuf et l’orpheline du village voisin. J’attendrais qu’elle se libère de ses liens, puis on partirait ensemble, régler la justice là où ils ne la font pas appliquer. Mais tout ça, personne ne le raconte. Seulement parce que « Chevalière », c’est un objet, une bague. Un trophée, un trésor à garder sous clé, comme ces princesses. » C’était toujours une guerre séculaire. Une boucle temporelle éternelle. Dans cette plaine, sous le ciel rouge sang, la bataille faisait rage. « Brutes. Tout régler à coup d’épées. Pas de diplomatie, juste des bêtes comparant la taille de leurs poings et de leurs bravoures. Rien d’important. Les hommes ne comparent jamais rien d’important. » Eva regarde son livre, déchire la page puis le ferme. Elle regarde quelques instants le soleil s’éteindre derrière les vagues, m’éblouissant de ses teintes enflammées. Elle s’approche du précipice, surplombant la mer agitée, prend une profonde inspiration, le parfum des arômes alentour réconfortent son nez. « Autant écrire mon histoire. » Elle lance le livre et sa page déchirée, puis observe les vagues engloutir le premier, l’écume le couler dans l’oubli. Elle inspire plus profondément encore, cette fois l’odeur de la liberté mène l’appel, celui de la fin d’un été, du début de l’effondrement d’un cycle. Et celui-ci ne se répétera pas. La boucle est brisée. Vestige de l’ancienne Eva, le vent dépose à ses pieds la page déchirée. Un souvenir, la ruine d’un temps ancien pour ne pas oublier d’où l’on vient. Eva attrape la page, un stylo de sa poche. Elle la griffonne, pose ces symboles devant moi, puis s’assoit. Le dernier rayon orangé illumine son écriture alors qu’elle admire un avenir radieux. Immortelle Rébellion – Ça fait si longtemps que tu les as pas vus, tu tiendras le coup ? … Hé, hey ! Nonononon, laisse ça, tu vas te faire mal. Ben lui arrache des mains le sac rempli de boîtes rouges, vertes et dorées ornées de sapins et de nœuds papillons et lui prend le sac à dos débordant d’affaires en tout genre. – Ben... Il la regarde et ferme la portière. Alors qu’elle s’apprête à prendre son sac à main, il plonge ses yeux désapprobateurs dans le sien et l’attrape. – Même celui-là ? Il ne lâche pas, lui sourit, l’embrasse. Elle s’apprête à le sermonner. Il l’embrasse une fois encore, un peu plus longtemps et lui esquisse un sourire espiègle. Elle soupire, lâche le sac à main et se dirige vers la porte d’entrée, son compagnon la talonnant alors qu’il porte vaillamment la responsabilité de sa paternité à venir. – J’espère juste avoir la paix ce soir... Elle sonne. En attendant qu’on vienne lui ouvrir, Eva regarde autour d’elle et à travers les fenêtres du haut. Elle me voit, perché sur le rebord de l’une d’elles. Bonsoir, Eva. Soudain, la porte claque et une armée de quatre enfants saute dans les bras de leur tata adorée, éliminant toute chance de riposte de leur cible. La petite dernière, pour le coup fatal, grimpe sur ses frères et sœurs afin d’arriver à hauteur d’Eva et de se poster dans ses bras, qui l’enlacent joyeusement et la parsèment de chatouilles. – Claire, descends tout de suite. Au son de la voix du tonton, portant toujours raison, la petite baisse la tête et redescend. Sa compagne le sermonne du regard. – Ça fait au moins super longtemps qu’on t’a pas vue ! Tu joues avec nous ? Hein, dit ? – Laissez votre tata respirer et se poser d’abord, elle viendra jouer si elle en a envie, d’accord ? Les quatre enfants acquiescent timidement et les tirent à l’intérieur jusqu’à leurs parents et grands-parents. Le pavillon, dont l’intérieur est d’ordinaire composé de teintes monotones grises et beiges, porte aujourd’hui une heureuse nouvelle : au milieu des guirlandes et des tapisseries rouges et vertes brillent des boules de Noël bleues et roses, des hochets, des petites statuettes de filles et de garçons jouant à une bataille de boules de neige. Tommy vient me chercher. À peine sa belle-fille arrivée que Karen s’approche, main prête à analyser le bébé déjà trop sollicité, comme un piège qui venait de se refermer. – Alors ? Garçon ? Fille ? Ben refuse de me le dire ! – Bonjour, Karen. – Oui, bonjour. Alors, cet enfant ? Dites-moi, il faudra bien savoir quels cadeaux vous offrir ! Eva serre les dents. – Tu auras la surprise à la naissance, maman. – Que de surprises et de cachotteries ! Est-ce que vous vous rendez-compte de l’attente ? – Je crois que si quelqu’un a une notion du temps ici, c’est Eva. – Les hormones la travaillent ? – Eva peut parler pour elle-même... Et elle a besoin de respirer. Sur ses mots, elle s’éloigne et va pour s’asseoir à la table, là où l’attend Mathilde, la belle-sœur de Ben. Elle profite du calme avant la tempête pour la rassurer. Après tout, elle l'avait traversée quatre fois. Mais comment ? Mathilde hausse les épaules. Elle y est arrivée, c’est tout. Tous s’assoient à table, autour de petits fours, tandis que les enfants viennent et repartent, des plateaux de nourriture en main, incapables de tenir en place alors qu’ils sont si proches de la venue du Père Noël. Par soucis de limite de charge manuelle, Tommy décide de me poser entre deux allers, afin de porter plus efficacement les ravitaillements. – Tata... Tu viens jouer avec nous ? – Claire, va jouer avec tes frères et sœurs, c’est mieux pour votre pauvre tante de rester assise, lui dit Karen. – Je viendrai après. Eva lui fait un clin d’œil, la petite sourit et part en criant sur ses camarades de jeu. Le repas continue. Les plats traditionnels à base de fruits de mer défilent sous son nez, lui causant des nausées de plus en plus insistantes. Entre deux haut-le-cœur, Eva se risque à une messe basse : – Pourquoi ils appellent ça des fruits de mer ? Il me semble pas avoir besoin de tuer un animal pour manger une pomme ? – Ho vous allez pas encore nous embêter avec ça ! – C’est une question de vocabulaire... C’était juste... – Vous le savez, c’est très dangereux pour votre enfant de ne pas manger de viande, de poisson ou de produits laitiers d’ailleurs ! Regardez, des crevettes, du foie gras, des huîtres, du saucisson, tout ce qu’il faut ! – C’est d’ailleurs pour ça que les médecins nous préconisent de ne pas manger de charcuterie, de poisson et de produits laitiers non cuits, marmonne-t-elle. – Ho bah ! Avec toutes les âneries que vous gobez des médecins de nos jours, ce ne sont pas trois tranches de saumon et un pauvre saucisson qui tueront votre bébé. Vous savez, moi, je mangeais de tout et mes fils vont très bien. On ne sait pas si vous pourrez en dire autant ! – Maman, ça va maintenant. On fait du mieux avec ce qu’on a, d’accord ? Un grand vide a suivi, seuls des petits « ce vin a une belle robe » ou « comment va le petit ? » : « Oh bah l’école tu sais... les enfants sont cruels ». Des discussions classiques de parents impliqués, seules contre le « No Words Land ». – Tata … ? – Ho mais c’est pas possible, allez jouer ailleurs !, s'écrie le grand-père. – Oui, Tommy ? – Je devais te rendre Dibou, merci de me l’avoir prêté, mais j’en veux plus. Nous y voilà. Ses yeux noirs transplantent en moi les souvenirs d’une enfance à refaire. Eva... – Pourquoi tu ne veux pas le garder ? Un classique du virilisme. Le grand et fort Papy et son immense sagesse mal placée. – Pour être un grand garçon, faut pas avoir de doudou... Je peux plus l’emmener avec moi à l’école, et je suis trop triste quand je le laisse, alors je veux te le donner, il sera plus seul. – Tommy... J’ai gardé Dibou jusqu’à 26 ans, tu sais ? Et (elle chuchote) tonton a toujours son Tigrou au lit. Et c’est un grand garçon ! Je sais qu’il sera toujours là pour te protéger, comme il l’a fait pour moi. Et tu le donneras toi aussi, à ton tour, quand quelqu’un d’autre en aura besoin, d’accord ? Tommy me reprend entre ses petites mains tremblotantes. Il a les mêmes yeux qu’Eva à l’époque. – Et Tommy. Joue avec ce que tu veux et porte ce que tu veux. Trucs de filles ou de garçons. Ça, c’est être toi, et c’est tout ce qui compte. Pas ce que pensent les autres, d’accord ? Tommy secoue vivement la tête et serre sa tata dans ses petits bras, lance un rapide regard pour vérifier l’approbation de son tonton et de ses parents, sans l’attendre, puis repart en me serrant contre lui. Par-dessus son épaule, je vois Mathilde adresser un sourire entendu à Eva et Ben. Eva se retourne, me transmet l’avenir d’une enfance à protéger. Au revoir, Eva, et je te le promets, Il est entre de bonnes plumes.
- Clervie, une invisible de l'histoire
Une silhouette, recroquevillée sur elle-même est assise sur le sol de la pièce. Sombre et humide, seul le bruit des gouttes tombant une à une est perceptible. Si l’on s’approche de ce corps, peu couvert, on devine une présence, amaigrie, presque invisible. Ce peu de tissu laisse entrevoir des côtes saillantes. Cette jeune femme, autrefois reconnue pour sa dite maléfique beauté, revêt une apparence squelettique proche de la mort. Enchaînée, ses poignets sont liés entres eux, fermement fixés. Des blessures recouvertes de sang séché les sillonnent. Ses mains sont jointes, on pourrait croire qu’elle prie, appelant l’aide de celui qui l’a conduite dans cette geôle, cette ancienne cave devenue prison. Elle n’a aucune notion du temps, elle sait juste que ça fait longtemps. Longtemps que son corps dépérit, disparaissant tout simplement. Les yeux bandés, elle ne peut voir ce lieu, le dernier endroit qu’elle foule. Elle entend encore cette goutte de pluie. Les frissons sur ses bras trahissent l’humidité de la pièce. Elle ressent le froid, s’infiltrant entre les coutures de son vêtement et de sa peau. Clervie tente de percevoir ce qu’il l’entoure. Le temps n’est pas son allié, bien plus d’une semaine qu’elle est ici. Des pas et des voix inconnues rythment ses journées. Elle les entend passer au-dessus de sa tête, ces sons s’infiltrent au travers d’une grille d’aération. Elle s’amuse à reconnaître ou à inventer une identité à ces voix, qui s’infiltrent dans ses oreilles. Le temps défile sans qu’elle ne puisse le saisir, et ça sans conscience ni heures. Les minutes disparaissent pour accueillir des secondes infiniment longues, sans pause ni fin. Une infinitude semble avoir pris possession de sa vie. Son esprit est comme inactif, encore hanté par les blessures qui recouvrent l’amas de peau qu’elle est devenue. Torturé, il divague encore dans le lieu de ses peines, où nombreux ont assisté à son malheur. Là où son silence ne lui a pas coûté la vie mais son existence. Ce jour-là son humanité s’est envolée. Désorientée par la douleur, son esprit s’est définitivement perdu. Disparaissant sous ce flot de violence, Clervie s’est éteinte. De nombreux bleus, écorchures et griffures la strient, tentant vainement de cicatriser. Le visage recouvert de crasse, les yeux fermés, des chemins de larmes dévalent sur ses joues. Elles ne brillent plus, éteintes elles aussi. C’est avec un effort démesuré, presque inhumain qu’elle tente de se relever. Annihilée, ses sourcils se froncent mobilisant ses dernières forces. Sa bouche s’ouvre difficilement, elle sort sa langue et la glisse faiblement sur ses lèvres espérant les réhydrater. Il ne devrait pourtant plus tarder. Un verre d’eau par jour, c’est tout ce qu’elle a le droit. La mort n’est pas une option, pour l’instant. Le feu, l’attend, elle l’entend, l’appeler et lui murmurer son funeste destin. Pourtant, dans un fin mouvement, ses lèvres s’étirent en un sourire. Faible, il rayonne. Des larmes viennent se glisser sur cet élan de bonheur, de courage et de force. C’est un souvenir, ce souvenir de lui qui suscite ce sourire. Ses lèvres remontent, reprennent vies, à en dévoiler ses dents. Quelque chose d’authentique, d’humain, d’amoureux. Elle se remémore cet homme, aux yeux marron si expressifs. Elle se revoit dans ses bras. Assise sur une chaise de sa cuisine, autour de la table, en plein travail, le nez dans les bouquins et les doigts plein d’encre, elle se souvient de ses lèvres déposant un baiser sur son épaule. Fermant les yeux, elle le revoit venir sceller son menton sur cette même épaule, regardant ses derniers écrits et dessins. Il lui embrassait finalement la joue pour aller préparer un breuvage à partager dans la cuisine. Les yeux de la jeune femme observaient ce bel homme se mouvoir. La chemise débraillée, faisant apparaître des bretelles soutenant son pantalon, il ne cessait de se retourner en lui souriant. Abandonnant son activité, elle se rapprochait de lui, le prenant dans ses bras, humant l’odeur de l’homme qu’elle aime. La senteur la plus agréable que son nez ait pu connaître. Un mélange de transpiration et de pages de parchemin, l’odeur naturelle de cette peau légèrement halée transperce le cœur de cette jeune femme. C’est exactement ce moment, l’emballement de son cœur, qui a fait naître ce sourire. Un amour fou. C’est ce qu’il était pour elle. Elle ne le reverra sans doute jamais, c’est peut être mieux ainsi. En mer, il ne pourra pas voir l’amour flamber dans le vert de ses yeux ni elle disparaître définitivement. Elle aime à penser que la vie lui a offert la joie de le connaître, de connaître ce sentiment, tout en étant libre. Libre d’exister, de vivre seule, d’être et d’aimer. Elle se souvient aussi du jour, où son chat éventré s’est retrouvé devant sa porte d’entrée. Ce moment fut si perturbant, que le seul souvenir qu’elle en garde est la tendresse de cet homme. Il l’avait prise dans ses bras, la berçant en essayant de faire disparaître la tristesse de cette découverte. Sa condition de femme seule avait commencé à ennuyer son quotidien, bien avant qu’elle ne soit dénoncée. SORCIÈRE. C’est le mot qui était inscrit sur sa porte. Aloïs, c’était son prénom. Inquiet du destin de sa chère et tendre, il avait été jusqu’à lui demander de l’épouser. Elle aurait pu échapper à ce funeste destin en acceptant la demande de son amant, mais elle voulait continuer à faire honneur à sa mère. C’est donc pour ça qu’on l’accusait de sorcellerie. Parce qu’elle était une femme seule et savante ? Apparemment. Seulement il aura fallu qu’elle perde un de ses patients pour se retrouver, presque nue, sans rien, dans une cellule. Très cultivée, la jeune femme montrait un intérêt tout particulier et très jeune pour la nature et ses plantes. Elle les observait, les cueillait, les disséquait et les dessinait. Elle savait les manier et en faire de la magie, non pas en ayant vendu son âme au diable mais en apprenant à soigner autrui avec les pouvoirs de la nature. Elle adorait sa mère. Aucun homme à l’horizon, son père était mort bien avant sa naissance. Elle ne l’avait donc jamais connu, seules les histoires que sa mère lui racontait permettaient à la jeune femme d’imaginer ce père inconnu et absent. Elle ne lui en voulait pas et ne lui en avait jamais voulu, elle le remerciait même, tristement, de lui avoir permis de grandir avec la possibilité et l’espoir de vivre en étant indépendante. Jusqu’à sa disparition, c’était avec sa mère qu’elle avait appris son métier et qu’elle avait soigné ses premiers patients. Elle avait vu le bonheur sur le visage des proches de ceux qu’elle avait sauvés. Après le décès de sa plus fidèle alliée, Clervie continuait d’entretenir la maison et de prendre soin du jardin de sa mère. Les années passaient et la jeune femme continuait d’exercer et de faire ce qu’il lui avait été appris. Elle réussissait par ailleurs à survivre en vendant lors des marchés ses plantes et concoctions. Des soins pour la peau, pour les cheveux et enfin, ceux pour alléger toute souffrance du corps. Elle se souvient de cette jeune fille, tout juste âgée de dix-sept ans, qui paniquée ne savait quoi faire. Elle cherchait à faire disparaître un mal en elle. Clervie voulait l’aider mais ne le pouvait sans plus d’informations. C’est ce jour que la guérisseuse a compris. La chance que représentait son mode de vie. La liberté de vivre en femme libre et sans obligations. Qu’en était-il de cette jeune fille, contrainte de s’adresser à une inconnue pour l’aider ? Elle ne pouvait définitivement pas en parler, elle serait mise à la porte, reniée de sa propre famille. Cette demoiselle n’avait pas choisi de porter en elle cet enfant. Elle avait découvert les joies du plaisir charnel au côté d’un jeune homme de son âge. Ces comportements étaient loin d’être tolérés. Les deux jeunes gens s’aimaient en secret, tous deux ne souhaitent pas voir leur vie détruite par cette nouvelle. C’est donc dans la plus grande discrétion que Clervie avait donné le nécessaire à la jeune fille. Anna, c’était son prénom. Elle espérait sincèrement qu’elle aille bien, elle aimait beaucoup cette gamine qu’elle croisait de temps à autre. Ce tourbillon de souvenirs assaille Clervie, prisonnière d’eux et du bonheur qu’ils lui procurent. Elle aimait tellement sa vie, son quotidien, son travail. Vivant en marge de la société, elle n’avait pas beaucoup d’amis. Ses clients du marché et ses anciens patients la saluaient parfois. Elle répondait en un sourire la main levée. Elle aimait revoir les gens qu’elle avait pu aider. Un autre souvenir bien précis anime sa mémoire. Elle avait décidé d’aller boire un verre dans la taverne du village, chose peu commune quand on est une femme. Un foulard sur la tête, les lèvres colorées en rouge, elle s’était assise face au comptoir et avait commandé un verre d’alcool au serveur. Celui-ci avait été obligé de lui demander une seconde fois, étonné du choix de la femme assise devant lui. Son arrivée dans l’établissement avait provoqué un grand silence, bondé, rempli d’hommes en train de la regarder délaissant verres et cartes sur les tables. Elle le savait, sa présence dérangeait, elle n’en avait rien à faire. Assise, se délectant de son breuvage, elle y avait rencontré Aloïs. Il s’était assis à côté d’elle, lui demandant ce qu’une aussi jolie femme pouvait faire ici, seule. Ils avaient alors beaucoup discuté et rit tous les deux. Il l’avait raccompagnée jusqu’à chez elle, lui embrassant la joue avant de lui souhaiter une bonne nuit, le sourire aux lèvres. Elle ne se lasse jamais de rejouer cette scène dans son esprit. Pourtant aujourd’hui elle est hantée par le regard de cette femme, quand de détresse, elle l’avait giflée lui reprochant la mort de son enfant. Forcément, comment réagir lorsque l’être le plus précieux d’une vie s’est éteint à jamais ? Elle ne peut que la comprendre, elle avait pourtant fait de son mieux mais elle n’avait pas pu l’aider. Tout ce mélange dans sa tête quand, elle se souvient du départ d’Aloïs. Il devait repartir en mer, travailler pour un temps indéfini, ce dont il était coutumier. C’était pourtant la dernière fois qu’elle le verrait et qu’elle lui faisait ses adieux, lui chuchotant à l’oreille qu’elle l’aimait et que c’était avec plaisir que finalement elle acceptait sa demande datant de quelques semaines maintenant. Elle voulait devenir sa femme, non pas pour sa sécurité mais pour le plaisir de parcourir la ville au bras de cet homme. De pouvoir vivre cette histoire d’amour sans avoir à se cacher. Assaillie par la culpabilité, elle revoit ce corps livide, sans vie, qu’il lui avait été impossible de sauver. Elle avait tout essayé, sans jamais parvenir au moindre résultat. Clervie se rappelle de ce jour, cette heure de la matinée où l’on avait frappé à sa porte. En l’ouvrant, elle ne se doutait pas que ce serait la dernière fois. Sa théière, remplie d’eau était en train de chauffer, elle se préparait un thé. Deux hommes l’attendaient. Après avoir confirmé son identité, elle avait été plaquée contre le mur extérieur de sa maison. Le bruit attirant les voisins, d’autres portes s’ouvraient et des chuchotements se sont élevés, créant un brouhaha. Perdue, la jeune femme était tirée par ces individus en direction de sa future geôle. Le plus dur à supporter pour elle ne fut pas la douleur provoquée par la corde scellant ses poignets mais bien par le regard des autres villageois. L’inactivité de tous, leur silence. Certains commentaient la scène, évoquant la justice de celle-ci, que c’était mérité, elle l’avait cherché de toute manière. Le regard voilé par la colère et la tristesse de cette mère de famille en deuil. C’est d’ailleurs la dernière chose qu’elle verra, une fois ses yeux recouverts d’un sac en toile de jute. C’était donc elle qu’il l’avait dénoncée, la désignant comme responsable de la mort de son jeune fils. Elle se souvient très bien de ces visages. Ancrés dans sa mémoire elle ne peut les faire disparaître. Ces villageois qu’elle avait aidés parfois. Elle en avait même reconnus certains. Le désespoir avait assailli la jeune femme et elle le savait, c’était la fin. Clervie se remémore, l’étau de malaise et de détresse qui s’est insinué entre ses épaules, les recourbant, fatalement. Désemparée, elle se mure dans le silence acceptant son sort. Jusqu’à cette après-midi, son arrivée au tribunal, la violence, les cris. Elle sent encore les mains de ces hommes, ces individus qui n’avaient aucun droit de la toucher de la sorte. Des caresses violentes, sans amour ni respect. Il lui avait volé une intimité qu’elle n’avait accordée qu’à un seul homme, la salissant. Ses cheveux avaient été rasés, seules quelques parties de son crâne étaient encore recouvertes de petits carrés de cheveux un peu plus longs. Dépossédée de tous ses poils, les détenteurs de la justice tentaient de trouver sur le corps de la jeune femme la marque du diable, déposée sur les sorcières lors de la conclusion de leur pacte. Elle avait été passée au crible comme elle avait pu le faire avec les plantes qu’elle analysait dans un passé désormais lointain. Clervie n’avait pas pleuré un instant, pourtant son corps entier était parcouru de soubresauts de répugnance. Cette jeune femme n’avait aucunement conscience ni connaissance que cette absence de sanglots confirmerait sa culpabilité. En effet et paradoxalement lors d’un procès pour sorcellerie, les larmes sont synonymes d’aveu et leur absence évoque un endurcissement dû au malin. Clervie est tourmentée par ce moment d’intimité qui lui avait été volé, si soudainement. Elle n’était donc pas qu’une sorcière, mais aussi un objet, celui des hommes. Clervie le savait, le tribunal l’avait déjà condamnée avant même son arrivée ou son arrestation. Elle était destinée à ne pas s’en sortir. COUPABLE. Elle se souvient de ce mot qui résonne fortement et sans appel, elle le savait, c’en était fini pour elle. Elle avait tenté de regarder le juge dans les yeux, lui faire comprendre son innocence. Plaider sa cause n’était pas une option, à aucun moment elle n’avait pu se défendre. Forcée, elle avait dû avouer un crime, son crime. Pas celui d’avoir tué un jeune garçon ni d’avoir usé de la magie noire mais bien d’être femme. Effectivement, elle s’est rendu compte de sa condition, assise et dénudée sur cette chaise, face au juge et l’assemblée d’yeux accusateurs rassemblés dans le tribunal. La justice n’existe pas, pas pour elle. Il ne s’agit pas seulement d’éradiquer le mal et la sorcellerie. Son orthodoxie lui aura coûté la vie, elle aurait sûrement dû s’en préoccuper plus tôt. Elle se souvient de tous ces dimanches où elle n’avait pas eu envie d’aller à l’église, trop occupée par son travail d’herbologie. Elle doit donc servir d’exemple, son exécution sera publique. C’est ce que le juge vient d’annoncer à la salle, la mort par le feu, c’est ce qu’ils lui réservaient. Retour dans cette cave où cet élan d’espoir et de joie vient de s’effacer, tous ces souvenirs lui ont été enlevés. Ils lui ont tout pris, bien plus qu’un bout d’elle. Toute son existence est accusée. La sorcière, la femme, la guérisseuse. Une femme seule et qui pense, à quoi bon, quel intérêt, aucun. Un grincement alerte la jeune femme, elle va enfin avoir son verre d’eau. Elle entend les pas de son geôlier, la porte s’ouvre. Clervie est aux aguets, comme à chaque fois. L’homme prend la parole : Lève-toi. C’est la première fois qu’elle entend ce son, une voix rocailleuse. Elle obéit à l’ordre de son bourreau, soutenant son corps difficilement, déséquilibrée par le flageolement de ses jambes engourdies. Une fois debout, elle sent une main défaire le nœud de son bandeau. Éblouie, elle ouvre enfin les yeux. Elle le voit, cet homme qui vient chaque jour. Il n’est pas bien beau, ni laid. Aucune émotion ne fait danser ses yeux. Elle le sait, c’est maintenant. Alors, ça y est, c’est le moment ? C’est ce qu’elle demande à l’étranger. Sa voix est éraillée par la soif, elle tousse. La vibration de ses cordes vocales lui chatouille la gorge. Il lui tend le verre d’eau qu’elle saisit pour boire une gorgée. L’homme la regarde, il voit l’état de cette jeune femme. Il songe à la beauté disparue de la prisonnière. Elle était magnifique. Il se souvient d’elle. Il la voyait souvent à la taverne. Elle ne semblait pas avoir comme motivation de noyer son chagrin dans l’alcool comme lui, le faisait chaque jour. Depuis quelque temps, il ne supportait plus le rôle qui lui avait été donné. Son métier, gardien de sorcières. Il avait vu tellement de femmes défiler dans ces cachots, certaines auraient pu être sa mère ou sa grand-mère. Néanmoins lors de l’arrivée de Clervie, il s’était étonné de sa jeunesse, de ses traits fins et merveilleux. Il avait hésité à plusieurs reprises, tentant vainement de trouver un peu de courage pour aller aborder cette jeune femme accoudée au comptoir, sirotant allégrement son verre. Il avait deviné l’amour de Clervie pour ce breuvage, s’étant fait la réflexion que c’était un choix étonnant pour une femme. Néanmoins, il n’avait jamais eu le courage, s’étant par la suite aperçu des échanges de la demoiselle avec un autre. Un marin, semblait-il avoir compris. Il se demandait où il était, s’il savait qu’aujourd’hui la jeune femme disparaîtrait. C’était maintenant une habitude pour l’homme, s’occuper de ces femmes pendant des semaines. Leur amener chaque jour un verre d’eau, accompagné seulement et que de temps en temps d’un bout de pain, jusqu’à les conduire au bûcher, les ligotant fermement à un piquet tout en laissant à un autre homme le luxe d’allumer ce feu meurtrier. Il ne restait jamais sur place pour voir le spectacle. Il l’avait fait la première fois, c’était tout bonnement insoutenable. L’odeur de chair brûlée, les hurlements aigus qui s’imprégnaient jusque sous sa peau, faisant naître une chair de poule incontrôlée. Il se souvient du visage de cette première femme, brûlée sur la place principale du village. Elle avait soutenu son regard jusqu’à défaillir de douleur. Elle l’avait appelé à l’aide et il n’avait rien fait. L’alcool brouillait quelques instants l’atrocité de ces images qui ne cessaient de revenir le hanter. C’était devenu le remède idéal à ses maux mais il n’avait pourtant pas le choix. C’est avec ces nombreux souvenirs qu’il prend en mains le bras gauche de Clervie pour la mener vers le bûcher. Elle ne peut s’empêcher de détailler le visage de cet inconnu qui la mène à l’extérieur de sa cellule. Ils parcourent ensemble les couloirs de cette cave. Elle aperçoit alors quelques femmes qui, comme elle, allaient très certainement périr par le feu. Elle ne peut retenir un hoquet d’effroi quand elle reconnaît l’un des corps, recroquevillé sur le sol d’une cellule. Clervie se fige un instant. L’homme se retourne alors curieux de cet arrêt soudain. Il suit le regard de la jeune femme pour observer une autre prisonnière, le ventre rond à la peau tendue. Anna… souffle alors Clervie, dans un sanglot. Elle se rend alors compte que pour cela aussi elle avait échoué, elle n’avait finalement pas réussi à l’aider. L’homme ne peut s’empêcher de sentir sa poitrine se serrer face au spectacle qui se joue devant lui. Les deux femmes se connaissent. Il aimerait la rassurer en lui disant qu’ils attendent la naissance du fœtus avant de la mener au bûcher ou bien de lui faire passer l’une des nombreuses épreuves du jugement de Dieu. Pourtant il ne dit rien, sachant pertinemment le sort qui est réservé au deux êtres enfermés dans cette autre cellule. D’un petit geste, doux mais sec, il fait comprendre à Clervie de continuer à le suivre. Un bourdonnement vient prendre d’assaut les oreilles de la jeune femme, encore déboussolée par sa découverte. Elle ne veut ni ne peut accepter de voire une enfant enfermée dans une cage alors qu’elle va donner la vie. Allait-elle être exécutée enceinte ? L’enfant allait-il s’en sortir et être accueilli par une autre famille, qui regarderait la mère disparaître par le feu ? Clervie ne peut concevoir une telle chose, elle se dit que de toute façon elle ne serait pas là pour le voir. Cette pensée bien que macabre la rassure quelque peu. Voilà un avantage à sa disparition. Avant de sortir du bâtiment, le geôlier arrête la jeune femme et se positionne face à elle. Il entreprend alors de recouvrir le visage de la sorcière d’un des sacs de jute prévus à cet effet. Il ne put s’empêcher de soutenir le regard voilé par le chagrin de Clervie. Le sac occultant sa vue, elle ne peut apercevoir ce qu’il se passe mais cependant elle entend. Dans ses oreilles, siffle le brouhaha fait par les personnes réunies au point central du village. Elle entend les cris, les insultes, les accusations. Elle le sait, elle va mourir. Arrivés à destination, il la fait monter sur l’estrade en bois, scellant son corps fermement au poteau. Il fait glisser la corde sur ses jambes, son ventre et ses épaules. Clervie recouvre la vue lorsque l’homme retire le sac. La jeune femme sent la corde s’enrouler autour de son cou, l’attachant avec force au poteau. Collée à ce bout de bois, Clervie ne peut qu’observer ce qu’il se passe en face d’elle. Elle reconnaît la presque totalité du village regroupée en ce jour de fête. Elle ne peut empêcher l’effroi imprégnant ses pores lorsque qu’elle se rend compte du regard triomphant des villageois. Ils semblent heureux de ce qu’ils voient, hurlant avec force et d’une joie morbide. AU FEU, SORCIÈRE. Ces trois mots flottent au-dessus d’elle. Les berçant dans les dernières heures de son existence. Le regard de Clervie balaye la foule, jusqu’à qu’il se fige et que de stupéfaction sa bouche se forme en un rond. Muette, ses yeux se remplissant de larmes quand elle le reconnaît, debout parmi la foule. Il la fixe de ses yeux marron. Aloïs est là, comme un ange venu la sauver. Elle voit dans son regard danser une flamme de vengeance, elle le connaît assez pour savoir ce qu’il va essayer de faire. Il va y perdre la vie et elle ne peut se résoudre à être responsable d’une nouvelle disparition. Elle intercepte son regard, qui semble analyser la scène pour trouver une solution. Clervie le fixe avec amour et reconnaissance. Elle ne peut qu’aimer un peu plus cet homme qui semble prêt à tout pour elle, jusqu’à sacrifier sa propre vie. Alors dans un échange, elle lui demande de ne rien faire, le supplie de la laisser s’en aller. Il secoue négativement la tête, le visage ruisselant de larmes. Elle l’implore, formant les mots avec ses lèvres. Il abdique, impuissant face au regard de Clervie. Elle le remercie alors, ses yeux témoignent de son affection. Elle détaille alors le visage fatigué et abîmé par le labeur d’Aloïs. Il la fixe et elle lui sourit tellement qu’elle en a mal à la mâchoire. Elle s’arrête un moment, sur le grain de beauté qu’il a sur la joue. Elle observe les lèvres charnues de l’homme qu’elle aime, le plus beau qu’elle a vu sur cette terre. C’est sûrement l’amour qui influence son jugement mais elle n’en a rien à faire, elle ne peut s’empêcher de le contempler. Lui et sa tenue de travail, sa chemise blanche en lin, elle imagine les bretelles cachés en dessous. Elle se rappelle alors de toutes les fois, où la pulpe de ses doigts avait parcouru les vêtements pour les lui ôter. Tous les deux s’abandonnant à une étreinte charnelle. Elle l’aime plus que sa propre vie. Elle souffre de savoir qu’il va assister à cela tout en étant heureuse de pouvoir le voir une dernière fois. Dans un ultime souffle, son regard toujours ancré dans celui d’Aloïs, Clervie prononce ses dernières paroles, un je t’aime, étouffé par le bruit de la foule. Aloïs comprend, ses yeux se serrent de douleur et de tristesse. Elle ferme alors les yeux et dans un dernier sourire elle s’abandonne à la douleur des flammes sur sa peau. C’est dans un dernier cri que cette invisible de l’histoire s’éteint.
- À deux voix
Le 25 septembre 2013. C’est étrange. J’avais oublié sa voix. J’avais oublié comme elle était claire. Après, quand elle a été alitée en permanence, elle a fondu progressivement, elle s’est étouffée au fur et à mesure des mois. C’est ce filet de voix que j’avais gardé d’elle. J’avais oublié aussi que je zozotais, que je disais Sarlotte et que quand je me présentais ça faisait rire les gens. Au début, je ne comprenais pas pourquoi, je pensais que c’était une cérémonie normale et pas seulement réservée à moi. Qu’à chaque fois qu’on faisait de nouvelles rencontres, ça donnait des rires et des éclats de joie. Et puis après j’ai compris. M’entendre sur la bande a fait remonter tout ça, je me vois passer toute une soirée face à un miroir à répéter Sarlotte. À étoffer le son, à épaissir la lettre, à chercher de la langue l’entre-deux pour devenir Charlotte. Mais le plus étrange, c’est que j’avais oublié qu’elle nous enregistrait sans cesse. Ce vieux magnétophone qui suivait dans chaque pièce et qui très vite a fait partie des meubles. Qui a fini sa course sur sa table de chevet avec les deux touches en permanence enfoncées. Ce bon vieux magnétophone qui macérait au fond d’un placard et sa poussière poisseuse pour le réconforter. Il a jeté un arc-en-ciel au milieu de cette foutue journée. Parce que, quand d’autres pour leurs dix-huit ans vont faire la fête, moi j’ai dû finir d’enterrer ma mère. Vider l’appartement dans lequel je n’étais pas rentrée depuis quatre ans et nous en débarrasser à tout jamais. Tourner la page. Ça puait le renfermé là-dedans, ça puait la vie qui s’était fait la malle. J’avais tout organisé pour que ce soit rapide, grands sacs poubelle et sacs Ikea, les meubles partiraient après, merci à l’abbé Pierre. J’ai procédé pièce par pièce, la cuisine, le salon, sa chambre. Dans les nôtres il n’y avait plus rien depuis longtemps, nos affaires nous avaient accompagnées de famille d’accueil en famille d’accueil pendant toutes ses années. Je me suis forcée à ne pas penser, à ne pas voir dans cet amas d’objets inanimés toute la lumière ouatée qu’ils avaient auparavant diffusée. Je jette, sac poubelle, je garde, sac Ikea. Les habits je jette, les bijoux je garde, les serviettes, je jette, les bibelots, je jette, la vaisselle, je jette je jette je jette. Les photos je garde, je ne regarde pas. Et puis, derrière une pile de linge, il m’est apparu. Et tout à l’intérieur de moi s’est coulé, tout a fondu, tout s’est relâché. 11 avril 1995 - Auzourd’hui, z’ai quatre ans Non tu as cinq ans Charlotte. Auzourd’hui z’ai cinq ans Et c’est quand l’anniversaire de Juliette ? Après ! C’est dimanche. Et qu’est-ce qu’elle va faire dimanche Juliette pour ses trois ans ? Elle va souffler les bouzies. Et c’est un gros pépère ! [rires de Charlotte et sa maman] C’est extraordinaire ces visions sonores. Ça dépasse le point de vue de l’objectif, ça décale du cadre de la caméra. Les voix forment des visages au travers de souvenirs fixés par les photos, les cheveux longs de ma mère, mes boucles blondes. Tout est flou, tout est faux. Ça fait revivre à travers soi, ça essentialise, tout est vrai. Des multiples écoutes émergent des détails qui débrident l’imagination. Elle se déploie, se dilate. Ce petit bruit qui gratte, c’est les miels pops dans mon bol qui roulent et se frottent les uns contre les autres. Et ce va-et-vient continu étouffé derrière une porte, c’est ma sœur qui roule à fond la caisse sur sa petite voiture au grand dam des voisins. Ça rebondit, ça se diffracte. Nous voilà maintenant au parc, juchées sur nos vélos, vent dans les cheveux à se tirer la bourre. Ça atomise aussi, des morceaux, des fragments auxquels la mémoire se raccroche. Le visage joufflu de ma sœur, j’avais oublié ses rondeurs. La toile cirée vert anis incrustée de petits trous faits en douce qui dessinent une fleur. Le sourire de ma mère. Ça multiplie, ça divise, ça fractionne, c’est sans fin, c’est sans fond. C’est vertigineux. *** Le 20 août 2014. Des dizaines et des dizaines de cassettes en bazar dans un grand sac Ikea ont migré bien alignées sur mes étagères, pastille verte collée sur celles écoutées puis répertoriées dans un cahier à spirales. Une vie en son, triée, classée, numérotée de mes 5 ans à mes 14 ans. Les années s’impriment sur nos paroles, celles de ma sœur qui s’étoffent, les miennes qui s’affinent et gagnent en profondeur et ma mère dont on entend le sourire dans les réponses. C’est amusant, léger comme des bulles de savon. Et puis la maladie qui de chimio en chimio l’amoindrit et enferme la bande-son dans sa chambre. Le rythme des enregistrements s’intensifie, plusieurs fois par semaine, parfois plusieurs fois par jour, existence un temps réduite à l’état de bandes. Et la voix de maman, prisonnière de son lit, qui se livre en pensées et en récits. Elle est magnifique cette voix, à peine voilée par l’allongement du corps, pleine de force, de courage et d’élan vital. *** Le 4 octobre 2015. Cassettes numérisées en format MP3, mes muscles échauffés, mon corps réuni, écouteurs reliés à l'Ipod, je cours. Une face par sortie, une cassette par semaine, je cours avec nos voix, je cours avec sa voix pour l’autre bout du monde. J’ai vingt ans, elle dix-huit. Comme c’est beau comme c’est frais ce premier amour. Trajectoires qui se télescopent et se renvoient la balle à quarante ans d’intervalle. Un copain du lycée, mon voisin de pallier, des regards qui se croisent et peinent à se lâcher. Le ciel est bleu, les feuilles tourbillonnent et la vie frissonne. Les visages se rapprochent et les mains moites se cherchent, j’ai la foulée légère. Les vêtements qui s’effeuillent, le cœur qui cogne, les jambes qui flageolent, cet état de tension et l’adrénaline qui monte, mes pieds frappent le sol de plus en plus vite. Ta peau sous mes doigts, mes bronches qui brûlent, la douceur des caresses et notre âme qui s’étonne de nouvelles sensations. Les foulées s’allongent et les gestes tâtonnent quand dans une plainte contenue la membrane se rompt. Ma mère se crispe, les ondes me tordent. J’accélère encore. La voix off de ma mère, la valse de nos corps et le trottoir qui défile s’entremêlent et se fondent. Ma mère déçue, ses chairs meurtries, les miennes s’embrasent. Mon souffle trop court stoppe ma course folle. Ma cage thoracique se gonfle, expulse, se gonfle, expulse, halète, halète, je crache mes poumons. Je marche. Pour retrouver mon souffle. Pour rassembler mes voix. Et je pense à cet échange que nous n’aurions jamais eu ensemble, je l’emporte avec moi dans la douceur de l’automne. *** Le 17 mars 2016. Les vendredis, pour clore la semaine, je débouche une bouteille et m’enivre de sa voix, c’est devenu un rituel. Le cahier se noircit, les gommettes s’alignent et je crains à l’avance ce moment funeste où sa voix s’éteindra. Je me rationne, je gère ma dépendance, une face par semaine. J’ai besoin de l’entendre, j’ai besoin de savoir. Je me love dans le moelleux du vin et le ventre de ma mère. Je les aime tellement mes filles. Elles sont merveilleuses et elles sont magnifiques en plus, magnifiques. Ma petite maman chérie qui a quitté sa chambre, ma petite maman, guérie pour le moment. *** Le 27 décembre 2017. Muscadet ou Pinot gris, plus c’est sec mieux c’est. Tout est noir tout est froid. Je m’enfonce dans les limbes, Paname s’éteint et Kamel mon voisin mon sublime Kamel me quitte. Mais où est la petite lumière qui me maintenait en vie ? Et sa voix qui me suit, sa voix qui me poursuit. Ça me déplaît assez d’aller à Paris, c’est une ville que je ne supporte plus, c’est une ville où les gens se croisent mais ne se rencontrent pas, comme une indifférence pénétrée d’un vague mépris. Il neige sur Paris et je suis seule. Seule avec sa voix, sa voix qui m’aspire et me tire vers le fond. La voix m’envahit, ce n’est plus mélodie, elle est devenue cri qui me réveille la nuit. Elle s’enfonce dans les graves, elle s'écrase et devient grains de sable qui me broient. Mais j’y reviens encore, j’y retourne tous les soirs et j’écoute en boucle sa longue litanie. Son corps qui la lâche, son cancer resurgi qui la cloue de nouveau au lit et qui me métastase. Ses peurs qui la tétanisent, la longue nuit qui arrive et qu’elle dégueule pendant que je bois. Que vont devenir mes filles ? Elles pleurent tes filles, maman, elles t’écoutent et elles pleurent. Ton journal intime devient confession avant l’oraison funèbre. Et tu te répands, mais je ne veux pas savoir, je ne veux plus savoir et pourtant j’y reviens. Tu parles de mon père, de ton grand amour, et ce bref mot posé, arraché à un carnet, sur la commode du salon. À cet endroit même où tu posais après ce bon vieux magnétophone. Je ne peux pas être père, je t’aime. Et ces mots qui résonnent, ces mots qui rejaillissent, au boulot, au café, dans la rue, dans le métro, je ne peux pas être père je t’aime. Les hommes ne sont pas fiables. Ça me cogne. Et je pense à Kamel. Ça me cogne. Mais je n’en veux plus de ta voix ! Je veux la faire taire mais elle revient sans cesse, toujours dans ma tête. Laisse-moi découvrir par moi-même, laisse-moi me découvrir moi-même. Et lâche-moi ! Tire-toi en fait. Décroche-moi. *** Le 15 février 2024. J’ai Zélie dans les bras. Là elle porte un petit pyjama en velours bleu nuit que lui a offert ma sœur, avec sur le devant une girafe orangée qui porte autant de colliers que son cou peut en porter. Elle est lovée contre moi, ses petites mains veloutées qui effleurent ma peau, c’est tellement doux la peau d’un bébé. Elle est accrochée à mon sein comme un camé à sa dose, le corps entier secoué de contentements jusqu’au bout des pieds. J’approche mon téléphone pour mieux capter tous les sons qu’elle fait. Succion, déglutition, aspiration, tout n'est qu’urgence, tout n’est que sens. Je parle tout bas parce qu’il est trois heures du matin et qu’Antoine dort dans la chambre d’à côté. Elle a deux mois et demi notre fille et elle est merveilleuse, elle est magnifique en plus. Le soir, après sa dernière tétée qui la plonge dans le sommeil, Antoine la couche dans son petit berceau et nous la contemplons tous les deux, les traits de son visage complètement relâchés, les jambes en grenouille et les bras en corolle, la grâce d’une danseuse de ballet. Et chaque soir je supplie en silence qu’elle fasse une nuit complète pour la première fois. Parce que là je commence à fatiguer. Le mois dernier, on a dû l’emmener aux urgences. Son rhume avait dégénéré, elle ne voulait plus téter, peinait à respirer. Et moi aussi je haletais, j’étais paniquée, je traversais l’appartement dans tous les sens avec la petite dans les bras, le corps contorsionné, le visage cramoisi, ses hurlements qui résonnaient et me prenaient la tête, sans pouvoir réfléchir, sans savoir quoi faire. Antoine était au boulot et j’étais toute seule. La solitude de la maternité. Alors j’ai pensé à maman, à ce qu’elle nous disait de faire quand on se sentait submergées. Respire ma chérie, inspire profondément et souffle, souffle sur les cailloux, tes sanglots, tes regrets et tes craintes, et laisse-les se lisser, fais-en des galets. Écoute le murmure des vagues jusqu’à ce que ton corps se calme. Alors j’ai pu appeler Antoine. Ils l’ont gardée trois jours en observation, bronchiolite du nourrisson. Et puis on l’a ramenée et on l’a encore plus choyée. Le petit grincement régulier qu’on entend, c’est le bruit du rocking-chair qui se balance et qui nous berce. Autour de nous, projetées sur les murs, dansent et tournoient les ombres bleues et vertes d’une forêt que de temps en temps les phares d’une voiture balayent et envoient valdinguer. Je ne sais pas si on peut entendre ma main qui caresse ses cheveux. La rue est silencieuse, Paris dort dans la torpeur de l’hiver. Il a neigé la semaine dernière, Zélie, dans les bras de son père, regardait derrière la vitre les flocons suspendus dans les airs. Sa voix me manque, son absence me pèse. Ce trou de ma naissance à mes cinq ans qu’il faut que je comble, qu’il faut que j'invente. Alors moi aussi je pose ma voix, moi aussi je dessine un sillon dans le sillage de ma mère, je laisse une trace. Une histoire à deux voix qui se répondent et se complètent. Ce matin, quand Antoine est parti travailler et que Zélie s’est réveillée, je la lui ai fait écouter, sa voix feutrée et qui pourtant se redessine, redevient cristalline, quand elle raconte ce jour de mai, dans un musée de Chicago. Elle y était seule, mon père que je ne connais pas ne l’accompagnait pas. Elle se faisait une joie de découvrir ce tableau, le joyau de l’Art Institute of Chicago, Rue de Paris, temps de pluie, de Gustave Caillebotte, bourgeois abrités sous des parapluies sur un coin de trottoir et les pavés ruisselants de Paris. Mais la foule agglutinée devant ce pan de mur, cette immense toile, l’avait rebutée et conduite ailleurs, vers Les Deux Sœurs de Renoir. Et ce n’est pas nous qu’elle voit, ma mère, nous ne sommes pas encore nées. Ce qu’elle voit d’abord, ce sont les couleurs du printemps qui éclate de tout son saoul, de toute sa joie, le camaïeu vert des feuillages enchevêtrés, le rouge coquelicot, les nuances de rose, de poudré à corail, et le bleu profond d’une robe. Ce qui l’accroche ensuite c’est le contraste avec la blancheur de leur peau, la finesse des mains qui se détachent, le teint diaphane de leur visage, leurs joues légèrement empourprées et leur bouche close, mêmes lèvres délicatement ourlées. Et ce qui la happe, c’est leur regard, le regard de la jeune fille, de la même couleur que sa robe, ce bleu marine qui l’entraîne avec elle avec le bleu azuré de sa petite sœur. Elle se laisse aspirer tout entière par leurs grands yeux qui plongent en elle, entrent en elle, voient en elle et la font chavirer. Et l’insistance d’un autre regard que je perçois à côté de moi, cet homme âgé, un mouchoir à la main, ses joues emportées par ses larmes, qui me fixe un instant et me dit simplement, de son accent américain, Renoir. Ce sont les mêmes larmes qui t’ont accueillie ma Zélie, c’est la même émotion qui les a fabriquées, une même joie ivre et mélancolique. Les battements de ton cœur dans ce cabinet froid qui envahissent l’espace et suspendent le temps. Ton petit cœur qui cogne tellement près du mien et qui absorbe tout, le regard émerveillé de ton père et le sourire du médecin, le silence de la pièce et les bruits de la rue, mes nausées et mes peurs. Et quelques mois plus tard, le premier regard que tu me portes, la douceur de ta peau et ma voix qui te berce. Alors je te raconterai que Paris peut être grise mais que la plupart du temps elle est jolie, que c’est juste une question d’état d’esprit. Que derrière ces silhouettes sans visage, sans sourire ni regard, qu’on croise matin et soir, se cachent de luxuriants jardins secrets que tu peux t’amuser à imaginer. Que c’est normal d’avoir peur et de trembler comme une feuille la première fois qu’on fait l’amour mais que les frissons transforment les corps. Que l’amour peut parfois faire mal et laisser des plaies et que ce sera peut-être toi un jour qui abîmera. Que les hommes ont des failles et que certains fuient mais que d’autres se relèvent la nuit. Qu’une mère peut mourir sans que ses filles ne se sentent abandonnées. Je te raconterai à quel point on peut se sentir aimée.
- Hommage rouge
Je suis Humaine, face aux tambours des guerres et leurs enfants-larmes Humain, face à toi Elle m’a dit qu’elle était la rencontre d’une branche de vent et d’une fleur d’étoile. Je me souviens d’elle, empoignant la force des débuts, qui étire funambule les falaises d’hommes, rigole dans le précipice. De quand elle est rentrée, le visage couvert de larmes et de cendres. Face à elle, que faire d’autre ? Je prononce l’interdit : qu’as-tu fait ? Sa voix déchire l’air pour y tailler sa place : « J’ai fait un pas. Si je ne veux pas le défaire, il va me coûter le reste de ma vie. » Son regard m’intime de laisser le sac tomber de son épaule. « Je ne reculerai pas. » La peau du sac embrasse la peau du sol. Devant moi tout entière, elle n’a pas pris racine, elle a pris bloc. Un bloc de certitudes ; elle n’a fait qu’un pas. Je l’amène à la chambre. Pendant la route le cuir se traîne, accroché à l’angle de ce bloc de femme qui avance. L’avancée faite bloc. Son regard qui dissipe la ville est un flot de pétrole : viscéral, coulant noir, il m’englue. Je ne parle plus, de peur de craquer l’allumette, incertain au fond de savoir si c’est elle ou si c’est moi qui en finirait brûlé. La porte s’ouvre, elle pose le sac contre le radiateur, ouvre le tuyau de la douche, disparaît. Je m’assieds dans le canapé sans défaire mes chaussures. Je ne comprends plus rien. À quelques pas, le sac me dévisage. Ce sacrilège, l’ouvrir… pourrait-elle le savoir ? Il faudrait être fou. Ce serait toute la forêt qui prendrait feu… Non, le risque est trop grand. L’eau coule sur ma peau d’humaine, ruisselle dans mes yeux d’humaine, s’infiltre dans ma bouche d’humaine, humain, et je me demande pourquoi je suis allée, humaine, humaine, derrière ce béton plâtré. Un sac, à la main, le temps, attaché ; et le soleil qui s’étirait d’un bout à l’autre des deux mondes, indéfectiblement. J’ai voulu être le soleil. J’ai porté mes tripes, mon sac, mes yeux d’humaine, et je suis partie, avançant liquide et bloc, au-devant comme le soleil. De ma peau d’humaine, d’humaine… j’ai vu des tripes, tripes de fer et des côlons, côlons d’albâtre répandus dans la poussière, poussière terre. C’était ma peau d’humaine, d’humaine où coule l’eau où ont coulé les larmes ; les miennes/les siennes. Je l’ai rencontré quelques mains après. Jusqu’alors j’avançais comme si j’étais immortelle. J’avais l’euphorie des corps défaits, du cordon, toujours rattaché mais depuis longtemps dévoré parmi les loups. Et puis ce fut ma rencontre avec le premier corps de chair. Il reposait, rêvait là, infini, éternel, et ses rires qui ont coulé sur ma peau cachaient ses larmes d’enfant, de crocodile tapis sous la peau du fleuve, à peine écorch… et sa peau d’humain était comme ma peau d’humaine, d’ailleurs il m’a appelée « Humaine, humaine ! », alors de toute ma peau d’humaine je lui ai souri. Ses yeux étaient deux noisettes épargnées par les écureuils, il m’a sauté dans les bras et les flaques sans eau se sont mises à briller sous le soleil d’après l’albâtre ! « Humaine, humaine ! » qu’il disait avec ses mimines collées sur mon visage. Et puis il a sauté comme un oiseau, comme s’il avait entendu une cigale le défier, alors il m’a tendu son trésor, soigneusement gardé, puis s’est mis à pépier : « ‘Vais voir maman ! ». Je l’ai laissé partir avec une larme d’humaine, humain, humaine et j’ai glissé la trousse dans mon sac, et j’ai glissé mon sac sur mon dos, et c’était tout. Même peau qui reçoit l’eau ou qui reçoit les larmes. J’ai appris à vivre pour un enfant-fleuve, noyé sous ses larmes-crocodiles. Quand je suis revenue l’homme était là, bloc troué, presque effacé et presqu’enfantin, je voulais lui demander « Qu’as-tu fait ? », mais qu’importe il m’a recueillie jusqu’à l’eau qui coule, s’écoule hommage sur l’humaine aux fleuves, rouge. L’eau coule depuis bien vingt minutes. Le sac n’a pas bougé. Je ne tiens plus, à le fixer : il faut que je sache, que je l’ouvre. Chaque minute où j’hésite est une minute qui me rapproche de sa sortie, pourtant j’hésite. Le danger grandit avec le besoin. Je ne peux que grimacer au son que fait le canapé quand je me lève. Je suis devant le sac. La fermeture argentée est tout en bas. Je ne réalise qu’à moitié que l’eau ne coule plus. La poussière sur le sac m’agresse, j’essaie d’éclaircir ma gorge tout en tirant le minuscule zip. Le sang tambourine à mes oreilles. Je ne me rends pas compte que je n’entends pas. Le trésor ! De ma peau d’humaine, humaine je sors de l’eau, attrape un linge bien trop blanc, blanc pour humain, rouge d’humaine. J’agrippe le sac, peau contre peau — on n’ouvre pas un enfant — et l’amène ventre contre peau au pied du lit. Dos au mur, son trésor contre moi, je le sens qui bat. Qui bat ! Sur le haut du lit, des sillons gris où se réfugier : je me regarde plonger. Le long de chaque ligne, des ronds comme des cellules d’or s’écoulent. Du sable dans un désert de temps. Ils filent leur destin en petites bulles, fleuves et circonvolutions, ils filent. Je n’ose regarder à travers la porte entrouverte. Mes mains tremblent encore de surprise. Mais elle est bien là, dans la chambre, je ne vais pas avoir peur d’elle… Elle est recroquevillée sur la moquette, une simple cape blanche sur la peau. La couleur du tissu éponge la fait presque disparaître contre le mur ; ses yeux oscillent au-dessus du lit. Elle ne va pas bien. Je n’ai jamais été préparé pour réagir à ça. Contre l’encoignure de la porte, il est venu m’arracher aux sillons du lit. Aux mystères de la vie qui se dessinent devant moi. Je vois les cellules couler, irisées du soleil qui n’arrive pas jusqu’ici. SOLEIL ! Il tremble. Qu’il tremble. Je ne le laisserai pas toucher aux soleils. Cette fois-ci je plonge, sans reprendre ma respiration, je plonge plus profond. Percer la peau de cette tristesse-crocodile depuis l’intérieur ; enfant-fleuve. Elle s’est levée, d’une main elle tient le sac comme un nourrisson, de l’autre elle étend les doigts et marche, bloc terrible, jusqu’au bord de l’armoire. Elle agrippe la première pile de vêtements et l’envoie valser par terre : « Le soleil qui s’infiltre partout, et ici il n’arrive pas ? » Sa voix tremble autant de peur que de colère, elle plonge de nouveau sa main dans l’armoire, déloge la deuxième pile puis la tire, jusqu’à éparpiller les vêtements dans l’air. « On ne pense qu’à ça ! Et eux n’ont que leur peau », ses doigts s’enfoncent dans le tissu, « ILS N’ONT QUE LEUR PEAU !! » et le bruit métallique des fermetures entame le parquet. C’est une lionne qui me fixe au milieu des corps défaits. Des manches ployées, des jambes écartelées. Elle s’effondre sur le sol, et tout à coup sanglote : « Ils sont là, cigales ou écureuils, ils chantent ‘humaine, humaine’ comme le soleil… Ils chantent comme des oiseaux, qu’importe aux fleuves si les oiseaux chantent…? » Son regard m’a laissé cloué. Elle a attrapé mon téléphone, ouvert les réseaux en tenant toujours le sac contre elle, puis elle a regardé les nouvelles du monde entier. Je n’ose pas bouger, même engourdi jusqu’au cou. Devant ses yeux en larmes défilent les tsunamis et les coulées de boue, les prises d’otages, les attentats, les appels à la haine de dirigeants lointains. Il y a les corps montrés et ceux que l’on ne montre pas, qu’elle regarde défiler tous d’une seule vague. Le pus de l’humanité. Et moi ? Moi, je suis censé l’enfermer pour qu’elle arrête de le boire ? De l’eau. Je gagne la cuisine, prends un verre. Le bruit du robinet ouvert couvre ses larmes. Mon regard s’étire vers la fenêtre : que vais-je faire d’elle ? Les minutes s’écoulent : que vais-je faire d’elle ? Un oiseau passe. Je prends conscience que je ne l’entends plus depuis un moment. L’eau, le verre, la fenêtre, le désespoir, l’oiseau. Le verre éclate sur le carrelage, je me vois courir vers la chambre : pas question qu’elle devienne un ange. Mais non, elle est assise dans la pièce, silencieuse. Elle vient d’enfiler un vieux jean avec un sweat troué : ce qu’elle imagine qui ne me manquera jamais. Sur son visage à contre-jour, elle a séché quelques larmes. Le sac attaché sur son dos, elle se lève, me contourne. Elle ne me regarde pas quand elle murmure « Enfant-fleuve », et qu’elle part. La sidération commence à s’estomper, mais un frisson amer la remplace. Je retrouve la cuisine, le verre éclaté. Le sac a laissé une trace devant le radiateur. Peu importe vers quoi je me tourne, je ne vois que ça… tout comme je n’entends que le faible grincement de la porte de la chambre qui vient d’être fermée. J’enfile des chaussons, me sers un deuxième verre d’eau en faisant crisser celui qui est par terre. Je bois, simplement. À chaque gorgée le temps m’écrase un peu plus. Elle est partie, c’est son choix. Ce n’est plus mon problème. Je m’installe dans le canapé : ce n’est plus mon problème. * Les murs de brique défilent devant mon regard. Gris uniforme. Cette fois-ci le frisson vient du vent : le soleil est voilé. Je sais que je n’aurais pas dû craquer. Mais j’aurais pas pu rester dedans, faut au moins que je la cherche. Une boîte aux lettres taguée, deux rues et trois lampadaires plus loin, je refais mon lacet sur un banc. Mes pensées osent se dirent : au fond je ne crois pas que je la retrouverai. Je suis parti pour me donner bonne conscience, c’est tout. La vision du banc prend l’eau. Son regard de fauve a déchiré quelque chose en moi… peut-être l’innocence que je lui avais toujours prêtée. J’étais pas préparé. La fragilité a sorti les griffes, et moi je suis resté scié muet… Des pigeons passent. La boucle intacte de mon lacet trône sur le banc depuis trop longtemps, les gens commencent à me dévisager. Le monde coule sur ma peau d’humaine, ruisselle sur mes mains d’humus, s’infiltrent dans mes lézardes de briques, humaines. Bloc émietté au vent. Mes pieds avalent les pas, je regarde les tâches noires envelopper les sombres gris. L’Humain a caché ses couleurs. Sur ses maisons carrées des mots placardés qui effacent d’autres mots, partant en lambeaux de papier qui ne répondent même plus au vent. Je file la route qui n’a pas de fin. Sur la boîte à mots, des gribouillis rouges et blancs. Une goutte qui tombe de la rivière des toits. Deux envolées de maisons rangées, trois arbres à lumière, je scrute les barres d’un réceptacle à corps. Il faut que je décode le message : « Pourquoi les fleuves ? ». Le faux silence du banc est tout ce qu’il me répond. Mais rien… rien ne me dit comment, comment sortir les enfants du fleuve ? Et mon cœur se serre à la barre, pour en déchiffrer tous les écrous et le métal en dedans. Déchirer les poutres et la peinture. J’ai envie d’hurler, inutile mère, le besoin de les rappeler à leurs larmes alors que les crocodiles rôdent : ENFANTS-FLEUVES ! La rue sent la sciure et le sel. Ça m’assaille les poumons. Au loin les voitures klaxonnent, les gens s’agitent devant les boutiques. Humains qui pleurent, humains qui cherchent leur genèse hors du cœur. Mélange de poussière et de pollution. La crasse accrochée aux caniveaux rabat mes semelles. Où est le pont ? Je croise deux vieilles femmes qui refont le monde en me chassant du regard. Sur le fleuve-larmes, où est le guet pour les attraper ? Cette journée est interminable. Je me retourne sur chaque bruit de pas, je guette chaque silhouette. Ils coulent, coulent s’écoulent avec l’eau. L’habitude me gagne, je sursaute chaque fois un peu moins, je ne m’attends plus à la voir. Vous les avez vus vous aussi ? Les enfants qui cachent les crocodiles sous leurs rires ? Alors où est le guet pour les rattraper ? Je ne la trouve pas. Dites, comment puis-je les aider ? Je ne la trouve pas bon sang, et ça ne m’inquiète même plus. Dites… C’est la fatigue, comment sauver c’est la fatigue qui veut ça les enfants… Tu pourrais être partout. Laissez… Une femme est là laissez-moi , on dirait qu’elle dites-moi comment s’est perdue. Elle… comment les sauver ? Un oiseau chantonne. une noisette tombe devant moi . La femme disparaît au coin de la rue que le soleil , perçant la grisaille, vient de sauver. Tu vois comme moi ? Je saisis son tintement ricochant sur les murs. Il est là, le mur. Devant moi il se dresse, après les pas perdus, et le soleil parti se cacher. Mon cœur a envie de pleurer sous une peau de fleuve, comme l’enfant, des larmes de crocodile qui transformeraient la poussière en terreau. Et le terreau en paix comme le soleil, qui s’étirerait d’un bout à l’autre du béton. Éternel étiré. Mes pieds heurtent le sol trop parfait de la rue, les pavés bien vissés, au milieu des passants qui ne font qu’avaler. La toute-colère est retombée, je m’abrite de mon regard contre le mur, et je pleure. Le ciel se délave jusqu’à mes pieds, je ne peux que baigner dans leur misère sans remuer. Je sens que ça me rentre par le nez, que ça inonde mes poumons, j’aimerais fermer mes yeux, mes oreilles, mes mains à cette horreur. Pas au monde qui m’entoure, mais à moi qui ne peux le changer. J’ai l’impression d’entendre ses rires qui cachent ses larmes, dans les miennes de sentir ses petites mains couler et couler sur mon visage. Comment sauver les enfants-fleuves ? Je m’avale dans mon propre gouffre. Un tambour gronde la guerre et je ne veux pas entendre. La surface est si loin maintenant que la lumière ne me parvient plus, et voici que sur mon épaule se pose sa petite main de pluie, je relève la tête et je le vois à quelques centimètres de moi, le visage barbouillé de soleil, qui me réveille doucement « humaine ? humaine ? », et le frisson qui parcourt ma peau s’étiole, ma vue s’embue avec ma tristesse, je murmure tout ce que je ressens et il m’écoute, et me prend dans ses petits bras, avec ses vibrisses de chat qui frissonnent sur mon cou. Il me laisse pleurer longtemps, le temps de vider toutes mes larmes, et lui qui est un fleuve n’ose pas même déverser une larme lorsqu’il annonce : « ‘Trouve pas maman. Humaine, ‘as vu ma maman ? » Que pouvais-je répondre à son souffle effleurant la peau du fleuve ? J’ai attrapé sa petite main et lui ai dit : « Ta maman est partie. » Il a serré ma main, et je crois qu’à ce moment-ci il a compris. Dans un dernier élan de courage, ravalant les larmes de ses deux yeux, il a lancé « On va la voir ? » Oui. On va la voir. Alors mes larmes reviennent, je ne peux plus ne pas entendre le son des tambours qui marque ce que je ne nommerai pas. Un peu maladroitement, l’enfant écarte une mèche de mon visage sans me lâcher, puis il sourit, et cela nous rassure tous les deux. Je lui ai promis que tout allait bien se passer. J’aimerais tellement, petite noisette… mais regarde-moi. Je n’ai rien pour faire fuir les crocodiles et te ramener à ta maman. Je ne suis que moi. Je ne suis que moi. Il se met à chantonner, sans écouter le bruit des tambours, et sa voix recouvre notre peur. On se tient ensemble, il me ramène le sac devant moi et ensemble, on l’ouvre. On l’ouvre tout doucement, comme on manipulerait un nouveau-né, et on cajole notre petit frère à nous. Après le sac, la trousse. Je sens qu’il n’a pas besoin de m’appeler, je sais qu’il me parle quand il chantonne… on ouvre le trésor, un rayon de lumière se révèle un instant… il fait briller le mica d’une petite pierre tout contre les restes d’une gomme et les crayons de couleur en pagaille. Il y a un feutre, rouge, qu’il me met dans la main et doucement, il referme un à un mes doigts par-dessus. On pose la trousse, il me sourit en dévoilant son adorable trou laissé par une dent qui pousse. Il murmure « Humaine… » puis recule d’un bond, prêt à rire, et se dissipe dans un ruban de vent jusqu’aux dernières secondes de sourire. Dos au mur je sens mon cœur qui bat la chamade, la pluie encore humide sur mes joues, le tube de plastique rouge serré dans ma main et la poussière qui s’envole un peu plus terre. Je me lève et ça vient de mes entrailles, j’élève le crayon dans les airs, puis l’appuie contre le béton du mur. Les tripes de fer et les côlons d’alb… non, se lève le soleil d’après l’albâtre. Je sens vibrer contre ma paume la dernière pulsation de l’enfant. S’élève l’hommage rouge. Le féminin s’étire, les fibres sang s’appuient sur la peau du mur. Le ciel se met à parler. Elle dit, et le chant reprit… trace courbe, un bouillon de sang du dedans, la larme, et des tambours commencent à s’élever eux-aussi. Les tambours viennent de ce côté du mur, ils pulsent un rythme trop fou pour être lent, chacun est une déchirure, et la main contre le mur trace. Trace le crayon sur le mur au premier battement de tambour. Trouver un cœur pour le premier rêveur en paix qui cherche le repos les étoiles. Du bout des doigts dans la poussière-terre, du ciel qui s’effile à la pointe du feutre… Et le premier cœur bat sur le mur, je le sens pulser hors du crayon, il vit là, infini, éternel ! l’infini… le tambour reprend, je me glace et trace : deuxième cœur. Les rêveurs n’ont pas d’autre nom que celui du tambour, qui se met à chanter leur chant, et je m’émerveille de voir des cils papillonner sur le mur, derrière et tout autour. L’encre coule, s’écoule rouge, donne vie aux vies perdues. Le rythme saccade, se rompt et reprend, dans ma poitrine se brise, troisième cœur sur le mur. Mur, main, mine, et danse l’encre des genèses humaines hors des corps humains. Hors des corps sous les étoiles avec le soleil. L’entends ? L’entends ? la main trace aux rires d’enfants coulant rouge. Rattrapez-les. La main s’écorche sur le mur, elle crie et je pleure, le tambour foudroie. Foudroie. Mais la folie tambour s’écrase et s’écrase, le rythme s’effondre en précipices, je le regarde s’effondrer et ma main trace et trace, vite, plus vite, les cœurs à l’encre sur le béton. Les cœurs manquent, ceux là-bas s’effondrent, ils ne chantent plus, ne chantent plus le soleil la joie la tristesse, ils s’éteignent et cherchent un nouveau cœur où s’abriter. Protéger. Au rythme, protéger, la cadence de la foudre, des éclairs et feu. Humaines, humains. Le tambour me retourne, troue mes viscères jusqu’à ma gorge qui ploie en sanglots. Les cœurs ! faire battre les cœurs, tarir le tambour à son fleuve… je ne peux pas. Ma main tremble cette frénésie qui sait. Les cœurs s’éteignent, je ne peux pas tous les faire vivre. Je n’ai pas la force. Trop de cœurs, trop peu de murs, de mains, de mines pour tous les réfugier. Tous réfugier )En;FA’ntS ¡FLeUvE/s !! La mine chute dans un silence horrible. Le tambour s’est tu. Mon corps ne tient plus, la peau d’humaine caresse la peau du sol, et mon encre couleur de crayon la parsème de petites étoiles. Ma vision s’étiole, mes mains tentent d’arracher ma carcasse d’existence et je sais qu’elles ne sont qu’une caresse face à tout ce qu’ils ont connu. Et je sais que je ne sais pas à quel point ils ont connu des mains plus douces que les caresses les cueillir. Je ne sais pas, je n’entends que ce tambour qui ne se bat plus en moi, ce tambour des cœurs perdus, des encres vidées, des sacs ouverts. Il se met à pleuvoir… Je revois son regard, l’enfant rêveur qui m’a caché ses crocodiles sous ses larmes. Ses yeux étaient deux noisettes épargnées par les écureuils, il cherchait sa mam… Écureuil. Bonjour, écureuil. Alors ça y est, tu es venu ramasser ses yeux-noisettes ? ne me le dis pas, viens mon ami. Tu sais, ce sont peut-être tous déjà des étoiles… Le ciel se met à chanter avec moi, tu les entends hurler aussi ? Si tu savais comme j’ai envie de les retrouver. De te chasser, leur dire que ce n’est pas vrai, les secouer et les réveiller tous. Ce n’était qu’un drôle de rêve ! tu peux venir, écureuil. Tu peux, regarde-les… in(fin:is,, im’mor!tels…. C’est fini. Il pleut ? Le noisetier perd une feuille encore verte. La météo se détraque. Non, l’orage arrive. Le vent est plus fort depuis tout à l’heure. Elle a disparu. Je vais faire autre chose. Je m’en vais, ailleurs… non, soleil ! Attends !… Me voilà qui parle au soleil. C’est ce qu’elle, elle ferait. Fini les « je dois », si je vais la chercher, c’est parce que je le choisis. Je suis mes choix. Dans mes tympans, ça pulse fort. Lentement, mais pas comme le sang. Je sais pas, c’est comme plus… caché au fond. Les gouttes s’écrasent sur les tuiles sans grand bruit, je me sens brouillé. Enivré, mais je sens surtout que je perds pied. Le noisetier sous le rayon de soleil, la pile de corps de tissus, son regard de fauve. Tout se mélange, ma tête ne pense plus clair. J’entends juste le tambour battre fort et vite, pulse rouge. J’ai peur de la trouver elle. De ce fond qu’elle excave sans fatigue de moi. Qu’elle me dérobe encore mon sol bien certain d’un seul regard de lumière. Je blottis ma chair contre ma chair, lovée contre le mur râpeux, je laisse le fleuve couler. Sur tout mon corps, par tous mes yeux et toutes mes bouches, je laisse couler le fleuve dans les larmes crocodile. Humaine, je suis humaine. Le bruit me transperce les oreilles, Humaine, je suis humaine. Je tremble de la trouver, je n’ai pas de solution à sa détresse. Ni à la leur. Je ne peux pas lui dire quoi faire, je l’ignore. Je l’ignore, je n’ai pas ta solution ! Je t’en prie, apparais. Apparais ! Oublie ce que tu as vu, reviens. Repasse le mur, défais ton pas, reviens avec moi… Qu’est-ce que… Humaine, je suis humaine. Un écureuil ? Il s’enfuit et je m’élance ; le soleil, la pluie, quelques grains de béton, et les tambours qui me rendent fou s’arrêtent enfin. Mes yeux s’accoutument, il n’y a pas d’écureuil, juste la ville, et pourtant. Acouphènes ; je la vois. Le fracas des Hommes au son des tambours Celle qui dit être née d’une branche de vent et d’une fleur d’étoile Irréel du feu des cœurs qui s’étiole, et s’étoile Femme qui tend l’hommage L’écureuil grimpe sur mes genoux et me fixe de ses deux grandes billes noires éclatantes de vie. Il semble me sourire, alors dans toutes mes larmes je lui souris aussi. Il fait quelques bonds en arrière puis passe dans une lézarde vers l’autre moitié du mur. Sous les cœurs sur le mur. La pluie cède au silence. Même mon cœur ne veut plus battre l’air. Les perles de lumière ruissellent le long de la route, et je sais que là-bas le cercle de peau est encore tanné sous les coups. Mais mes mains ne peuvent pas recueillir tous les espoirs naufragés. Le fleuve qui passe par mon corps ne s’est pas tari, je ne cherche pas à le cacher sous les rires ; ce n’est plus important. Acouphènes ; je la vois. Elle est roulée brouillée contre ce grand mur béton. Des dizaines et des dizaines de cœurs rouges se tapissent sur le mur et sous sa peau. Elle pleure des larmes qui ne lui appartiennent pas. L’homme est arrivé. Il s’approche de moi, ne me rassure pas, ne me parle pas. Il ne me console pas car il sait le fleuve aussi fort que les enfants. Il défait sa veste et m’enveloppe à l’intérieur, il saisit la trousse et la glisse contre moi. Puis il ramasse le crayon. La dernière pulsation de l’enfant. Il l’étend dans les airs vers le mur, et alors que ni lui ni moi ne sommes capables de suivre le rythme du tambour, j’entends la mine dessiner sur le mur la trace courbe en bouillons de sang. Mon corps a pris le dessus. La femme est là, elle relève la tête et me voit. Ses yeux-larmes semblent avoir trouvé leurs irisations de soleil. Sur le mur il trace un cœur plus grand que tous les autres, un cœur de la taille réunie d’une poitrine d’hum… Il referme le cœur afin que la vie s’écoule à l’intérieur, puis inscrit dans le cœur : « Ceci est un cœur servant de cœur à tous ceux qui en cherchent un nouveau. » J’entends son cœur qui se remet à pulser sous le torrent de larmes. Le pont. Le pont du fleuve loin des crocodiles. Finis les pleurs sous les rires. C’est le guet. Le crayon dans la main, il se retourne et me sourit : « Tu appelles ça comment ? » Ses lèvres tremblantes dévoilent un sourire, ses deux mains serrent la trousse comme une bouée, elle me répond de sa voix couleur soleil : « L’hommage rouge ». Je rebouche le crayon et le glisse dans la trousse d’enfant. Juste l’accueillir. Branche de vent et fleur d’étoile. L’homme a rendu le rouge aux couleurs de l’arc-en-ciel. Il inspire l’air frais à pleins poumons, les yeux bercés dans l’horizon, puis il atterrit à côté de moi. Avec chaleur il me tend sa main rougie par l’encre, et c’est son cœur qui parle à mon cœur quand il demande : « Tu viens ? »
- Le Lac des Âmes Sœurs (2/3)
* L’assourdissant sifflement de la bouilloire tire Læria de sa rêverie. À travers la vitre de la porte, elle observe Anthea jouer avec sa fille. Les bras croisés, appuyée contre une armoire, elle se ronge les sangs et les ongles. Derrière elle, sa grand-mère fait entrechoquer les tasses de thé. – Comment va-t-elle ? demande la vieille dame, inquiète. – Elle va. Ce qui est déjà un bien grand mot. D’ailleurs, comment pourrait-elle le savoir ? Ce n’est pas elle qui a fini sur la route. Au beau milieu de ce fleuve de monstres, qui auraient tous pu la tuer… Non ; elle se trompe : les automobilistes n’y étaient pour rien. L’assassin, ce sadique, ce détraqué, mais c’est lui putain ! Pourquoi il a pas postulé comme détraqueur chez Warner Bros, aussi ? Même pas besoin d’effet spéciaux pour bouffer l’âme d’Harry ! Et il aurait pas coûté un rond au producteur, le fumier… Un soupir d’exaspération s’échappe. Elle aurait bien cogné cette pauvre armoire, si sa grand-mère n’y tenait pas tant… – Et si tu allais dans la bibliothèque ? Comme quand tu étais petite… propose-t-elle. Læria hoche la tête, pas tout à fait calmée. Pourquoi pas ? Elle sort de la cuisine pour traverser la pièce où la mère et l’enfant s’amusent. Lorsque son regard croise celui, fatigué, d’Anthea, elle lui sourit. Une mèche brune tombe sur ses yeux quand elle le lui rend ; le cœur de Læria se fissure au souvenir de feu ses cheveux blonds. Mais sa tristesse disparaît aussitôt qu’elle passe le pas de la porte… La bibliothèque est restée conforme à l’idée qu’elle chérissait d’elle : une pièce remplie de bouquins, de bonheur et de convivialité. Les étagères sont toujours placées contre les murs, encadrant son cher coin de paradis. Sofa et fauteuils rouges n’ont pas bougé du centre, soigneusement entretenus. Elle s’approche des étagères et fait courir ses doigts le long des livres... La poussière vole par centaines de grains, mais elle n’y prête pas attention. Intriguée par un dos de livre rouge et orné de lettres dorées, elle incline la tête : M-I-R-A-C-L-E-S. Ah ça, elle en aurait bien besoin… De l’index, elle tire le livre en arrière et le sort de sa maison. Elle l’ouvre. Le bouquin lui tombe presque des mains alors qu’elle rit du titre : « Encyclopédie des miracles » ! Elle en a la larme à l’œil tandis qu’elle feuillette quelques pages. Le livre regorge de mythes et légendes diverses, mais l’une d’entre elles attire particulièrement son attention. Le Lac des Âmes Sœurs… Un lac magique et souterrain qui aurait le pouvoir d’exaucer un vœu à ceux qui cèderaient la preuve qui l’unissent à leur âme sœur. Il faudrait déjà la trouver... La grotte du lac se trouverait au cœur d’une forêt, dont les arbres seraient touchés par un phénomène physiologique dans un rayon d’un kilomètre : leurs feuilles ne seraient jamais tombées depuis leur naissance. POUF. Læria ferme brusquement le ramassis de bêtises qu’elle vient de lire. Vraiment, elle se demande comment les auteurs dénichent de telles idées… Le lac souterrain qui exauce les vœux, encore, ne la surprend pas. On fait bien ça avec les fontaines et les pièces de monnaie… Mais les arbres qui ne perdent pas leurs feuilles, vraiment... ? Elle se marre ! Puis elle repense à la photo préférée de sa grand-mère, où sa petite-fille et son mari rient sous un arbre pourvu de toutes ses feuilles. Et si cette forêt… ? Non. Ce n’est pas possible. Elle refuse d’y croire. Pourtant, c’est bien avec le livre rouge et or qu’elle sort de la bibliothèque. * Anthea promène son regard sur les merveilles qui se trouvent autour d’elle. À ses pieds, le sol est jonché de feuilles jaunes, rouges, orange. Des couleurs chaudes qui la refroidissent et la pétrifient de peur. Anthea relève la tête, retient une respiration, cherche son point de repère. Ses yeux finissent par tomber sur Læria qui, la main posée sur un tronc d’arbre, semble examiner quelque chose. Sa crainte soulagée, Anthea libère son souffle tandis que le rire d’Emma parvient à ses oreilles. Elle sourit : sa fille est en train de poursuivre un pauvre écureuil qui n’a rien demandé, si ce n’est manger sa noisette tranquille. Les yeux d’Anthea quittent sa fille et grimpent le long des troncs d’arbres, les escaladent jusqu’aux branches nues et s’envolent au-delà des cimes. Tranquillement, ils baignent dans un océan céleste, peint d’un bleu uni que seuls de petits nuages parsèment. C’est un magnifique spectacle qui s’offre à elle ; d’ailleurs il lui rappelle que, sans ces deux êtres, elle ne serait certainement plus que poussière. Au loin, Læria l’appelle pour lui montrer quelque chose. Anthea s’approche lentement d’elle et de l’arbre : incrustée dans l’écorche, il y a une inscription des initiales de Læria et de celles de ses grands-parents. Anthea sourit en reconnaissant l’arbre de la photo, mais quelque chose la chiffonne. – Pourquoi nous as-tu réellement emmenées ici, Læria ? Son amie marque un temps d’arrêt, avant que son visage ne s’assombrisse. – Je veux que ton ex sorte de ta vie. J’en ai marre qu’il se croie permis de débarquer et de ruiner ta vie en se foutant du mal qu’il te fait ! – Et tu crois vraiment que cette forêt va y changer quelque chose ? – Non. Mais le Lac des Âmes Sœurs, oui. – Quoi ? Ne me dis pas que tu crois sérieusement à cette bêtise ! Læria lève les yeux au ciel et appelle Emma. L’enfant rejoint les deux femmes en sautillant, tandis que Læria les guide plus loin dans la forêt. – Regarde les arbres autour de toi, Anthea. En s’exécutant, elle remarque qu’ils ne sont en effet pas comme les autres. Ils sont grands et forment un cercle étrangement vide. Et, à leur cime, des milliers de feuilles tiennent fièrement sur les branches. – La… La magie n’existe pas ! bégaie Anthea pour la contredire. – Mais maman, la magie ça existe que parce qu’on y croit ! Læria ébouriffe les cheveux roux de la fillette en la félicitant, puis tend ses mains à Anthea. Celle-ci les attrape, mais doute encore. Lorsque Læria ferme les yeux, elle hausse un sourcil. – Qu’est-ce que tu fais ? – J’y crois.
- Le cercle (2/2)
II J’ai préféré attendre la fin de la saison, songeant que la coupure faciliterait les choses. Quand je lui apprends que je le quitte, Benoît reste très calme. Il m’assure qu’il « comprend », convenant que nous nous sommes perdus en cours de route. Un peu de recul nous ferait le plus grand bien, le temps pour chacun de se recentrer, et reconnecter le moment venu. Ça me fait sortir de mes gonds et je précise ma pensée en des termes plus âpres. Lui continue de m’afficher sa mine « compréhensive ». Quand j’ai fini il pose une main sur mon épaule. Je m’en arrache. Sur un ton monocorde il me dit Claire, mon amour tu es en colère, je vois bien ce qui se passe en toi. Pour l’instant je te laisse, garde en tête que je t’aime, et que je ne t’oublie pas. La lassitude m’empêche de répliquer. Il part et c’est tout ce qui compte. Quand je leur apprends la nouvelle, mes parents sont atterrés. Mon père se referme sur lui-même, le regard sombre. Il s’exile au jardin pour s’occuper de la haie. Ma mère n’hésite pas à me dire mes quatre vérités : mon caractère de chien et mes caprices d’enfant gâtée, l’avenir de solitude que je suis en train de me bâtir et le regret qui me frappera bientôt d’avoir laissé filer un garçon comme Benoît. Même si je m’attendais à une réaction de ce genre, je suis blessée. Je m’en vais en claquant la porte. Les premiers jours Benoît ne se manifeste pas, puis il se remet à m’écrire. En découvrant le message au matin j’éprouve un vif dégoût. Il veut savoir si j’ai fait le point, si à présent j’y vois plus clair. Il me propose d’aller boire un café pour que nous mettions tout à plat. Je l’envoie chier mais il ne lâche pas le morceau. Il change de stratégie, fait son mea culpa, m’explique en des termes pompeux combien il m’aime. Il veut que nous repartions à zéro, se dit prêt à faire tout ce qu’il faudra. Il clame sa conviction que quelque chose nous lie, ce « feu surnaturel » qui s’exprime chaque fois que nous faisons l’amour. D’après lui je ne peux pas le nier. Je nie. C’est donc que je me voile la face : les élans du corps ne trompent pas. Sur ce point j’abonde en son sens. Et puisqu’il m’entraîne sur le versant sensuel j’en profite pour frapper où les petits garçons sont vulnérables. Je lui apprends que de mon côté le feu s’est éteint il y a un moment, ce qu’il n’a pas pu remarquer étant donné qu’il est du genre à « se regarder baiser ». J’ajoute que cet essoufflement est l’une des raisons pour lesquelles j’ai tenu à me séparer de lui, le sexe m’étant devenu aussi pénible que ses laïus interminables sur le développement de tel ou tel logiciel. Sa réponse est cinglante. Sur un ton sarcastique il met en cause mes propres aptitudes sexuelles, images et mots crus à l’appui. Je sais que j’ai tapé dans le mille. Cela me vaut quelques jours de répit. Les textos reprennent. Il veut me gâcher mes vacances. À nouveau Benoît change de stratégie. Les reproches fusent, rancuniers et fielleux, ponctués de concessions factices et de doux sobriquets qui me collent des haut-le-cœur. Je le rembarre une dernière fois puis je cesse de répondre. Les messages affluent malgré tout. Je ne les consulte plus et les laisse s’entasser dans ma boîte de réception. Il se met à m’appeler cent fois par jour. Je raccroche à la première sonnerie mais un quart d’heure plus tard mon téléphone se remet à vibrer. Il sature ma messagerie de vocaux que je n’écoute pas. Rien qu’à la vue de son nom sur l’écran j’ai un début de tournis. Lorsque je bloque son numéro il contourne en m’envoyant des emails. Je ne lui ai pourtant jamais donné mon adresse. Je ne veux pas savoir comment il l’a obtenue. Je parcours des forums sans trouver le moyen de faire barrage à ses courriers électroniques. Je les identifie en tant que spams, mais je ne peux m’empêcher de vérifier périodiquement s’il persiste à m’écrire. Ça devient obsessionnel. Il suffirait que je l’ignore, mais la simple idée d’être l’objet de ses pensées, savoir qu’il continue de s’occuper de moi, d’élaborer ses plans et de fantasmer à mon sujet, m’interdit de me sentir tout à fait libre. S’il fait silence durant un jour je me laisse aller à y croire. Mais lorsqu’en cliquant le lendemain je découvre un à cinq courriers non lus émis par Benoît Boniface, je ressens une nausée physique, un peu comme un mal des transports, et l’impression mal définie d’un rétrécissement du champ de vision. En supprimant les mails je m’efforce de ne pas en déchiffrer les objets, mais c’est d’autant plus difficile que Benoît les rédige en majuscules : Objet : RÉPONDS-MOI MON AMOUR ; Objet : CLAIRE REDESCENDS SUR TERRE ; Objet : SALE PUTE POUR QUI TU TE PRENDS. Je découvre une enveloppe vierge dans ma boîte aux lettres. Je sais qu’il s’agit de lui, pourtant en la décachetant j’ai espoir de me tromper. Il s’agit de lui. Je réalise que pour la glisser dans la boîte il a fallu qu’il passe le sas d’entrée. Je ne souviens plus si je lui ai donné le digicode. Par curiosité je me mets à lire, mais après quelques lignes je déchire la lettre d’épouvante. Je balance les confettis par la fenêtre et m’effondre dans le canapé pour le restant de l’après-midi. J’ai horreur d’étaler ma vie intime. Je suis celle sur laquelle on peut compter, celle qui écoute et réconforte, mais qui répugne à solliciter pour elle-même. Même l’histoire du camion je n’en ai jamais parlé à quiconque. Après l’agression j’ai retrouvé mon campement, je me suis faufilée dans ma tente et le lendemain tout le monde n’y a vu que du feu. Cette fois pourtant je me résous à passer des coups de fil. Me tourner vers mes parents serait peine perdue, aussi je téléphone à celles de mes coéquipières qui me sont les plus proches. Toutes sont au courant de ma rupture. Je suis surprise mais là encore je ne cherche pas à savoir comment elles l’ont appris. Après que je lui ai exposé la situation, la première sous-entend que si Benoît insiste c’est que je n’ai pas fait preuve d’assez de fermeté. J’écourte la discussion. À mots couverts, une autre met en question ma décision de rompre, fouinant pour savoir ce qui n’allait pas dans notre couple, interrogeant la perspective de lui offrir une seconde chance. J’écourte. La troisième prend davantage mon parti. Elle me conseille de me rendre aux flics. Pourtant, quand je lui oppose que ce n’est pas envisageable, que j’ai trop honte et que de toute façon je n’ai jamais eu confiance en eux, elle semble s’agacer et me répond qu’alors rien ne sert de me plaindre, que Benoît poursuivra son harcèlement, ce dont il aurait tort de se priver puisque je le laisse faire. Je lui raccroche à la figure. Je n’en reviens pas. Benoît les a surement contactées pour leur donner sa version de l’histoire. Qu’importe. Pourquoi lui accorder plus de crédit qu’à moi ? J’éprouve une vague humiliation. C’est la dernière fois que je m’abaisse à demander de l’aide. Quand je reçois une seconde lettre, que je réduis en morceaux sans l’ouvrir, je décide que c’en est assez. J’appelle Benoît et à peine a-t-il décroché que je hurle dans le combiné. Sur un coup de bluff je le menace de porter plainte. Il me rit au nez, arguant qu’il me connaît et que je n’en ferai rien. Sans transition il me demande s’il peut me rendre visite, et se dit fatigué de la comédie que nous nous jouons. Désarçonnée je perds contenance, bredouille d’une voix mal assurée, ce qui achève de me discréditer. Je lui raccroche au nez puis fonds en larmes. Quelques jours passent. Un après-midi en sortant de chez moi je le trouve garé en bas. Je vrille. Je fonce droit sur son véhicule et je lui gueule CASSE-TOI ! DÉGAGE ! DISPARAÎS DE MA VIE TU ME RENDS DINGUE ! Les passants s’arrêtent et me dévisagent. Benoît joue l’étonnement, m’oppose une moue dubitative, un rictus détestable au coin des lèvres. Aller, te donne pas en spectacle. C’est vrai que t’as l’air dingue. Monte qu’on se trouve un coin pour discuter. Prise d’un accès irrépressible je martèle la portière à grands coups de pied. Au départ il ricane, mais soudain il bondit hors du cabriolet. J’esquive la portière de justesse. Benoît est rubicond, tendons du cou saillants. Je ne l’ai jamais vu dans cet état. Dans son regard luit une étincelle inconnue, ou trop connue. Il marche sur moi les poings serrés, deux têtes de plus et trois largeurs d’épaules. Je me fige. Les passants assistent au spectacle. Je ne peux plus bouger un orteil mais bizarrement un grand calme m’envahit. Benoît me toise, et brusquement il retrouve ses esprits. Tout son corps se relâche. Il me lance un regard de haine mais l’étincelle s’est évanouie. Il s’agenouille près de la portière, y promène le plat de la main et siffle entre ses dents. Il se retourne vers moi : P’tite conne. T’as de la chance qu’on soit pas seuls. Je ne réponds rien. Je n’ai pas repris ma mobilité. Enfin il remonte en voiture et démarre en faisant crisser les pneus. Je ne sais plus pourquoi je suis descendue alors je rentre me mettre au lit. Je n’ai pas le courage de participer au stage de présaison. J’appelle mon entraîneur et prétexte une indisponibilité. Depuis les coups dans la portière je fais des allers-retours à la fenêtre, guettant la présence de son véhicule. Je m’enferme à double-tour, garde les rideaux tirés. Pour ma tranquillité d’esprit j’ai supprimé mon adresse mail. En bas, les courriers s’amassent dans ma boîte aux lettres. S’il m’arrive de sortir, à mon retour je vérifie chacune des pièces de mon appartement. Parfois je regarde sous le lit, j’examine le dressing. Je le fais sans trop y croire, comme on contrôle une énième fois que l’on a coupé le gaz. Ça me relaxe. Mon sommeil se détraque. Je me lève souvent durant la nuit pour jeter un œil au-dehors. Un soir, je discerne une voiture qui ressemble à la sienne. Mon cœur s’emballe. La nausée les frissons. Depuis peu la municipalité a décidé d’éteindre les réverbères à vingt-trois heures. Dans la pénombre la couleur de la carrosserie est indistincte. Je ne dors quasiment pas. Je me relève sans cesse pour constater que le véhicule n’a pas bougé. Aux alentours de quatre heures du matin la place de stationnement est libre. Je rejoins l’équipe à l’issue de la présaison, appréhendant de rencontrer Benoît. Je veux m’oublier dans le jeu, l’oublier lui et reprendre possession de moi. Pourtant j’ai un mal fou à donner le change. Sur le terrain je ne suis pas dans le rythme, commets toutes sortes de maladresses. Avec les filles je me montre taciturne, renfrognée, d’autant moins amène avec celles qui ne m’ont pas tendu la main. Elles s’enquièrent timidement de ce qui me turlupine, mais elles n’insistent pas, mettant sans doute mon attitude sur le compte de la séparation. Elles m’apprennent que pendant le stage Benoît a tenu à clarifier la situation. Il n’était pas entré dans les détails, mais avait assuré que nous nous étions quittés en bons termes. Nous avions simplement réalisé que nous nous aimions d’amitié et non d’amour. Il avait assuré à tout le monde que nous ne polluerions pas la cohésion de groupe avec nos vies sentimentales. Après une performance médiocre au cours du match d’ouverture, le coach me prend à part. Bien que je sois tentée de m’ouvrir à lui, consciente que je deviens peu à peu l’ombre de moi-même, je choisis de me taire. Il s’agit moins de pudeur que d’une peur viscérale à éprouver un nouveau sentiment de trahison. Mon coach est l’une des rares personnes pour laquelle mon respect demeure intact. J’explique que mes études me préoccupent, ce qui est faux puisque je n’assiste qu’à un cours sur deux et remise sans scrupules les fascicules au fond de mes tiroirs. J’ajoute que je n’ai pas été sérieuse durant l’été, négligeant l’entretien physique et faisant un peu trop la fête. Il est perplexe mais me libère. Peu après, mes parents me convoquent à leur tour. Je les avais vus de loin en loin durant l’été, faisant chaque fois preuve de froideur, d’autant que je n’ignore pas que Benoît passe toujours les voir. Je me rends néanmoins chez eux, avec le vague espoir qu’ils s’aperçoivent enfin que quelque chose ne tourne pas rond. Ce n’est pas le cas. Ils me font la morale, me rappellent à l’ordre au sujet de la fac, ce qui m’indique que mon entraîneur a cafeté. Mon cercle se rétrécit. Je suis abasourdie lorsqu’ils évoquent l’incident de la portière, exprimant leur réprobation et la honte que je leur ai causée. Ma vue se brouille. Sans laisser rien paraître je m’assois sur une chaise. Benoît est un chic type, poursuivent-ils. Il a eu beau protester tant qu’il l’a voulu, mes parents ont fini par l’avoir à l’usure. Il a accepté le remboursement. Près de 400 euros. C’est au tour de mes oreilles de dysfonctionner. Leur sermon sur la valeur de l’argent me parvient comme à travers un scaphandre. La voiture est reparue, de jour cette fois-ci. Je descends en trombe. Quand je déboule sur le trottoir, il démarre avant que je lui tombe dessus. Je l’appelle dix fois il ne décroche pas. Je fonce jusqu’à chez lui. Je vais lui sauter à la gorge. Je sonne à l’interphone mais sans succès, puis je presse toutes les sonnettes à la fois. Quelqu’un finit par m’ouvrir. Je monte les marches quatre à quatre, tambourine à la porte qui reste close en vociférant des insultes. Le voisin de palier apparaît et me fait des yeux ronds. Avant qu’il ait ouvert la bouche, je décampe. Je rode sur le parking mais sa voiture ne s’y trouve pas. J’abandonne. J’erre au hasard, atterris sur le banc d’un parc où je passe de longues heures à tenter de reprendre le contrôle. Le second match a lieu à domicile. Benoît débarque avec les membres de son équipe pendant que nous nous échauffons. J’essaie de faire abstraction mais c’est peine perdue. Le match n’a même pas débuté que déjà je n’y suis plus. Je démarre dans le cinq mais après quelques minutes, deux briques et trois pertes de balle, l’entraîneur me remplace. Sur le bord du terrain Benoît est égal à lui-même, chef de file des agitateurs, encourageant avec d’autant plus de véhémence qu’il veut qu’on le remarque. Je tente de me remobiliser mais rien à faire. Chaque fois que je mets le pied sur le terrain c’est la cata’. Plus je tente de me concentrer, plus j’ai la tête qui tourne. Le coach fait une ultime tentative en troisième quart temps, puis il me relègue sur le banc jusqu’à la fin de la rencontre. Nous gagnons de justesse. Je n’arrive pas à m’en réjouir. Certaines joueuses m’encouragent. T’en fais pas Claire, c’était juste un soir sans. J’ai la sensation qu’elles se moquent de moi. J’expédie mes parents qui m’attendent à la sortie des vestiaires en reprenant l’argument de mes coéquipières. Juste un soir sans. Sans plus d’explications ils regagnent leurs pénates. Tout le monde se retrouve au foyer. J’ai envie de partir en courant mais je me fais violence. Je veux lui tenir tête. Après que l’équipe d’en face a pris la route, on pousse le son et on sort les bouteilles. Benoît s’amuse comme un petit fou, volubile et charmeur. Dans ma tête c’est l’enfer. Je n’ai rien bu, pourtant mon oreille interne se détraque. Toute la salle tangue, ballotée par une houle invisible. Fidèle à la version qu’il a donnée de notre rupture, il se comporte comme si nous étions les meilleurs amis du monde. Il vient plaisanter avec moi, envahissant comme autrefois, entre camaraderie et parade amoureuse. Je m’efforce de lui tourner le dos, je ne ris pas à ses blagues et refuse de lui donner la réplique. Tout le monde s’amuse, ce qui décuple mon calvaire. Je passe pour le mouton noir. J’ai la poitrine qui se comprime, des difficultés à trouver mon souffle. Benoît se pointe une fois de trop, sympa, goguenard. Je lui hurle de me foutre la paix. Interloqués les gens se tournent vers moi. Benoît réplique d’un air navré, confus, puis il se retire sur la pointe des pieds. Je surprends l’embarras sur les visages, quand ce n’est pas de la désapprobation. Je me contiens pour ne pas faire plus de scandale, puis je tourne les talons et vide les lieux. Le lendemain en sortant m’aérer, je découvre un bouquet sur le palier de ma porte. Des fleurs cueillies sur un rond-point ou arrachées en bord de route. Elles sont ficelées entre elles par un lacet de chaussure. Le tournis me reprend. En somnambule je me rends chez Benoît. Peu avant d’arriver chez lui, je pile volontairement dans une crotte de chien. Je teste les sonnettes une à une jusqu’à pénétrer dans le bâtiment. Après avoir déposé les fleurs sur son paillasson, je les disloque en brossant vigoureusement ma chaussure souillée. J’en étale aussi sur la porte. Enfin je rentre me recoucher. La semaine suivante nous jouons à l’extérieur. Le coach voulait me laisser au repos mais j’ai insisté pour être présente. Je m’en suis mieux tirée que la dernière fois, c’est-à-dire que j’ai livré une prestation médiocre. Nous rentrons dans la nuit. En pénétrant dans l’appartement une odeur inhabituelle me saute au nez. J’allume la chambre et pousse un cri en découvrant la pièce remplie d’une douzaine de bouquets. Un trente-cinq tonne se gare sur ma cage thoracique. Je suis incapable de rassembler mes idées. En automate, je jette les fleurs dans deux grands sacs poubelle que je balance dans la cage d’escalier. La chute produit un grand vacarme mais personne ne pointe le bout de son nez. Je retourne le bureau pour mettre la main sur mon double de clé. Je le retrouve. Benoît est plus tordu que tous les teuffeurs-prédateurs de festivalières insouciantes. A-t-il fait une copie du double ? La panique me saisit. Je me précipite à la fenêtre et tente de percer le noir de la rue. La voiture n’y est pas. Un nouveau frisson me foudroie. Je n’ai pas inspecté l’appartement. Je le fouille de fond en comble, m’élance dans toutes les pièces et les mets sens dessus dessous. Je retourne le matelas, dépoile le canapé, me rue sur la penderie et d’un geste animal j’arrache la tringle où sont suspendus mes vêtements. J’ouvre chacun des placards, même ceux qui se trouvent en hauteur dans la cuisine et dans lesquels un enfant de six ans aurait du mal à se dissimuler. Je perds pied. Je ne peux pas dormir dans l’appart’. Je n’ai nulle part où me réfugier. Je suis une enfant de six ans. Je dégage les bassines et produits d’entretien pour me glisser dans le placard sous l’évier. Les canalisations rendent cet abri inconfortable. Finalement je trouve asile dans le dressing. Après une nuit blanche, dès les premières lueurs du jour je quitte ma cache et me rends au commissariat en titubant. La femme flic à la réception ne m’écoute pas. Je lui raconte les fleurs, la merde, les pétales en charpie, le vin blanc sur le front de mer et la jalousie de mes coéquipières, mon ex qui tourne dans un camion de punk à chien pour kidnapper des gamines de six ans. Plusieurs agents m’entourent. Mademoiselle calmez-vous, nous ne vous voulons pas de mal. Ils posent leurs mains sur moi, de grosses pattes d’hommes en uniformes. Ça me hérisse. Je me débats comme une hystérique en les traitant de tous les noms. Ils me ceinturent, me neutralisent et me mettent en cellule. C’est pour ton bien, dit nous seulement ce que t’as pris. Je m’agrippe aux barreaux et postillonne dans la gueule du gardien en paix : Coco, MD, Victor a fait les courses en prévision de la fiesta. Whisky, vodka. Beaucoup. Pétards. Sûrement. J’ai perdu tout le monde au concert de Fat Boy Slim. Devant le mur de son il y avait ce taré bourré de prod’. Le flic roule les yeux d’un air dépité. Un de ses collègues m’apporte une couverture qui sent très fort ainsi qu’une bouteille d’eau. Va t’allonger. Oh ! Toi. Laisse-lui la place !, ordonne-t-il à un sans-abri recroquevillé sur la banquette. Hydrate-toi. Dors si tu peux. Attends que ça descende. Je reste ici je te surveille. Vous avez entendu je la surveille !, grogne-t-il aux autres occupants. Il s’assied au bureau d’en face. Je m’exécute et m’écroule sur ma couchette de fortune. Je grelotte. Malgré l’odeur je m’enfouis sous la couverture et m’endors instantanément. Au réveil je suis seule dans la cellule. Je dois fuir cet endroit. Quand les flics m’interrogent je leur dis que je suis d’aplomb. Comme papa et maman ils me font la morale. Je plaide la naïveté, un caractère influençable. Je leur assure que j’ai retenu la leçon. La drogue c’est mal. Qu’est-ce qui m’a pris de m’adresser à eux ? Finalement ils me reconduisent chez moi. En arrivant j’aimerais que Benoît soit présent. Loupé. Il n’apparaîtra qu’à la nuit tombée. Je reste plantée devant la fenêtre jusqu’à ce qu’il quitte les lieux. J’ai informé mon coach que j’ai besoin de repos. Je dois me concentrer sur mes études afin de rattraper mon retard. Alors seulement je pourrais me consacrer au basket. Il m’accorde sa bénédiction. Reviens-nous vite. Un peu plus tard dans la journée ma mère m’appelle. Je me montre rassurante. À l’évocation des études elle est tranquillisée. Travaille bien ma chérie. On t’aime. Ça fait trois semaines que je ne me rends plus à la fac, ni où que ce soit. Lorsqu’on me téléphone pour s’informer de mon état, j’explique que les révisions me prennent tout mon temps, mais que je commence à entrevoir le bout du tunnel. Il n’en faut pas plus pour les tenir à distance. Je me fais livrer mes courses à domicile, sur le pas de ma porte. Benoît fait régulièrement le guet en bas de chez moi. Il ne prend même plus la peine de se cacher. Il se gare bien en évidence. Parfois il quitte son véhicule, s’adosse à la portière et joue sur son smartphone en levant le nez vers ma fenêtre. À vrai dire, je ne sais pas si c’est toujours le cas. Ça fait des jours que je n’ai pas relevé les stores. Un jour la sonnette retentit et je me mords les joues pour éviter de hurler. Le goût du fer emplit ma bouche. Je me dirige vers l’œilleton à pas de loup. C’est le facteur, encombré d’une pile de courrier. Sans doute n’y a-t-il plus de place dans ma boîte aux lettres. Lorsqu’il est parti, j’ouvre prudemment et ramasse le paquet qu’il a laissé sur le pas de la porte. Au milieu des réclames, il y a toute une série d’enveloppes vierges. J’en ouvre quelques-unes au hasard. Pute, salope, pute, connasse. De la Tourette à toutes les pages. Je picore des morceaux choisis : Combien de fois j’ai eu envie de te péter les dents : ton père t’a jamais appris à sucer salope ? Ou bien : Samedi dernier ils ont retrouvé une joggeuse dans le fossé. L’une après l’autre je réduis les lettres en copeaux, puis je les évacue dans les toilettes. Je me réveille en sursaut. J’ai rêvé qu’on ouvrait ma porte d’entrée. Je tends l’oreille. Silence. Je repose la tête sur l’oreiller. Je glisse dans le sommeil mais un bruit sourd balaie la somnolence. Je me raidis. J’écoute. Rien. Je décide que c’est dans ma tête. J’écoute quand même. Le plancher vient de craquer. Il craque encore. Plus près. Il s’agit d’un cauchemar. De ceux où l’on anticipe un évènement terrifiant, ce qui l’entraîne à se dérouler sous nos yeux. Ça se déroule. Le plancher craque. Plus près. Rien ne sert de crier. Dans ce genre de cauchemar ça ne produit aucun son. Le plancher craque. Encore. Plus près. La poignée ne va pas tarder à s’abaisser. Il ne peut en être autrement puisque je l’anticipe. Je me cramponne à la couette. Encore. Je tétanise. Une lueur découpe l’encadrement de la porte. J’oublie de respirer. Voilà. La poignée cliquette. C’est moi qui précipite les évènements. La porte s’ouvre dans un léger couinement. La lueur pénètre dans la chambre, se braque sur moi. Je soutiens l’éblouissement les yeux grands ouverts. Je ne crie pas. C’est à l’intérieur que ça hurle, vibrionne dans chaque fibre de mon corps. La silhouette s’avance. Ma chérie. Il s’assoit doucement près de moi. Le matelas se creuse. Il pose le téléphone sur le lit, torche en direction du plafond. Claire. Il parle tout bas. Je ne discerne pas son visage. Quand il pose la main sur ma tête je sursaute à peine. Il me caresse les cheveux. Mon amour. Je ne crie pas. Il presse sa bouche contre la mienne. Mes lèvres sont soudées. Claire. Je t’aime. Le cri jaillit enfin, libérateur. Il me plaque une main sur la bouche et je le frappe au visage. Il pousse un cri hargneux. Il tente de me rendre le coup mais il me loupe. Je me jette hors du lit, il me retient par le mollet. Je donne des coups de pieds au hasard, balance les bras dans tous les sens à la recherche d’une prise. Il me serre par la taille. Ma main rencontre un objet froid, saisit l’une des altères qui se trouvent sous le lit, remisées là depuis que je ne fais plus de sport. Au moment où il grimpe sur moi tout mon corps se contracte. L’altère n’a plus de poids. Je l’emporte avec moi d’un mouvement circulaire et l’écrase dans la tête de l’assaillant. Il s’effondre en cognant contre le montant du lit. Je me dégage. L’altère est toujours au bout de mon bras, inexistante. J’allume la lampe de chevet. Il y a ce corps immense et l’oreiller tâché de sang. Le visage est sanglant. Ce n’est pas Benoît. Ni le teuffeur. Ou si. L’un des deux ou n’importe qui. Comment savoir ? Je ne me rappelle plus. Lorsqu’il bat des paupières en émettant un gémissement plaintif, l’altère s’abat d’elle-même. Je la laisse où elle est, encastrée dans le front de l’inconnu. Soulagée je m’installe dans le dressing.
- Cœur de Pierre
Limoges, le 16 novembre 2021 Ma Chérie, Alors ça y est comme ça les mots sont lâchés en pleine nature. Ils galopent désormais dans la prairie à bride abattue. Tu veux te sentir pleinement femme et passer au stade supérieur. Tu veux un enfant de moi, que ma sève de vie fasse gonfler ton ventre comme un ballon de baudruche. À-t’en craqueler la peau. Tristes vergetures pires que les rides qui nous défigurent. Le soleil fera aussi germer cette toute petite graine que tu souhaites que je sème en toi. Pourtant mon Cœur comme je te l’ai dit l’autre soir je m’y refuse. Je suis père par trois fois déjà et je ne souhaite pas en faire un élevage. Mes paternités m’ont causé plus de tort que de joie. Ce n’est pas que je n’aime pas mes enfants vois-tu. C’est seulement que je les vois de moins en moins, et que ma petite dernière de quatre ans, je ne l’ai quasiment jamais vue. Où est donc partie sa mère ? Sans doute est-elle dans les bras d’un autre homme à l’heure où je t’écris cette lettre. Elle m’a vu comme un simple géniteur, une semence fertile qu’il faut garder en soi précieusement tout en faisant le poirier, les jambes en l’air appuyées contre le mur. Homme brun aux yeux verts, pour, ô joies de la génétique, faire un enfant aux yeux bleus ! Une bête histoire de génome dominant... Ce n’était pas gagné pourtant ! Mon ex était métissée, cheveux bruns, frisés et crépus, peau couleur café et yeux de biche marron foncé. La peau douce comme de la soie, et les lèvres sucrées. Mais que de douleur, que de mots faux à l’intérieur de sa bouche. La veille au soir j’étais encore son Amore mio, le lendemain je n’étais plus qu’un moins que rien, un paumé, un zéro. Ciao basta ! Alors quoi ? C’est donc cela être femme ? Être mère ? La cruauté poussée à son paroxysme ? Jouer à l’Amazone et prendre l’homme en chasse pour lui ravir ce qu’il a de plus précieux, puis une fois le méfait accompli, le relâcher en pleine nature, totalement perdu et abasourdi ? C’est comme si on m’enlevait une partie de moi-même à chaque fois. Je ne veux plus souffrir. J’ai trois enfants déjà. Le prochain emportera avec lui mon cœur, ou plutôt ce qu’il en reste. Je t’aime mais je n’aime pas cette idée nouvelle que tu as : avoir un enfant de moi ! Mais quelle idée ! Je ne suis rien sans toi, je n’ai pas de consistance physique propre, tu étais mon yin et j’étais ton yang et ainsi nous nous complétions naturellement dans un équilibre somme toute précaire. Seulement l’horloge biologique a parlé. Tu approches de la quarantaine et tous les sacrifices que tu as endurés pour moi jusque-là, tu ne voudrais pas qu’ils soient vains, et que tu aies fait tout ça pour rien… Comme je te comprends. J’aurais fait exactement la même chose à ta place. Mais ce que tu me demandes est trop pour moi, ça me dépasse complètement. C’est un trop lourd tribut à payer. Je ne m’en relèverais pas c’est sûr, si jamais nous devions comme tu l’espères concevoir un enfant, et si jamais tu devais partir, comme l’ont fait toutes les autres avant toi. Puisque les femmes partent toujours un jour en nous laissant tout seul le cœur vide et le vague à l’âme. Si je te cède ce serait uniquement pour te faire plaisir, te renvoyer l’ascenseur comme on dit. Je ne suis même pas sûr de pouvoir l’aimer. Déjà, t’aimer en soi m’a demandé un terrible effort. Je pensais mon cœur de pierre et froid comme du marbre. Il a fallu que tu t’armes de patience ! Sans doute te dis-tu que tu réussiras une fois de plus à me faire changer d’avis. Le calcul n’est pas faux en vérité. Et même si aujourd’hui je freine des quatre fers, je n’ai jamais dédaigné avec toi les parties de jambes en l’air. Bien au contraire ! Alors tu pourras sans doute toi aussi arrêter la pilule sans me le dire et me faire un bébé dans le dos. Oui sans doute, bien que tu prétendes que tu ne me feras jamais souffrir comme les autres m’ont fait souffrir avant toi. Et je te croirais sans doute. Sauf qu’elles disent toutes ça. Et il m’est difficile désormais de dénouer le faux du vrai. J’espère que tu comprendras… (Ton P’tit Loup qui pense à toi…) Nantes Le 21/11/21 Mon Amour, Encore un week-end lovée dans tes bras, je crois bien que je ne m’en lasserai pas. Tu vois, on peut encore avoir de très bons moments ensemble. Nous ne sommes pas à la fin de notre histoire, je le sens au plus profond de moi. Même si toi tu sembles en douter. D’ailleurs c’est ta fragilité qui m’a fait t’aimer. Je crois que si cela n’avait pas été le cas, je serais passée à un autre. Tes failles, tes douleurs, tes interrogations, tes peines, toutes ces imperfections, c’est ce que j’aime en toi ! Plus que toi au fond. Je crois. Ce n’est pas ton corps que j’aime, c’est ton âme imparfaite, c’est bel et bien elle qui me fait de l’effet. Tu me parles dans ta lettre de ton ex, là encore quelle maladresse, et comme je te l’ai brièvement expliqué ce week-end, cela fait partie de ton chemin de vie, ce passé te construit bon gré mal gré. Moi aussi j’ai bien des casseroles. Chaque relation ne m’a pas laissée indemne. Elles font partie intégrante de nous. Nous apprenons de nos échecs, pour donner toujours le meilleur de nous-mêmes. N’en doute pas. Je serai toujours à tes côtés, ce genre de promesse-là, je préférerais mille fois me couper la langue, un bras ou bien me donner la mort plutôt que de la trahir. Te trahir toi ! Tu es d’ailleurs la seule personne à qui j’en fais une de telle sorte, pour te dire à quel point je te tiens en haute estime. Comme nous avons ri, comme nous avons bu aussi, et comme nous avons soumis nos deux corps haletants à l’étreinte animale de l’amour ! Au point aujourd’hui d’en être encore fourbue. Mais mon Amour, c’est si bon, ce genre de courbatures-là, ça me fait sentir pleinement en vie. Et je sens encore le feu brûlant que tu as allumé en moi. C’est un grand incendie qui se répand désormais sur les prairies d’herbes sèches. Pour éteindre tout cela les grands Canadairs n’y suffiront pas… Pour te dire à quel point la passion nous a dépassés. Je veux bien en être la cause ou la raison, je m’en fous. Si je dois être l’incendiaire de service je balancerai de bon gré les cocktails Molotov tout autour de moi, une capuche sur la tête, et un foulard sur la bouche ; si c’est pour te garder à mes côtés. Je prendrai les armes de la foi et je m’en irai faire la guerre sacrée pour défendre mon pays. Puisque mon Loup, tu es mon seul pays, mon unique horizon ! Je ferai alors ma propre Intifada ! Je me ferai louve, je me ferai chienne ! Les dents plantées en avant, prête à mordre ! La mâchoire carrée et serrée du pitbull. Je défie alors quiconque s’approchera de toi, je lui arracherai la langue, je lui passerai l’envie et lui referai le portrait en conséquence. Elle sera défigurée à vie ! Acide et feu ! La pyromanie est en moi et il en sera toujours ainsi tant qu’il me restera encore un souffle de vie. La flamme vacillante d’une allumette ou d’une bougie, et que par tes baisers tu ravives chaque jour que Dieu fait. Seulement voilà, plus je me rapproche de toi et plus tu m’esquives. Quand je remets le sujet sur la table, tu fais l’anguille. Je veux bien croire que tu n’aies pas envie d’en parler. Qu’il te faille peut-être un peu plus de temps pour rassembler tous tes sentiments. Chaque jour qui passe tu te reconstruis, tu me fais l’impression d’un grand brûlé qui retrouve greffe après greffe l’usage de sa peau. Seulement rappelle-toi le temps passe inéluctable, et à la fin de nous, il ne restera plus guère que des os. Plus que des regrets et des poussières de sable perdus dans l’immensité d’un désert. Je t’aime, je t’aime ! Je t’aime mon Dieu ! J’en deviendrais presque folle ! Cet enfant que je désire tellement, tu sais quoi, je n’en veux pas. Si ce dernier me fait m’éloigner de toi ! Je préfère mille fois m’assoir dessus. Je ne suis pas à un sacrifice de plus. Sois en sûr et certain, ce que je veux en cet instant précis c’est toi et seulement toi ! Le reste n’a plus d’importance, au fond. Aucune valeur à mes yeux. Si à presque quarante ans je ne suis pas mère c’est que les choses ne devaient pas se faire voilà tout. Je ne serai pas mère, c’est entendu ! Ce n’est pas non plus la fin du monde, une sorte d’anéantissement des sentiments, ou bien encore de l’existence que la non existence. J’avance désormais sereinement sur le chemin de la vie avec toi à mes côtés à la recherche d’une nouvelle raison de vivre. Ma main posée dans la tienne. Sauf que j’ai désormais trouvé ma nouvelle raison de vivre, et cette raison : c’est toi ! Je te dis à vendredi prochain mon amour… Je t’aime et pense bien fort à toi ! Sarah Limoges, le 27 novembre 2021 Chérie, Que dire de plus qui n’a pas encore été dit ? Tu sais Sarah, avec toi j’ai l’impression d’avoir fait le tour de la question, ou que nous répétons sans cesse la même boucle émotionnelle sur le théâtre absurde de notre amour. Coincés dans un des couloirs de l’espace-temps. Petites marionnettes que nous sommes, nous faisons alors des courbettes, nous piquons nos petites colères comme des enfants, nous faisons notre cinéma, nous nous prenons dans les bras pour nous calmer, nous rapprocher, nous rassurer. Nous couvrons nos fronts encore tièdes de tendres baisers, mais au fond, nous ne sommes plus que l’ombre de nous-mêmes. Je le sens au plus profond de moi, quelque chose s’est éteint. Je n’ai plus cette petite flamme que j’avais jadis pour toi et qui brûlait d’ardeur, tandis que nos corps en fusion se laissaient gagner par la sueur dans les draps blancs et défaits d’un grand lit. Seulement vois-tu, j’ai l’impression étrange que ces draps-là se sont transformés en suaires, et que la passion qui nous animait alors est restée enfermée à l’intérieur. À agonir d’ennui, à gésir comme des gisants, mausolée de nous-mêmes avec le rire figé du masque tragique des premiers comédiens. Massoud avait raison, il faudrait tous nous tuer, nous passer par le fil de l’épée, ou bien nous plaquer sur la joue le cruel sourire des anges. Pour nous faire passer toute envie de faux-semblants, d’hypocrisie, et surtout de sentiments… Tout est mièvre, dénué d’intérêt autour de moi. Je vois des gens qui font semblant de s’aimer, des couples qui s’enlacent dans les parcs ou au ciné et qui par derrière mènent une double vie pleine de compromissions faite de plaisir et de luxure. Je n’ai pas du tout envie de devenir cette pâle caricature. J’attends mieux de notre couple en somme. Alors pourquoi un enfant ? Pourquoi maintenant ? À une époque où tout va trop vite dans un monde baigné d’incertitudes. Nous nous cachons derrière des masques, la maladie et la mort rôdent autour de nous sans prendre de gant. C’est le bistouri du chirurgien qui nous refait le visage, qui nous botoxe les lèvres, nous fait gonfler les seins, sans oublier les fesses, nous fait tirer les rides pour ressembler à Monsieur et Madame tout le monde. La laideur alors saura tirer son épingle du jeu, puisque dans un monde où nous serons tous beaux, la différence aura l’attrait des aurores. Je nous vois vieillir et j’apprécie cette petite vie qui s’écoule de nous, j’aime ces petites pattes d’oie que tu as au coin des yeux. Ces petites cicatrices microscopiques que la vie t’a faites. Tes rides, j’en suis aussi un peu responsable, tout comme tu l’es de mes cheveux blancs. Ce sont les soucis, les aléas. À la fois l’équation et l’inconnue ! Rien jamais ne dure et nous nous écoulons par le goulot d’étranglement d’un sablier invisible. Et toi tu voudrais faire un enfant et le projeter dans cet horrible monde ? Mais pour quoi faire ? Dis-moi. Faut-il donc être cruelle ou égoïste à ce point pour ne pas penser à son avenir et que lui aussi va souffrir, sinon plus que nous-mêmes dans cette vie rendue totalement invivable. Parfois je ressens le manque de toi Sarah, parfois aussi tu ne me manques pas. Comment te dire toutes ces choses-là sinon attendre patiemment que tu les comprennes par toi-même... (P’tit Loup...) Nantes Le 29/11/21 Mon P’tit Loup, Tu sais, parfois moi aussi j’en ai ma claque de la vie. J’ai envie de me tailler ailleurs, tailler la route comme on dit, me tailler les veines ou bien encore me tirer une balle ! Encore heureux même j’ai envie de dire, car sinon ça reviendrait à accepter ce monde dans lequel on vit comme il est sans volonté ni espoir de changement. De trouver ça normal. C’est normal de se poser des questions, de douter, d’avoir peur. Pour une fois tu as raison mon Amour, tout est incertain. Et c’est cette certitude qui nous fuit qui nous fait sentir en vie. À notre place ici-même. Je veux dire perdu au milieu de nulle part. Mais dans toute cette incertitude me revient en plein visage une seule certitude : c’est avec toi que je veux vieillir, c’est dans tes bras que je veux mourir. Ce sont tes beaux yeux verts la dernière chose sur Terre que je souhaite emporter avec moi dans la tombe. Alors je t’en prie tue-moi ! Ne fais pas semblant ! Tue-moi ! Ne joue pas avec mes sentiments ! Prends le revolver et n’hésite pas une seconde, car moi je n’hésiterai pas. Vise le cœur ou bien ce maudit ventre qui te dégoûte tant. Rendu tout à fait inutile par ta conception très pessimiste et personnelle de la vie. Je ne serai pourtant pas aussi catégorique que toi là-dessus. Une vie est une vie, l’homme ne peut que s’enrichir de cette expérience de l’existence. Donner la vie, c’est accompagner au quotidien, soutenir sa progéniture envers et contre tout, donner la vie c’est lutter ! Dire que l’on refuse ce monde qu’on nous impose par de la propagande détournée. Donner la vie paradoxalement c’est un acte militant ! La normalité c’est se dresser poing levé et cracher ses poumons dans l’air froid et sans avenir ! Hurler tout son désarroi et qu’on n’en veut plus de cette vie-là ! Ce qui est anormal, c’est que tu ne veuilles pas de moi. Que tu ne veuilles pas d’enfant pour laisser une trace derrière toi. De ton passage, de ton sourire, de tes pensées à la fois utopistes et libertaires. Ou sinon quoi ? Écris un livre ou je ne sais pas. Un manifeste. Crée quelque chose de beau et d’immortel ! Mets sur la table et ta peau et tes tripes et ton sang ! Frappe du poing sur la table putain ! Sauf que je ne t’ai jamais vu prendre la plume pour défendre tes idées et qu’à la moindre difficulté c’est toujours toi le premier que je vois plonger au sol tête baissée. Enfouir très loin ta tête dans le sable comme une autruche, refuser l’évidence même, la fatalité ainsi que les lois biologiques intrinsèques. Si tes parents, tes grands-parents ou un quelconque ancêtre avaient pensé la même chose que toi, sache que tu n’existerais pas, tu n’existerais plus. Fin de l’histoire. Plus d’humanité, plus les problèmes qui vont avec. Plus la peine de se lever le matin pour aller trimer. Se tordre sur la machine. Plus de douleur, plus de souffrance mais aussi a fortiori plus d’existence. Fin de chantier. Juste un grand Néant au milieu de tout ça. Un trou noir dans lequel il ne pousserait rien et qui irait grandissant. Nourri par l’amertume et les regrets. Ni Adam ni Êve, ni encore moins de jardin d’Eden, de pomme à la con et de serpent tentateur, ni boîte de Pandore ni Péché originel. Pas de plaisir non plus, juste la platitude platonique d’une mer calme et sans vent. À en friser l’aphasie ! Alors toi et moi allongés dans un grand lit, c’est fini ! Ou plutôt ça n’aura jamais été ! Tu peux remballer bien haut tes idéaux, et te la coller derrière l’oreille. Au bout de quelques jours de grève tu verras que ça n’en valait pas la peine et qu’il était bien triste d’en faire autant pour si peu. Du reste je ne t’ai jamais vu impliqué dans quoi que ce soit, tu n’as jamais ouvert ta gueule en grand. Sinon comme un poisson crevé qu’on a tiré hors de l’eau. Je te trouve pathétique Pierre, sache-le. Je t’aime mais tu m’as planté un couteau en plein ventre. Désormais il ne tient qu’à toi de m’achever, de l’enfoncer un peu plus loin afin que je ne ressente plus rien, ou le retirer en espérant que ce dernier n’ait touché aucun organe vital. Du reste tu auras toujours du sang sur les mains. Si ce n’est pas celui de mon accouchement ce sera celui de mon point final à cette histoire-ci. Nous nous retrouverons ainsi dans cette vie ou bien dans une autre ! Nous en reparlerons à tête reposée dans quelques jours, en me relisant je me rends compte que je me suis un peu emportée, et que j’ai réagi à chaud à la lecture de ta dernière lettre. Pourquoi me fais-tu ça ? Pourquoi par moment me fais-tu devenir complètement folle ? Tu es le seul qui ne m’ait jamais fait ça. Si ça ne veut rien dire pour toi, pour moi ça veut dire beaucoup. Ça veut tout simplement dire que je t’aime ! Pardonne-moi de t’aimer ainsi… Sarah Limoges, le 1er décembre 2021 Sarah, Ceci est la dernière lettre que je t’envoie, n’en attends plus d’autres de ma part, et surtout n’attends rien de moi. Je n’ai absolument plus rien à t’offrir. Je me sens comme vidé ! Ce week-end c’était la goutte qui a fait déborder le vase. Comme je te l’ai dit nous deux c’est fini ! On ne devrait jamais avoir à en arriver aux mains, à la violence, aux insultes et aux cris... Désormais il n’y a plus de retour en arrière possible. Je crois que tout a été dit... Je te demande maintenant de ne plus m’écrire, me voilà gagné par la lassitude... Et si tu m’écris de toute façon sache que je ne te répondrai pas. Je déchirerai tes lettres sans même prendre le temps de les lire. Je les jetterai au feu. Ton souvenir est mort en moi, mort et enterré, néanmoins je te souhaite le meilleur pour la suite. Et même, tout le bonheur du monde ! Un ami proche viendra chercher le reste de mes affaires dans les jours à venir. J’ai pris le nécessaire pour plusieurs semaines, ne t’en fais pas. Ma décision est prise, je l’ai mûrement réfléchie depuis de nombreuses semaines, je ne fais pas ça sur un coup de tête. Ce n’est pas un break, c’est une rupture sans préavis ! C’était sans doute la meilleure décision à prendre du reste, depuis que je suis rentré sur Limoges je me sens comme libéré d’un poids. Je te demande également de ne pas essayer de me joindre au téléphone, ou via les réseaux sociaux, sinon je me verrai dans l’obligation de te mettre en bloqué. Je te demande aussi bien évidemment de ne pas venir me voir sur Limoges. Si tu as encore un minimum de respect pour nous deux et ces quatre années passées ensemble tu respecteras je l’espère ces quelques volontés. Voilà, l’heure est venue où nos chemins se séparent. Ce n’est pas la fin d’une histoire d’amour bien au contraire, c’est le début d’une nouvelle aventure. Je te souhaite du fond du cœur que la tienne soit enrichissante et à la hauteur de tes attentes et que tu t’accomplisses enfin en tant que femme puisque je n’ai pas su t’offrir cette vie-là dont tu rêvais tant. Tu la trouveras bien dans les bras d’un autre homme, après tout, je ne me fais aucun souci pour toi… En attendant je me sens nul, je me sens minable et je vais très vraisemblablement noyer mon chagrin dans l’alcool, après tout je ne suis qu’un sale ivrogne qui ne pense qu’à lui, je n’arriverai jamais à rien dans la vie, c’est toi même qui me l’as dit ! Adieu donc... (Pierre) (Montréal, le 1er juin 2042) Mes très chers parents, Je suis heureuse en ce jour ô combien particulier pour vous de vous annoncer un très heureux événement, sinon deux. Mais tout d’abord je tiens à vous féliciter pour vos vingt ans de mariage ! Ce sont cette année vos noces de porcelaine, cela rappellera sans doute à papa ses deux années d’études passées à Limoges. Vingt ans c’est aussi l’âge radieux que j’aborde aujourd’hui. Avec le sourire au coin des lèvres quand je pense à vous, même si cela vous ne le voyez pas, mais tout du moins vous pouvez l’imaginer. Je suis si heureuse et je tiens à vous faire partager tout mon bonheur ! Papa, maman, tenez-vous bien : je vais être mère ! Avec François nous avons finalement décidé de nous jeter dans le grand bain ! La décision n’a pas été facile à prendre d’autant plus que nous ne sommes pas encore installés professionnellement parlant. Mais tout du moins nous avons un toit au-dessus de notre tête. De plus nous formons François et moi un couple fusionnel et aimant, bien que nous nous disputions parfois. Nos disputes n’en sont que plus savoureuses puisqu’elles nous font sentir plus unis encore et bien vivants ! Je l’aime à en mourir et lui m’aime aussi. Nous souhaitons de fait donner tout cet amour qui transpire de nous à un p’tit bout d’chou ! Nous allons faire les choses bien, François m’a fait sa demande en mariage hier. Aussi vous allez bientôt être conviés à venir nous rejoindre ici au Québec pour célébrer notre union devant Dieu. Le temps que je confectionne les faire-part et que je vous les envoie. Je souhaitais toutefois vous prévenir en premier tellement la joie inonde mon cœur. Il va me passer la bague au doigt et j’aurai une jolie robe blanche tout comme toi maman ! Je vais être resplendissante tout comme toi tu l’as été avant moi ! Quand je regarde le vieil album de famille et vos photos de mariage, je me dis que j’ai vraiment la chance de vous avoir comme parents. Vous m’avez donné la vie, et je ne vous en serai jamais assez reconnaissante. Bien que loin de vous, vous restez à chaque instant présents dans mon cœur, et où que j’aille vous m’accompagnez. Bien évidemment je vous demande de l’être en chair et en os pour le jour de la cérémonie et aussi pour la naissance du petit. Ou de la petite, puisqu’on ne sait pas encore le sexe. François et moi on se tâte, on se demande même si on a envie de le savoir. On préférerait presque que ce soit une surprise le jour J, un peu comme une pochette surprise ou un cadeau au papier brillant que l’on déballe au pied du sapin. D’ailleurs le bébé est prévu pour Noël, cela tombe bien, car cette année vous deviez le passer parmi nous. Je me fais une telle joie de vous revoir, les visios et les lettres empêchent quelque peu les embrassades et les étreintes. J’aimerais tant que vous soyez là près de moi en cet instant précis afin que je puisse vous serrer très fort dans mes bras. Je vous dois tout, mon bonheur, ma vie ! Mon éducation et tout l’amour et la confiance que vous avez placés en moi. J’aimerais tant pouvoir vous le rendre au centuple. Aussi quand je suis tombée par erreur sur cette petite boîte l’autre jour contenant quelques-unes de vos lettres, j’ai eu du mal à le lire et à le croire. J’avais sans doute dû ouvrir quelque boîte de Pandore ou bien entrouvrir une porte restée longtemps secrète et à demi ouverte. Vous étiez au bord de la rupture à cette époque et pourtant je vous vois si radieux et si amoureux, comme au premier jour ; je me dis que vous avez très certainement fait le meilleur choix qui soit : celui de la vie ! Et la petite vie que je suis mais aussi que je porte en moi aujourd’hui vous en remercie du fond du cœur. Je voudrais pouvoir crier à la face du monde et hurler sur tous les toits à tue-tête que Pierre et Sarah sont mes très chers parents et que j’en suis fière malgré tous les aléas de la vie ! Vous vous êtes perdus, vous vous êtes retrouvés, puis vous m’avez eue et vous vous êtes unis devant Dieu ! Vous avez su tenir les belles promesses d’engagement que vous avez pu vous faire. Et je suis très fière d’avoir reçu votre éducation, la couleur de vos yeux, de vos cheveux. Je suis un peu le mélange de vous deux, en somme le meilleur héritage qui soit ! J’espère que notre enfant aura aussi cette chance-là, celle de vous avoir encore longtemps pour grands-parents. J’espère aussi du fond du cœur que nous réussirons à nous voir plus souvent. Pourquoi après tout ne pas venir vous installer par chez nous, certes les hivers sont froids ici mais les maisons en bois sont bien chauffées et chaleureuses de nous ! Je pourrais vous aider à trouver un logement. Depuis que papa est à la retraite j’imagine que vous devez être pétris d’ennui. Et toi ma petite maman j’espère que ton dos va mieux et que tes rhumatismes te laissent un peu tranquille. Voilà je vous laisse et vous envoie un peu de mon bonheur en ce jour un peu particulier pour vous. Je vous aime papa, maman ! Et vous dis à très très vite ! Votre fille qui vous aime très fort : Piedra !
- Femelles
Moi c’est Lady Di, seulement Di, pour les intimes. Ouais, je sais, ça claque comme nom. Avant, je n’en avais pas. Je crois qu’on m’avait attribué un numéro. Du moins, c’est ce qui était écrit sur ma cage. Ce sont Aja et Medeina qui me l’ont donné, les deux humains qui m’ont sortie de l’élevage intensif où j’étais pour m’emmener au refuge Cotcot, là où ils travaillent. Ils l’appellent « le paradis sur Terre des animaux ». Ça donne envie, pas vrai ? Pour une poule réformée de trois ans comme moi, l’endroit me semble idéal. Je débarque donc dans ce lieu féérique qui me change TO-TA-LE-MENT de l’endroit où j’étais avant. Imaginez-vous des prés tout verts, avec une herbe grasse et abondante (je n’en avais jamais vu auparavant mais que c’est beau !), des arbres tous plus majestueux les uns que les autres, des animaux qui vivent (presque) en liberté (parce que bon, il y a bien des clôtures mais on m’a assuré que c’était pour notre propre sécurité). Et puis les pensionnaires ont l’air heureux ! Aja et Medeina m’ont d’abord présenté Charles, un cochon de quinze ans qui claudique un peu. Là où il se trouvait, les humains donnaient des coups dans les pattes des cochons pour qu’ils s’écartent plus vite de leur passage. Je reconnais bien là le désir de rapidité et de productivité à l’humaine. J’ai aussi fait la connaissance de Marguerite, une velle de trois mois que sa maman, Eugénie, a mise au monde au refuge à son arrivée. Toutes deux sont très timides. Il faut dire que les multiples séparations entre Eugénie et ses bébés l’ont quelque peu refroidie. Tout comme le récit de ces désunions a profondément marqué Marguerite. Et puis j’ai rencontré Manu, un mouton élégant et beau parleur, qui n’a de cesse de raconter combien il était le plus fort et le plus respecté de tous dans le bâtiment où il se trouvait – mais, en même temps, il est toujours plus facile de se vanter devant des personnes qui ne peuvent confirmer ou infirmer une histoire donnée. Et là, révélation. S’avance devant moi une apparition, que dis-je une apparition ?, une divinité parmi les divinités animales de ce monde. Une truie, magnifique. Stéphanie. Telle un modèle se pavanant sur son podium, une Antigone fière et inébranlable, la Cléopâtre au groin proéminent, elle caresse de ses pieds pointés l’herbe fraîche sur laquelle la rosée perle encore. Soudain, elle chute. N’allez pas croire que ce détail altère la description méliorative mais surtout véridique que nous en avons faite. Non, elle a, même dans sa façon de tomber, une grâce évidente, parfaite, qui se passe de mots. Et sa voix. Sa voix mélodieuse et chaude, ponctuée de petits grognements folâtres. Comme j’aime cette voix. Comme j’aime cette truie. Je viens à peine de la rencontrer mais je sais déjà que c’est le début d’une grande amitié. * * * Après avoir échangé quelques mots de présentation, j’ose enfin, poussée par ma curiosité naturelle, lui demander ce qui l’a conduite ici. Elle me livre un témoignage qui me hérisse les plumes : - Pour ce qui est de ma naissance, j’ai vraiment peu de souvenirs. Je me rappelle juste du froid (je suis née en plein hiver) et de ce sol tout dur, en béton. Des mamelles de maman, aussi, et du bon goût de son lait. J’ai davantage de souvenirs de quand j’étais adulte là-bas. Je me souviens bien des inséminations – c’était assez… étrange comme pratique. Puis on nous mettait dans un enclos collectif par groupe d’une dizaine ou d’une quinzaine de truies, en fonction de notre poids. Ça non plus c’était pas très plaisant. Mais ce qui était encore moins plaisant c’est quand, une semaine avant la mise bas, on nous plaçait dans des cages individuelles. Comme elles faisaient tout juste notre taille, il nous était impossible de nous retourner : nous ne pouvions que nous mettre debout, assises ou allongées. Le béton nous abîmait la peau et provoquait des blessures, et le confinement mettait à mal nos articulations. Je m’ennuyais comme jamais je me suis ennuyée. D’ailleurs, j’avais pris pour habitude de mordiller les barreaux de ma cage, histoire de faire passer le temps. Heureusement qu’il y avait la nourriture pour nous distraire un peu ! Quand j’ai eu ma première portée (quinze petits porcelets), j’ai compris ce que ça voulait dire « être maman ». Je voulais les protéger, tu vois, mais bon, plus facile à dire qu’à faire dans de telles circonstances. Certains de mes petits se coinçaient les pattes dans les fentes du caillebottis et mourraient là, faute de pouvoir se libérer. Quand un humain a saisi deux ou trois de mes petits, les plus chétifs, je n’ai pas vraiment compris ce qu’il se passait, jusqu’à ce que je le voie les « assommer » en leur frappant la tête contre une barrière métallique, juste sous mes yeux. Il a ensuite reporté ces incidents sur la fiche fixée devant ma cage. J’étais… détruite. Que veux-tu, Di, il faut croire que les humains (sauf Aja et Medeina, bien sûr), ne nous voient que comme de la chair à saucisse. Ils ont l’air d’oublier que nous sommes capables d’affection. Au bout d’une semaine, on m’a enlevé tous mes porcelets. Ç’a duré quelques heures avant qu’on me les redonne. On les avait castrés, leur avait coupé la queue et limé les dents – sans anesthésie, bien évidemment. Tout cela pour éviter qu’ils m’abîment les mamelles et que mes bébés mâles ne deviennent cannibales une fois enfermés dans l’enclos d’engraissement. Ils ont également reçu les premières vaccinations, et sont restés avec moi pendant trois semaines. Puis je ne les ai jamais revus. Et rebelotte pendant deux ans, avec deux portées par an. Je pense tous les jours à mes petits qui doivent être tous morts depuis, dans les ventres bien repus des humains, ou plus certainement dans leurs fosses septiques. La première fois que j’ai vu la lumière du jour, c’est quand Aja et Medeina sont venus me chercher. Ils étaient entourés d’une auréole dorée, j’ai cru que c’étaient des dieu et déesse. Je n’oublierai jamais ce moment. Un témoignage pareil ne peut vous laisser indifférente. Je vois au fond de ses yeux noirs sa profonde tristesse et sa grande force face à cette vie de souffrances injustifiables. Mais je vois aussi toute sa beauté et son amour pour les autres qui irradient. J’essuie délicatement, du bout de mes plumes, une larme qui glisse le long de sa joue. Je lui promets que désormais nous sommes ensemble et que nous ne nous quitterons plus. C’est le moment qu’ont choisi Aja et Medeina pour arriver vers nous, en poussant une brouette remplie de victuailles. De quoi nous redonner le sourire, au moins pour un temps. Au menu ce midi, des pommes, carottes et betteraves ainsi que du quinoa et de la luzerne pour Stéphanie ; un mélange de maïs, orge et blé, des fraises et du concombre pour moi. C’est la première fois de ma vie que je vois des fruits et des légumes ; comme c’est beau toutes ces couleurs, et que c’est bon ! Je sens la chair tendre et sucrée de la fraise se rompre dans mon bec, l’eau du concombre dégouliner le long de mon barbillon et de mon cou, les graines glisser dans mon œsophage. C’est délicieux. C’est merveilleux. Et dire que je mangeais de la poudre à longueur de journée là où j’étais avant ! Je jette un coup d’œil à Stéphanie, qui dévore goulûment son repas. Elle s’est habituée à cette nourriture de qualité. Normal, elle est là depuis deux ans maintenant. Après avoir fait le tour des pensionnaires, Aja et Medeina reviennent vers Stéphanie et moi et s’assoient auprès de nous. Si vous voulez mon avis, ce sont de très beaux spécimens humains. Aja a de grands yeux bruns et d’irrégulières fentes parsèment son visage, ce que vous nommez « rides ». Un nom bien laid pour des traits si poétiques. Je trouve ça beau la vieillesse, je n’avais jamais vu une personne âgée avant ; ne dit-on pas chez les humains qu’elle est aussi signe de sagesse ? Medeina est pétillante et grosse ; elle porte au poignet droit deux bracelets qui tintent quand elle remue son bras. Son sourire large et imparfait, ses fossettes aux deux joues lui donnent un air d’une sympathie inégalable. Aja tend vers moi ses mains d’ébène et les glisse sous mes ailes pour masser délicatement mes flancs. Stéphanie s’est laissée tomber sur le côté afin que Medeina lui gratte le ventre. Je grave ce moment dans ma mémoire. C’est si agréable. Je ferme les yeux à demi, ne vois plus qu’une vague tache rose à la place de mon amie, le vert de l’herbe qui m’entoure et je me laisse porter par ce plaisir serein, un plaisir tout nouveau pour moi et incomparable. Je voudrais que ça dure toujours. Aja et Medeina finissent par nous quitter mais, je ne saurais l’expliquer, ce moment passé avec eux a laissé en moi une profonde sensation de bien-être. Je me sens une nouvelle poule, plus forte, plus fière. Je suis enfin respectée et aimée comme je le mérite. Ça fait du bien, vraiment. Stéphanie me sort de mes pensées : - Tu vois, la vie est belle ici, n’est-ce pas ? C’est comme ça tous les jours. J’imagine que toi non plus tu n’as pas dû avoir une vie facile avant d’arriver ici… - Effectivement. C’était un peu dans la même veine que pour toi, Steph : pas terrible. Les humains ont cru bon de nous enfermer par dix dans des cages où nous n’avions que très peu de place et nous ne pouvions, bien évidemment, ni étendre nos ailes, ni faire fonctionner nos muscles à cause de cette promiscuité. Nos cages s’empilaient sur plusieurs mètres de hauteur et s’étendaient dans ce hangar sur plusieurs centaines de mètres. Moi non plus, je n’avais jamais vu le soleil avant de sortir de cet endroit plus qu’insalubre – de grands pans de poussière pendaient du plafond, le sol était jonché de souris mortes et nos œufs, qui tombaient devant nos cages grâce au sol incliné, étaient recouverts de poux. L’éclairage artificiel était constamment allumé, de sorte que nous croyions qu’il faisait jour tout le temps afin que nous mangions en plus grande quantité et que nous produisions davantage d’œufs. Même le sol de nos cages était grillagé, ce qui, soit dit en passant, nous abîmait beaucoup le dessous des pattes. Nous ne pouvions pas gratter le sol, comme je le fais ici, ni chercher notre nourriture. Tout était fait et pensé pour accroître notre rentabilité. Je suis restée là-bas un an et j’y ai pondu plus de trois cents œufs – j’avais tout le temps de les compter et de les voir rouler un par un le long du grillage en pensant que, si un Monsieur coq avait été là, j’aurais été mère d’une grande famille. Parfois, la course des œufs était freinée par des cadavres de poules qui traînaient ici et là sur le sol. Ne va pas croire que ces carcasses étaient retirées des cages. Non, les humains ne perdaient pas de temps à cela. Elles restaient là, plusieurs jours, plusieurs semaines et se décomposaient sous nos yeux, jusqu’à atteindre le stade de poules momifiées rendues grisâtres par les effets du temps. Nos becs étaient assurément coupés sans anesthésie quand nous n’étions encore que des poussins afin d’éviter le cannibalisme et que nous ne nous blessions par piquage. Même s’ils étaient amputés, nous trouvions tout de même le moyen de nous arracher des plumes et de causer des plaies béantes. Comme tu peux le voir, je suis mise à nue devant toi, Steph, au sens propre comme au figuré. - Di, je te promets que les horreurs que tu as vécues, tu ne les revivras plus jamais. Et certainement pas ici. Comme tu me l’as dit : nous sommes ensemble désormais et rien ne pourra nous séparer. Je suis si heureuse de t’avoir rencontrée et je crois au destin qui t’a mise sur ma route et moi sur la tienne afin que nous partagions nos histoires de vie. Voudrais-tu que nous écrivions une chanson pour célébrer cette rencontre ? Depuis que je suis ici, je me plais à inventer des mélodies et des paroles et je serais heureuse de créer quelque chose avec toi. Je suis évidemment très enthousiaste à cette idée et Stéphanie et moi commençons à réfléchir à une chanson… Hey, hey, moi c’est Lady Di Hey, hey, moi c’est Stéphanie Hey, hey, nous sommes deux amies Au refuge Cotcot c’est trop la folie C’est l’histoire d’une poule qui rencontre une truie Et toutes deux se lient de sympathie Elles se racontent leurs histoires respectives Les élevages intensifs, on les met aux archives Naître truie c’est vraiment pas aisé Tu passes tes journées à allaiter Tes petits meurent sous ton propre ventre Et puis après, c’est toi qu’on éventre Hey, hey Être poule c’est pas cool non plus Tu ponds jusqu’à c’que tu n’en puisses plus T’es enfermée dans une petite cage Puis tu finis en steak à un certain âge Vous savez quoi ? Les végans sont malins : Manger de la viande, c’est pas bénin Au goût peut-être mais pas pour la planète Ni pour les animaux à qui on coupe la tête Hey, hey, c’est toujours Lady Di Hey, hey, c’est toujours Stéphanie Hey, hey, les deux meilleures amies Le refuge Cotcot c’est pour la vie ! * * * - Tu imagines, Steph, si tous les humains devenaient végans ? Ça me paraît tellement impossible… Mais ce serait le paradis pour nous ! Finis l’enfermement, l’exploitation, la désanimalisation constante! Toutes les poules de la Terre pourraient connaître les joies de se balader en liberté, de voir le soleil et ses belles couleurs quand il se couche, l’herbe verte ; elles gratteraient le sol, chercheraient leur nourriture à longueur de temps ! - Et toutes les truies du monde pourraient se rouler dans la boue quand bon leur semble, rester avec leurs petits et les cajoler, ne plus être prises pour des utérus sur pattes et du bacon ! - Le rêve, n’est-ce pas ? - Oui, le rêve… Nous marquons un silence, imprégnées des images qui nous viennent en tête. - Steph, tu crois que ça arrivera un jour ? - Je ne sais pas… Aja et Medeina disent que de plus en plus d’humains s’intéressent à nous et à la façon dont nous sommes traités mais que la plupart d’entre eux ne prennent pas conscience que ce sont des corps qu’ils consomment alors qu’eux-mêmes seraient incapables de nous assassiner. - Je pense qu’il faudrait que les humains nous rencontrent, viennent nous voir au refuge pour se rendre compte que nous sommes bien plus que de la nourriture et qu’ils ne peuvent plus nous maltraiter comme ils le font. Stéphanie marque un temps avant de me répondre. - Il faudrait que les animaux d’élevage se rebellent. - Comment veux-tu faire ça ? Toi comme moi étions enfermées, il nous était impossible de faire quoi que ce soit d’autre que manger et enfanter ! - Oui. Mais quand même, il faudrait qu’ils le fassent. Je ne sais pas, ça existe bien les histoires d’animaux qui réussissent à s’enfuir d’élevages… S’ils agissaient collectivement, ils pourraient peut-être parvenir à quelque chose. C’est ce qui nous manque dans les élevages : la force collective. On est là, on subit, on se plaint, on s’énerve, on se violente entre nous…Tout le monde rêve de s’enfuir mais personne ne pense à sauver les autres ! Nous, les animaux d’élevage, nous sommes intelligents, malgré ce que doivent penser beaucoup d’humains. Nous aurions pu le faire, Di. Nous aurions pu essayer de sauver nos sœurs. J’aurais pu essayer de sauver mes bébés. - Oui, nous aurions pu essayer.
- Elles
Encore cinq minutes, non cinq heures, telle fut la pensée de Zoé lorsque sonna son réveil. Sa seule motivation à se lever fut la hâte de voir le soir arriver. Le soir, un horizon tellement lointain que celui de la veille était plus proche que celui du jour même. Zoé arriva vers 5h45 alors que les lève-tôt formaient une queue déjà conséquente devant la préfecture. Certains avaient apporté une chaise de camping et, un bandeau sur les yeux, ils replongeaient dans les bras du marchand de sable. Zoé, elle, se réchauffait de la froide nuit d’octobre dans son manteau, les doigts agrippés à son thermos de café brûlant. Et l’attente commença, longue, ennuyeuse, infinie. Autour de Zoé, les gens s’animèrent ; certains lisaient un bouquin, d’autres berçaient leur bébé et d’autres encore, bonnes âmes, distribuaient des biscuits aux chocolat. On sympathisait les uns avec les autres, parlait dans les langues du monde entier, se racontait son parcours et ses origines. Là ce n’est pas gênant, se réjouit Zoé, ce n’est pas comme quand on m’arrête au milieu de la rue en me criant « Turc ! » sans raison. Ou encore ce vieil homme au supermarché qui me racontait à quel point il aimait l’Amérique Latine et à quel point j’avais l’air d’une princesse exotique. Laissez-moi monsieur, j’achète des pâtes. Quand je réponds que je suis Française pour leur clouer le bec et qu’ils me rétorquent que ma peau n’est pas blanche, je devrais regarder la couleur de mon bras et m’exclamer : « Oh mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il s’est passé cette nuit ? » Enfin, 8h30 sonnèrent, les fonctionnaires pouvaient recevoir leur public. Après avoir traversé avec succès les détecteurs de métal, Zoé et son précieux sac se dirigèrent vers l’étage qui leur était destiné. Zoé obtint le numéro 59E et, au chaud cette fois, l’attente recommença. Cinquante-huit personnes à attendre, cinquante-sept, cinquante-six, cinquante-cinq… De tous côtés, des malheureux pleuraient ou s’énervaient sans obtenir l’aide attendue. À un guichet, une vieille dame essayait de se faire comprendre en hébreu ou dans une autre langue que Zoé ne reconnaissait absolument pas, et l’agent de l’autre côté de la vitre non plus. Il essaya de correspondre en français, puis en anglais mais non, le dialogue était impossible et empêchait tout mouvement. L’intervention inopinée d’un étranger résolut la situation. Dix-sept, seize, quinze… À 10h30 pile, le ticket gagnant s’afficha sur l’écran. Zoé se présenta devant la fonctionnaire qui lui demanda son dossier : passeport, carte d’identité, acte de naissance, l’authentique et une copie, justificatif de domicile de moins de trois mois, certificat de scolarité de l’année en cours, preuve d’assiduité, traduction des chiffres du relevé bancaire et ancien titre de séjour pour recevoir le Graal, le nouveau. Le titre de séjour qui l’autorisait à rester un an de plus en France car, non, Maurice n’est pas française comme le pensait cette dame à Versailles. Elle avait insisté auprès de Zoé. Vous en êtes sûre ? Zoé en était extrêmement sûre. Et comme certains le présument, les Mauriciens ne viennent pas non plus de Mauritanie, désolé de vous décevoir. Une signature plus tard, sa nouvelle carte en main, Zoé sortit de la maison des fous, salua le soleil et se mit en route pour rejoindre sa classe. Le prochain cours était sur le point de commencer. La place à côté d’Alice l’attendait. – Alors, tu as réussi à vaincre le système administratif ? – Yes, j’ai officiellement le droit de rester en France. Par contre réveille-moi si je m’endors. L’arrivée du prof fit taire les conversations en cours. « Bonjour à tous. J’espère que vous n’êtes pas fatigués… Personne ? Parfait. Aujourd’hui, c’est vous qui allez parler. Je vous donne un sujet et vous en débattez deux par deux… Non pas avec votre voisin mais par… tirage au sort, oui, c’est ça ! Ah je vois la joie éclairer vos visages. » Alice et Zoé furent séparées par le sort qui lia le nom d’Hugo à celui de la première. Alice ne le connaissait pas particulièrement ; c’était une bonne occasion de parler. Elle le rejoignit au fond de la classe au moment où le prof distribua un petit papier avec « MeToo, un an après » écrit dessus. Alice ne sut si elle devait se réjouir ou non. Y a-t-il encore besoin d’en débattre ? Il n’y a plus de controverse à dire que toute forme de harcèlement sexuel est inacceptable. – J’en ai marre de parler de ça, démarra Hugo. – Tu en as marre de parler de l’avancée de la cause des femmes ?, l’interrogea Alice. – À cause de ça, ça fait un an que nous, les hommes, on est culpabilisés dès qu’on bouge le petit doigt ou qu’on ouvre la bouche. On n’a plus le droit ni de faire, ni de dire ce qui nous chante. – Chante tant que tu veux, tant que tu ne nuis à personne. Nous ne nous sentons coupable que si notre comportement est à remettre en cause. – Mon comportement va très bien. Tu insinues encore que tous les hommes sont sexistes. – Je ne dis pas que tous les hommes sont sexistes mais que cent pour cent des femmes en sont victimes. C’est à ça que sert le féminisme. – Le féminisme veut nous dominer comme les hommes vous ont dominées. – Il veut instaurer l’égalité entre les genres. – L’égalité qui existe déjà. On a, genre, les mêmes droits, la même éducation, des femmes obtiennent de hautes positions comme euh… Angela Merkel. – Comme qui d’autre ? Vas-y, cite en dix puis après le double d’hommes. Et tant qu’on y est, tu sais que les hommes ont toujours un salaire dix pour cent supérieur à celui des femmes ? – Le salaire de l’un contrebalance celui de l’autre dans un couple… – C’est complètement stupide. Tu impliques qu’une femme qui fait exactement le même travail qu’un homme doit obligatoirement être en couple, avec un homme, pour que leurs deux salaires soient « contrebalancés ». Tu appelles cela l’égalité ? Le prof qui passait voir tous les duos arriva à leur niveau. – Alors, qui est le roi ou la reine du débat ? À la fin du cours, Alice rejoignit son groupe d’amis à la cafétéria qui proposait des côtes de porc au menu du jour. Assis à leur table de six, Simon s’inquiéta de l’absence de Solène. « Vous reprendrez du gâteau, mamie ? » Le repas de famille auquel participait Solène touchait à sa fin. Tata Caroline resservait une part de dessert que son oncle avait préparé tandis que sa grande sœur s’étouffait à cause du cacao en poudre qui parsemait sa deuxième part. Solène lui tapa dans le dos et échangea avec elle un regard complice. La conversation battait son plein. Les accents que l’on dissimulait à la ville réémergeaient en compagnie des siens. Les grands-parents côte à côte depuis soixante ans, côte à côte à la table qui célébrait leur union n’écoutaient ni n’entendaient plus les mots de la discussion. Ils assistaient à ce brouillard joyeux qui les honore et les ignore. Ah ça doit leur faire plaisir de voir du monde, eux qui ne peuvent plus sortir. Tous les cousins rattrapaient le temps qu’ils n’avaient pas passé ensemble et se remémoraient leur enfance chez papy et mamie, le ballon qu’il fallait aller chercher dans le jardin du voisin, le jeu de l’oie quand il pleuvait et la cueillette des cerises, des fraises et des œufs en chocolat dans le verger. Ils se partageaient des mèmes et des vidéos sur leurs portables. Solène reçut un message de Camille à ce moment-là : « Simon a appris notre sortie de ce soir mais je crois qu’il est encore plus triste de ne pas te voir en cours aujourd’hui . » « Ah la la, les jeunes, toujours sur leur écran… », lança tout haut tonton Patrick. Maman, sa petite-nièce gazouillante sur les genoux, s’exclama : « Oh ça vaut la photo, de mamie à Lily. » Solène fut commanditée pour fixer pour l’éternité une image de quatre générations de filles. Et puis, des enfants et de tous les cousins et de tout le monde et enfin de ceux qui fêtaient leur anniversaire de mariage, quand même. Le rosier qui leur avait été offert attendait d’être mis en terre. Une fois le dessert terminé, il fallut tout remballer. Les hommes restèrent assis ou se levèrent de table, discutèrent des dernières nouvelles, du travail et de la récolte des tomates. Non, ça va, y’a pas trop d’mildiou ct’année. Dit donc, je t’ai pas vu à l’enterrement de Michel jeudi. Dans le journal, y disent qu’y veulent construire une autre maison de retraite. Le petit frère fit le pitre pour amuser la galerie. Les mamans, les tantes, les filles et les cousines attrapèrent assiettes, éponges et torchons. La vaisselle ne se fera pas toute seule. Solène se glissa du côté de l’armoire qui autrefois ouvrait sur un univers de sucreries mais qui maintenant contenait de quoi essuyer les couverts. Les boîtes de biscuits que la bande de cousins volait en secret à la connaissance de tous n’apparaissaient plus sur la liste des courses et avaient, en conséquence, disparu du placard. Et ce fut l’heure du départ. On prit un quart d’heure pour faire le tour de tout le monde, de la petite dernière à la grand-mère, du parent que l’on voit tous les jours à celui dont on avait oublié l’existence. « Oh mais c’est Solène. Qu’est-ce qu’elle a grandi, je t’ai connue haute comme ça ! » Et Solène souriait, embarrassée. Elle devait demander plus ou moins discrètement à sa maman : « C’est qui ? » Allez, une dernière fois. Bisous papy, bisous mamie et tout le monde s’en va. Maëva fit la bise à chacune des filles déjà arrivées dans le vestiaire. Elles se racontaient les nouvelles de la journée, commentaient l’émission d’hier soir et écoutaient la dernière chanson à la mode. Sans être ses amies, pas comme Solène, Camille, Alice et Zoé, Maëva était impatiente de les retrouver chaque semaine. Certaines se connaissaient depuis plus de dix ans, d’autres depuis moins de deux mois et toutes évoluaient une et ensemble dans un univers parallèle à celui des salles de classe. Maëva posa son sac sur une chaise, accrocha sa veste à un cintre qu’elle fit tinter au portant et commença à se changer. Elle enfila ses collants, la jambe droite puis la gauche, son justaucorps, sa jupette nouée à la taille, ses protections d’orteils, droite et gauche, ses pointes qu’elle laça autour de ses chevilles, droite et gauche, et ses guêtres, droite et gauche. Une fois changées, les filles se dirigèrent vers la salle où leur professeure les accueillit comme toujours, le sourire dans la voix. Le cours des plus jeunes se terminait. Dans celui-ci comme dans celui-là, aucun garçon n’avait osé s’inscrire. Maëva se demanda pourquoi. Pourquoi la danse était-elle désignée comme l’activité par excellence des fillettes alors que le surnom du Roi Soleil, symbole de sa puissance, lui vient du ballet ? Comment, oui comment balayer les clichés ? À la barre. Les élèves se placèrent en seconde, prêtes à suivre la musique. Pliés, battements, jambe sur la barre, droite et gauche. Au milieu. Arabesques, pas-de-bourrée, déboulés, tours-piqués, pirouettes, fouettés, grand jeté, grand écart. Et dans ses mouvements tournoyants, Maëva se demandait pourquoi. Pourquoi ses goûts avaient-ils pour miroir les dessins animés et les publicités qui passaient à la télé ? La dissonance cognitive encerclait ses pensées. Comment envoyer valser les conventions dictées par la société tout en les incarnant ? Car c’était la société qui décidait que les filles naissaient dans les roses roses et les garçons dans les choux bleus. Car dans d’autres sociétés, la norme était inversée. La violence des chevaliers en armure s’incrustait dans le rouge de leur sang et la cape azur de Marie dessinait la douceur des dames de la cour ; les femmes viennent du halo bleuté de Vénus et les hommes de la pourpre guerrière de Mars. Mais non, Maëva n’approuvait pas ces règles. Même si, oui, elle aimait le rose. Le rose de ses habits roses dans sa chambre rose dans la ville rose. Le rose lui parlait comme aucune autre couleur, le rose des fleurs et des cœurs, le rose des poupées et du crépuscule, le rose de Pink et de Piaf, le rose de la vie à l’envie. Elle aimait le rose et le tulle des tutus. Elle aimait le rose, les tutus et les cheveux longs et blonds, le plaisir de les sentir librement détachés dans son dos et de les enrouler en chignon sur le sommet de son crâne. Elle aimait le rose et la danse et les Juliette et les Cendrillon. Mais elle aimait aussi que les autres filles aiment l’orange et le basket et les tortues ninja et elle aimait que les garçons aiment le rose et la danse et Juliette. Elle aimait que les filles aiment ce que les garçons aiment et que les garçons aiment ce que les filles aiment, que les garçons aiment la vanille et que les filles aiment le chocolat, que les filles aiment les garçons et que les garçons aiment les filles, que les garçons aiment les garçons et que les filles aiment les filles. Bien que Camille aimât Solène de tout son cœur, un soupir de frustration s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle reçut son sms alors qu’elle l’attendait depuis longtemps déjà à la station de Rangueil. « Je suis désolée, j’ai un petit contretemps chez moi On se retrouve au Bikini pour la meilleure soirée de notre vie ??? » Camille aurait préféré ne pas devoir s’y rendre seule. Elle lui répondit : « Rien de grave j’espère… Et oui !!! Prête à chanter et danser toute la nuit » et s’engouffra dans la rame. Assise, elle enfonça ses écouteurs dans ses oreilles et regarda défiler les murs de béton et les stations de la ligne B. Des étudiants s’arrêtèrent à l’Université, une femme se débattait avec son cabas, son sac à main, sa poussette et ses deux bras et un groupe d’amis échangeait des blagues. Au terminus de Ramonville, les passagers restants descendirent et se dispersèrent. Camille prit la direction du canal que les lampadaires qui s’allumaient un à un éclairaient par vagues de leur lumière jaune. La nuit tombait aussi vite que les feuilles des arbres et avec l’obscurité, le froid s’immisçait dans tous les interstices. Camille resserra sur sa poitrine sa veste en simili cuir et tira sur sa jupe bleu marine qui remontait sur ses cuisses. Elle détestait se retrouver là, seule à guetter chaque son, du clapotis de l’eau au bruissement du vent. Pour se donner du courage, elle échangea une ballade contre une chanson solaire dont elle connaissait les paroles par cœur. Dix minutes s’étaient écoulées. Elle se trouvait à la moitié du chemin lorsqu’elle perçut un sifflement strident. À ce sifflement s’ajoutèrent le son de chaussures sur le sol et une forme noire, rapide la dépassa, puis une autre, plus impressionnante. Elle sursauta… et sourit en reconnaissant un labrador qui entraînait son maître derrière lui. Elle se sentait à peine remise de ses émotions qu’un autre sifflement la fit tressaillir. Il lui était adressé. Elle continua sa route. Un homme l’approcha, l’aborda, l’insulta. Camille s’enfonça dans sa musique pas assez forte pour couvrir cette voix. Elle l’ignora de toutes ses forces, accéléra son pas et pria. Il la suivit et insista, insista, insista. Elle sentit et entendit les battements de son cœur recouvrir le son sortant de ses écouteurs. Elle lui répondit, elle lui dit non. Il insista, insista, insista. Tu mens. Elle ne dit rien. Il lui attrapa le bras. Elle voulut lui hurler de la lâcher, elle voulut le frapper, avoir la force de l’éloigner. Elle ne dit rien. Elle n’arrivait plus à respirer, le souffle bloqué, noyée. Ils avançaient toujours sur le même chemin, sur deux longueurs d’ondes. Il la pressa mais elle ne voulait pas, non, elle ne voulait pas, ne voulait pas, pas. « Héloïse, te voilà ! Tout va bien ? » Un aboiement fit prendre conscience à Camille que le joggeur de tout à l’heure intervenait. Et l’autre disparut. Camille n’avait pas entendu la discussion des deux hommes à cause de la bulle dans laquelle elle s’était enfermée. « Ça va aller mademoiselle ? Vous allez où ? Je peux vous accompagner si ça vous rassure. » L’homme se tenait à un pas de distance. Il alla avec elle jusqu’au Bikini où Alice, Zoé et Maëva papotaient en attendant leurs deux amies. Camille les rejoignit et sa bulle éclata et avec elle les sanglots et les larmes qui firent couler son mascara. Sans hésiter, les filles l’entourèrent de leurs bras pour protéger Camille de sa peur et du monde environnant. Elles la consolèrent à force de caresses et de paroles d’encouragement. Elles formaient encore une masse d’amour lorsque Solène arriva. L’histoire fut racontée. Toutes s’accordèrent pour raccompagner Camille chez elle le moment venu ; d’ailleurs, aucune d’entre elles ne rentrerait seule et les deux dernières resteraient au téléphone pour vérifier que tout va bien. C’est ce qu’elles devraient faire quand elles sortaient le soir. Non, c’est ce qu’elles étaient obligées de faire pour avoir le moins d’ennui possible ; là demeurait la différence pensa Maëva. – Quel est ce monde de fous dans lequel chaque homme est un harceleur potentiel ? demanda Zoé. On dirait un cauchemar. Pincez-moi pour que je me réveille. – Un monde dans lequel l’éducation interdit aux garçons d’exprimer leur sensibilité. – Alice a raison. Regarde, nous vivons à côté d’eux et comme les voisins, les garçons ne sont pas tous à craindre : Simon est adorable, mon petit frère ne ferait pas de mal à une mouche, le monsieur qui t’a raccompagné n’avait que de bonnes intentions, là-bas la fille sur le porte-bagage du vélo n’a pas l’air de craindre celui qui pédale et, quant à ce soir, nous ne serions pas venues s’ils avaient été des monstres ; mieux encore, ils valorisent les femmes. Ils nous aident à choisir la manière dont on se souviendra de nous, conclut Solène avec un clin d’œil. Camille sourit à la référence et à l’amitié. Que ferait-elle sans elles si elles n’étaient pas elles cinq ? Elle aimait l’humour de Zoé, la verve d’Alice, la gentillesse de Solène et elle aimait que Maëva aime inconditionnellement. – Et si on y allait ? Je ne voudrais pas vous avoir fait découvrir leur musique pour vous empêcher ensuite d’aller à leur concert. À peu près remises de leurs émotions, les filles entrèrent bras dessus bras dessous dans le bâtiment qui accueillait un nombre croissant de spectateurs. Sur scène, les instruments, batterie, clavier, basse, guitare et micros attisaient l’impatience dans la salle. Le fourmillement d’énergie et les corps en mouvement augmentaient l’électricité dans l’air que la musique ferait vibrer. Les cinq amies se faufilèrent au premier rang où aucune nuque ni aucun dos ne pourrait faire obstacle à leur plaisir. Solène prit des photos. Des photos d’Alice qui pianotait sur la barrière, petite chorégraphie digitale pour tromper l’attente. Des photos de Zoé qui remerciait le ciel d’avoir fait advenir cette soirée. Des photos de Maëva et de Camille qui bougeaient leurs épaules au rythme de leur complicité. La dernière était encore tourmentée par la marée dans laquelle elle avait plongé. Quatre musiciens s’avancèrent ; les cris et les applaudissements du public redoublèrent. Puis lui prit place. Les premières notes s’élevèrent. Des photos de lui, la moitié d’Her. Celui pour qui Zoé, Alice, Solène, Maëva et Camille étaient venues. Ses lèvres à quelques millimètres du micro s’entrouvrirent et alors que les lumières bleues et roses se fondaient en un camaïeu de violet sur le t-shirt blanc du chanteur, elles chantèrent en chœur avec lui : « We choose the way we’ll be remembered ». Playlist Zoé – Five Minutes, Her Alice – Queens, Her ft. ZéFire Solène – Union, Her Maëva – Blossom Roses, Her Camille – Swim, Her ft. ZéFire Réunion – Neighborhood, Her / We choose, Her
- Le Lac des Âmes Sœurs (1/3)
Coincée dans le trafic avec le van d’Anthea, Læria se concentre. C’est dur de résister à la tentation… Pourtant, elle sait que son amie n’aime pas qu’elle fasse preuve d’une telle impatience. « C’est mon van, ici. Interdit de klaxonner dans les bouchons ! », l’entend-elle presque la rappeler à l’ordre. Un sourire finit par se dessiner sur ses lèvres : quel petit bout de femme, quand même, cette Anthea… mais pour rien au monde elle ne voudrait la remplacer. Elle est et restera à tout jamais sa plus belle rencontre. Depuis que le destin lui a permis de croiser sa route, Læria a été bénie par cette relation qui n’a cessé d’apporter joie et force dans sa vie monotone. Comment ne pas être reconnaissante d’avoir une personne aussi dévouée et loyale comme amie ? Quand tous les autres la lâchaient, cette femme est la seule à être restée à ses côtés. À s’être montrée motivante, dans les pleurs comme dans la joie. À l’avoir soutenue, envers et contre tous. La seule à ne jamais avoir perdu foi en elle, à tout de suite rêver grand pour elle, alors que Læria en était elle-même incapable. Il était donc naturel qu’elle voie Anthea comme une aubaine, mais elle regrettait profondément de ne jamais réussir à lui rendre la pareille... Son vœu s’est exaucé un soir, quand Anthea a sonné chez elle. Le souvenir de son visage terrorisé et baigné de larmes lui tord encore le ventre de douleurs, tellement elle a eu mal. Puis, leurs yeux se sont croisés, et c’était terminé ; elle savait sans savoir. Ce soir-là, bien qu’Anthea se soit libérée d’un amour toxique, à jamais elle a été brisée. Les menaces avaient valsé à travers tout leur appartement ; dans un tumulte de cris et de larmes ; frappant tour à tour sa tête, son cœur, son âme. L’instinct de survie guidant sa fuite, elle avait réussi à semer l’homme. Mais, à peine arrivée chez Læria, des milliers de SMS ne lui criaient qu’une chose : « Où que vous soyez, je vous retrouverai. Toi et le bébé. » Ces sombres mots ont ainsi cogné, des heures durant, contre l’habitacle de la voiture. L’écho accompagnait les larmes des deux femmes, lorsque leur promesse de ne plus faire confiance à personne est née. * Tout sourire, Anthea sort de la pâtisserie ; dans ses mains, le magnifique gâteau qu’Emma a commandé. Elle entame sa marche d’un pas tranquille, fredonnant un air empreint de joie et de jovialité. Elle est pressée d’arriver, mais surtout de voir l’émerveillement sur le visage de sa fille. Des semaines qu’elle rêve de son anniversaire ; qu’elle les bassine, elle et Læria, avec les cadeaux, les copines et les décos qu’elle réclame pour le jour J… Anthea se souvient que, elle aussi, était dans le même état quand la date fatidique approchait. Alors, pour ne plus la faire languir, elle décide de couper par le parc du centre-ville. C’est marrant… Sur le moment, les gens comme Anthea se félicitent toujours d’avoir eu une idée aussi géniale. Ils n’ont pas tous les indices ; ils s’imaginent profiter tranquillement, gratuitement, sans se soucier d’un possible retour de flamme qu’on écrit avec un K. Oui, comme c’est marrant ! Ce ciel qui se voile, ce sourire qui tombe, cette boule au ventre qui se forme… Cette soudaine envie de recracher ses tripes. Là-bas. Le long du sentier. La tête aux cheveux enflammés. Pas tout près, mais pas très loin. Il est là. Il la fixe. Il sourit. C’est vraiment lui ? Qu’est-ce qu’il lui veut ? Il l’a reconnue ? Depuis quand il est là ? Il l’espionne ? Il va la poursuivre ? Comment il l’a retrouvée ? Où est Emma ? Leur Emma ? Non ! Son Emma ! La respiration saccade. La sueur coule. Le cœur s’emballe. Se contracte violemment. Plusieurs fois. Elle frissonne. Elle tremble. Elle a peur. Elle a mal. Tout tourne. Sa tête appelle à l’aide. Sa voix se tait. Sa bouche s’ouvre. Ses poumons ? Clos. Puis le vertige. Sévère. Elle tombe, elle tombe… Personne pour la rattraper. Sauf ses mains. Couvertes de cailloux noirs. De peinture blanche. Au loin, un son. Étouffé. Noyé. Plus près. Encore. Un son long. Assourdissant. Terrifiant. Grinçant. Crissant. C’est fatiguant. * Plus tard, c’est le silence ; le noir complet. Une douce chaleur lui caresse la main, tendrement. Elle veut retourner la pareille mais n’est pas aux commandes. Son cœur repart de plus belle, puis ses oreilles la laissent entendre la voix qu’elle voulait. C’est sa sécurité.
- Des femmes de l’ombre
Le réveil sonne à quatre heures du matin. Elle extirpe son bras de la couverture chaude et l’éteint avec ennui. Puis, elle glisse ses gros pieds dans la vieille pantoufle grise et met sa robe de chambre rose qui, avec le temps, se dégrade en blanc sale. La masse corporelle avance dans l’obscurité vers la salle de bain, en bâillant à grande bouche. Elle souhaite continuer son rêve qui s’envole de ses pauvres cils pendant qu’elle brosse ses dents et qu’elle écoute l’écoulement doux de l’eau chaude. Le lait bout sur la plaque, elle attend patiemment qu’il se refroidit pour rajouter du café. Elle aime le préparer ainsi et le boire à petites gorgées dans le calme absolu de la ville endormie. C’est le seul moment de la journée où tout lui semble s’effacer et où son esprit se calme. Le café est un rituel sacré, elle lui consacre des minutes d’adoration en le dégustant aisément. Le travail peut attendre qu’elle finisse sa tasse. Et si elle arrive en retard ? Ce n’est pas la fin du monde. Il faut respecter les rites des gens vieux. Ensuite, elle se dirige vers sa garde robe pour mettre son unique uniforme de travail et le couvrir par son long manteau noir car elle doit le protéger et se protéger de la pluie qui menace. Elle ne connaît pas les inquiétudes des gens riches qui posent la même question absurde devant leur penderie : « Qu'ai-je à porter aujourd’hui ? ». Ce n’est pas parce qu’elle ne se soucie point de ce que les autres vont penser d’elle mais parce qu’elle n’a pas le choix. Il est cinq heures moins le quart, elle va vers la chambre de son petit fils qui dort tranquillement dans son lit. La femme sourit en voyant son visage angélique, insère des bonbons au fond de son oreiller et sort discrètement sans faire de bruit. Dans la rue, elle trottine vers l’arrêt de bus. Le chauffeur ferme les portes et démarre. La femme se trouve incapable de courir avec ses quatre vingt six kilos qui pèsent sur ses pieds et elle hurle. Sa voix terrible déstabilise le chauffeur qui faisait un frein sec au milieu de la route ce qui agaçait les passagers. Elle monte et dit bonjour. Le chauffeur répond le sourire au visage malgré lui, car il ne peut pas montrer son indignation devant cette femme âgée tandis que les passagers, exaspérés, la regardent du coin de l’œil. La femme s’assoit sur une chaise au milieu, elle fait semblant de ne rien comprendre et regarde dans la vitre en cachant un rire de victoire. En fin de compte, elle n’arrivera pas au boulot, en retard, aujourd’hui ! Il est six heures du matin, le coq chante ‘’kokou-’okkou ‘’, il a trouvé un ver par terre ! Bchira laisse ses enfants endormis dans leur chambre et se dirige vers sa cuisine de cinq mètres carrés. Elle rassemble son matériel de travail : cinq kilos de farine, trois kilos et demi de semoule, un litre d'huile d’olive, deux sachets de levure, un demi-sachet de sel et un peu de sucre. Elle verse le tout dans un grand bol en bois et commence à les malaxer avec ses puissantes mains veineuses, longtemps accoutumées à ce travail. Elle ajoute de l’eau chaude pour empâter le mélange. Ensuite, elle coupe la pâte en des petites portions et les aligne dans un grand plateau huileux. Finalement, elle les couvrir d’un sac plastique au-dessus afin qu’elles se ballonnent et qu’elles soient prêtes pour la cuisson. Bchira lave ses mains soigneusement et essaie d’enlever les tâches de la pâte géante qui collent sur ses doigts boudinés. Elle reste dans la cuisine pour contempler ses jolies boules qui brillent sous la lumière jaune de la lampe accrochée au plafond. Elle doit attendre une demi-heure avant de commencer la cuisson du pain. Pendant ce temps, elle se rappelle le petit-déjeuner. Un œuf et quelques cuillères de « Bsissa » saisissent sa faim. Cette femme à la taille maigre et au visage osseux semble être accoutumée à la faim. D’ailleurs, ils ont été intimement liés depuis qu’elle était dans le ventre de sa mère jusqu’à ce qu’elle grandissait et se mariait avec ‘’Jalloul ‘’, son époux enfuit il y a quatre jours de la maison. Elle ne sait pas où il est et ne le cherche point. Trente minutes se sont écoulées, Bchira se dirige vers sa « Tabouna » ; un four qu’elle cache souvent avec des feuilles des chênes pour le protéger des bourrasques et de la neige du mois de Janvier. Pour allumer le feu au fond de la « Tabouna », Bchira écrase des branches d’arbres et les jette dedans puis, elle rajoute des papiers, des feuilles et des cartons et elle les brouille ensemble jusqu’à ce que le frottement de tous ces objets crée une montagne de feu. Une fois la « Tabouna » est chauffée, Bchira apporte un plat sur lequel il y a dix-huit boules. Elle trempe sa main dans de l’eau, prend une boule et elle l'aplatit sur la paume de sa main délicatement. Ensuite, elle l’envole dans l’air tel un chef italien et la colle à la rapidité d’un éclair, sur la paroi de la « Tabouna ». Elle répète les mêmes mouvements avec le reste des boules. A peine la cuisson prend-elle dix minutes pour que l’odeur du pain soit partout exaltée. Elle traverse les chênes-lièges de la ville de Tabarka, berce les marmottes et les hérissons durant leur long sommeil et chatouille les tarins qui volent dans le ciel et qui cherchent à détecter la source de cette aura familière qui émane de la terre. Dès que Bchira finit la cuisson des pains, elle couvre toute la quantité par un grand foulard afin qu’ils restent chauds et qu’ils ne perdent pas leur goût. L’odeur maternelle éveille son fils Ibrahim de son doux rêve. Il court vers sa mère pour qu’elle lui donne sa première tranche de pain délicieux. Aujourd’hui c’est son rôle, il doit traverser la forêt et atteindre la route pour vendre le pain et il a l’air content de pouvoir aider sa mère pendant les vacances. Dès que la cheffe finit l’arrangement du pain dans le panier, Bchira le donne à son fils et l’ordonne de ne pas aller jouer dans la forêt et laisser le panier seul. Elle le regarde droit dans les yeux et lui dit fermement : ” Tu te rappelles ce que je t’avais raconté la dernière fois ? Il y a un loup dans la forêt, si tu ne te dépêches pas, il va t’apercevoir et il mangera nos pains et nous demeurons sans dîner ce soir ! Va gagner de l’argent, tu es maintenant un homme fort et courageux !” L’enfant s’achemine vers sa direction et lorsqu’il se dérobe complètement derrière les arbres, son deuxième fils Kamel sort de la chambre, un grand sac sur le dos et les chaussures nouées. Kamel regarde sa mère et dit : « Pardonne-moi, Ya, il est temps que je m’en aille !». La mère demeure coincée dans le coin de la cuisine. Elle détourne son visage et une chaude larme roule sur sa face ridée. La femme de ménage arrive au boulot à l’heure. Serpillière et seau à la main. Aujourd’hui, sa mission est pénible : elle doit nettoyer les escaliers. Oh, Comme elle les déteste ! A chaque fois qu’on lui ordonne cette tâche, elle insulte l’agence de nettoyage, cette sale entreprise et son responsable hideux. Elle fait courber son dos et trempe la serpillière dans de l’eau de javel. En apercevant les tâches du café et des jus collées sur les marches, elle plie ses genoux rhumatismaux et les frottent instamment. Plus elle avance, plus la poussière augmente et se rassemble dans les coins des marches telle des boules azurées, mornes et tristes. Mégots de cigarettes, des miettes de gâteau jetées indifféremment par terre et quelques bouteilles d’eau vides enroulées, et plein d’ordures qui font des escaliers un dépotoir discret de cette respectable entreprise où travaillent des officiers qualifiés et de la haute société ! La femme, impatiente, s’exclame enragée : Voyons ! Il ne manque que la merde ici ! ». Après trois heures et demie, elle comptait cinquante-six marches du premier jusqu’au cinquième étage. Elle dit dans son for intérieur : « J’attends jusqu’à ce que l’ascenseur tombe en panne. Ainsi, les employés seront obligés d’utiliser les escaliers. Ils seront frappés par leur propreté et ils m’en feront des compliments devant mon patron. Il appréciera mon travail et m’appellera dans son bureau pour me proposer une augmentation ! ». Puis, elle s’est rappelée qu’elle doit aller nettoyer le bureau de Mr. Fiquet, l’officier qui a été élevé dernièrement au poste de comptable. Elle décide d’utiliser l’ascenseur, il est hors de question qu’elle remonte au troisième étage par les escaliers car elle ressent déjà des courbatures au niveau du dos et des pieds. Elle prend des chiffons et se dirige vers l’ascenseur. Trois employés, deux femmes et un homme, ont monté l’ascenseur et ont appuyé sur le bouton ‘’1’’. Elle rentre ensuite dedans et tape le numéro ‘’3’’. Les deux femmes la regardent avec hostilité et mépris. Elle leur dit « bonjour » avec un sourire au visage. Personne ne lui répond tandis que l’homme lui a dit : « Toi ! Qui t’a permis de monter avec nous ? La prochaine fois, prend soin de ne plus utiliser cet ascenseur ou du moins, utilise-le seule. Il ne faut pas salir l’ascenseur avec l’odeur de Javel ! Que va penser de nous les fournisseurs quand ils sentiront une pareille odeur collée sur nos habits ? » L’ascenseur s’arrête au premier étage, les femmes courent pour s’en sortir sans même lui souhaiter une bonne journée. Cependant, l’homme lui témoigne plus de courtoisie et la regarde pour dire, un sourire sournois au visage, « Adieu ! ». La porte se ferme automatiquement. La femme y reste immobile, le visage blafard. Elle ne savait pas quoi répondre ni quoi faire. Lui est-il permis de laisser les escaliers et de se mêler avec ses gens ? Pourquoi est-elle aussi idiote ? Qui est-ce qui, elle, pour s’autoriser un tel comportement ? Ne comprend-t-elle pas encore qu’elle n’est qu’une simple femme de ménage ? Que son rôle est de vivre invisible ? C’est faire ta tâche et ne te montrer jamais devant les autres. Ça les déstabilise, idiote ! Ta présence leur rappelle la saleté tandis que ton absence les soulage. Ton âge leur communique mort et finitude, ta décrépitude leur dresse les courbatures de la vieillesse ! Le temps semble être arrêté, et le troisième étage n’arrive jamais…. Lorsque la porte s’ouvre, il y a deux employés qui attendent déjà. Elle, dont le visage ne trahit aucune expression, dit à voix vibrée : « P-Par..don ». Elle sort et se dirige machinalement vers le bureau du comptable, calme et blême. Il est dix-sept heures. Ibrahim rentre à la maison en sursautant de joie. Le panier est vide, il a donc atteint son premier chiffre d’affaires ! Tous les passagers ont acheté le pain au prix indiqué. Certains lui ont rajouté deux ou trois dinars pour l’encourager. Quand il a gagné la porte de la maison, il a commencé à crier : « Mama ! Je suis de retour… ». Extasié, il tombe à genoux et parle en haletant : « Ya, Tu sais combien j’ai gagné aujourd’hui ? » Il ouvre grandement les yeux et ajoute : « Cent cinquante dinars ! Je suis meilleur que mon frère aîné, Kamel, car la dernière fois, il n’a rapporté que vingt dinars. Dorénavant, il devra me considérer un homme fort et responsable !». Il lève sa tête très haut et son nez cherche une odeur qu’il ne saisit pas puis il reprend : « Mais pourquoi les lumières sont éteintes ? Je n’arrive pas non plus à sentir l’odeur du dîner. Mama, qu’est-ce qui se passe ? ». Bchira soupire profondément puis, elle répond : « Ecoute Ibrahim, dorénavant, tu es l’homme de la maison. Ton frère Kamel ne l’est plus. Il est parti et ne rentrera jamais. Ton père, vaut mieux l’oublier aussi comme il nous a oubliés. ». Des dizaines de questions s’agitent dans la tête de l’enfant mais il n’ose pas les poser car sa mère se lève et le laisse seul. Elle entre dans la cuisine et s’assoit tranquillement. Quelques larmes chaudes s’échappent d’elle et se laissent sécher sur ses joues. Elle ne sait plus quoi faire car en étant seule, dans cette maison, au milieu de la forêt, elle doit lutter pour survivre avec son fils Ibrahim. À dix-sept heures trente, la femme de ménage rentre à la maison épuisée et essoufflée. La maison se trouve dans un état chaotique ; les jouets sont éparpillés par ici et par là, les murs sont tachés d’une couche épaisse de farine, les chaises sont renversées et la nappe de la table est jetée par terre. Au fond de la pièce, son petit garçon se trouve piégé entre le mur et la mousse d’un canapé renversé. Il s’est faufilé dedans pour tirer un jouet toutefois, il y est resté coincé alors il crie : « Maman, sors-moi d’ici ! ». La femme, immobile, le regarde sans proférer un mot. « Maman, fais-moi sortir d’ici ! ». Point de réaction. « Hé maman ! Sors-moi d’ici ! ». La femme s’approche du canapé s’agenouille en face de son enfant et elle dit : « Pourquoi fais-tu cela chaque jour ? » « Qu’ai-je fait ? » « Pourquoi la maison est-elle bouleversée ? Pourquoi rien n’est-il à sa place ordinaire ? » « Je ne sais pas » « Tu ne sais pas pourquoi la maison est aussi chaotique qu’une écurie ? » « Non » « Qui a jeté les chaises contre le mur ? Qui a versé la nourriture sur le sol ? Et qui a laissé des traces de l’huile sur les rideaux ? » La femme avait les joues enflammées de colère. Elle arrache l’enfant du canapé et l’étrangle par les épaules et crie : « Mais pourquoi je ne peux pas rentrer à la maison et trouver mon espace propre ? Ici, c’est chez-moi ! Je n’en suis plus une femme de ménage, tu comprends ? » L’enfant lui répond stupéfié : « J’ai voulu jouer un peu. Maman, sors-moi du canapé. » La femme, furieuse, le regarde dans les yeux et elle lui dit fermement : « Dis-moi, ‘Mathilde’, sors-moi d’ici. » « Maman... » « Non ! », la femme l’interdit brutalement : « Dis, ‘MATHILDE’. MA-THIL-DE ! Prononce-le correctement et je te sauve » « Maman… J’ai faim, t’as apporté des bonbons pour moi? » Elle pleurait et sentait sa tête divaguer. Puis elle dit d’une voix mélancolique : « S’il te plaît, prononce mon prénom convenablement ! Je suis Mathilde ! Trois syllabes, c’est facile à prononcer et agréable à entendre. L’enfant s’exclame impatient : « Maman, j’ai faim, je veux manger ! » La femme se tait puis elle enfonce sa main dans son sac et en tire des bonbons. L’enfant sourit et la remercie. Elle lui sourit aussi, amèrement, puis elle se dirige machinalement vers la cuisine pour la nettoyer et préparer à manger. Très tôt le matin, Bchira traverse les forêts verdoyantes de Tabarka avec une hache au dos. Ne se souciant guère du froid glacial ni de la dureté du bois, elle le coupe avec tout ce qu’elle possède comme force physique. C’est comme si elle déchargeait sa rage intérieure à travers ses mouvements répétitifs. Quand elle décide de rentrer chez elle, elle laisse le soleil inonder son corps et scintiller son chemin. Elle trottine dans le quartier et les gouttes de sueur tombent de son front ridé à cause de la lourdeur du sac géant qui pèse sur son dos. Plus elle avance, plus elle ressent une masse corporelle qui l’accompagne. Les yeux de Kamel la regardent tendrement et il lui dit «Donne-moi le sac pour que je t’aide ». Elle hoche sa tête et au moment où elle accroche le sac sur son dos, ce dernier tombe et le fantôme s’évapore et rejoint le ciel. Bchira ramasse le bois dispersé par terre et continue son chemin. Elle écoute ses voisines chuchoter de loin et dire «La pauvre Bchira! Deux hommes se sont enfuis de la maison et l’ont laissée seule. Ibrahim ne tardera pas non plus à la quitter quand il grandira. » Elle se noyait de larmes et poursuit son chemin seule et triste. Mathilde, qui vit loin de Bchira, côtoie également un dilemme qui déchire son âme. C’est une femme qui aime son métier et qui cherche par lequel à s’affirmer. On peut dire qu’être une femme de ménage était son métier de rêve. OUI, elle aimait devenir une femme de ménage et travaillait dure pour se perfectionner dans son métier. Quand elle finissait le nettoyage, elle avait l’habitude de rester un bon moment pour contempler et adorer la propreté de l’espace. Quelquefois, elle se sent fière et supérieure par rapport aux autres car elle considérait que sans elle, les officiers ne peuvent pas se concentrer dans leurs bureaux désordonnés ni les grands entrepreneurs ne peuvent inventer des idées ingénieuses et cohérentes dans un milieu impropre. C’est à elle la gloire de la progression des civilisations et la modernité des Etats. Cependant, les regards des autres l’humilient, leurs remarques dévalorisantes la rabaissent et surtout, leur mépris à l’égard de sa personne et de son travail monumental la révolte. Un jour lui vient une idée ; elle voulait s’arrêter au milieu de la route afin de paralyser la circulation et de crier « Je suis Mathilde ! J’existe malgré tout et malgré vous ! Je suis une femme de ménage et je suis fière de mon métier qui vous dégoute, ô sales inhumains ! » Mais elle abandonne cette idée car elle savait que si elle l’exhausserait, personne ne l’écouterait. Elle avale son amertume et se contente de continuer sa vie terne est dans l’ombre de cette société ingrate.
- Le Cercle (1/2)
I Chaque année à la mi-août, le club organise un stage de présaison dans un complexe sportif près de la côte. Les quatre équipes séniors y sont conviées, filles et garçons. Toute la semaine on dort sur place, on prend les repas ensemble et on organise des soirées détente qu’on maudit le lendemain durant le footing matinal. À huit heures tapantes on démarre, lancés sur des pistes ensablées à travers la forêt de pins. On pousse jusqu’à la plage où les coaches nous épuisent de montées de dune, puis retour à la salle pour la session de renforcement musculaire. On pompe, on tippe, on gaine, on décrasse la machine avant la reprise des hostilités. La matinée s’achève par des séances de tirs, et tout l’après-midi on se consacre au jeu. C’est le seul moment de la saison où l’on peut se confronter aux mecs. Je trouve ça dommage. J’ai toujours aimé leur rentrer dedans, leur faire savoir que je ne suis pas en sucre. Ceux qui font les feignants, qui défendent à un mètre ou lèvent à peine les bras sous prétexte que je suis une femme, je les sanctionne. Je ne suis ni grande ni épaisse, mais j’ai de la dynamite dans les jambes et depuis toute petite je suis une vraie gâchette. Quand ils en ont pris deux-trois sur la tête, que leur coach et leurs équipiers leur ont demandé de se bouger, alors ils te prennent au sérieux et on peut enfin se mettre à jouer. Le plus plaisant c’est de les effacer d’un dribble dans le dos ou d’un bon cross dans le timing. Si en prime ils trébuchent c’est double peine. Ça déclenche un tollé et le pauvre gars ne sait plus où se mettre. C’est le moyen le plus sûr de gagner leur respect. Les filles ne se permettent pas souvent ce genre de moves. Je n’ai jamais compris pourquoi. Les garçons au contraire ont tendance à en abuser. J’aime les prendre à leur propre jeu. Gamine je passais des heures devant le miroir, à répéter des dribbles flashy façon Kyrie ou Iverson. Je ne compte plus le nombre de chevilles adverses que j’ai laissées sur le parquet. Cette année l’équipe masculine a fait un solide recrutement. Il y a surtout ce type, Benoît, un ailier d’un quatre-vingt-quinze qui a fait du banc en pro-B. Mes parents ont assisté aux séances d’essai et tout l’été ils m’ont rebattu les oreilles à son sujet. Il les a complètement bluffés, aussi j’étais curieuse de voir ce qu’il donnerait durant le stage. C’est vrai qu’il est impressionnant : vif et athlétique, adroit, une lecture du jeu impeccable et une conduite de balle très sûre. Il est aussi confortable à la mène qu’au poste-bas. En défense aussi il assure. J’ai tenté plusieurs fois de le crosser mais pas moyen de passer au travers. J’ai quand même apprécié qu’il ne me prenne pas pour un susucre. Le stage touche à sa fin. Tout le monde s’est fait beau pour la soirée de clôture. L’odeur de viande grillée couvre celle de la résine de pin. Une playlist mainstream déroule en arrière-fond et les bouteilles descendent à un rythme festif. L’ambiance est détendue. La musique et les éclats de voix rompent le silence de la forêt. Certains se dandinent déjà, plus ou moins grisés par l’alcool. La prépa’ s’est bien déroulée. Je nous sens d’attaque pour le championnat. Après toute une semaine à transpirer et bosser les systèmes d’équipe, galvanisés par les speechs de motivation des coaches, j’ai la sensation que nous faisons corps. J’aime ce sentiment d’appartenance, être au service d’un collectif qui progresse dans une direction commune. Il n’y a qu’au basket que j’ai trouvé ça. Depuis toujours c’est ma soupape. Le club c’est ma maison, une extension du foyer parental. Ce qui me plaît aussi, en dehors de l’esprit d’équipe et du dépassement de soi, c’est que l’aire de jeu soit nettement délimitée, que l’objectif soit clair et les règles à l’avenant. Pendant quarante minutes il n’y a plus de questions à se poser. Il suffit de marquer plus de paniers que ceux d’en face. Et marquer des paniers ça je sais faire, alors sur le terrain je me sens à ma place. En dehors on me prend pour une jolie poupée. Sur le parquet je brille. J’existe à la manière dont j’ai choisi de m’inventer. Les filles jacassent. Elles disent que de toute la semaine Benoît ne m’a pas lâché du regard. Là c’est plus des appels de phares, c’est un projo du stade de France. Il n’y a que moi pour ne pas m’en être aperçue. Ce n’est pas le cas. J’avais relevé. Mais beaucoup d’hommes aiment me regarder et j’ai appris à ne pas les encourager. Ça permet de limiter les emmerdes. C’est qu’à certains il en faut peu, pour s’arroger un consentement et nous inscrire dans leurs fantasmes. De toute façon sur le terrain je ne caresse que la balle orange. Il vient quand même tenter sa chance. C’est vrai qu’il n’est pas mal en chemisette. Un beau sourire, le regard fier. Un peu trop. Il n’est pas sans charisme mais il a tendance à s’écouter parler. Il me complimente sur mon jeu pour mieux rebondir sur le sien. Je le trouve marrant malgré tout, sympa. Les filles se sont retirées pour nous laisser seuls. Je les surprends à fureter et à ricaner un peu plus loin. Ça me fait sourire. Benoît me tanne et finalement j’accepte de danser avec lui. Ce n’est pas désagréable. Il s’avère qu’il n’est pas mauvais danseur. Quand il devient trop entreprenant je m’éclipse, retrouve les filles qui cancanent et me chambrent. Mais merde Claire qu’est-ce que t’as à perdre ? Si t’y vas pas moi je tente ma chance. Après toi ma chérie. Moi j’ai la tête ailleurs. De l’air. Benoît continue de bloquer sur moi mais je ne veux plus m’occuper de lui. La nuit est douce je bois je danse. Ce soir je ne veux penser à rien. Benoît s’est très vite intégré. Il faut dire qu’il a cartonné d’entrée et que les victoires n’ont pas tardé à suivre. Cela a de quoi ravir mes parents, qui en plus d’être des bénévoles actifs sont sans doute les plus fervents supporters du club. Ils n’arrêtent pas de l’encenser. Ça en devient pénible, les repas du dimanche à énumérer ses mérites. Mais je suis obligée d’admettre qu’il en impose. Comme on est très soudé avec la première des garçons, dès que le calendrier le permet on vient se supporter mutuellement. J’ai souvent l’occasion d’assister aux matchs de Benoît, et lui aux miens. Je le surprends à me suivre du regard, assis sur le bord du terrain avec des gars de son équipe. Quand après les rencontres on poursuit la soirée au foyer de l’asso’, ou dans un pub du centre-ville qu’on considère comme notre fief, Benoît multiplie les approches. Il blague, fait le coq, me flatte à propos de ma prestation ou de ma tenue du soir. Il insiste toujours pour remplir mon verre, me paie des shoots au pub et me bassine pour que je danse avec lui, ce que je lui accorde de temps à autre. S’il a trop bu il se met à me faire des câlins, et moi microscopique je disparais entre ses bras tentaculaires. Si je suis de bonne humeur je le laisse faire, mais si je lui signifie qu’il m’étouffe Benoît s’écarte au premier commandement. Il trouve un bon mot pour garder la face, puis se contente de m’épier de loin en loin pour le restant de la soirée. Quand je le prends en flagrant délit il ne se démonte pas. Il soutient mon regard et m’affiche un grand sourire satisfait. Il ne m’intéresse pas. C’est vrai qu’il est beau-gosse, drôle et moins bête qu’il en a l’air, mais je le trouve trop égocentré, arrogant comme un type à qui tout réussit. Il plaît et il le sait, ce pourquoi je ne le laisserai pas me plaire. Les filles ne comprennent pas. Elles disent que je fais ma princesse. C’est juste que j’ai d’autres choses à penser. Je viens de doubler ma troisième année de véto. Si je me plante une seconde fois mes parents me couperont les vivres. Et sans eux impossible d’assumer le loyer. Entre les piles de fascicules à ingurgiter pour la fac, les quatre entraînements par semaine et le match du week-end à l’autre bout du pays, je ne vois pas comment je trouverais le temps de prendre un boulot à côté. Et pas question de retourner vivre avec eux. Mes parents je les aime, tant que j’ai un point de repli pour les fois où ils me rendent barges. La vérité c’est que je n’ai jamais eu de chance avec les mecs. Le dernier m’a trompé salement, le précédent était fade et ronflant comme un programme présidentiel. Puis il y a eu ce gros taré, que j’ai suivi à son camion un soir de festival. J’étais foncedée, MD et toute la pharmacie... Sur le coup il m’a inspiré confiance. Heureusement qu’il y avait des tentes autour, que mes cris ont rameuté de bonnes âmes. Pas si bonnes d’ailleurs. L’un des sauveurs en a profité pour m’offrir une place dans son sac de couchage. Malgré tout nous nous rapprochons. Si parfois il m’agace, Benoît sait aussi se rendre attachant. Il continue de me faire du rentre dedans mais c’est plutôt devenu un jeu entre nous. Notre mode de communication. Au fond j’aime bien qu’il me regarde, tant qu’on en reste là. On adore se chambrer. On se donne des surnoms débiles qu’on scande devant la salle pour afficher celui de nous deux qui joue ce soir-là. Après les matchs on a pris l’habitude de débriefer nos performances ensemble. J’essaie de tenir compte de ses conseils, j’argumente si je ne suis pas d’accord mais la plupart du temps ses remarques sont sensées. Lui je ne suis pas sûre qu’il m’écoute, mais je ne pourrais pas affirmer l’inverse. Il m’a demandé mon numéro et je n’y ai pas vu d’inconvénients. Après tout c’est un pote. Il m’envoie pleins de bêtises par texto. Je réponds par GIF ou émoticons. L’équipe masculine a fini première du championnat. On a fêté la montée comme il faut et tout le monde s’est dispersé pour les vacances. Je suis restée dans les parages. Pas de sous pour voyager, ni le courage de polluer mon été à trimer dans la friture d’un McDo. Benoît travaille. Lui aussi est resté en ville. Il m’a écrit pour me proposer une virée à la plage. Je n’ai rien de mieux à faire alors j’ai accepté. Il est passé me prendre, et ce n’est qu’en sortant de chez moi que j’ai réalisé qu’il était venu seul. J’ai tellement l’habitude qu’on sorte en groupe que je ne me suis pas posée la question, persuadée qu’il rappliquerait avec deux ou trois membres de son équipe. Il a dû lire la gêne sur mon visage car tout de suite il m’a lâché une vanne pour détendre l’atmosphère. Ça marche : je me décide à grimper et nous prenons la route. Au final nous avons passé un bon moment. Trois jours plus tard j’accepte que nous remettions ça. Après la plage on se dégotte un restaurant en bord de mer. On boit du blanc en mangeant des bulots. Je me sens de plus en plus à l’aise. Ce n’est pas prise de tête. C’est tout ce dont j’ai besoin. J’ai validé mon année de fac, ric-rac mais c’est passé. Il faudra recommencer en septembre mais pour l’instant je veux relâcher la pression. La semaine suivante c’est moi qui prends l’initiative de téléphoner à Benoît. Il passe me prendre après le boulot et on lézarde jusqu’au coucher du soleil. Quand nous ne sommes que tous les deux il parade moins, se confie davantage. J’en viens à lui trouver du charme. Sur le sable je me surprends à le mater à mon tour, discrète pour ne pas qu’il en fasse un foin. Je zyeute quand il roupille sur sa serviette, lorgne quand il sort de l’eau, les cheveux ruisselants, les pecs’ et les abdos scintillants d’eau de mer. Le soir je repense aux piailleries de mes coéquipières et je ne vois plus très bien ce que j’aurais à perdre à me laisser tenter. Je sens que ma libido se réveille et je trouve ça rassurant. Peu avant la reprise je me dis que c’est ce soir ou jamais. Nous arrivons en bas de chez moi mais au lieu de l’inviter à monter je panique et je me débine. En rentrant dans l’appart’ je suis furieuse. La main crispée sur le portable je tourne dans le salon sans trouver de prétexte pour lui écrire. Je vais, je viens, puis en passant devant la fenêtre je me stoppe net. Une voiture qui semble être la sienne est garée sur le trottoir d’en face. De là je ne vois pas si quelqu’un l’occupe. Trop heureuse d’avoir un motif, j’envoie T’as oublié ta caisse. Quelques secondes après il sort du véhicule, mime quelque chose, fait le clown, puis il m’écrit Je suis tombé en panne d’essence. T’as qu’à siphonner une voiture dans les rues parallèles, je réplique, à quoi il rétorque qu’à cause de la taxe carbone on ne trouve plus que des modèles électriques. Je le laisse faire lorsqu’il traverse la rue. J’ouvre quand l’interphone retentit. Après avoir joué à Bataille-pas tu dors dans le salon, je l’entraîne dans ma chambre. Au réveil je me sens bien. Il faut croire que les mecs m’avaient manqué. On s’est dit que c’était juste pour cette fois, qu’on n’en parlerait pas. Mais durant le stage on a craqué. Deux fois on a fait le mur pour aller se câliner dans les dunes. Bien sûr à la fin de la semaine c’était grillé. Tout le monde était « hyper content » pour nous. « Vous deux », disaient déjà certains. Comme ça jase beaucoup dans le club, mes parents n’ont pas tardé à l’apprendre. Ils sont aux anges. Moi qui croyais qu’on avait juste couché ensemble pour se faire du bien, qu’on aimait manger des crustacés face aux vagues et parler NBA, je suis la dernière à avoir compris que je suis désormais la copine de Benoît. Au fond ça ne change pas grand-chose, à part que maintenant on s’embrasse devant les autres, qu’on rentre à deux à la sortie du pub et que certains dimanches Benoît est invité à déjeuner chez mes parents. Ils sont fous de lui. Et lui sait entretenir la bonne entente. Tout le monde, c’est-à-dire tout le club, semble y trouver son compte. Alors pourquoi pas moi ?, je me dis devant le fait accompli. Je n’ai pas vraiment de sentiments pour lui, mais je n’exclus pas qu’ils puissent se développer. Je veux me laisser une chance de tomber amoureuse. Les mois passent. La fougue des débuts est retombée et je sens que ça ne vient toujours pas. Aujourd’hui j’entrevois ma relation sous un autre angle. Depuis que je suis avec Benoît, qui en moins de deux ans est devenu la coqueluche du club, j’éprouve comme une espèce de déclassement. « Dépossession » est le mot juste. On me porte de moins en moins d’attention, non que ça me soit indispensable, mais je n’ai pas pu m’empêcher de le noter. Lorsqu’on s’adresse à moi, il est toujours plus ou moins question de nous. Quand je ne me trouve qu’avec les filles, ce qui est de plus en plus rare vu que Benoît passe me récupérer après chaque entraînement, on me demande sans cesse Alors ton mec il devient quoi ?, C’est quoi vos plans pour les vacances ?, ou bien Quand est-ce que vous emménagez ensemble ? Idem quand je téléphone à mes parents. Comme si aux yeux de tous je n’étais plus tout à fait Claire, la meneuse titulaire de l’équipe féminine N1, mais la petite amie du meilleur joueur du club. La question de l’emménagement s’est d’ailleurs posée il y a peu, soulevée par Benoît qui souhaite que je m’installe chez lui. Comme son salaire de développeur informatique lui assure de bons revenus, il met un point d’honneur à ce que je ne paie pas de loyer. Ainsi je ne dépendrais plus de mes parents, argumente-t-il, ce qui me libèrerait l’esprit pour les études. Il offre même de convertir son cagibi en salle de révision. Bien sûr je lui ai dit que c’est hors de question. Avec les formes, mais ferme. Lui me répond que rien ne presse. Parfois il me relance mais je n’en démords pas. Dépendre de mes parents est incommode, mais l’idée de me retrouver coincée chez lui me fait l’effet d’un sac plastique sur le visage. Après plusieurs mois de relation on est loin du type décontract’ et relativement attentif qui m’emmenait dîner sur le front de mer. Benoît est irritable, de mauvaise foi, et je ne supporte plus ses travers nombrilistes. Avant ça m’amusait, il suffisait que je l’envoie bouler. Mais à présent je le subis des soirées entières, du restau jusqu’au lit à jouer le rôle de spectatrice. Il se fout totalement de mon avis, ou de ma vie en général. Les seules marques d’attention qu’il me témoigne sont d’ordre sexuel, mais là encore je sens qu’il s’agit davantage de lui. Au lit, comme au basket, il lui tient à cœur de soigner son jeu. Pour la photo. L’autre jour, je suis passée chez mes parents et je l’ai trouvé en train de prendre le café avec eux. Ils m’ont expliqué que ça arrivait souvent, qu’il passait dire bonjour à la débauche. J’ai haussé les épaules, mais au fond je trouve ça dérangeant. Et un peu oppressant. À part chez moi, les soirs où je m’isole pour potasser, il n’y a plus nulle part où je puisse me reposer de sa présence. Il se pointe même à la sortie des cours. Il a photographié mon emploi du temps sans m’en avertir, selon lui pour m’éviter de prendre le bus. Je me suis souvenue de ce qu’il m’avait avoué, les dessous de la « panne d’essence ». Le fait que ce n’était pas la première fois qu’il stationnait en bas de chez moi, qu’il poirotait parfois durant une heure après m’avoir raccompagnée, espérant que je redescende ou qu’il m’aperçoive par la fenêtre. Sur le coup ça m’a étonnée, mais à la réflexion j’ai trouvé ça mignon. Maintenant je ne suis plus sûre. Je réalise que ce type m’est devenu antipathique, qu’il a sans doute un grain et qu’il faut que je m’en débarrasse avant de ne plus pouvoir m’en dépêtrer.